Introduction
La réputation de Friedrich List est d’abord et surtout celle de l’économiste avocat des nations en développement face à l’hégémonie britannique. Dès 1819, il met son énergie au service du développement de l’Allemagne, dont la condition incontournable, comme il le comprend rapidement, est l’unification économique, puis politique, des États membres de la Confédération germanique fondée en 1815, ainsi qu’une protection douanière modérée et modulable en fonction de l’évolution des rapports de forces économiques mondiaux. Le principal pivot de la théorie économique de Friedrich List telle qu’il l’expose dans son œuvre majeure, le Système National d’Économie Politique publié en 1841, est sa théorie des forces productives, théorie dynamique qui analyse la production, la circulation et l’interaction de toutes les sources de richesse, matérielles et immatérielles.
L’idée de la création de forces et de la multiplication de celles-ci grâce à leur circulation et à leur interaction peut, plus largement, être considérée comme faisant partie du noyau central de la pensée de List dans les différents domaines où son action vise à briser les pesanteurs de la tradition afin d’accélérer la transformation du monde en cours au XIXe siècle. Elle fera de l’économiste un fervent défenseur des nouveaux moyens de transport à vapeur, et, notamment, un pionnier de la construction de lignes de chemin de fer.
Une première partie de cet article sera consacrée au cadre biographique dans lequel s’inscrivait l’action de Friedrich List en faveur de la construction ferroviaire. Une deuxième partie nous permettra de relier cette action à son engagement pour la cause nationale. La troisième et dernière partie s’intéressera à la portée utopique universelle des visions de List en matière de circulation ferroviaire. Nous verrons qu’elle constitue une spécificité dans l’œuvre d’un auteur qui, certes, se plaisait à dessiner de l’avenir de vastes tableaux visionnaires, mais qui restait néanmoins un penseur essentiellement pragmatique, fermement ancré dans le sol des réalités. Nous nous proposons de démontrer que cette orientation utopique de la pensée de List à un moment précis de sa vie doit beaucoup à son contact avec les saint-simoniens français.
1. Étapes de la vie d’un pionnier
Friedrich List, fils de mégissier, naît à Reutlingen, ville libre d’Empire rattachée en 1803 au Wurtemberg, où il se destine à une carrière dans l’administration locale. Mais il s’élève rapidement au-dessus de son rang et obtient la chaire professorale de pratique administrative (Staatsverwaltungspraxis) nouvellement créée à l’université de Tübingen. Dans le cadre de ses activités d’enseignement, il conçoit une théorie politique libérale fondée sur une vision dynamique du corps social et politique organisé en collectivités (Korporationen) croissantes. Ces collectivités doivent servir de courroies de transmission pour que les forces, engendrées à la base par la liberté du citoyen, puissent circuler jusqu’au sommet de l’État, donnant cohérence et vigueur à l’ensemble du corps social (Werke I/1 : 365-366).
La prochaine étape qui retient ici notre attention voit Friedrich List aux États-Unis d’Amérique, où un conflit avec les autorités wurtembergeoises l’a contraint à s’exiler, à partir de 1825. Il s’y fait le défenseur des intérêts économiques de la jeune nation américaine face à la concurrence britannique. C’est dans cette perspective qu’il rédige en 1827, sous le titre Outlines of American Political Economy, une première version de sa théorie économique où, déjà, l’énergie et les forces, leur circulation et leur interaction occupent une place centrale.
C’est aussi en Amérique que List trouve l’occasion de jouer un rôle de pionnier dans la construction de lignes de chemin de fer (Wendler 2013 : 144-148). Pour permettre l’exploitation d’un gisement de houille dans les Blue Mountains, au nord-est de Philadelphie, il initie la construction d’une voie ferrée de vingt-deux miles, reliant la mine au Schuylkill-canal. Cette ligne, qui fut à l’époque, aux États-Unis d’Amérique du Nord, l’une des premières et de loin la plus longue, sera inaugurée en 1831. En 1833 y sera mise en service la première locomotive à vapeur qui, aux États-Unis, transportait régulièrement du charbon et que List avait fait venir d’Angleterre. A partir de cette époque, les projets de construction de lignes et de réseaux ferroviaires jouent un rôle de premier plan dans la vie de Friedrich List.
Durant un séjour de dix mois à Paris, en 1830-1831, il s’intéresse à la construction d’un réseau ayant Paris pour centre, destiné à accélérer le développement économique de la France, idée qu’il développe dans une série d’articles publiés anonymement dans la Revue Encyclopédique (Werke V : 59-91) et dont il revendiquera plus tard la paternité (Werke V : 553). Il projette même d’investir des fonds personnels dans la construction d’une voie ferrée entre Le Havre et Paris.
C’est ensuite en Allemagne, de 1832 à 1837, qu’il mène un combat acharné pour la construction de réseaux ferroviaires reliant entre eux les différents États allemands, mais sans trouver comme il l’avait espéré d’emploi rémunéré stable dans ce domaine (Hörrmann 1989 : 144-152).
En 1837, c’est donc de nouveau en France qu’il décide de chercher fortune (Wendler 1989/2 : 55-58). Après avoir tenté de gagner le roi Louis-Philippe à l’idée de la construction d’un réseau ferroviaire financé par l’État et de s’y faire employer, il décide de répondre à deux questions mises au concours par l’Académie des sciences morales et politiques, dans l’espoir d’obtenir ainsi une reconnaissance académique de ses compétences. La première portait sur la politique commerciale, la seconde concernait les répercussions des nouvelles forces motrices et des nouveaux moyens de transport sur la vie des nations. En réponse à ces deux questions, List rédige, en langue française, la première version complète de son système économique, sous le titre Le Système Naturel d’Économie Politique, ainsi qu’un mémoire intitulé Le monde marche consacré aux chemins de fer et à leurs effets sur la vie des nations et l’avenir du monde1. Pour cette deuxième question de concours, qui retient ici notre intérêt, le prix est décerné au seul concurrent de List, le Français Constantin Pecqueur. Considéré longtemps comme disparu, le texte de l’économiste allemand, rédigé à la hâte dans un français souvent incorrect, ne fut retrouvé qu’en 1983 dans les archives de l’Institut de France par l’économiste allemand Eugen Wendler, qui en édita une version bilingue (List 1837/2).
Aucun de ses deux mémoires n’ayant été couronné par l’Académie, List décide de retourner définitivement en Allemagne, où il publie son Système National d’Économie Politique. Durant les années qui précédent son suicide, en 1846, il poursuivra son combat pour la construction d’un réseau ferroviaire allemand.
2. Les chemins de fer et la cause nationale allemande
L’engagement de List en faveur de la construction de lignes de chemin de fer est indissociablement lié à l’action de l’économiste défenseur des nations en développement. Dans son Système National d’Économie Politique, List précise que l’importance d’un système de transport national pour le développement des nations lui est apparue aux États-Unis d’Amérique, et qu’il a alors commencé à relier la question des moyens de transport à sa théorie des forces productives et à les considérer sous l’angle de « leur influence sur l’existence morale et politique, sur les relations sociales, sur la force productive et sur la puissance des nations » (1841 : 16 / 1998 : 49). Cette découverte précoce de la portée économique, culturelle et politique du transport ferroviaire lui permet de revendiquer un rôle de pionnier dans ce domaine :
Je me trouvai ainsi en état de traiter cette matière d’une manière plus large, je puis le dire, qu’aucun autre économiste avant moi, et en particulier de mettre en évidence la nécessité et les avantages de systèmes nationaux de chemins de fer, avant qu’aucun autre économiste, en Angleterre, en France ou aux États-Unis, eût songé à les considérer de ce point de vue élevé. (1841 : 16 / 1998 : 49)2
Soucieux de mettre ses nouvelles expériences et connaissances à la disposition de l’Allemagne, il était dès 1827 entré en relation avec un autre pionnier allemand des chemins de fer, le directeur des mines bavarois Joseph von Baader, dont il avait décidé de soutenir les initiatives pour la construction d’une ligne reliant le Main au Danube.3 (Werke III/1 : 81-154). En 1828, il écrit dans l’ébauche d’une lettre destinée à son ami Ernst Weber, commerçant à Gera :
Imagine le puissant élan que cette installation ainsi que d’autres du même genre (car après un début éclatant, beaucoup d’autres suivraient sans aucun doute) donneraient à l’unification de l’Allemagne. Tous les petits territoires seraient alors entourés d’un cordon de fer. Or, l’unification matérielle entraîne toujours l’unification spirituelle. (Werke IX : 64)4
Cette même année 1828, il élabore un premier projet pour un réseau ferroviaire allemand. En 1833, il soumet aux autorités du royaume de Saxe un projet qui fait de la ligne de Leipzig à Dresde le noyau central d’un futur réseau national (Werke III/1: 155-195). Dans un appel à la population, en 1834, il insiste sur l’avantage qui consisterait à pouvoir circuler rapidement entre les deux villes : par les nombreuses interactions (Wechselwirkungen) dans tous les domaines de la vie sociale – sciences et arts, commerce et industries – la vie matérielle comme la vie culturelle et intellectuelle prendraient un bel essor, les vieux préjugés, entraves au progrès, disparaîtraient :
Les préjugés hérités d’une époque moins éclairée que la nôtre et qui persistent par-ci, par là disparaîtront ; on arrivera à mieux se connaître les uns les autres, on se rendra davantage service, s’associera plus souvent afin de poursuivre des intérêts communs et l’on comprendra que les villes comme les individus, en se rapprochant, en réunissant leurs forces et en échangeant leurs produits ne s’affaibliront point mais, au contraire, s’enrichiront mutuellement. (Werke III/1 : 208)5
La ligne Leipzig-Dresde sera effectivement bâtie et inaugurée le 7 avril 1839 – deux ans après le départ de List pour la France.
En 1835, List élabore des projets pour d’autres parties d’un futur réseau allemand, notamment des lignes reliant Leipzig à Hambourg via Magdebourg et Berlin, Mannheim à Bâle, en Suisse, Hambourg à Hanovre et à Brunswick (Werke III/1 : 214-259). En rapprochant les États territoriaux et en créant des synergies nouvelles, la circulation ferroviaire, selon sa conviction, saura accélérer l’essor national pour, ainsi, créer les conditions de l’unification politique, sous l’égide de la Prusse. S’adressant à cette dernière, il n’hésite pas à raisonner en termes de puissance : l’essor des États membres de l’Union douanière allemande (Deutscher Zollverein) de 1834 permettrait à la Prusse d’augmenter son influence sur le reste de l’Allemagne et ferait de Berlin, qui atteindrait à terme la dimension de Paris, le centre de la plus grande partie du pays. Le réseau ferroviaire serait également susceptible d’accroître les forces défensives de la Prusse, notamment en vue d’une meilleure défense de sa province rhénane (Werke III/1 : 216-217).
A cette époque déjà, List était convaincu qu’un réseau ferroviaire permettant d’acheminer rapidement troupes et munitions aux frontières menacées permettrait, par la dissuasion, de prévenir des conflits armés. Durant son séjour en France, cet espoir lui inspirera la vision utopique d’un monde du futur pacifié. Or Friedrich List n’était pas le seul à raisonner ainsi. En confrontant ses idées et celles des saint-simoniens français, l’impression s’impose que ces derniers ont exercé une influence non négligeable sur l’économiste allemand.
3. La vision utopique d’un monde pacifié grâce aux chemins de fer – Friedrich List et le saint-simonisme
Lors de son séjour à Paris en 1830-1831, List avait fréquenté le poète Heinrich Heine et l’écrivain Ludwig Börne, qui avaient été comme lui attirés à Paris par la révolution de Juillet (Wendler 2013 : 160-162). Avec le républicain Börne, il partageait la conviction que les chemins de fer allaient hâter l’avènement d’un monde plus libre et plus pacifique. Dans une lettre datée du 8 octobre 1831, Börne écrit :
Ces chemins de fer nous font rêver, List et moi, en raison de leurs formidables conséquences politiques. Le despotisme serait définitivement vaincu, les guerres deviendraient impossibles. La France, comme tous les autres pays, pourrait alors dépêcher en vingt-quatre heures les plus grandes armées d’un bout à l’autre du royaume. La guerre ne serait pour ainsi dire plus qu’un simple coup surprise dans un jeu d’échec, elle deviendrait impraticable […]. (1862 : 149-150)6
Quant aux saint-simoniens, c’est surtout à partir de 1832 qu’ils s’engageront pour la construction d’un réseau ferroviaire français et européen. L’économiste et homme politique Michel Chevalier, dans une série d’articles parue dans le journal saint-simonien Le Globe à partir du 20 janvier 1832, développe un projet de paix fondé sur la réconciliation de l’Occident et de l’Orient dans lequel les chemins de fer tiennent une place centrale. Chevalier souligne l’aspect politique et moral du projet, et il le rattache explicitement à sa vision cosmopolitique et téléologique du destin de l’humanité :
Aux yeux des hommes qui ont la foi que l’humanité marche vers l’association universelle7, et qui se vouent à l’y conduire, les chemins de fer apparaissent sous un tout autre jour. [Ils] multiplieront singulièrement les rapports des peuples et des cités. Dans l’ordre matériel le chemin de fer est le symbole le plus parfait de l’association universelle. Les chemins de fer changeront les conditions de l’existence humaine. (1832 : 36)
Mais des auteurs inspirés par la pensée saint-simonienne, c’est, à notre connaissance, Constantin Pecqueur, dans son mémoire primé par l’Académie des sciences morales et politiques et publié en 1839, qui se livre aux considérations les plus détaillées sur ce sujet. Pecqueur avait été saint-simonien de 1830 à 1831, puis fouriériste de 1833 à 1836 environ. Une analyse croisée des textes de List et de Pecqueur permet d’émettre l’hypothèse que les deux auteurs se nourrissaient pour une bonne part aux mêmes sources.
Pecqueur part, comme List, d’une conception organique du progrès fondée sur l’idée que les améliorations dans tous les domaines de la vie des hommes progressent de pair. « Liberté, lumière, aisance, égalité, tous ces biens-là se tiennent », souligne-t-il (1839/1 : 406). Aux chemins de fer, il prête comme List le pouvoir d’accélérer prodigieusement la marche de l’humanité vers son perfectionnement. « Moyens parfaits, ils appellent la perfection », écrit Pecqueur (1839/1 : 46), tandis que pour List, les chemins de fer feront « de l’homme un être bien plus parfait, plus puissant et plus heureux » (1837/2 : 80). Ces progrès, rendus possibles grâce au rétrécissement de l’espace que représente l’accélération du déplacement (Pecqueur 1839/1 : 22-24 / List 1837/2 : 68), seraient aussi et surtout d’ordre moral : les nouveaux moyens de transport, en intensifiant la communication, encourageraient ainsi à la « tolérance » et contribueraient à l’ « extirpation du préjugé et de la superstition, des coutumes immorales et nuisibles et de la paresse », selon List (1837/2 : 80 / Pecqueur 1839/1 : 46/302).
Comme Michel Chevalier en 1832 (1832 : 23-25), List et Pecqueur attribuent un rôle phare à l’Europe, qui serait destinée à devenir le premier foyer de paix stable de l’histoire de l’humanité. Grâce aux chemins de fer et aux effets de resserrement qui en résulteraient, « la guerre n’est plus possible en Europe », affirme Pecqueur (1839/2 : 362), tandis que List déclare :
[L]e système des chemins de fer, d’abord machine à adoucir et à abréger la guerre, finirait par devenir une machine qui tuerait la guerre [en Europe] et assurerait dès lors aux nations continentales tous les avantages qui, depuis des siècles, résultent, pour la Grande Bretagne, de sa position insulaire […]. (1837/2 : 138)
A l’instar de Michel Chevalier8, List attribue à la France un rôle moteur et fédérateur dans ce processus. Elle se trouverait en effet, en 1837, « placée à la tête de cette coalition de la civilisation européenne par la prépondérance intellectuelle et son développement politique, comme par la force matérielle et par sa situation géographique […] » (1837/2 : 144). Grâce aux chemins de fer, prédit-il, « Paris ne deviendra pas seulement le point central de la civilisation, des sciences et des arts du globe, mais aussi le centre du commerce continental européen […]. »9 (1837/2 : 158)
Au-delà de l’Europe, les chemins de fer faciliteraient l’expansion de la civilisation et de la paix dans le monde entier. Cette expansion passerait par la colonisation – c’est là un autre point qui rapproche List des auteurs saint-simoniens. A l’instar de Pecqueur, pour qui la colonisation représente « l’une des voies infinies par où le conducteur des nations réalise successivement, avec notre participation libre, l’exploitation et le peuplement humain de la terre » (1839/2 : 385), List pense que la colonisation est « un des moyens les plus efficaces qu’emploie la nature pour améliorer et ennoblir l’homme et sa condition » (1837/2 : 122), et il recommande à la France d’étendre son autorité coloniale en Afrique en y construisant des voies ferrées (1837/2 : 118).
L’argument qui, dans le texte de List, nous semble révéler le plus nettement l’influence saint-simonienne, concerne l’effet social attendu des nouveaux moyens de transport. Son raisonnement, en effet, est ici tout à fait atypique. Dans Le monde marche, List attribue aux chemins de fer le pouvoir d’apporter une contribution décisive à l’amélioration du sort des ouvriers, et il va jusqu’à présenter celle-ci comme atout principal des innovations techniques en général :
Une invention nouvelle est d’autant plus importante, d’autant plus bienfaisante, qu’elle agis [sic] d’avantage [sic] en faveur de la civilisation et du bien être des classes ouvrières, c’est à dire de la grande majorité des populations. Considérées [sic] sous ce point de vue, les chemins de fer sont la plus grande invention des temps anciens et modernes ; ce sont de véritables machines à civilisation et à prospérité populaires. (1837/2 : 98)
S’inspirant peut-être de la devise saint-simonienne selon laquelle « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre »100, List semble à son tour accorder la priorité à la question sociale devant la question nationale, fait suffisamment exceptionnel dans l’ensemble de son œuvre pour mériter d’être relevé.
Dans un ouvrage de 1922, Charles Andler, pionnier des études germaniques universitaires en France, constate des « ressemblances stupéfiantes » entre la doctrine de Pecqueur et celle de List, qui tous deux auraient, par leurs systèmes de « matérialisme historique », fait œuvre de pionniers (1922 : 73-74), et il affirme qu’ils auraient exercé une influence non négligeable sur Karl Marx (1922 : 189). Cependant, Andler reconnaît à Pecqueur une plus grande sensibilité à la question sociale :
Mais Pecqueur a sur List l’avantage d’une intelligence plus large des questions sociales. La difficulté, que n’effleure pas même List, celle de l’affranchissement des classes opprimées, Pecqueur pensa qu’elle se résolvait par la répercussion sur tous les rapports d’homme à homme des améliorations apportées par l’outillage humain. (1922 : 73-74)
Or, dans son mémoire de 1837, que Charles Andler ne pouvait pas connaître en 1922, c’est précisément ce raisonnement-là que Friedrich List, à l’instar des saint-simoniens, développe lui aussi, bien que son discours ne soit pas exempt d’ambiguïtés et de contradictions à cet égard. Dans le reste de son œuvre, en revanche, la question sociale ne revêt effectivement qu’une importance marginale, et elle est, en tout état de cause, subordonnée à celle des intérêts nationaux.
Conclusion
L’utopie ferroviaire, partagée avec les saint-simoniens français, permet à List, dans les années 1830, d’allier deux orientations de sa pensée dont les tensions traversent toute son œuvre. Il est, d’une part, l’héritier des utopies cosmopolitiques de la pensée éclairée du XVIIIe siècle, qui culminent dans les utopies d’association universelle d’un Abbé de Saint-Pierre ou d’un Rousseau et que List, dans certains de ses écrits, reprend à son compte111. Mais il est aussi et surtout, d’autre part, ce bâtisseur du XIXe siècle, historiciste et pragmatique, qui met ses compétences au service de la construction nationale. Son Système National d’Économie Politique, rédigé en 1839-1840, peu de temps après les deux mémoires français, annonce un glissement vers cette deuxième orientation de sa pensée. Après 1840, l’association universelle et la vision d’un monde de l’égalité sont perdues de vue. Devant l’évolution du monde telle qu’il la perçoit dans les années 1840, List se voit dans l’obligation de réduire les prétentions politiques de l’Allemagne dans un monde qui serait bientôt, comme il croit pouvoir l’annoncer, dominé par quelques grands empires coloniaux (Werke VII : 271 / 500-501). Mais il continuera de soutenir le développement national allemand par son engagement pour des projets ferroviaires ambitieux.