Les forces du Mal dans l’anthroposophie de Rudolf Steiner : le rôle spécifique de Sorat, « Grand opposant au Christ »

Résumés

Cette étude se situe dans le champ des recherches sur l’histoire des courants ésotériques occidentaux modernes. Elle porte sur le processus de construction du Maléfique dans l’anthroposophie, un mouvement ésotérique fondé par le penseur autrichien Rudolf Steiner (1861-1925) au début du XXe siècle. Même si Steiner affirme que sa vision du monde repose sur la « clairvoyance » et la connaissance exacte des « mondes supérieurs », il n’en reste pas moins que, grand lecteur, philosophe, théosophe et occultiste, il a été influencé, pour forger sa propre conception du Mal, par de multiples courants philosophiques, religieux et spirituels issus de différentes aires culturelles. C’est cet écheveau d’influences que cette contribution s’efforce de démêler, en reconstituant les sources de Steiner ainsi que leur médiatisation plus ou moins grande par la théosophie de Blavatsky, en explicitant les concepts utilisés pour cerner la nature du mal ainsi que leur évolution, et en montrant à quelles fins et autour de quelles idées centrales les éléments intégrés sont synthétisés. A partir de différentes doctrines, de son expérience intérieure et du contexte ésotérico-politique dans lequel il se trouve, Steiner élabore un système ésotérique syncrétique où les forces du Mal jouent un rôle essentiel dans la construction d’une tradition ésotérique européenne centrée autour de la figure du Christ.

This study is a contribution to research on the history of modern Western esoteric currents. Its focuses on the process of construction of the Malefic in Anthroposophy, an esoteric movement founded by the Austrian thinker Rudolf Steiner (1861-1925) at the beginning of the twentieth century. Steiner claimed that his vision of the world rests on “clear-sightedness” and exact knowledge of the “higher worlds”. Yet as an avid reader, philosopher, theosophist and occultist, he was influenced by multiple philosophic, religious and spiritual currents from various cultural areas when he developed his own conception of Evil. This contribution attempts to disentangle this mix of influences, by reconstituting Steiner’s sources and their varying exposures in the theosophy of Blavatsky. It clarifies the concepts used to identify the nature of Evil and their evolution, and shows for which purposes and around which central ideas these diverse influences were synthesized. Based on a variety of doctrines, his own spiritual experience and the contemporary esoteric-political context of his time, Steiner developed a syncretic esoteric system where the forces of Evil played an essential role in the construction of a European esoteric tradition centred around the figure of Christ.

Plan

Texte

Ce n’est pas un hasard si Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, fut fasciné par le Faust de Goethe, qu’il a commenté et mis en scène (GA 272, GA 273). Dès le début de cette tragédie publiée en 1808, Faust se trouve aux prises avec le Mal, sous la forme de Méphistophélès. Cette rencontre avec le Maléfique, largement interprétée dans le monde anthroposophique (Hartmann 1970 ; Häusler 1981), est essentielle à son évolution ultérieure. Steiner est non seulement imprégné de cette œuvre majeure de la littérature allemande, mais également des grands textes de la philosophie allemande, de l’hermétisme, de l’occultisme (Eliphas Lévi, rosicrucianisme, franc-maçonnerie…), de la mythologie (égyptienne, babylonienne, iranienne…) et bien sûr des grandes religions mondiales (Bible, Talmud, Bhagavad-Gita, Tao-te-king…).

Né en 1861 dans un petit village de Croatie (qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois), Steiner étudie la philosophie à Vienne et lit notamment Kant, Fichte, Schopenhauer et Nietzsche ; après avoir soutenu en 1891 une thèse de doctorat en philosophie sur Die Grundfrage der Erkenntnistheorie mit besonderer Rücksicht auf Fichte’s Wissenschaftslehre à l’Université de Rostock, il travaille à Weimar à l’édition de l’œuvre scientifique de Goethe, commence à publier sur Goethe et à donner des conférences à Berlin devant les membres de la Société théosophique ; fondée en 1875 à New York par Helena Blavatsky, le colonel Olcott et quelques autres, cette société enseigne un syncrétisme religieux d’inspiration occultiste à forte coloration orientale, en particulier bouddhiste et hindouiste. Steiner se rapproche des théosophes parce que, comme lui, ils s’intéressent au « monde spirituel », dont ils sont persuadés de l’existence. En 1902, Steiner devient Secrétaire général de la section allemande de la Société théosophique et multiplie les conférences à travers l’Allemagne, et au-delà (Lachmann 2009 ; Steiner GA 28).

C’est à cette époque qu’il fait l’expérience du « mystère de Golgotha » : l’incarnation du Christ sur la Terre lui apparaît comme un événement unique et grandiose dans l’histoire de l’humanité : contrairement aux théosophes, le Christ n’est pas pour lui un boddhisattva parmi d’autres, à l’instar du Bouddha par exemple, mais il incarne dans un corps physique terrestre le principe christique macrocosmique solaire. Au moment où des dirigeants de la Société théosophique croient avoir trouvé un nouveau Messie en la personne du jeune hindou Jiddu Krishnamurti, Steiner se sépare de la Société théosophique pour fonder, à la fin de l’année 1912, la Société anthroposophique. L’anthroposophie, telle qu’il la conçoit, ne se veut ni religion, ni philosophie, mais Science de l’esprit (Geisteswissenschaft) et chemin vers la connaissance de soi. Steiner définit l’ésotérisme comme l’éducation secrète (Geheimschulung) qui donne à l’homme les moyens de connaître les « mondes supérieurs », les mondes suprasensibles dans l’homme et dans l’univers (Steiner GA 10) ; cette capacité, qui sommeille en chacun, est éveillée par l’enseignement occulte – un enseignement ésotérique que le mouvement anthroposophique se propose de faire connaître (Choné 2009).

Steiner est persuadé de l’existence d’un monde spirituel (Geisteswelt), tout en étant extrêmement marqué par les sciences de son époque, notamment les sciences de la nature, et tout particulièrement la théorie de l’évolution de Darwin, popularisée à la fin du XIXe siècle en Allemagne par le biologiste Ernst Haeckel. Au moyen de sa Science de l’esprit, il cherche à connaître les mondes spirituels, suprasensibles, avec la même rigueur que la science étudie les phénomènes du monde physique, sensible. Steiner tient à se démarquer de l’occultisme non scientifique, à ses yeux, de la Société théosophique en concevant une réelle Science de l’occulte ou Science initiatique ; et il s’éloigne, dès le début du XXe siècle, du courant orientalisant de cette société en se rattachant à la tradition occidentale du christianisme ésotérique. Sa représentation du monde est profondément christologique et évolutionniste. Notons pour finir cette présentation très succincte de l’anthroposophie que les idées de Steiner sont à l’origine d’applications concrètes aussi diverses que les écoles Waldorf, l’agriculture biodynamique, les médicaments et produits cosmétiques Weleda, la médecine anthroposophique, l’eurythmie et la Communauté des Chrétiens (Zander 2007).

Pour saisir la nature et l’action des forces du Mal dans l’anthroposophie, pour comprendre à partir d’où et comment agissent ces forces, il est nécessaire de connaître la cosmologie évolutionniste du « grand récit » qui est au cœur de la Science de l’occulte (GA 13). Le but n’est pas ici d’expliquer dans le détail un système ésotérique extrêmement complexe, mais de démêler, dans une perspective d’histoire des idées et des représentations, l’écheveau des notions imbriquées à partir d’horizons différents afin de mieux saisir la représentation du Maléfique spécifique à ce système. Cette étude se situe dans le champ déjà largement défriché des recherches sur l’histoire des courants ésotériques occidentaux modernes (Faivre 1986, 1996, 2007, 2009). Il s’agira d’éclairer le processus de construction du Maléfique propre à cette « vision ésotérique du monde » qu’est l’anthroposophie – ce qui implique de reconstituer les sources du savoir de Steiner (que celui-ci n’indique généralement pas), de mettre au jour à travers ses écrits et conférences l’évolution des concepts qu’il utilise, et de montrer à quelles fins et autour de quelles idées centrales il synthétise les différents éléments de sa pensée.

1. Les forces du Mal dans l’évolution cosmique et humaine

Steiner est familier de la conception du Mal propre à la théosophie. Helena Blavatsky (1831-1891) évoque dans son Theosophical Glossary (1892) la démonologie médiévale avec son lot d’incubes, succubes, vampires et élémentals sans âme. Elle évoque aussi le satanisme et la magie noire. Dans The Secret Doctrine, elle examine les origines du « mythe satanique » créé par les Pères de l’Eglise et mentionne, entre autres, les anciennes religions de l’Egypte : « Seth (…) est seulement un travesti juif de Hermes, le Dieu de la sagesse, également appelé Thoth, Tat, Seth, Set, et Satan. (…) Il est simplement le côté obscur d’Osiris, son frère, de même que Angra Mainyu est l’ombre d’Ahura-mazda. »1 (Blavatsky 1888, II : 380). Pour Blavatsky, toutes ces figures sont des allégories à mettre en relation avec les épreuves et les obstacles auxquels est confronté l’adepte sur le chemin de l’initiation. La théosophe russe évoque également les mythologies de l’Inde et les courants gnostiques, notamment les ophites appelés aussi « fraternité du serpent » ; selon elle, ces gnostiques égyptiens transmettent la signification profonde du serpent, du dragon et de toutes ces forces généralement associées au « Mal ». En se référant au Talmud, elle écrit que, d’un point de vue ésotérique, Jehova et Satan sont identiques :

Il n’y a pas de diable, pas de mal, en dehors de l’humanité, capable de produire un diable. Le mal est une nécessité dans l’univers manifesté, et l’un de ses piliers. C’est une nécessité pour le progrès et l’évolution, de la même manière que la nuit est nécessaire à la production du jour, et la mort à celle de la vie – afin que l’homme puisse vivre pour toujours.2 (Blavatsky 1888, II : 389)

Steiner adhère complètement à cette idée de nécessité du Mal, mais il met davantage l’accent que Blavatsky sur le progrès qu’il génère, et de manière générale élabore plus en détail la façon dont il agit au sein de l’évolution cosmique et humaine. Le « grand récit » anthroposophique, exposé notamment dans l’ouvrage paru en 1909 Die Geheimwissenschaft im Umriss (GA 13) [La Science de l’Occulte] et fortement influencé par The Secret Doctrine [La Doctrine secrète], repose sur l’idée de réincarnation de la Terre (en tant que planète reliée au cosmos) et de l’homme (en tant qu’être humain relié aux autres êtres vivants), tout en introduisant l’idée d’évolution dans les cycles en question. L’anthroposophie se présente comme une connaissance spirituelle de l’évolution macro- et microcosmique (humaine) qui passe par une compréhension nouvelle de la réincarnation et du karma. Dans la cosmologie anthroposophique, comme dans tout grand récit ésotérique, la symbolique des chiffres revêt une importance particulière. La Terre possède pour les théosophes et les anthroposophes sept incarnations planétaires (Saturne, Soleil, Lune, Terre, Jupiter, Vénus et Vulcain). Selon Steiner, l’esprit, non conscientisé sur Saturne, se matérialiserait de plus en plus au cours de l’évolution pour se dématérialiser ensuite et devenir esprit conscientisé. L’incarnation terrestre actuelle serait elle-même subdivisée en sept grandes époques, à leur tour subdivisées en sept périodes.

Selon cette chronologie, durant l’époque lémurienne, Lucifer, également appelé par Steiner « Phosphoros, le porteur de lumière » et « frère jumeau du Christ », aurait voulu tout illuminer de la lumière de son intelligence : en affirmant son indépendance, il chuta, suivi de nombreux anges. La place particulière qu’occupe Lucifer dans la cosmogonie de Steiner est proche du rôle qu’il joue chez Jakob Boehme, une personnalité qu’admire beaucoup Steiner. Cet épisode correspond pour Boehme et Steiner au moment où Adam et Eve sont chassés du paradis dans le récit de la Genèse, à cause du Serpent, qui symbolise Lucifer. C’est au milieu de l’époque actuelle, la cinquième époque post-atlantéenne, qu’aurait eu lieu, selon Steiner, le « mystère de Golgotha », qui marque le début de l’impulsion christique dans le monde physique. Le Christ, en tant qu’entité macrocosmique incarnée dans un corps physique, celui de Jésus de Nazareth, occupe dans cette évolution cosmique une place absolument centrale et exceptionnelle, puisqu’il marque le point de départ d’une respiritualisation du monde. Tout le sens de la christologie steinerienne est de permettre à l’humanité de poursuivre l’évolution vers cette respiritualisation. L’homme est, comme la Terre, constitué d’enveloppes plus ou moins subtiles : enveloppe grossière du corps physique, corps éthérique (corps de vie), corps astral, âme (elle-même subdivisée) … Sa mission serait d’éveiller dans son âme le Moi supérieur en intégrant l’impulsion du Christ, pour spiritualiser entièrement ses différentes enveloppes et devenir « Homme-Esprit » (Geistesmensch). Des forces s’opposeraient toutefois à cette évolution macrocosmique et microcosmique en direction d’un progrès spirituel : les forces du Mal.

2. La nature des forces du Mal

Dans l’anthroposophie, les forces du Mal appartiennent à des hiérarchies spirituelles très élevées qui, au lieu de faire progresser l’évolution cosmique et humaine, l’entravent. D’après Steiner, la perception de ces hiérarchies spirituelles était encore possible lors de périodes antérieures de l’évolution terrestre, grâce à l’ancienne clairvoyance crépusculaire ; mais l’homme actuel, moderne et intellectuel, aurait perdu cette capacité de perception atavique. En fait, Steiner reprend la hiérarchie céleste des anges des religions du Livre, telle qu’elle a été explicitée par le Pseudo-Denys l’Aréopagite dans une classification datant vraisemblablement du VIe siècle (Séraphins - Chérubins – Trônes / Dominations - Vertus – Puissances / Principautés - Archanges - Anges). En outre, même s’il n’évoque que rarement la Kabbale dans son œuvre, il emprunte sans doute à la philosophie religieuse des Hébreux l’idée que la hiérarchie angélique ne commence que dans le troisième monde, celui qu’on appelle le « monde de la formation », c’est-à-dire dans l’espace occupé par les planètes et les corps célestes. Selon le spécialiste de la Kabbale Adolphe Franck, qui se réfère au Zohar :

Le chef de cette milice invisible, c’est l’ange Metatrone, ainsi appelé parce qu’il se trouve immédiatement au-dessous du Trône de Dieu. Sa tâche est de maintenir l’unité, l’harmonie et le mouvement de toutes les sphères (…) Il a sous ses ordres des myriades d’anges subalternes : l’un préside aux mouvements de la terre, l’autre à ceux de la lune, et la même chose a lieu pour tous les autres corps célestes (Franck 1981: 226).

Ainsi, Steiner intègre dans son grand récit cosmologique la classification « classique » des anges du Pseudo-Denys, très proche de celle du pape saint Grégoire (VIe siècle), et la vision cosmique de la Kabbale, qu’il connaît surtout de manière indirecte à travers l’œuvre de Agrippa von Nettesheim (1487-1535) De occulta philosophia3. Il comprend le devenir de ces entités en fonction de leur progression (ou non progression) dans l’évolution cosmique. Chaque hiérarchie démoniaque correspond au résultat d’un « retard » sur chacune des incarnations terrestres : les entités suprasensibles retardées de l’ancien Saturne sont les anciennes archées, les Asuras ; celles de l’ancien Soleil, les anciens archanges, sont ahrimaniennes ; celles de l’ancienne Lune, les anciens anges, sont lucifériennes. Les forces du mal sont donc liées à différentes étapes de l’évolution cosmique et à des niveaux de conscience plus ou moins subtils. Depuis qu’elles sont restées « en retard » sur l’ancien Soleil, les entités ahrimaniennes seraient liées à la formation du corps éthérique. Les entités lucifériennes restées sur l’ancienne Lune seraient liées au corps astral. Les Asuras seraient beaucoup plus dangereux car liés au Moi. Steiner détaille l’action de ces entités sur les différents corps de l’homme tandis que Blavatsky reste plus vague, en précisant juste que les anges déchus sont, à un niveau ésotérique, des allégories de l’homme lui-même (Blavatsky 1888 : 390). Il s’ensuit une gradation des forces du mal dans l’anthroposophie, des entités lucifériennes aux Asuras en passant par les entités ahrimaniennes (Tradowsky 1996 : 16)

Dans l’anthroposophie, les noms donnés aux principales forces du Mal proviennent de cultures différentes – ce qui témoigne du grand syncrétisme de cette doctrine : Lucifer est bien connu dans la culture chrétienne, et un concept établi dans la théosophie, laquelle ne l’identifie pas au diable ou à un ange déchu, mais lui associe au contraire la connotation positive de « porteur de lumière ». Comme les autres anges solaires, Lucifer se sacrifie pour apporter la lumière à l’humanité (Blavatsky 1888) : il s’agit moins d’une chute, d’un péché, que d’un sacrifice. Steiner reprend cette idée dans des conférences données à Munich en 1909 (GA 113) et il édite entre 1904 et 1908 la revue théosophique Lucifer-Gnosis – titre très proche de celui pris par le magazine de la Société Théosophique en 1887, Lucifer. Le terme Ahriman provient quant à lui de la culture perse ; il s’agit du nom du démon opposé au Dieu du Bien dans le zoroastrisme ; c’est un terme déjà connu dans le milieu théosophique à la fin du XIXe siècle, mais utilisé seulement dans le contexte du zoroastrisme ; dans The Theosophical Glossary, Blavatsky le tient pour la forme européanisée d’« Angra Mainyu », l’aspect sombre d’Ahura Mazda : « l’Ormuzd des Zoroastriens ou Parsis, est le Seigneur qui accorde la lumière et l’intelligence, dont le symbole est le Soleil »4 (Blavatsky 1892, 10, « Ahura »). Enfin, les Asuras font référence à la culture indienne, ce sont les démons qui s’opposent aux « deva » dans la mythologie hindoue ; ce terme, bien connu de la théosophie, est mis en relation par Blavatsky avec le mazdéisme puisque Asura équivaudrait à Ahura, « souffle spirituel divin » dans le Rig Veda : « Tiré d’Ahura ou Asura, souffle "spirituel divin" dans le Rig Veda le plus ancien, dégradé par les Brâhmanes orthodoxes en A-sura, "non-dieux", tout comme les Mazdéens ont dégradé les Dévas (Dieux) hindous en Dæva (Diables). »5 (Blavatsky 1892, 10, « Ahura Mazda »). Quant au terme Sorat (ou Sorath), qui désigne le démon solaire, en opposition au principe christique, il ne s’agit pas d’un terme biblique et il n’apparaît ni dans le Theosophical Glossary ni dans The Secret Doctrine. Nous reviendrons plus loin sur les origines probables de ce terme. Parlons pour commencer des forces que Steiner qualifie de lucifériennes et d’ahrimaniennes. Elles constituent, au fil du temps, une polarité fondamentale dans tout son système ésotérique.

3. La polarité entre Lucifer et Ahriman

Le terme « Lucifer » est présent relativement tôt chez Steiner et provient incontestablement de la théosophie. Ce n’est que plus tard que Steiner a complété sa représentation du Mal en ajoutant le pôle ahrimanien et, à partir de 1909, progressivement élaboré le couple polaire Lucifer/Ahriman ; dans les années qui suivirent, Steiner poursuivit la construction de cette polarité en y ajoutant des « êtres élémentaires » lucifériens et ahrimaniens et en détaillant les caractéristiques de chaque pôle (Zander 2007 : 834). Notons toutefois que Steiner n’a pas inventé l’idée d’une polarité des forces du mal. Le mazdéisme persan (-4000) conçoit déjà deux représentants du mal, Az et Ahriman (Dieu de la mort, du monde matériel, inférieur, souterrain), tout comme Mani (216-272) le fit beaucoup plus tard. Le judaïsme évoque deux monstres jumeaux, Behemoth et Leviathan – une polarité qui a pu servir de premier modèle au couple Ahriman/Lucifer de Steiner (Nash 2013 : 39) La tradition chrétienne distingue entre Lucifer et Satan. Comme le relève le théologien Georg Gustav Roskoff (1814-1889) dans son Histoire du diable (1869), il existe une étroite parenté entre le Satan juif et l’Ahriman perse.

Steiner thématise spécifiquement la polarité entre Lucifer et Ahriman dans un recueil de dix conférences données à Zurich, Bern, Dornach et Londres en 1919, 1921 et 1922. Selon lui, les deux forces du Mal n’agissent pas de la même façon au cours de l’évolution cosmique, mais toutes deux conduisent les hommes à perdre leur perception directe du monde spirituel et à s’éloigner de ce monde. Steiner distingue de plus en plus précisément les deux types de forces : Lucifer est selon lui « la puissance qui excite dans l’homme toutes les exaltations, tous les faux mysticismes, l’orgueil qui pousse l’homme à s’élever au-dessus de lui-même », tandis que « Ahriman est la puissance qui rend l’homme aride, prosaïque, ‘philistin’ – qui ossifie exagérément les corps et qui entraîne l’homme aux superstitions matérialistes » (1999 [1919-1922] : 16) Lucifer agirait à partir du corps astral, dans le monde des désirs et des émotions que les hommes partagent avec le monde animal et les « élémentaux ». Ahriman, lui, agirait spécialement depuis et dans le corps éthérique, le monde des forces formatrices et vitales de la nature, du vivant. Les entités lucifériennes seraient particulièrement développées en moralité, les ahrimaniennes en intelligence (1999 [1919-1922] : 140). Les premières agiraient surtout dans la partie descendante de l’évolution cosmique en poussant l’homme à se détacher de la matière et s’adonner au mysticisme, tandis que les secondes seraient actives dans la partie ascendante de l’évolution cosmique, en empêchant les hommes de se spiritualiser, en les attachant à la matière. A l’époque actuelle, Lucifer agirait sur l’âme de sensation et Ahriman sur l’âme d’entendement de l’homme. Le premier favoriserait le mysticisme, le second la « superstition scientifique », le matérialisme et l’intellectualisme. L’humanité actuelle serait dominée, d’une manière ou d’une autre, par de puissantes influences cosmiques ahrimaniennes qui prendraient toujours plus d’ascendant. (1999 [1919] : 11). Ahriman confèrerait aux êtres humains une intelligence froide, aride, abstraite, impersonnelle, dénuée de sentiments et de morale (1999 [1920] : 113). L’univers apparaîtrait comme un grand mécanisme d’où tout mystère aurait disparu. Cet esprit du mensonge, de l’erreur et de la corruption qu’est Ahriman pour Steiner aurait actuellement différents moyens pour agir sur les hommes et préparer son incarnation à venir, prévue pour le début du IIIe millénaire en Occident : attiser le penchant humain à se scinder en groupes ; instituer l’hégémonie de l’argent, de l’homo economicus ; couper l’être humain de l’esprit en le cantonnant dans des raisonnements purement intellectuels, « faire de la terre une expression de l’intellect – l’intellectualiser totalement » (1999 [1919] : 60) ; insuffler chez les hommes « un intérêt très vif pour tout ce qui est minéral et matériel, et plus encore, pour ce qui apparaît sous la forme de mécaniques, de machines » (1999 [1919] : 90) ; agir pendant le sommeil de l’homme pour le convaincre que le Mal est bon et que le Bien mauvais (1999 [1919] : 122) ; favoriser une vie intellectuelle dépourvue de chaleur d’âme, d’enthousiasme, de vie réelle ; c’est ainsi que Steiner peut qualifier d’ahrimanien « l’esprit qui hante avec avidité les établissements scolaires et universitaires » (1999 [1919] : 79-80). Une victoire d’Ahriman provoquerait chez l’homme une ossification exagérée du corps physique, des maladies tumorales, cancéreuses, ou encore des maladies du métabolisme (1999 [1919] : 141).

Pour Steiner, les êtres ahrimaniens et lucifériens correspondent à deux réalités de son époque. Il les décrit de manière imagée et archétypique. Les premiers seraient des technocrates vivant comme des automates, sans conscience, ou bien des intellectuels desséchés, chauves, maigres, longs et squelettiques, qui hanteraient des bibliothèques où pullulent des milliers d’ouvrages scientifiques n’intéressant véritablement personne. Les seconds seraient plutôt des mystiques exaltés, détachés de la réalité et de la science, rejetant l’incarnation et sombrant dans l’irrationnel ; ils prendraient d’abord les apparences de la beauté pour mieux tromper les hommes (1999 [1919] : 80). L’anthroposophie évoque un combat féroce entre ces deux types d’entités suprasensibles (1999 [1919] : 144). Le vocabulaire utilisé (chaleur, vie, santé… en opposition au froid, à la mort, à la maladie…) est caractéristique d’un vitalisme influencé par Nietzsche et le champ lexical de la guerre (victoire, camps qui s’affrontent tels deux armées…) d’une certaine conception du darwinisme dont le biologiste Ernst Haeckel, une personnalité qui fascinait Steiner, était le porte-parole en Allemagne à cette époque.

4. La mission de l’homme : se tenir en équilibre entre ces deux principes

Pour Steiner, la mission essentielle de l’homme et de l’humanité entière est de trouver un équilibre entre les puissances lucifériennes et ahrimaniennes (1999 [1919] : 16) Les forces du Mal sont donc utiles, et même nécessaires ; ce sont des énergies créatrices, mais qu’il faut savoir utiliser d’un point de vue humain. Et c’est ici que l’impulsion christique est fondamentale selon Steiner. Du point de vue cosmique, le mystère de Golgotha est le point nodal où Lucifer rencontre le Christ ; la force christique, en s’unissant à la Terre, au cosmos entier, devient cosmique, solaire, tandis que Lucifer dispense désormais la connaissance du Christ et aspire à remonter vers les cieux. Steiner se sépare des théosophes parce qu’ils n’auraient pas compris ce mystère essentiel ; ils attribueraient des traits lucifériens négatifs au Créateur du monde matériel, identifiant la matière et son Créateur au Mal et la lumière spirituelle à Lucifer. Cette doctrine serait tournée vers le passé, vers la sagesse luciférienne, la Gnose, et refuserait de la transformer par l’amour du Christ. Or, selon Steiner, les êtres lucifériens sont amenés à la rédemption par la connaissance que l’homme a du Christ. L’Esprit Saint peut être considéré comme l’Esprit luciférien purifié : « Lucifer est libéré grâce à l’amour, l’amour supérieur, dépourvu de tout égoïsme. Ahriman est libéré grâce à la pensée. »6 (GA 266c, 167).

Pour pouvoir trouver l’équilibre entre les deux pôles du Mal, il s’agit d’abord de comprendre comment agissent ces forces et de pouvoir les reconnaître comme telles. Il est par exemple possible de lutter contre les puissances ahrimaniennes en contrant l’intellectualisme, en vivant les idées que l’on expose au lieu de simplement les démontrer ; il est possible de contrer le matérialisme en interprétant tout ce qu’on voit sur terre comme une émanation d’entités spirituelles. Cet équilibre peut être exercé très concrètement grâce à différents exercices de méditation, par exemple en se concentrant sur son centre, entre lumière (qui monte vers le haut) et pesanteur (qui descend vers le bas), tout en prononçant le mantra : « La lumière se répand vers le haut, la pesanteur tend vers le bas. »7 (GA 40, 186) Mais aussi plus généralement en suivant un chemin de connaissance de soi afin que la science s’accompagne toujours de conscience et la connaissance d’un sentiment cosmique. Ceci n’est possible selon Steiner qu’en comprenant réellement, dans un sens moderne, le mystère du Christ (1999 [1919] : 77). Le Christ est pour lui « Celui qui, sur la Terre, peut se tenir à nos côtés, peut nous guider, peut nous préserver des terribles assauts des entités adverses, lucifériennes et ahrimaniennes » (1999 [1919] : 145)

5. Un troisième pôle : Sorat, force anti-christique

Toutefois, Steiner évoque encore une autre force qui s’oppose, quant à elle, directement à l’impulsion christique. Dans ses conférences de 1908 sur l’Apocalypse de Saint-Jean, il thématise la polarité entre l’agneau christique et la « bête aux deux cornes » de l’Apocalypse : « Puis je vis monter de la terre une autre bête, qui avait deux cornes semblables à celles d’un agneau, et qui parlait comme un dragon. » (Apocalypse, 13 :11). L’agneau représente les forces spirituelles et la magie blanche, tandis que « la Bête », associée à « Sorat », incarne la magie noire et les forces de pétrification (GA 104, 23). Sorat apparaît chez Steiner comme une force du Mal encore plus profonde que les puissances ahrimaniennes et lucifériennes ; c’est la force des Asuras, qui s’attaque à l’âme de conscience et au « Moi » des hommes. Pour qualifier cette force anti-christique, Steiner n’a pas recours au terme « Antéchrist », mais à celui de « Grand Opposant » (« der große Widersacher »). En revanche, l’anthroposophe germaniste Peter Tradowsky (né à Berlin en 1934) utilise le terme « Antéchrist » dans son livre Christ und Antichrist paru en 1996.

Peter Tradowsky se réfère dans cet ouvrage à une conférence donnée par Steiner le 20 septembre 1924, en particulier au passage suivant, prémonitoire selon lui : « Avant que le Christ éthérique puisse être compris de la bonne manière par les hommes, l’humanité doit d’abord faire face à la rencontre de la Bête qui monte des profondeurs en 1933… »8 (GA 346 : 239) D’après Steiner, la force qui s’oppose au Christ lui-même serait donc apparue autour de 1933, causant jusqu’à aujourd’hui d’effroyables ravages : dictatures, holocaustes, génocides, bombe atomique… Mais que signifie pour Steiner le retour du Christ éthérique ? Le 25 janvier 1910 à Karlsruhe, Steiner consacre une conférence à ce qu’il considère comme le plus grand événement du XXe siècle d’un point de vue occulte : « l’événement de l’apparition du Christ dans le monde éthérique », autrement dit la parousie. Ce terme biblique désigne pour les Chrétiens la seconde venue du Christ sur la Terre, la première étant sa naissance. Compte tenu de l’évolution de la conscience humaine qui, dans l’anthroposophie, se métamorphose à travers différentes époques (âge d’or, âge d’argent, âge d’airain et âge des ténèbres), il est impossible pour Steiner que cette seconde venue ait lieu sur un plan physique, comme le prétendent d’importants dirigeants de la Société théosophique, Charles Leadbeater ou Annie Besant par exemple, qui croient voir en Krishnamurti le nouveau Messie. Steiner situe la fin de l’âge des ténèbres en 1899 : grâce à la Science spirituelle, le développement d’une nouvelle clairvoyance consciente serait possible au XXe siècle, permettant la perception dans l’éthérique, et notamment la vision du Christ dans le monde éthérique. Mais avant que l’humanité puisse comprendre et percevoir le Christ dans sa forme éthérique, c’est-à-dire franchir une étape importante de son évolution, il lui faut, selon Steiner, affronter « la Bête » et se heurter à de grandes résistances. Tout se passe comme si elle reculait devant l’accomplissement du nouveau Mystère de Golgotha, de peur de se confronter aux forces du Mal ; or, cette rencontre avec le « Grand Opposant » à la force christique serait la condition de l’évolution humaine et cosmique ; en sortant de l’âge des ténèbres, l’humanité devrait affronter de manière extrêmement radicale le Mal pour pouvoir trouver le Bien. Dans une conférence de 1909, Steiner désigne ce Mal radical du nom de Sorat et le qualifie de « démon du soleil » en opposition au Christ, « l’intelligence du soleil » ; pour expliquer l’origine de ce terme, il se réfère à d’anciennes « sections kabbalistes de l’occultisme » qui transposent les lettres en chiffres : « les lettres du nom Sorat, le démon du soleil, donnent, quand on additionne leur valeur, le nombre 666. »9 (GA 104a, 117).

Dans un commentaire de L’Apocalypse de Jean lors des conférences de Nuremberg du 18 au 30 juin 1908 devant des membres de la Société théosophique, Steiner explique que les anciens Kabbalistes auraient forgé le mot « Sorat » à partir du nombre 666 (GA 104a) : « Selon la doctrine secrète des Araméens, ce nombre doit se lire ainsi : 400, 200, 6, 60. »10 (GA 96, 316) Ces quatre nombres correspondraient à des lettres hébraïques qui symbolisent les quatre principes conduisant au durcissement complet de l’homme incapable de se transformer. Cette interprétation ne serait accessible qu’à celui qui sait lire l’écriture occulte (GA 96, 314). Elle laisse en tout cas penser à une reconstruction a posteriori, puisque le nombre 666 est issu du Nouveau Testament : décomposer ce nombre en 400, 200, 60 et 6, et y associer des lettres hébraïques, renvoie donc à une tradition occultiste occidentale influencée par la Kabbale. Steiner ne précise pas à quelles « sections de l’occultisme » il fait référence. Mais il a certainement trouvé le terme Sorat dans l’ouvrage capital De Occulta Philosophia (Cologne, 1531-1533), l’une des sources les plus importantes de l’occultisme occidental11, qui influença, parmi beaucoup d’autres, l’occultiste français Éliphas Lévi (1810-1875). L’auteur de La Philosophie occulte, l’humaniste Agrippa von Nettesheim (1486-1535), inspiré par la Kabbale, appelait Nachiel « l’intelligence du soleil » (Intelligentia Solis) et lui associait le nombre 111, et il qualifiait Sorath de « démon du soleil » (Demonium Solis) en lui associant le nombre 666 (Agrippa : 160). La représentation graphique du « démon du soleil » par Steiner (GA 101 : 136) se trouve quasiment à l’identique dans le Liber secundus de De occulta philosophia (Agrippa : 162) :

Sorat

Sorat

Au XIXe siècle, divers occultistes continuent à associer Sorat au nombre 666, à l’instar de l’occultiste britannique William Wynn Westcott (1848-1925), maître de la loge maçonnique Quatuor Coronati, qui étudia la Kabbale et devint en 1880 membre de la Societas Rosicruciana in Anglia avant de participer en 1888, à Londres, à la fondation de la société secrète du Golden Dawn (Hermetic Order of the Golden Dawn in the Outer). En 1890, Westcott publie dans la revue théosophique Lucifer un article intitulé Numbers. Their Occult Power And Mystic Virtues : « On notera que le grand nombre du Soleil, est 666, appelé Sorath, SURT, le nombre de la Bête, au sujet duquel tant d’inepties ont été écrites. »12 (Westcott : 121) Comme Westcott connaissait bien l’interprétation kabbalistique des nombres, en particulier du « nombre de la Bête », qu’il était également membre de la Société théosophique et publiait dans Lucifer, il est fort probable que Steiner ait lu ces textes. Un autre occultiste britannique membre du Golden Dawn, Aleister Crowley (1875-1947), s’identifiait tellement au « nombre de la Bête » qu’il était lui-même connu comme The Great Beast 666 (La Bête). Parfois considéré comme le père du satanisme moderne, Crowley pratiquait des rituels de magie sexuelle et de magie noire, et il se référait à la loi fondamentale de Sorat, fondée d’après lui sur le meurtre et la torture (Pasi, 2013). Steiner ne pouvait que rejeter radicalement de telles pratiques.

Selon Steiner, qui se réfère toujours à cette ancienne tradition occultiste inspirée de la Kabbale, Sorat désigne en hébreux le « démon du soleil ». Au niveau macrocosmique, cette entité suprasensible s’opposerait à l’union de la Terre au Soleil (GA 96) et tenterait de lier durablement les hommes à la « huitième sphère », l’enveloppe terrestre qui restera en arrière, tel un déchet cosmique, quand cette union aura eu lieu : « En raison de l’action de Sorat, une partie de l’humanité est exclue de l’évolution qui mène au Soleil. »13 (GA 104 [1908], 215) Il est ainsi le plus « Grand Opposant » au Christ, lequel s’est uni à la terre lors du Mystère de Golgotha justement pour enclencher cette évolution vers le Soleil et rendre ainsi possible le processus de respiritualisation de l’humanité. L’esprit du Soleil qui s’oppose à Sorat est qualifié d’« agneau mystique ». Steiner en donne une représentation symbolique à travers l’étoile à sept branches, qui représentent les sept planètes.

Enfin, Steiner affirme que l’action de Sorat contre le « christianisme authentique » se manifeste au cours de cycles de 666 années. L’année 666 correspondrait à l’influence matérialiste du courant arabisant sur le christianisme et la culture occidentale. En 1332, l’action de Sorat se manifesterait à travers le sort infligé aux templiers, torturés et brûlés14. En 1998 Steiner relève les attaques contre l’anthroposophie et les dangers de la magie noire. L’un des moyens de séduction utilisé par Sorat reposerait en effet sur le mésusage des forces spirituelles (GA 104). Les suppôts de Sorat conduiraient leurs victimes à la mort en leur infligeant d’atroces souffrances et en en tirant de la jouissance. Selon Steiner, les pratiques et rituels de magie noire agissent sur le Moi en le paralysant, et cantonnent ainsi l’homme au monde astral, l’obligeant à mener une vie animale. Dans le domaine politique et ésotérique, l’influence de Sorat se manifesterait à travers la soumission aveugle d’un nombre croissant de personnes à un « maître », une autorité, un gourou, qui les empêcherait de développer leur propre jugement. L’anthroposophie présente l’opposition entre magie blanche et noire comme une lutte sans merci entre deux camps : Michaël en tant qu’inspirateur de la Science de l’esprit, face aux forces du Mal. Ce combat aboutira d’après Steiner à la scission de l’humanité, une partie pratiquant la magie blanche et l’autre succombant aux forces démoniaques (GA 104). L’utilisation de la magie noire – caractéristique de l’action de Sorat – conduit selon Steiner à un durcissement de la Terre, qui se mettrait à ressembler de plus en plus à la Lune, tandis que la pratique de la magie blanche l’amènerait à ressembler au Soleil. (GA 101) Dans la continuité de Steiner, les anthroposophes actuels voient l’influence de Sorat dans tout ce qui s’oppose au développement du Moi supérieur : passions et dépendances de toutes sortes, racisme, shoah, dangers de la science moderne (manipulation génétique, nucléaire…). Peter Tradowsky s’intéresse particulièrement au nazisme. Selon lui, l’apparition d’Adolf Hitler ne peut être véritablement comprise que comme une offensive violente de Sorat au XXe siècle. En témoignent d’après lui l’incroyable pouvoir de Hitler sur les autres hommes, sa capacité à anéantir leur volonté et à envoûter les foules, le mélange de fanatisme et de calcul, d’ivresse et de raison qui caractérise sa personnalité ; en témoigne aussi son désir de prendre la place du Christ, comme il l’affirme lui-même : « L’œuvre que le Christ a commencée, c’est moi qui vais l’achever ! »15 (Hitler cité par Tradowsky, 1996 : 44)

Conclusion

Même si Steiner affirme que sa vision du monde repose sur la « clairvoyance » et la connaissance exacte des « mondes supérieurs », il n’en reste pas moins qu’en tant que lecteur averti et cultivé, philosophe, théosophe et occultiste, il a été influencé, pour forger sa propre conception du Mal, par de multiples courants philosophiques, religieux et spirituels issus de différentes aires culturelles. C’est cet écheveau d’influences que nous nous sommes efforcés de démêler, en nous posant la question de leur médiatisation plus ou moins grande par la théosophie. L’ancrage théosophique de Steiner apparaît clairement dans sa cosmogonie et sa représentation des différents corps de l’homme, ainsi que dans l’idée d’une « gnose luciférienne » (Lucifer-Gnosis). Les termes d’Ahriman, Lucifer et Asuras sont déjà présents dans les écrits théosophiques, mais Steiner leur donne une connotation particulière dans le cadre de sa christologie. L’influence du zoroastrisme est surtout indirecte, à travers la figure d’Ahriman et l’idée d’une polarité des forces du mal. L’idée d’une hiérarchie des anges se trouve également dans les textes théosophiques qui la puisent dans la théologie chrétienne, ainsi que dans certains systèmes théosophiques du XVIIe siècle influencés par la Kabbale. L’influence de la théosophie chrétienne de Jakob Böhme transparaît, par exemple, à travers le rôle de Lucifer dans l’évolution. Dans l’anthroposophie, la spiritualité mystique chrétienne est présente dans la réception de la classification angélique du Pseudo-Denys l’Aréopagite. L’influence gnostique transparaît dans l’idée dualiste d’une lutte sans merci entre forces du Bien et du Mal, principes christique et anti-christique. Steiner cherche à se rattacher à une tradition ésotérique occidentale chrétienne en s’appuyant sur l’interprétation ésotérique de l’Evangile de Saint-Jean, en particulier de l’Apocalyse. L’influence d’une Kabbale chrétienne moderne, divulguée dans certains courants occultistes occidentaux, en particulier dans des sociétés secrètes comme le Golden Dawn, et puisant dans De occulta philosophia de Nettesheim, est présente dans la conception de Sorat et l’interprétation du nombre 666. De ces différentes influences se dégagent quelques grands principes de la représentation steinerienne du Maléfique.

D’abord, le Mal est un Mystère, qu’il est possible, selon Steiner, d’approcher grâce à la Science de l’esprit. Steiner s’efforce de saisir le Mystère du Mal, c’est-à-dire l’origine et le mode d’action des forces maléfiques. Ensuite, le Mal est pour lui une nécessité cosmique ; il est indispensable à l’évolution humaine comme à l’évolution cosmique dans son ensemble ; en effet, l’existence terrestre étant le lieu de la liberté, elle rend possible l’erreur, la tentation, la faute. Par ailleurs, le Mal n’existe pas en soi, c’est plutôt une énergie placée au mauvais endroit. Il n’y a pas forcément de jugement de moralité dans l’expression « forces du mal » ; c’est pourquoi le terme Widersachermächte (puissances d’opposition) est plus souvent employé par les anthroposophes que l’expression « böse Kräfte » ou « das Böse ». Le Mal peut se concevoir comme une énergie, une force, ou plutôt une pluralité de forces et d’entités suprasensibles de nature et de puissance différentes, qui agissent à partir de différents niveaux de réalité et de conscience pour retarder l’évolution cosmique, ou s’y opposer. Le Mal n’agit pas seulement à l’extérieur de l’homme, mais aussi directement en lui. Le Bien n’est pas simplement l’opposé du Mal, mais il naît d’une tension créatrice entre deux pôles. Au sein du système christologique de Steiner, le principe christique est supérieur aux forces du Mal ; il remplit la mission essentielle d’équilibrer les forces lucifériennes et ahrimaniennes. La force du Mal la plus puissante, que l’on pourrait assimiler à l’Antéchrist, en d’autres termes Sorat, le « Démon du Soleil », s’oppose au retour du Christ sur le plan éthérique, c’est-à-dire à la réalisation du Christ en l’homme. Plus l’individu est avancé sur le chemin du développement spirituel, plus les forces du Mal qui se liguent contre lui sont subtiles. Ajoutons pour finir que le seul moyen de contrer ces forces puissantes qui agissent sur la conscience individuelle elle-même est, pour Steiner, de suivre un chemin initiatique, c’est-à-dire d’utiliser symboliquement l’épée de Michaël. Dans l’anthroposophie, ce chemin de connaissance de soi passe inévitablement par une confrontation au Mal sous ses deux aspects, par la recherche d’un équilibre entre ces deux pôles et par le développement de capacités de discernement permettant de reconnaître des forces qui tirent leur puissance de ce qu’on ne les démasque pas.

Ainsi, la représentation du Maléfique chez Steiner témoigne du processus en jeu dans la construction du savoir anthroposophique. A partir de différentes doctrines, de son expérience intérieure et du contexte ésotérico-politique dans lequel il se trouve, Steiner élabore un système ésotérique syncrétique où les forces du Mal jouent un rôle essentiel dans la construction d’une tradition ésotérique européenne centrée autour de la figure du Christ. Il s’agissait notamment, pour lui, de donner une identité spécifiquement occidentale et chrétienne à sa théosophie, pour se démarquer du courant orientalisant d’Annie Besant.

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Notes

1 « Seth (…) is only a Jewish travesty of Hermes, the God of Wisdom, called also Thoth, Tat, Seth, Set, and Satan. (…) He is simply the dark side of Osiris, his brother, as Angra Mainyu is the black shadow of Ahura-mazda. » Retour au texte

2 « There is no Devil, no Evil, outside mankind to produce a Devil. Evil is a necessity in, and one of the supporters of the manifested universe. It is a necessity for progress and evolution, as night is necessary for the production of Day, and Death for that of Life — that man may live for ever. » Retour au texte

3 Agrippa reprend la classification des anges évoquée ci-dessus, en inversant les Puissances et les Vertus dans la seconde triade (Agrippa : 137). Retour au texte

4 « the Ormuzd of the Zoroastrians or Parsis, is the Lord who bestows light and intelligence, whose symbol is the Sun (…) » Retour au texte

5 « From Ahura or Asura, breath, “spiritual, divine” in the oldest Rig Veda, degraded by the orthodox Brahmans into A‐sura, “no gods”, just as the Mazdeans have degraded the Hindu Devas (Gods) into Dæva (Devils). » Retour au texte

6 « Die Erlösung des Luzifer geschieht durch die Liebe, durch die höhere Liebe, welche frei von Egoismus ist. Die Erlösung des Ahriman geschieht durch das Denken. » Retour au texte

7 « Licht strömt aufwärts – Schwere lastet abwärts ». Cet exercice peut s’accompagner d’une visualisation des forces de l’organisation supérieure (lumière) et de l’organisation inférieure (pesanteur), représentées symboliquement par deux triangles qui s’interpénètrent harmonieusement sans se mélanger. Retour au texte

8 « Ehe denn der ätherische Christus von den Menschen in der richtigen Weise erfaßt werden kann, muß die Menschheit erst fertig werden mit der Begegnung des Tieres, das 1933 aufsteigt… » Retour au texte

9 « die Buchstaben des Namens Sorat, des Sonnendämoniums, machen als Zahlenwert in Summa die Zahl 666. » Retour au texte

10 « Nach der aramäischen Geheimlehre ist diese Zahl so zu lesen : 400, 200, 6, 60. » Retour au texte

11 Selon Gershom Scholem, ce livre est responsable de l’association erronée qui a été faite, dans le monde chrétien, entre numérologie et sorcellerie (Scholem 1978 : 198). Retour au texte

12 « It will be noticed that the great number of Sol is 666, called Sorath, SURT, the number of the Beast, about which so much folly has been written. » Retour au texte

13 « Sorat wirkt so, daß ein gewisser Teil des menschlichen Geschlechtes ausgestoßen wird von der Entwickelung, die zur Sonne führt. » Retour au texte

14 Notons que le dernier grand maître de l’ordre du Temple, Jacques de Molay, fut brûlé en 1314. Retour au texte

15 « Das Werk, das Christus begonnen hat, werde ich zu Ende führen ! » Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Aurélie Choné, « Les forces du Mal dans l’anthroposophie de Rudolf Steiner : le rôle spécifique de Sorat, « Grand opposant au Christ » », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, publié le 14 février 2018 et consulté le 19 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1514

Auteur

Aurélie Choné

Maître de conférences HDR en études germaniques, EA 1341 Etudes germaniques, Université de Strasbourg, Le Patio, 22 rue René Descartes, BP 80010, 67 084 Strasbourg Cedex – achone [at] unistra.fr

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