Spéculation, Berlusconi et peste brune : l’Antéchrist à Madrid dans El día de la bestia (Álex de la Iglesia, 1995)

  • Speculation, Berlusconi and the Brown Plague: The Antichrist in Madrid in El día de la bestia (Álex de la Iglesia, 1995)

Résumés

Le deuxième long-métrage du réalisateur espagnol Alex de la Iglesia, une « comédie d’action satanique », met en scène un prêtre basque persuadé d’avoir percé le secret de l’Apocalypse de Jean : l’Antéchrist naîtra à Madrid le soir du 24 décembre 1995. Pour empêcher l’imminent avènement du Malin, il se rend dans la capitale où deux improbables alliés – un fan de heavy metal et le présentateur italien d’un reality show à succès sur les sciences occultes – l’aideront à déjouer les desseins du Démon.
Dans cet article, nous nous proposons de montrer tout d’abord comment, au-delà de la dimension spectaculaire, de la parodie et autres jeux intertextuels, traits distinctifs de la postmodernité cinématographique, le film dessine un portrait au vitriol de la société espagnole du milieu des années 1990. Dans ce Madrid apocalyptique où règnent le chaos et la violence, les écrans omniprésents consacrent le modèle télévisuel berlusconien, alors que des groupuscules d’extrême droite font la chasse aux immigrés et aux mendiants. Les tours KIO de la place de Castille, l’endroit où va se produire la naissance de la Bête, sont le paradigme de la spéculation immobilière et de la culture de l’argent facile qui ont marqué les dernières années de gouvernement socialiste.
Nous mettrons ainsi en évidence que le récit adopte la forme d’une révélation, illustration de l’apocalypse au sens étymologique du terme. La Bête que croit combattre le curé n’est pas la créature chimérique terrifiante qui répond à ses invocations, le véritable Antéchrist est déjà dans le monde et prend le visage d’un commando fasciste bien réel qui prétend nettoyer par le feu le corps social de ses éléments indésirables.

The second feature film by Spanish director Álex de la Iglesia, a "satanic action comedy", introduces a Basque catholic priest who is convinced he has discovered the secret of the Apocalypse of John, the Antichrist will be born in Madrid on the Christmas Eve of 1995. In order to prevent the imminent advent of the evil one, he travels to the capital of Spain where two unlikely allies – a heavy metal fan and the Italian host of a popular TV show dealing with occult themes– will help him foil the devil’s plots.
This article proposes to show how, beyond the spectacular dimension, parody and other intertextual games – which are key characteristics of postmodern cinema–, the film draws a vitriolic portrait of Spanish society in the mid-1990s. In this apocalyptic Madrid where chaos and violence reign, the ubiquitous screens reinforce Berlusconi’s model of television, while far-right groups are hunting migrants and beggars. The KIO Towers of the Plaza de Castilla, where the birth of the Beast will occur, are the paradigm of real estate speculation and culture of easy money that marked the last years of socialist government.
We will thus demonstrate that the narrative takes the form of a revelation, the etymological meaning of “Apocalypse”. The beast that the priest is fighting is not the terrifying chimerical creature that answers his invocation, the real Antichrist is already in the world and is embodied in a fascist gang that seeks to clean out by fire the undesirable elements of the social body.

Plan

Texte

1. Diable et Antéchrist au cinéma

Le cinéma, média de masse par excellence, a fortement participé à la construction contemporaine du maléfique, contribuant à fixer sa représentation dans l’imaginaire collectif, à travers un certain nombre de figures archétypales. Le diable, tout d’abord, qui sous ses différents avatars n’a jamais cessé de faire recette dans les salles obscures. Beaucoup d’acteurs célèbres lui ont prêté leurs traits. Il serait même, selon le Guinness World Records (2013), le personnage de cinéma le plus récurrent de tous les temps, suivi par le Père Noël, et très loin devant Jésus-Christ ou Dieu ! Quel que soit le crédit scientifique d’un tel classement, il semble clair que les forces du mal ont gagné la partie, tout du moins en ce qui concerne la représentation cinématographique. De fait, Satan s’invite à l’écran dès les débuts du septième art (Schupp 1979 : 15) qui, rappelons-le, a été comparé à l’époque à une invention diabolique et corruptrice (Epstein 1947 : 6). Il le fait d’abord de façon légère dans le domaine de la comédie, comme le signale Corinne Vuillaume (2005, 2010, 2013). Méliès en fit un de ses thèmes favoris, avec plus d’une dizaine de films le mettant en scène, Segundo de Chomón, le grand pionnier du cinéma ibérique tirera également profit des facéties du Malin dans Satan s’amuse (1907), tant il est vrai que « le registre comique ou grotesque sied [particulièrement] aux exubérances du diable » (Lafond 2014 : 95). 

La figure autrement plus terrifiante de l’Antéchrist, l’Antimessie ou adversaire du Christ, dont la venue sur terre annoncerait la fin des temps et l’avènement du Mal dans la tradition chrétienne, apparaît plus tardivement. Le motif est annoncé dans Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968), puis prend une ampleur particulière au cours de la décennie suivante avec la grande production de la 20th Century Fox La Malédiction (The Omen, Richard Donner, 1976). Ce second titre sera promis à un bel avenir puisqu’il donnera naissance à une véritable saga au succès mondial. Damien, La Malédiction 2 (Damien, Omen II, Don Taylor, 1978) ; La Malédiction finale (The Final Conflict, Graham Baker, 1981) ; un film pour la télévision, La Malédiction 4 : L'Éveil (Omen IV : The Awakening, Jorge Montesi et Dominique Othenin-Girard, 1991) ; un remake signé par John Moore en 2006, 666, la malédiction (The Omen) et enfin une série télévisée, Damien (A&E, 2016), viendront compléter le cycle, auquel il convient d’ajouter encore toute une pléiade de films d'horreur de série B, plus ou moins inspirés, sur le même thème. Dans toutes ces œuvres, l’Antéchrist revêt l’apparence inquiétante d’un enfant engendré par le diable qui est appelé à régner sur le monde ou à le détruire et joue sur la peur de l’apocalypse, y compris nucléaire, comme c’est le cas dans Holocaust 2000 (The Chosen, Alberto de Martino, 1977). En actualisant les écrits bibliques, ces productions ont résolument contribué à populariser la figure de l’Antéchrist comme fils de Satan à l’époque contemporaine.

2. Une comédie d’action satanique

Lorsqu’en 1995, le jeune cinéaste espagnol Álex de la Iglesia présente son deuxième long métrage, El día de la bestia (Le jour de la bête), qu’il qualifie lui-même de « comédie d’action satanique », il reprend bien sûr à son compte toute cette tradition générique, mais sur le mode du détournement, en opérant, comme nous le verrons, une double transgression, dans le discours et dans la redéfinition du genre. Il y introduit en effet un humour noir ravageur et un sous-texte politique particulièrement explicite.

Deuxième film espagnol le plus vu l’année de sa sortie, avec près d’un million et demi de spectateurs en salles, il est également salué par la critique et reçoit six prix Goya, dont ceux du meilleur réalisateur, des meilleurs décors et des meilleurs effets spéciaux. Le film est distribué internationalement et obtient l’année suivante le prestigieux Méliès d’or qui récompense le meilleur long métrage fantastique européen. El día de la bestia s’est rapidement imposé comme un film culte dont une communauté de fans complices se remémore inlassablement les séquences et les dialogues. La présentation, en octobre 2016 au Festival International du Film Fantastique de Sitges, du documentaire Herederos de la bestia (Diego López et David Pizarro, 2016) témoigne de la fascination que continue d’exercer, vingt après sa sortie, le film d’Álex de la Iglesia sur le public et sur une nouvelle génération de réalisateurs espagnols, comme Jaume Balagueró ou Paco Plaza, qui est à l’origine du renouveau du genre fantastique en Espagne.

Avant de nous pencher sur le traitement de l’Antéchrist dans El día de la bestia, il semble nécessaire de nous arrêter brièvement sur l’univers d’un cinéaste que d’aucuns qualifient de postmoderne1, afin de tenter d’en définir les invariants qui nous donneront des pistes intéressantes pour appréhender la relecture de cette figure du maléfique proposée par le film.

Grand admirateur du cinéma de genre, auquel il rend fréquemment hommage par des détournements parodiques, comme par exemple la science-fiction dans Acción mutante (Action mutante, 1992), l’horreur satanique dans El día de la bestia (1995), ou le western spaghetti dans 800 balas (800 balles, 2002), Álex de la Iglesia cultive une esthétique du grotesque et de l’excès, comme l’ont définie de nombreux critiques. La parodie, la satire, – Crimen ferpecto (Le crime farpait, 2004) s’annonce dès le titre comme un pastiche de l’hypotexte hitchcockien – et le mélange des genres sont au cœur de sa filmographie. Ainsi, dans El día de la bestia, un « produit générique hybride » (Bracco 2014 : 2), il mêle joyeusement la comédie, l’action trépidante, l’horreur satanique, l’esthétique heavy metal et la critique sociale. La violence est omniprésente dans les films du réalisateur espagnol, mais s’il s’agit souvent d’une forme de violence extrême, elle est presque toujours mise à distance par un humour noir parodique particulièrement mordant.

Pour Álex de la Iglesia, le cinéma est avant tout spectacle. Ses films sont clairement tributaires des codes hollywoodiens, avec leurs effets spéciaux, leurs fusillades spectaculaires, leurs courses poursuites effrénées et leurs cascades vertigineuses sur l’enseigne lumineuse géante de Schweppes qui domine la Gran vía madrilène dans El día de la bestia, parmi les imposants quadriges surplombant la rue d’Alcalá dans La comunidad (Mes chers voisins, 2000) ou encore au sommet du mausolée mégalomaniaque érigé par Franco au Valle de los caídos dans Balada triste de trompeta (Balada triste, 2010), qui rendent ouvertement hommage à la scène finale de La mort aux trousses (North by Northwest, Alfred Hitchcock, 1959)2. Mais le réalisateur s’inscrit tout autant dans une certaine tradition cinématographique espagnole en cultivant l’humour noir, l’esperpento (Heredero et Santamarina 2002 : 70, Rivero Franco 2015 : 360-392) – cette déformation grotesque de la réalité mise à l’honneur par le théâtre de Valle Inclán dans les années 1920 –et la comédie costumbrista, centrée sur la description réaliste des types et des modes de vie populaires.

C’est pourquoi, parmi ses influences cinématographiques, Álex de la Iglesia cite volontiers Hitchcock, John Ford, Scorsese, Peckinpah, Tarantino, Alien, Star Wars ou Les aventuriers de l’Arche perdue, aussi bien que Buñuel, Berlanga, les films espagnols de Marco Ferreri ou El extraño viaje, le chef d’œuvre maudit de Fernando Fernán Gómez (Ordóñez 1997 : 132, Angulo et Santamarina 2012 : 11).

L’univers esthétique du réalisateur se nourrit de culture populaire : ésotérisme, jeux de rôles, jeux vidéo, science-fiction, films de monstres de série B et bandes dessinée conforment sa cosmogonie personnelle. Comme son ami et coscénariste habituel, Jorge Guerricaechevarría, qui a cosigné le scénario de El día de la bestia, Álex de la Iglesia a débuté sa carrière artistique comme dessinateur de fanzines et de planches pour la presse locale basque, il dessine d’ailleurs encore fréquemment lui-même des story-boards très soignés pour préparer la réalisation de ses films. On retrouve dans sa filmographie la nostalgie des bandes dessinées de super héros de Marvel, des illustrés made in Spain de la maison d’édition Bruguera et des programmes de télévision vintage, comme le mythique Un, dos, tres, le jeu télévisé lancé en 1972 par Chicho Ibáñez Serrador et recréé dans Muertos de risa (Mort de rire, 1999).

La relation d’Álex de la Iglesia à la télévision, média populaire s’il en est, est cependant ambivalente (Cerdán 2004) ; si la satire de ses excès est récurrente de film en film, où elle est souvent présentée comme une source d’aliénation, le réalisateur la revendique également comme faisant partie de sa culture visuelle au même titre que le cinéma. Il a déclaré à cet égard qu’il avait appris à faire des films en regardant beaucoup la télévision (Vera, Badariotti, et Castro 2002 : 18). Il n’hésite d’ailleurs pas à travailler à l’occasion pour le petit écran, il a ainsi tourné de nombreux sketchs pour des émissions humoristiques et deux saisons d’une série de science-fiction parodique pour la deuxième chaîne de la télévision publique nationale, Plutón B.R.B Nero (2008)3, hommage castizo – typiquement espagnol – à la saga Star Trek.

Auteur d’une filmographie prolifique avec quatorze longs métrages à son actif en vingt ans, sans compter son travail pour la télévision, solidement installé dans l’industrie cinématographique, Álex de la Iglesia enchaîne les grands succès commerciaux – la plupart de ses films ont connu une large distribution internationale – avec une reconnaissance critique beaucoup plus fluctuante.

3. A la recherche de l’Antéchrist

Mais revenons, après cette brève incursion dans l’univers esthétique d’Álex de la Iglesia, à El dia de la bestia dont l’intrigue pourrait se résumer de la façon suivante : un prêtre basque, le père Ángel Berriartúa, professeur de théologie à l’université jésuite de Deusto, qui a vécu retiré du monde pour avoir consacré sa vie à l’étude des signes annonçant la fin des temps, est persuadé d’avoir percé le secret de l’Apocalypse de Jean, l’Antéchrist naîtra à Madrid au soir du 24 décembre 1995. Pour empêcher l’avènement de la Bête, il se rend dans la capitale où il tombe sur deux improbables acolytes qui vont l’aider dans ses investigations : José María, un disquaire fan de heavy metal et plus particulièrement de rock satanique comme le laissent voir ses tatouages et la décoration de sa boutique, et le ‘professeur’ Cavan, présentateur vedette italien d’un reality show à succès sur les sciences occultes. Le temps presse, les trois compagnons ne disposent que de quelques heures pour découvrir le lieu de la naissance de l’Antéchrist et empêcher ainsi la fin du monde, alors que la ville s’apprête à célébrer Noël.

Le schéma narratif emprunte clairement à la picaresque et à Cervantès. Il reproduit le modèle de Don Quichotte et Sancho Panza (Heredero 1999 : 198, Domínguez Nuñez et Barcellós Morante 2006, Brémard 2014 : 18) réactualisé ici dans un trio insolite. Comme le chevalier errant, le prêtre obnubilé par ses lectures bibliques est capable de confondre un commando néo-fasciste avec la Bête de l’apocalypse et les gratte-ciel madrilènes de la place de Castille avec l’antre du démon. José María, le disquaire heavy metal, se laisse quant à lui aisément convaincre par l’homme d’église qui lui donne la possibilité de passer à l’action, alors qu’il ne comprend rien à ses élucubrations prophétiques, confondant l’Apocalypse avec le film de Francis Ford Coppola sur la guerre du Vietnam. Comme Sancho, il se laissera gagner par la folie de son compagnon et finira même par se sacrifier pour que le prêtre puisse mener à bien sa mission salvatrice. Pour sa part, le professeur Cavan, charlatan de la télé poubelle à l’italienne verra son monde s’écrouler lorsque la réalité se rapprochera dangereusement de ses mystifications cathodiques. Dans l’épilogue, le curé illuminé doutera de la réalité de ses visions, alors que le cynique faux voyant télévisuel finira par croire aux forces surnaturelles et se montrera fermement convaincu d’avoir sauvé le monde de sa destruction.

Comme souvent chez Álex de la Iglesia, les personnages sont des anti-héros, des losers. Le curé hors du monde portant soutane et béret basque, qui monte à la capitale et n’a jamais vu la télévision, n’est pas sans rappeler le paleto, le plouc, fraîchement débarqué dans la métropole « selon le modèle narratif […] largement utilisé par le cinéma des années 1950 et 1960 », comme le souligne Jean-Paul Aubert, qui ajoute cependant que « cette fois la vision hallucinée de Madrid tourne en dérision les images costumbristas d’un Madrid aimable » (2013 : 142 ).

On retrouve dans le film la tradition espagnole de l’humour noir, basé ici sur l’inversion des valeurs, le prêtre doit en effet faire tout le mal qu’il peut pour se rapprocher de Satan. En arrivant en ville, il vole l’argent d’un mendiant, puis précipite un mime dans les escaliers du métro et s’empare de la valise d’un touriste. Pour les besoins de sa quête, il subtilise un livre dans un grand magasin avant d’agresser violemment le responsable de la sécurité à l’aide d’un fer à repasser et de rayer consciencieusement la carrosserie de toute une file de voitures dans le parking souterrain. Appelé par un policier au chevet d’un moribond qui vient d’être victime d’une sauvage agression, le religieux lui vole son portefeuille et lui souffle à l’oreille « va pourrir en enfer », au lieu de lui donner l’extrême onction.

La subversion des valeurs traditionnellement liées aux célébrations de Noël apparaît également lors d’une course poursuite au cours de laquelle une fusillade éclate dans la rue Preciados, la principale artère commerciale de Madrid. Les rois mages, qui se faisaient photographier avec les enfants, tombent foudroyés sous les balles de la police, provoquant un mouvement de panique dans la foule des passants. Les trois compagnons prennent alors symboliquement leur place, cherchant eux aussi le signe qui les mènera vers la nouvelle Nativité satanique, dans une sorte d’Epiphanie à l’envers qui s’inscrit dans un monde infernal livré à la violence et à l’hyper consommation, dans lequel les jouets se mêlent aux vraies armes à feu dans les vitrines des magasins.

4. Un Madrid apocalyptique

A l’exception de la séquence d’ouverture en forme de prologue qui se situe dans le monastère basque d’Aránzazu, tout le reste du film se déroule dans la capitale espagnole. El día de la bestia nous révèle un Madrid nocturne, hivernal, gris et pluvieux. Lorsque le prêtre débarque dans la métropole, il y découvre un univers apocalyptique à la Blade Runner (Ridley Scott, 1982), une nouvelle Babylone peuplée de déshérités et de sans domicile fixe où règnent le chaos et la violence, alors que des foules se livrent sans retenue à la frénésie de consommation qui accompagne Noël et que des gourous millénaristes annoncent la fin du monde. Comme le relève Dianne Bracco, le cinéaste multiplie les plans sur « un univers urbain inachevé ou détérioré, en état perpétuel de construction ou plutôt de déconstruction, de décomposition, à l’image du chantier abandonné des tours KIO » (2014 : 5). La bande son saturée du bruit strident des klaxons, des sirènes d'ambulances et des voitures de police, les fusillades, les coups de tonnerre et les accords de heavy metal amplifient l'impression de chaos dans lequel est plongée la capitale.

Dans cette ville à feu et à sang, semée de cadavres carbonisés, la barbarie omniprésente, à laquelle les forces de l’ordre ne sont pas étrangères, comme on peut le voir dans une scène où des policiers passent violemment à tabac des clandestins, est surtout le fait de groupuscules néofascistes qui, sous le slogan « Limpia Madrid » (Nettoie Madrid), font régner la terreur en assassinant impunément immigrés et mendiants. Ce qui donne lieu à plusieurs séquences particulièrement brutales. Dans l’une d’elles les membres du commando aspergent d’essence et brûlent un SDF qui dort dans la rue ; à la fin du film, ces mêmes escadrons de la mort criblent de balles, le soir de Noël, un couple de gitans et leur enfant nouveau-né, sous les cartons qui leur servaient d’abri de fortune. Une réactualisation contemporaine de la Sainte Famille, dans un monde désormais dominé par la violence et la haine xénophobe. Tout ceci a lieu sous le regard indifférent des citoyens, qui sont avant tout des consommateurs, à l'image du professeur Cavan qui fait imperturbablement ses courses dans une supérette, parmi les cadavres ensanglantés des propriétaires d’origine étrangère qui viennent de subir une attaque des néo-nazis de « Limpia Madrid ». La barbarie fait à présent partie du quotidien et ne suscite plus la moindre réaction de la part des habitants de la capitale.

5. Spéculation et corruption

La naissance de l’Antéchrist aura lieu sous les tours KIO de la place de Castille, aperçues en arrière-plan alors que défile le générique de début, au moment où le prêtre arrive à la gare routière située sur cette même place madrilène et qu’apparait l’image prémonitoire d’une chèvre annonçant l’effrayant bouc bipède qui répondra un peu plus tard à l’incantation des trois acolytes à l’intérieur du pentagramme dessiné dans l’appartement de Cavan, avant de réapparaitre pour l’affrontement final. Ces tours jumelles inclinées vers le haut, dans un défi aux lois de la gravité, célèbrent le triomphe d’une Espagne moderne au sein d’un monde globalisé et reproduisent, comme le découvre le professeur Cavan, un des signes distinctifs du diable : deux traits verticaux dont les extrémités supérieures se rapprochent. Construites entre 1990 et 1996, elles doivent leur nom au Kuwait Investment Office qui en assura le financement et furent conçues, selon leurs auteurs, les architectes Philip Johnson et John Burgee, dans le but de doter Madrid d’un édifice emblématique comme la Tour Eiffel à Paris. Symboles iconiques de la modernité madrilène (Junkerjürgen 2007 : 50), on les retrouve à peu près au même moment dans Abre los ojos (Ouvre les yeux, 1997) d’Alejandro Amenábar, ainsi que dans Carne Trémula (En chair et en os, 1997) de Pedro Almodóvar. Connues également sous le nom de Porte de l’Europe, comme le proclame au début du film un panneau publicitaire, elles apparaissent ici comme les portes de l’enfer, le lieu symbolique de l’Armageddon, le combat final qui oppose le prêtre aux forces du Mal incarnées par la Bête et ses suppôts néofascistes.

Ces tours font aussi le lien avec le passé maléfique de la dictature franquiste, la place sur laquelle elles s’élèvent est en effet présidée par la statue érigée en 1960 en mémoire du proto-martyr de l’ancien régime, José Calvo Sotelo, le leader de l’opposition de droite au gouvernement du Front Populaire dont l’assassinat, le 13 juillet 1936, servit de prétexte au soulèvement militaire qui mènera à la Guerre civile.

Paradigme de la spéculation immobilière, de la « cultura del pelotazo », cette culture de l’argent facile qui a marqué les dernières années de gouvernement du Parti socialiste, la propre construction des gratte-ciel de KIO donna lieu à un scandale financier très médiatique qui paralysa le chantier pendant plusieurs années, comme on peut le voir dans le film. Le dernier gouvernement de Felipe González, qui depuis 1993 ne dispose plus que d'une majorité relative au Congrès des députés, est embourbé dans les affaires de corruption. Les dossiers Filesa (vaste réseau de financement illégal du PSOE dont l’instruction venait de prendre fin), Roldán (du nom du directeur général de la Garde civile accusé de corruption, dont la cavale puis la rocambolesque arrestation à Bangkok en février 1995 défrayèrent la chronique), installent un climat délétère de fin de règne. Il y a dans El dia de la bestia une allusion directe à ces affaires lorsque dans l'appartement de Cavan apparaît fugacement à la une de El País, qu’est en train de lire José María, le portrait d’Alfonso Guerra, ex vice-président du gouvernement qui dut démissionner en 1991 à cause d’un scandale de trafic d’influences impliquant son frère, à côté d’un gros titre faisant référence à l'instruction du dossier Filesa. Pour la première fois depuis 1982, le retour au pouvoir de la droite emmenée par José María Aznar paraît inéluctable. Ironiquement, l’une des tours deviendra quelques années plus tard le siège de Bankia, un conglomérat bancaire qui sera à son tour impliqué dans un énorme scandale de détournement de fonds en 2012.

6. Une télévision démoniaque

On trouve dans El día de la bestia une satire grinçante de la télévision-spectacle à l’italienne et des nouveaux formats d’émissions qui arrivaient alors en Espagne et qui jouaient sur les désirs et les angoisses du public, tout en manipulant les esprits. Ce qui ne manque pas de piquant quand on sait que le film est une coproduction hispano-italienne ! Les premières chaînes de télévision privées ont commencé à émettre en 1990 dans la péninsule. Dans la course à l’audience qui s’en est suivie, une programmation toujours plus sensationnaliste a vu le jour, à l’instar de « La zona oscura », l’émission de parapsychologie du film. Tele 3, la chaîne fictive d’El día de la bestia est un condensé de Tele 5 et d’Antena 3, les deux chaînes privées fraîchement installées sur l’échiquier médiatique. Le fait que le professeur Cavan soit de nationalité italienne, tout comme le producteur de son émission, insiste sur l’influence grandissante de Berlusconi sur la télévision espagnole à travers Tele 5, dont la programmation s'inspirait de Canale 5, le vaisseau amiral du groupe Mediaset en Italie. Le magnat fait même une apparition remarquée dans le film à travers un portrait de grandes dimensions qui orne les studios de la chaîne pour laquelle travaille Cavan à Madrid.

Le reportage sur l’enfant possédé qui est présenté par le faux devin, entre un cas de viol commis par des extraterrestres et une histoire de guérison miraculeuse, est bien sûr un pastiche désopilant de L’Exorciste (The Exorcist, William Friedkin, 1973), mais montre aussi l’envoûtement des téléspectateurs par cette télévision poubelle qui a pris la place de la transcendance divine, comme le proclame fièrement le slogan d’une publicité pour une chaîne de télévision par satellite : « le ciel t’envoie enfin le signal que tu attendais ». Par ailleurs, les écrans omniprésents à l’intérieur des foyers mais également à l’extérieur, dans les vitrines des magasins, amplifient et banalisent la violence jusqu’à rendre les spectateurs totalement insensibles à ses effets.

En toute logique, le seul personnage à même de sauver l’humanité est celui qui n’a jamais été exposé aux pouvoir démoniaque des images télévisuelles. C'est cette innocence face au dispositif qui va lui permettre d'avancer dans son enquête : ainsi, lorsque le prêtre voit apparaître le professeur Cavan sur l'écran d'un téléviseur, il prend ses paroles pour un message qui lui est personnellement adressé. El día de la bestia est un film où la lecture des signes constitue un élément décisif, le père Berriartúa qui a su déchiffrer dans les obscures prophéties la date exacte de la naissance de l’Antéchrist est pourtant incapable d’interpréter le monde qui l’entoure, parce que justement il ne maîtrise pas les codes des médias de masse. Mais paradoxalement, c’est cette inexpérience qui lui permet de voir ce que tous les autres ne voient pas, le lien secret qui unit la télévision aux activités criminelles de « Limpia Madrid ».

7. L’Antéchrist est déjà parmi nous

La Bête de l’apocalypse contre laquelle lutte le père Berrirartúa dans les dernières séquences du film n’est très probablement qu’une hallucination, rappelons que les protagonistes ont fait une large consommation de psychotropes ; faute d’avoir sous la main les champignons nécessaires à l’invocation du démon, ils les ont remplacés par des cartons de LSD. L’affrontement au sommet des tours KIO est filmé tantôt en caméra objective, tantôt en caméra subjective, selon le point de vue du prêtre, et c’est précisément dans ces plans qui reproduisent la vision du personnage qu’apparaît l’effrayante créature chimérique. L’épilogue vient encore renforcer cette interprétation. Alors que Cavan se lamente du fait que personne ne saura jamais qu’ils viennent de sauver le monde de sa destruction, le prêtre caresse dans la main un fétiche ayant appartenu à José María et que la caméra nous montre en gros plan : les gants de boxe miniatures dans lesquels le fan de heavy metal dissimulait sa drogue.

Sous ses apparences de « comédie d’action satanique », El día de la bestia se fait le témoin des dangereuses dérives de la société espagnole à l’approche du troisième millénaire. L’Antéchrist est parmi nous, il est déjà de ce monde dominé par la xénophobie et la violence néo-fasciste et une télévision qui vampirise et aliène les esprits nous dit le film, qui n’oublie pas que si elle est souvent assimilée à l’idée de catastrophe et de fin du monde, l’apocalypse se définit au sens étymologique par sa dimension révélatrice. Le film d’Álex de la Iglesia nous révèle donc les fléaux bien réels qui frappent le corps social.

Le capitalisme incontrôlé, les politiques néo-libérales ont créé les monstres de la spéculation et de la corruption qui gangrènent le pays. Comme l’écrit très justement Jean-Paul Aubert, El día de la bestia nous donne à voir :

une société au bord du gouffre, en proie à une crise de ses valeurs morales et sociales qui semble prophétiser ce qui pourrait être une transition à l’envers. Une ‘contre-transition’ qui verrait les espoirs d’une société apaisée et fraternelle, fondée sur le dialogue et la solidarité, s’évanouir définitivement devant la réalité d’un monde violent, individualiste et profondément inhumain (2013 : 143).

L'Antéchrist n'est pas l’enfant qui vient de naître d'un couple de SDF, sous des cartons, pour périr aussitôt criblé de balles, comme a pu le croire dans un premier temps l’homme d’Eglise. La Bête annonçant l’apocalypse n’est pas une créature surnaturelle, elle n’est que l’incarnation de maux déjà bien présents et tout aussi monstrueux et ne peut être débusquée que par ceux qui se trouvent en marge de la culture dominante et n’ont pas été contaminés par la corruption capitaliste (Buse, Triana Toribio et Willis 2007 : 72). Comme le prêtre retiré du monde ou José María qui appartient à une culture alternative, celle du heavy metal, issue des quartiers populaires de la périphérie, un signe d’identité qu’il revendique avec fierté.

C’est pourquoi le concert du groupe Satannica, originaire comme José María de la banlieue de Carabanchel, dans une salle underground appelée Infierno s'avère vite une fausse piste dans la recherche de l’Antéchrist, leur satanisme n'étant qu'une forme de rébellion contre-culturelle. Les membres de « Limpia Madrid », en revanche, sont des pijos, des bourgeois des beaux quartiers. L’Antéchrist, s’il existe, porte des vêtements de marque, a les cheveux gominés et roule en 4x4. Le discours n’est cependant pas totalement manichéen et n’idéalise pas les couches populaires. La mère de José María, veuve d’un garde civil qui vit dans la nostalgie d’un passé dictatorial idéalisé dans lequel l’ordre régnait, adhère elle aussi au discours sécuritaire et xénophobe et voudrait nettoyer son quartier de ses « putes, noirs, drogués et assassins » à coup de fusil de chasse.

Le film se clôt sur l’image de la statue de l’ange déchu du parc du Retiro madrilène, une des très rares sculptures qui représentent le diable dans le monde. Le show télévisé continue avec un nouveau professeur Cavan, alors que les deux protagonistes survivants sont devenus des SDF. Lucifer a gagné la partie, les forces du Mal ont déjà triomphé, leur empire s’étend sur la terre entière. Nous vivons peut-être dans un monde sans Dieu, semble nous dire El día de la bestia, mais pas sans diable, incarnation du mal que l’humanité s’inflige à elle-même, sans qu’elle ait besoin pour cela d’une quelconque intervention surnaturelle.

Bibliographie

Angulo, Jesús / Santamarina, Antonio (2012). Álex de la Iglesia. La pasión de rodar. San Sebastián : Filmoteca Vasca.

Aubert, Jean-Paul (2013). Madrid à l’écran (1939-2000). Paris : Presses Universitaires de France.

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Notes

1 C’est le cas notamment de Jordi Sánchez Navarro qui lui consacre une monographie (2005 : 11), mais également de Burkhard Pohl (2007 : 120) et de Mirito Torreiro et Esteve Riambau (2009 : 491). Retour au texte

2 Álex de la Iglesia parle lui-même d’un « syndrome du Mont Rushmore » (Sartori 2001). Retour au texte

3 Le titre de la série, qui est aussi le nom du vaisseau spatial, est un jeu de mot potache. Prononcé rapidement il évoque une expression grossière, « putón verbenero », qui signifie littéralement pute de foire. Retour au texte

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Référence électronique

Laureano Montero, « Spéculation, Berlusconi et peste brune : l’Antéchrist à Madrid dans El día de la bestia (Álex de la Iglesia, 1995) », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=542

Auteur

Laureano Montero

MCF, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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