Introduction
Dans la rue, aux abords des champs et sur les chemins, parfois au sein d’un groupe, parfois seule, se dessine la silhouette menue de la garde d’enfant, un bébé endormi ou geignard sur le dos, le front ceint d’un hachimaki1 sur lequel elle a attaché des jeux pour amuser le nourrisson. Ainsi apparaît la garde d’enfant2 dans les quelques clichés d’elle qui nous sont parvenus de l’ère Meiji (1868-1912) (Bonneville 2006 : 146-147 et 178-179). C’est d’elle dont les berceuses japonaises tiennent leur nom. Car il s’agit bien là de l’origine étymologique de komori uta : une chanson (uta) des gardes d’enfants (komori3). Il existait un métier, aujourd’hui complètement disparu, mais très courant au Japon jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : celui de komori hôkô. Hôkô, ou hôkônin, est un terme qui désigne de manière générale une personne attachée au service d’un maître, depuis l’époque d’Edo (1603-1868). Dans la classe guerrière comme dans les campagnes, les contrats qui liaient l’employé à son patron étaient d’ordres divers (on pouvait être au service d’une maison de génération en génération, employé à vie ou pour quelques années seulement). L’employé était logé et nourri par son patron mais ne recevait aucune rémunération pour son travail (Iwao 1982 : 86-87). Dans la plupart des familles qui pouvaient se permettre d’avoir des employés de maison, et ce déjà à l’époque pré-moderne, il n’était pas rare que l’éducation des enfants soit confiée à la charge des domestiques de la maison (jochû) (Ochiai 2010 : 44). Parfois, cette tâche incombait à une employée particulièrement jeune, dont le métier était désigné par ce terme : komori hôkô. Malgré son jeune âge (entre sept et quatorze ou quinze ans), la garde d’enfant jouait un rôle médiateur dans cet espace laissé vacant : une grande sœur pour l’enfant gardé, une jeune employée du point de vue des parents. Souvent d’origine sociale très modeste, les komori quittaient leur foyer pour se rendre dans une famille plus aisée de la région, mais il pouvait arriver qu’elles soient employées dans des villes beaucoup plus lointaines, entraînant leur déracinement social, mais aussi culturel et linguistique, comme cela s’observe dans les paroles de leurs chansons. Ces dernières pouvaient avoir la fonction d’endormir ou amuser l’enfant qu’elles gardent, mais se révélaient surtout être un exutoire à la pénibilité de leur métier et à leurs chagrins quotidiens. On les qualifie donc à ce titre de chants de labeur ou de travail.
L’intérêt de la berceuse japonaise réside dans ce qu’elle révèle d’anciennes pratiques socio-culturelles de l’époque féodale qui se sont poursuivies dans le Japon moderne4, et dont les témoignages sont inscrits dans les paroles de ces chansons, au moment de leurs premières collectes ethnographiques et ethnomusicologiques au début du xxe siècle. Les komori uta ont fait l’objet de recherches scientifiques en particulier dans les années 1970 par de grandes figures de l’ethnomusicologie japonaise comme Koizumi Fumio (1927-1983). Grand spécialiste des comptines enfantines, il fut notamment à l’origine de la théorie des tétracordes (tetorakorudo), composantes centrales de la structure mélodique des chansons traditionnelles japonaises, expliquées dans son ouvrage Nihon no oto, sekai no naka no nihon ongaku (« Le son au Japon, la place de la musique japonaise dans le monde »). Il mena également de très nombreuses enquêtes de terrain dans le monde et proposa dans son travail une approche sociologique de la berceuse, comme révélatrice des inégalités sociales et de la lutte des classes dans un contexte d’inféodation des travailleurs ruraux. Le poète et critique littéraire Matsunaga Goichi (1930-2008) consacra également une grande partie de sa carrière à l’étude des komori uta régionaux dont il analysa les paroles en tant que témoignages de la réalité socio-économique des mères et des gardes d’enfant dans les campagnes japonaises, en les confrontant avec des archives d’époque. Ses recherches sont présentées dans son ouvrage Nihon no komori uta (« Les berceuses japonaises »), publié en 1978. Les travaux de ces deux individus sont complémentaires dans leurs approches et dans la méthodologie de recherche qu’ils appliquent, mais se focalisent sur les berceuses rurales issues des traditions populaires régionales en y associant des discours que l’on peut qualifier de culturalistes (nihonjinron)5. En traitant les komori uta indépendamment du contexte musical général mais également de l’ensemble des réflexions portant sur la place de l’enfant dans la société japonaise au début du xxe siècle, il nous semble que ces auteurs ne rendent pas compte de l’évolution singulière que connut ce corpus musical. En effet, le terme komori uta désigne aujourd’hui la chanson pour endormir son bébé, synonyme, donc, du mot « berceuse » en français, dans son acception générale. Comment expliquer qu’un chant de labeur ait finalement été associé à un chant d’amour et de tendresse d’une mère pour son enfant ?
Dans le cadre de ce numéro sur les berceuses, notre article souhaite montrer quels aspects des komori uta les apparentent à la conception occidentale de la berceuse, mais également quelles caractéristiques les en éloignent significativement. D’autre part, nous voudrions apporter un éclairage sur l’évolution propre à ces chansons alors même qu’elles coexistent avec un répertoire de chansons enfantines né après l’introduction de la musique tonale et métrique d’origine européenne (ci-après dite occidentale). Les auteurs de ces chansons, paroliers et compositeurs japonais mais formés aux études occidentales, cherchaient à exprimer dans un langage musical et littéraire moderne une certaine forme de japonité qu’ils allèrent puiser dans le folklore local, et donc aussi dans les berceuses. Dans ce processus de modernisation, les komori uta firent l’objet d’une nouvelle interprétation de leurs fonctions et se virent octroyés une certaine dimension artistique. Afin de retracer le processus de caractérisation des berceuses japonaises, nous discuterons dans un premier temps des éléments mis en lumière par Matsunaga, Koizumi et d’autres chercheurs ayant collecté ces dernières au travers de l’analyse de quelques komori uta témoignant de l’existence des pratiques socio-culturelles associées à la garde d’enfant dans le Japon moderne. Nous nous pencherons ensuite sur les autres formes adoptées par les berceuses japonaises, en regard de la production musicale populaire et de celle destinée aux enfants qui se développèrent concomitamment à la modernisation et à l’occidentalisation générale du pays, et ce afin de saisir les raisons et les motivations à l’origine de l’intérêt porté à leur égard, et qui aboutirent à une nouvelle conception des komori uta.
1. Les komori uta de tradition orale
D’après la définition donnée par le dictionnaire de la musique (2007 : 141-142), il existe deux catégories principales dans le grand ensemble des komori uta : les nemurase uta « les chansons pour endormir » et les asobase uta « les chansons pour jouer ». Les nemurase uta sont adressés aux enfants mais ont en réalité une utilité pour l’interprète de la chanson : son rythme lent, son ambitus faible se limitant à la tierce ou à la quarte, apaisent aussi la mère ou la garde d’enfant irritée par les pleurs, et provoquent sur elle un effet bénéfique et calmant. Les berceuses japonaises présentent d’autres traits que l’on pourrait qualifier d’universels : une syntaxe simple, des phrases courtes, une abondance des onomatopées, et une poétique adaptée aux échanges entre l’adulte et l’enfant (Altmann de Litvan 2008 : 53-55). S’il existe des komori uta aux mélodies simples, proches des comptines enfantines (warabe uta)6, d’autres sont plus sophistiquées et se rapprochent davantage des chansons régionales des adultes (min.yô). On retrouve dans les komori uta des caractéristiques dans l’emploi de dialectes et dans celui d’un registre enfantin et familier propre aux chansons du genre. Par exemple, le mot d’origine onomatopéique nenne, qui vient du verbe intransitif nemuru « dormir », et qui s’apparente donc au mot « dodo » en français, est très fréquent tout comme sa déclinaison nen nen korori, souvent abrégée en nenneko, une expression qui signifie s’allonger pour dormir, ou encore okororiyo qui s’emploie également au moment de coucher l’enfant pour lui souhaiter une bonne nuit.
Quant aux chansons pour jouer, les asobase uta, elles présentent des paroles riches en expressions humoristiques et plus élaborées que dans les chansons pour endormir. Ce type de chansons à but divertissant est repris à terme par l’enfant et lui permet de s’amuser tout seul, ce qui inclut certains komori uta au répertoire des comptines dans leur mode de transmission et d’appropriation par les enfants (Kami 2006 : 21). La distinction entre ces deux catégories n’est pourtant pas toujours explicite. Dans le recueil des ethnomusicologues Kamida et Asano par exemple, sur la vingtaine de komori uta présentés, on ne sait pas si les asobase uta et les nemurase uta ont été classés comme tels en fonction de leurs paroles, ou de leurs caractéristiques (Machida et Asano 1962).
Dans le cas japonais, le terme même de komori uta désigne ainsi en premier lieu l’activité de garde d’enfant, et non la visée attendue de la chanson interprétée (endormir ou amuser). On s’éloigne donc de la définition stricto sensu de la berceuse telle que la principale acception française la désigne, soit une chanson douce dont le but principal est d’endormir l’enfant (Perrot & Nières-Chevrel 2013 : 178-180). Dans le cadre de cet article, et à des fins de cohérence avec le reste de l’ouvrage, nous nous concentrerons surtout sur les cas correspondants à la première définition sus-mentionnée, les chansons pour endormir, afin d’en saisir les spécificités qui furent par la suite récupérées dans les productions musicales modernes associées aux komori uta.
1.1. À mi-chemin entre la comptine et le chant de labeur
Des traces écrites de comptines japonaises datant d’avant l’époque féodale japonaise sont rares. Les sources des xixe et xxe siècles concernent essentiellement la collecte des paroles, et on ne trouve des « partitions »7 indiquant une forme d’expression musicale que tardivement, en raison d’une absence de mode de notation8. On retrouve des ouvrages de compilation des comptines enfantines warabe uta (« chansons d’enfants », l’équivalent de nos comptines ou des nursery rhymes) à partir du xixe siècle9. D’autres collectes complétèrent ces ouvrages dans le courant du xxe siècle, dans un intérêt général pour la culture et le folklore populaire10. Parmi les comptines pour jouer, danser ou se moquer, quelques chansons qualifiées de komori uta sont présentées dans ces recueils. Même si l’absence de notation musicale ne nous permet pas de confirmer que ces chansons présentent les mêmes caractéristiques musicales que les berceuses dans le monde, leur dénomination atteste bien de leur circonscription à une fonction particulière : endormir un bébé. Nous présenterons quelques exemples ci-après, révélant des similitudes avec les caractéristiques attribuées par les chercheurs aux berceuses.
1.1.1. Les komori uta : une description du mode de vie des enfants dans les campagnes japonaises
L’avènement de la restauration Meiji (1868) et le processus d’occidentalisation de la plupart des institutions publiques et privées contribuèrent en quelques décennies à transformer le paysage socio-économique japonais et conduisirent à l’avènement d’une culture résolument moderne dans les années 1920-1930 (Schaal 2021). Sur le plan pédagogique et éducatif, cette période est aussi extrêmement riche grâce à différents mouvements qui s’impliquèrent dans la mise en place d’une éducation nouvelle (Galan 2021 : 189-232 ; Galan 2015 : 23-61).
Néanmoins, et en dépit du développement important d’une nouvelle classe moyenne urbaine, seul un cinquième de la population japonaise était citadine dans les années 1920. Les komori uta de tradition orale, très ancrées localement, proviennent donc des campagnes et ont été créées au sein d’une population rurale pour qui les changements sociaux et économiques n’eurent d’impact sur leur mode de vie quotidien que plus tardivement. De fait, plusieurs berceuses provenant de régions pauvres et aux terres peu fertiles s’articulent autour de la thématique de la nourriture, comme dans cette berceuse de la région d’Iwate que mentionne Matsunaga Goichi et qui présente de fortes similitudes avec celles d’autres régions comme Ibaraki et Yamagata (Matsunaga 1978 : 35) :
Si tu t’endors, tu auras du riz blanc et du saumon,
Si tu n’en veux point tu auras du ankoro mochi11 et des boulettes à la sauce de soja,
Si tu n’en veux point tu auras du mochi12 avec du sésame écrasé,
Si tu n’en veux point tu auras des brioches à la farine de blé,
Si tu n’en veux point tu auras des patates et du taro13.
Selon un procédé classique, promettant à l’enfant qui s’endort sagement de rêver dans son sommeil de mets délicieux et de préparer au mieux la séparation (Altmann de Litvan 2008), les paroles de ce type de berceuse révèlent ainsi le souhait irréalisable d’une population dont l’alimentation était essentiellement composée de bouillie de riz ou de blé, souffrant parfois de malnutrition et ce jusque dans les années 1930. La gradation qui promet à l’enfant difficile des aliments de moins en moins bons (voire crus ou incomestibles dans d’autres variantes de cette berceuse) sert aussi de morale aux enfants que l’on met en garde : il faut saisir une opportunité dès qu’elle se présente.
À l’inverse, un autre ensemble de berceuses présente un caractère menaçant en mettant en scène tout le bestiaire folklorique le plus effrayant : tigre, chat sauvage, rat, démon, monstre, devenant un vecteur de transmission de l’héritage culturel familial et local (Weigensberg de Perkal 2008 : 111-126). Selon les régions, on retrouve dans les berceuses l’évocation du folklore local et de ses entités les plus maléfiques. Ainsi, au nord du Japon, on mentionnera Yuki onna, cette femme fantôme au souffle glaçant et mortel, ou encore Namahage, une festivité originaire de la péninsule d’Oga, dans la région du Tôhoku, lors de laquelle les enfants paresseux sont menacés d’être emportés par des démons. Plutôt que de formuler des vœux irréalisables, ces berceuses mettent en garde les enfants des dangers de la vie et des menaces contre lesquelles il faut se prévenir au moyen d’entités célèbres de l’imagerie populaire.
Plus terrible encore, les komori uta sont les témoins d’une pratique courante surtout dans les campagnes les plus pauvres : les infanticides (mabiki), et notamment ceux des filles. On trouve des traces de cette pratique, qui présentait moins de risques pour la mère qu’un avortement, depuis l’époque de Nara (710-794) et jusqu’à la fin de l’époque d’Edo dans la classe paysanne, même si l’on constate des disparités selon les régions (Iwao 1982 : 5 ; Ochiai 2006 : 64). Bien souvent, ces infanticides concernaient les nouveau-nés de sexe féminin comme dans cet extrait d’une berceuse de la région de Gunma (Matsunaga 2014 : 70) :
Si cet enfant est une fille tu la piétineras
Si c’est un garçon tu le garderas
Tu l’élèveras jusqu’à ce qu’il se marie14.
Les infanticides sont d’ailleurs une thématique récurrente révélant la porosité entre les berceuses et les comptines. Elle apparaît par exemple dans cette chanson à balle (maritsuki), également de la région de Gunma, dont on peut émettre l’hypothèse qu’elle dériverait d’un komori uta (Kojima et Fujii 1994 : 26) :
Un mortier, deux mortiers
Au troisième l’enfant est conçu,
Au quatrième il est né,
Si c’est une fille enterrez-la,
Si c’est un garçon, gardez-le15.
Ces paroles sont révélatrices d’une mentalité phallocrate (dansonjohi, « respect des hommes et mépris des femmes ») très ancrée dans les campagnes16, également liée à la pensée du système féodal (hôkenshisô) qui prônait la soumission des plus faibles aux plus forts, comme le révèle également la pratique des parricides et matricides des personnes âgées. Les grands propriétaires attribuaient des terres à leurs vassaux dans un système socio-économique caractérisé par la grande propriété seigneuriale foncière et une petite exploitation agricole de paysans asservis à la glèbe. Ainsi, les garçons étaient plus à même d’aider dans les travaux des champs, et il n’était pas rare que les familles les plus précaires en viennent à vendre leurs propres filles, une pratique autorisée par le gouvernement féodal. La naissance d’une fille ne pouvait donc pas constituer un événement heureux. On peut interpréter ces paroles, qui paraissent aujourd’hui violentes, compte tenu de l’idée que l’on se fait des berceuses (certaines chansons énumèrent, par exemple, plusieurs manières de se débarrasser du corps du bébé), en ce qu’elles permettent d’exorciser la réalité, et d’exprimer soit une forme de sadisme soit une forme de culpabilité engendrées par la pression sociale. Une autre explication proposée par Matsunaga est que ces chansons sont en réalité le souhait des mères de libérer leurs filles de la violence et du joug dont elles ne pouvaient s’affranchir afin de justifier l’acte terrible qu’elles commettaient (Matsunaga 2014 : 70-84).
Dans les exemples sus-cités, néanmoins, un doute réside quant à l’identité du chanteur. Il n’est pas clairement indiqué dans les recueils s’il s’agit de la mère, d’une sœur ou d’une garde d’enfant, et les paroles équivoques ne peuvent le déterminer. Les komori uta que nous verrons à présent sont bien plus explicites, et nous en apprennent davantage sur le métier de garde d’enfant.
1.1.2. Le métier de garde d’enfants et son répertoire
L’usage des riches familles de commerçants ou d’agriculteurs de prendre à leur service une komori date de l’ère Meiji (1868-1912). Jusqu’alors, la garde des nourrissons pouvait être confiée à des domestiques ou bonnes qui les plaçaient dans des paniers de paille ou de bambou tressés appelés ejiko lorsqu’elles s’affairaient à leurs tâches ménagères17. Peu à peu, le métier de komori hôkô se distingua de celui de jochû pour désigner ces jeunes filles qui se consacraient exclusivement à la garde des enfants. Plus jeunes que les autres domestiques, elles étaient aussi d’un statut hiérarchique inférieur (Matsunaga 2014 : 110).
La pauvreté du vocabulaire, des qualités littéraire, artistique et musicale des chansons dont les komori sont à l’origine est expliquée par leur jeune âge, leurs conditions de travail et leur niveau d’éducation18. On trouve par exemple un certain nombre de chansons à compter qui énumèrent dans un vocabulaire prosaïque les tâches quotidiennes des komori : s’occuper du bébé qui se réveille la nuit, lui faire la toilette, le consoler, l’amuser, le faire parler, etc. Néanmoins, comme tout chant de labeur, les komori uta apportent de précieux renseignements sur cette pratique aujourd’hui disparue, mais qui marqua plusieurs générations de Japonais pour qui cette présence empruntait à la fois à la figure maternelle et au lien fraternel.
Dans la célèbre berceuse Edo no komori uta (« La berceuse d’Edo »), qui commença à se diffuser depuis la capitale dans tout l’archipel, nous retrouvons un témoignage de l’existence du métier de komori.
Dodo, dodo,
Tu es un bon garçon,
Dors,
Où est ta nourrice ?
Elle est au village par-delà la montagne,
Que te rapportera-t-elle en cadeau,
Un petit tambourin et une flûte19.
La personne qui chante est vraisemblablement la mère, puisque les paroles du second couplet semblent s’adresser au petit enfant pour lui dire que sa nourrice, appelée ici omori, est rentrée chez ses parents. En effet, comme tout employé ayant le statut de hôkônin, les gardes d’enfant ne bénéficiaient ni de jours de repos ni de congés payés, mais étaient autorisées à rentrer chez elles lors de deux périodes : aux alentours du nouvel an et de la fête o-bon pendant l’été20. À son retour, elle reviendra avec pour présent un den-den daiko, c’est à dire un tambourin à pellets japonais, utilisé pour amuser les bébés, et un shô, c’est à dire un orgue à bouche japonais21.
Il semble qu’un lien particulièrement fort puisse se tisser entre la omori et la famille où elle était employée. Ainsi, dans le célèbre chant pour enfants Akatombo « La libellule rouge », composé par Yamada Kôsaku (1886-1065) en 1927 sur les paroles de Miki Rofû (1889-1964), ce dernier rend un très bel hommage à celle qui le gardait étant petit, et qu’il appelle nêya (« grande soeur »). Le souvenir des libellules rouges qu’il avait pu observer au coucher du soleil, juché sur le dos de sa komori, est évoqué dans ce chant avec beaucoup de poésie.
Cette figure de la komori est donc fréquemment associée à la culture enfantine en tant que présence indispensable à la fois pour la mère et pour l’enfant. Mais s’il semble que certaines aient été traitées comme des membres à part entière de la famille, comme c’est le cas dans Akatombo, d’autres ont pu souffrir de leurs conditions de travail. La chanson, là encore, témoigne de cela, comme nous allons le voir. Dans la région d’Aichi, on trouve plusieurs variantes d’un komori uta qui semble moins s’adresser à l’enfant qu’à la garde elle-même :
Chère komori
La sieste est importante, tu es restée debout jusqu’à tard le soir.
Pourquoi cet enfant pleure-t-il ?
Est-ce parce qu’il n’a pas assez de lait ou parce qu’il n’a pas ses parents ?22
Dans d’autres berceuses du même acabit, y sont décrits les horaires qui rythment le quotidien des gardes d’enfants : un lever matinal, un coucher tardif, les pleurs incessants des nourrissons, les remontrances des parents. Le komori uta suivant, provenant de la région de Niigata, est présenté par Machida et Asano comme étant une chanson pour jouer (Machida et Asano 1962 : 111-112) :
C’est bien pénible d’être garde d’enfants
On n’a pas de toit où se réfugier quand il pleut,
On se fait gronder par la maman
On subit les pleurs de l’enfant23.
On imagine sans peine la détresse et la souffrance de ces jeunes filles qui ont été envoyées par leurs propres parents en apprentissage et auxquelles on confie le soin de nourrissons alors qu’elles ne sont pas sorties elles-mêmes de l’enfance. Cette souffrance pouvait aisément se transformer en ressentiment à l’encontre du bébé qu’elles gardent, dans des propos très violents comme le relève Matsunaga dans cette berceuse des environs de Nara (Matsunaga 1978 : 129) :
Si cet enfant pleure, je le mettrai dans un sac de paille,
Que je jetterai dans l’eau à Tosa
Qui est plus profonde que la mer,
Je ferai bouillir le fond avec de l’huile pour le tuer24.
Nous pouvons déduire de ces paroles, comme pour d’autres komori uta telles que la berceuse de la région du Chûgoku que nous verrons plus loin, que ces chants présentaient une double fonctionnalité pour les komori, et donc une double nature : une berceuse visant à l’endormissement de l’enfant, mais également une complainte pour se consoler et pour exprimer un sentiment de rancœur. C’est ce qui selon nous associe la berceuse japonaise davantage aux chants de labeur et aux chansons de métier qu’à un genre musical propre à la culture de l’enfance. Pourtant, comme nous le verrons ci-après, cette dimension semble avoir été occultée au profit d’une volonté de construction d’une image particulière de l’enfant et de l’enfance, au début du xixe siècle.
1.2. La préservation et la fixation du répertoire des berceuses traditionnelles
1.2.1. Les collectes de la chanson enfantine
L’intérêt pour les berceuses régionales naquit en même temps que celui pour les chansons de transmission orale qui firent l’objet d’études ethnographiques et musicologiques au début du xxe siècle. Dès lors, des tentatives de classification des répertoires musicaux associés aux enfants furent menées par des individus tels que le poète Kitahara Hakushû (1885-1942)25. Ses recherches aboutirent à la constitution par ses disciples d’une « Compilation de chansons enfantines traditionnelles du Japon » Nihon denshô dôyô shûsei en six volumes, publiée pour la première fois en 1946, dont le premier volume compile toutes les chansons relatives aux komori uta, indiquant d’une certaine manière l’importance et l’abondance de ces chansons dans le répertoire musical japonais. Cependant, il ne s’agissait pas d’un travail d’analyse ethnomusicologique, puisque seules les paroles avaient été relevées par Kitahara Hakushû, et que par ailleurs aucun commentaire n’était apporté à la suite des chansons relevées. Kitahara Hakushû avait un intérêt certain pour la dimension artistique de ces chansons qu’il considérait comme spontanées chez les enfants et souhaitait s’en inspirer dans son entreprise de création des chants pour enfants26.
Plus récemment, Kami Shôichirô proposait en 1972 une classification de ces chansons dans Nihon no warabe uta (« Les comptines japonaises ») en trois catégories, qui sont : 1) les chants ayant pour objectif le jeu (jeux de dessin, balle, bille, course-poursuite, mains etc.), 2) les chants ayant pour objectif de chanter (sur les animaux, les saisons etc.), 3) les chants de labeur (événements annuels, berceuses etc.). Machida Kashô (1888-1981) et Asano Kenji (?-?) proposèrent quant à eux en 1962 une compilation répertoriant les chansons pour enfants représentatives et leurs variantes selon les catégories yûgi uta (« chansons de jeux »), tentai kishô no uta (« chansons sur le temps et les astres »), dôbutsu shokubutsu no uta (« chansons sur les animaux et les plantes ») et saiji uta (« chansons des événements annuels ») et une catégorie réservée aux berceuses.
Mais bien souvent les berceuses font l’objet d’un traitement à part et sont alors exclues de ces catégories, comme le considère le dictionnaire de référence sur la musique Nihon ongaku yôgo jiten, qui subdivise les chansons enfantines en deux catégories, les chansons de jeux et les tonaegoto (« prières » parmi lesquelles les uranai « divinations » et autres formules magiques) considérant que les berceuses sont associées au chansons régionales et populaires des adultes, que l’on nomme min.yô au Japon.
Cette distinction opère en réalité une différence de traitement majeure des berceuses, surtout du point de vue des compositeurs. Elle révèle également en un sens une certaine tendance à l’occidentalisation de la musique (amorcée dès les années 1880, notamment au travers de l’éducation musicale en milieu scolaire) ainsi qu’un changement de paradigme dans les recherches sur la culture musicale de l’enfance au Japon qui ne considèrent plus l’enfant comme auteur de la chanson, mais celui à qui on va adresser celle-ci.
1.2.2. Fixer le répertoire des berceuses au moyen de la musique occidentale
Les artistes musiciens formés à la musique occidentale, montrèrent également un intérêt certain à l’égard des komori uta dans les années 1920-1930, parallèlement à l’âge d’or que connut le mouvement des chants pour enfants27.
La chanson Chûgoku chihô no komori uta « La berceuse de la région du Chûgoku », est basée sur une mélodie originaire du min.yô, une chanson populaire traditionnelle du sud-ouest du département d’Okayama, aux nombreuses variantes désignées par leur incipit ou tout simplement appelées Komori uta. Cette berceuse avait été chantée par sa mère au ténor Ueno Taishi (1901-2001), originaire de la région, et ce dernier la présenta à son professeur, le compositeur Yamada Kôsaku qui arrangea la mélodie pour voix seule et piano en 1928, et édita cette berceuse sous le titre « La berceuse de la région du Chûgoku ». Cette dernière version devint célèbre après avoir été fait l’objet d’un enregistrement discographique diffusé dans tout le Japon. Après-guerre, elle figura également dans les manuels scolaires du collège et du lycée.
Dors,
Qu’il est mignon l’enfant qui dort,
Qu’il est pénible l’enfant qui se réveille et qui pleure.
Dors, dors.
Dors,
Aujourd’hui c’est le vingt-cinquième jour,
Demain nous irons au sanctuaire pour cet enfant.
Dors, dors.
Que va-t-on lui souhaiter au sanctuaire ?
Que toute sa vie il soit diligent.
Dors, dors28.
L’incipit de la berceuse, nenneko shassharimase, est une forme d’impératif dans un registre soutenu qui correspondrait à « endormez-vous » ou « veuillez dormir ». Cette formulation laisse penser que la personne chantant la berceuse à l’enfant, s’adressant à lui avec respect, est de rang social inférieur et donc une garde d’enfants. Cependant, dans la seconde strophe, on apprend que l’enfant à vingt-cinq jours et que le lendemain sera consacré au miya mairi, une pratique qui consiste à se rendre à un sanctuaire shintô pour prier le dieu Ubusunagami, c’est-à-dire le dieu de la terre de naissance d’un individu. Cette visite a souvent lieu aux alentours du trentième jour après la naissance. À cette occasion, il est dit dans la troisième strophe qu’il faudra prier pour que l’enfant devienne appliqué, et qu’ainsi son avenir professionnel soit assuré. Il peut paraître étrange que la garde d’enfant émette ce vœu pour un enfant qui n’est pas le sien.
On pourrait donc supposer que les deuxième et troisième strophes correspondent à un dialogue entre la mère et la garde d’enfant, ce qui donnerait un échange tel que :
Garde d’enfant : « Aujourd’hui nous sommes le vingt-cinquième jour. »
Mère : « Demain, il s’agit de la visite au sanctuaire de cet enfant. »
Garde d’enfant : « Que devrons-nous lui souhaiter ? »
Mère : « Qu’il soit appliqué toute sa vie. »
Ainsi, cette berceuse témoigne, dans un registre un peu différent des exemples précédents, d’une transmission des idéaux culturels de la mère, telle qu’on peut l’observer ailleurs dans le monde (Altmann de Litvan 2008 : 59). Bien que l’on doive reconnaître la qualité musicale de l’arrangement proposé par Yamada Kôsaku et qu’il soit indéniable que cette berceuse ait acquis une reconnaissance artistique grâce à cette version, plusieurs chercheurs reconnaissent que la transcription selon les modalités d’harmonisation de ce répertoire de tradition orale a entraîné la fixation d’une des potentielles variantes existantes au détriment des autres et le figement des formes strophiques et mélodiques de ces chansons, comme le démontrent Kami Shôichirô et Matsunaga Goichi (Kami 2005 : 234-235 ; Matsunaga 1978 : 176-184). Il s’agit donc d’une première distinction importante à faire avec le répertoire des komori uta traité précédemment.
Itsuki no komori uta « La Berceuse d’Itsuki29 », est une berceuse de l’île de Kyûshû dont on trouve une première trace écrite en 1932 dans un recueil de min.yô collectés localement. Elle fut enregistrée par la chanteuse Otomaru (1906-1976) en 1948, puis harmonisée par le musicien Koseki Yûji (1909-1989) dans une version pour orgue Hammond. Cette dernière fut régulièrement diffusée à la radio de la NHK, ce qui lui conféra une renommée nationale. Cette berceuse est remarquable par le sentiment de mélancolie qu’elle dégage, mais est particulièrement intéressante dans la façon dont elle révèle les conditions de vie des gens du peuple, en particulier sur leur éducation, leur situation économique et sociale.
Je resterai jusqu’à la fête o-bon,
Puis je rentrerai au village natal pour o-bon.
Si o-bonarrive plus tôt, je rentrerai plus tôt.
Nous sommes de pauvres gens,
Eux sont riches et de bonne famille, ils portent de beaux vêtements.
Nous sommes de pauvres gens,
Qui marchons en faisant sonner une boîte en fer-blanc,
Nous réchauffons notre manger dans des pots en terre cuite.
Si je venais à mourir, personne ne me pleurerait, les cigales chanteraient.
Quand je mourrai je veux être enterrée au bord du chemin,
Les passants me déposeront des fleurs,
Quelles fleurs ? des camélias,
Qui recevront l’eau des cieux30.
Cette chanson narre, dans le dialecte de la région31, la tristesse de la garde d’enfants qui attend avec impatience de rentrer au village où sont ses parents pour la fête o-bon. Dans la strophe suivante, les paroles expriment la difficulté de son métier, mais également sa crainte de mourir loin de chez elle et que personne ne pleure sa mort, en dehors des cigales qui l’accompagneraient de leur chant, et que personne ne se recueille sur sa tombe. Elle exprime alors son souhait d’être enterrée sur le bord de la route, afin qu’au moins des passants inconnus puissent y déposer des fleurs. Elle se contenterait alors de camélias32 que la pluie se chargerait d’arroser.
Bien que la version de Koseki Yûji soit probablement différente de la chanson originale, et que de nombreuses variantes locales aient pu disparaître après le succès des enregistrements de la berceuse d’Itsuki dans les années 1940, ces paroles dépeignent la grande solitude et la détresse psychologique dans laquelle les gardes d’enfant se trouvaient (Masuyama 1989 : 144-148)33. Il est intéressant de noter que la fixation de cette chanson a, d’une certaine manière, conservé le témoignage de la vie des komori et de la détresse qu’elles pouvaient connaître. Mais de toutes les berceuses japonaises les plus connues aujourd’hui, il s’agit d’une exception. La plupart s’éloignent franchement du chant de labeur pour emprunter de nouvelles tonalités.
2. Les komori uta modernes
L’introduction des mélodies étrangères sur l’archipel dès le milieu du xixe siècle provoqua dans le cas des berceuses japonaises une réinterprétation de leur rôle. Appropriés par les compositeurs et les paroliers, les komori uta devinrent, comme leurs homologues en occident, l’expression de l’amour inconditionnel de la mère envers l’enfant, ou de l’amour tout court. Bien entendu, cette vision partielle de la réalité des berceuses en Europe et aux Etats-Unis révèle une sélection opérée en amont au fur et à mesure des étapes de l’introduction de la musique occidentale dans l’archipel. Par komori uta modernes, nous entendons donc l’ensemble des pièces musicales du début du xxe siècle, se référant aux formes de berceuses régionales évoquées plus tôt, mais ayant été le produit de l’industrie musicale (en particulier de l’industrie du disque) qui se développa dans le courant des années 1920-1930 et celui d’un mouvement de création artistique inspiré par l’occident.
2.1. La reprise des komori uta dans la musique populaire
Nous avons vu que les enregistrements de berceuses comme Itsuki no komori uta avaient contribué à leur diffusion et à leur reconnaissance au-delà de leurs régions d’origine. L’industrie musicale moderne a donc joué un rôle déterminant dans l’évolution de ces chansons. Mais la plupart de celles relevées par Matsunaga ou Kami sont inconnues du grand public. Quels ont pu être les critères qui ont opéré la mise en valeur de certaines plutôt que d’autres ? Plus encore, quels aspects des berceuses japonaises ont-ils inspiré la production musicale japonaise ?
De même qu’en Europe, la berceuse komori uta fut un motif non seulement repris dans la musique savante mais aussi dans la musique populaire. Dans le champ de la musique populaire, on voit émerger dans les années 1920 un nouveau genre : les ryûkôka (« chansons à la mode »)34, produits d’une industrie musicale moderne en plein épanouissement et reflets de la culture citadine japonaise de l’entre-deux-guerres. C’est un genre assez hétéroclite mêlant musiques de style occidental, jazz (importé des Etats-Unis à cette même période) et nouvelles chansons folkloriques (shin min.yô) (Baele 2022 ; Stevens 2008). Pour ces dernières, les komori uta vont devenir une source d’inspiration. Ces chansons à la mode puisent dans les chansons folkloriques pour exprimer une forme de regret nostalgique du Japon pré-moderne35. En ce sens, les komori uta offrent à la fois des éléments mélodiques et rythmiques (tempo lent, échelles pentatoniques de la musique traditionnelle), une image du Japon rural ancien et une forme de sentimentalisme régressif associé aux souvenirs d’enfance. Cela est particulièrement révélateur des mutations de la société de l’époque et d’une prise de conscience des changements apportés par la modernisation du pays dans un retour fantasmé aux valeurs et aux mœurs d’antan, un phénomène qui se poursuivra dans les décennies suivantes (Kamita 2010 : 16).
On observe ici une nouvelle évolution de ces pièces qui perdent leur fonction pratique (elles ne sont plus destinées à endormir ou amuser les enfants), mais semblent reprendre de nombreux aspects des komori uta dans une perspective artistique (Kami 2005 : 165). C’est le cas, par exemple, de la chanson Akagi no komori uta composée par Takeoka Nobuyuki (1907-1985) sur les paroles de Satô Sônosuke (1890-1942), enregistrée sous le label Polydor en 1934 et premier succès de son interprète, le chanteur populaire Shôji Tarô (1898-1972). Cette berceuse fut la chanson titre d’un film de la Shôchiku portant sur un personnage historique de l’époque d’Edo, Kunisada Chûji. Les paroles de cette chanson renvoient sans nul doute à Edo no komori uta, présentée plus tôt : le tambourin est remplacé par un petit chien en papier mâché (inuhariko), et certaines expressions sont reprises à l’identique (bôya otoko da nenne shina). Le fait est que nous ayons ici affaire à une chanson qui, d’un point de vue musical, s’apparente au genre de la chanson populaire en vogue (instrumentalisée, enregistrée, et également caractérisée par une forme d’intermédialité dans ses supports de diffusion) tout en renvoyant à un socle culturel commun, est caractéristique de la production musicale de l’époque. Pour cette culture moderne et citadine, se référer aux chansons folkloriques revenait donc à s’emparer de la campagne afin d’entretenir un sentiment à la fois régionaliste et nationaliste (Yano 1998 : 247-264). En ce sens, ces berceuses modernes sont des exemples remarquables de syncrétisme musical, tant sur le plan musical que thématique, puisque seuls certains éléments, comme la nostalgie ou le regret du pays natal, ont été préservés puis exprimés dans un mode d’écriture et d’interprétation occidental (Wartelle 2019 : 323-334). On remarque cependant que si les expressions et le souci de faire dormir l’enfant sont bien présents dans les paroles de ces komori uta modernes, cela se fait au détriment d’une représentation des gardes d’enfants et de l’expression de leurs difficultés.
Paradoxalement, le métier de komori fut repris dans des chansons populaires des villes, qui en faisaient une description assez peu flatteuse. On observe là une tendance réelle de l’expression d’un mépris de classe de la part des citadins à l’encontre de la population rurale dans le Japon des années 1920-1930 caractérisé par l’émergence d’une culture populaire « moderne », inspirée du modèle occidental et de l’American way of life. Dans ce contexte, les éléments culturels importés des campagnes étaient soit valorisés dans un but d’expression d’une identité culturelle japonaise soit rejetés ou ignorés en tant que témoins d’une forme d’expression vulgaire et sous-évoluée. Les individus venant des campagnes, comme les komori hôkô, étaient moqués (Matsunaga 1978 : 136-138). Il est à noter que la culture de la nouvelle classe moyenne urbaine a pu également faire l’objet de railleries36.
Les komori uta modernes semblaient donc peu à peu mettre davantage l’accent sur les relations interfamiliales qui unissent l’enfant à ses parents et évincer le rôle de la garde d’enfant. Cette tendance alla en s’accentuant dans le contexte de guerre durant lequel le militarisme ambiant prônait, entre autres, les valeurs familiales que l’on retrouve dans des chansons à fort caractère nationaliste comme Gunkoku komori uta (« Berceuse militaire »), chantée par Shio Masaru (1908-2003) en 1937. Après-guerre, les komori uta nouvellement créés ne font plus aucune mention aux gardes d’enfants. Les berceuses deviennent surtout le prétexte à l’expression d’une mélancolie ou d’un sentiment de désenchantement face aux vicissitudes de la vie, comme dans la chanson Ruten komori uta composée par Yoshida Kenji (1923-1998) sur les paroles de Tôjô Jusaburô (1920-2003) dans les années 1950. Si cela s’explique en partie par la disparition progressive du métier de komori, il y a selon nous une autre explication majeure à cette évolution. Elle réside dans l’émergence, dès les années 1920, d’une nouvelle conception de la place de l’enfant dans la société et de la culture qui lui est associée.
2.2. La naissance d’un répertoire moderne de chants pour enfants
Alors que la pratique du chant scolaire (shôka) se normalisait dans l’archipel, en particulier à partir de 1907 où cette matière devint obligatoire au niveau élémentaire, plusieurs voix s’élevèrent pour critiquer ce qu’elles considéraient être une application passive des savoirs transmis durant les cours, tout en exprimant une volonté de s’approprier l’enseignement musical dans les écoles pour le mettre au service de la musique japonaise. Cette prise de conscience, qui naquit dans les cercles de pédagogues, de poètes, d’écrivains de littérature de jeunesse et de musiciens, aboutit à une véritable volonté de refondre la culture musicale japonaise en rompant avec l’écriture conventionnelle des chants scolaires jusque-là soumise à l’autorité de la musique occidentale et aux enseignements de l’école37.
2.2.1. « Le mouvement des chants pour enfants » des années 1920
Le « mouvement des chants pour enfants », qui fut le moteur à l’origine de cette production de chants modernes et artistiques, est aussi un des reflets caractéristiques du Japon urbain des années 1920. Ces chants sont ainsi intimement liés au développement simultané de la culture populaire de l’époque dans des domaines tels que la littérature, la publicité, le disque, les revues, la radio, le cinéma. Dans ce contexte de libéralisme culturel, les enfants figurèrent également parmi les cibles des sphères culturelles dirigeantes, dans une prise de conscience nationale qui se résolut à créer une nouvelle culture, japonaise, de l’enfance.
Ce mouvement part également d’une critique virulente de l’adoption unilatérale par le système éducatif moderne38 des chants de type occidental au détriment des musiques vernaculaires auxquelles les Japonais, et en particulier les enfants, étaient plus familiers. Des auteurs de littérature de jeunesse comme Suzuki Miekichi (1882-1936), porte-parole du mouvement et fondateur de la revue pour enfants Akai tori (« l’Oiseau rouge »), des poètes comme Kitahara Hakushû, et des compositeurs comme Narita Tamezô fustigeaient les préjugés de leurs pairs qui hésitaient à adhérer pleinement aux théories éducatives de leur temps et méprisaient tout ce qui relevait du populaire39. Les tentatives d’hybridation musicales menées par le bureau de l’Inspection de la musique40 dans la composition des chants scolaires avaient rapidement révélé leurs limites dans la mesure où elles ne s’appliquaient qu’au sujet de la chanson et à l’utilisation d’une gamme pentatonique réductrice41 qui ne constituait qu’un ersatz des formes d’écritures musicales autochtones.
L’éducation musicale à l’école était critiquée parce qu’elle négligeait les comptines warabe uta en considérant que leur aspect populaire, synonyme de vulgarité, allait à l’encontre des cours de morale enseignés par ailleurs dans le système scolaire. Par conséquent, tous les aspects les plus humbles, mais aussi les plus réels de la vie des enfants étaient occultés au profit d’une vision d’adulte qui leur était imposée. À l’inverse, le mouvement entendait valoriser les comptines populaires dont la naïveté faisait aussi le charme principal de la chanson japonaise. D’autre part, il est important de noter que les principaux acteurs de ce mouvement possédaient une connaissance très fine de la littérature de jeunesse et de la culture occidentale de manière générale, qu’ils avaient étudiées à l’université42. Les traductions des contes de fées européens, des nursery rhymes de Mother Goose, et des romans pour la jeunesse qui avaient été faites dès le début du xxe siècle constituaient alors des références. Dans la préface du premier recueil compilant les chants publiés au sein de sa revue, Suzuki Miekichi disait ainsi :
Nous ne pourrions être satisfaits des chants de nos enfants [les chants scolaires] qui, de piètre qualité, sont répétés mécaniquement [par eux]. Jusqu’à présent, aucun artiste ne s’est dévoué à créer des pièces artistiques pour les enfants. C’est pourquoi nous autres, écrivains, poètes et compositeurs de la revue « l’Oiseau rouge », conduisons le premier grand mouvement voué à offrir de véritables œuvres aux enfants […]43.
Cette dimension artistique faisait directement référence au répertoire de la musique savante et à la littérature de jeunesse occidentaux. On comprend que l’intérêt pour les comptines japonaises se couplait d’une volonté d’élever au rang d’œuvre le répertoire autochtone, mais là encore en procédant selon un processus de création qui visait au syncrétisme de leur formes : les chants nouvellement créés s’inspiraient des comptines japonaises, mais s’écrivaient et s’interprétaient selon les modalités de la musique occidentale.
Enfin, au fondement de ce courant se trouvait l’idéologie du « cœur/esprit de l’enfant » (dôshin shugi) qui affirmait que l’enfant était un être pur par essence et qu’il fallait lui offrir des pièces de qualité littéraire et artistique. Cette idée sera plus tard critiquée par Makimoto Kusurô (1898-1956), partisan du mouvement de littérature prolétarienne pour la jeunesse, qui proposera de valoriser toutes les chansons du répertoire des warabe uta, y compris les plus triviales (Wartelle-Sakamoto 2022).
La plupart des compositeurs formés à la musique occidentale de l’époque adhérèrent à ce mouvement et mirent en musique des textes composés par de grands poètes comme Kitahara Hakushû, mais également Saijô Yaso (1892-1970) ou bien encore Noguchi Ujô (1882-1945), qui s’intéressèrent de près au folklore enfantin autochtone pour écrire leurs œuvres. On peut alors se questionner sur le traitement qui fut réservé aux komori uta qui, comme nous l’avons vu, sont des chansons qui se situent de manière équivoque entre le répertoire enfantin et la chanson populaire adulte.
2.2.2. Une nouvelle berceuse familiale
Shin komori uta « Nouvelle berceuse » est une berceuse composée en 1916 par Yamada Kôsaku (1886-1965) sur les paroles de Shimizu Toyomi (?-?) et, bien qu’un peu oubliée de nos jours, fut enregistrée à l’époque par plusieurs chanteurs, dont le ténor Fujiwara Yoshie (1898-1976) ou la chanteuse Tsuji Teruko (1907-1973)44. La mélodie, soutenue par un accompagnement au piano, présente toutes les caractéristiques métrico-mélodiques des berceuses : un tempo lent, une répétition des lignes mélodiques courtes, un rythme balançant. Les paroles, qui avaient été publiées dans un premier temps dans les pages du journal Yomiuri, décrivent un monde onirique peuplé des héros des contes folkloriques traditionnels japonais : Momotarô (le garçon né de la pêche), Shita kiri suzume (la légende du moineau à la langue coupée), Kachi kachi yama (la montagne qui craque), etc. Ce type de berceuse est représentatif de l’intérêt grandissant à l’égard de la culture et de la littérature enfantines, associé au mouvement des chants pour enfants. La dimension artistique de cette berceuse entre également dans une volonté générale du mouvement de valoriser la culture populaire japonaise en y sélectionnant avec soin des éléments susceptibles de représenter le Japon à l’égal du répertoire occidental de chansons pour enfants qui leur était parvenu. Le titre Shin komori uta est ainsi révélateur de l’évolution de la compréhension du terme komori uta qui n’est ici nullement associé au métier de garde d’enfant. On observe ici une réappropriation de certaines caractéristiques des komori uta dans le but de construire un nouveau répertoire artistique, à l’égal du répertoire occidental, tout en puisant dans le folklore pour lui donner une identité japonaise. Mais en plus d’être nouvelle, la berceuse japonaise se doit aussi d’être moderne.
L’exemple suivant est à ce titre éloquent. Yurikago no uta est une berceuse composée par Kusakawa Shin (1893-1948) sur les paroles de Kitahara Hakushû en 1921. La traduction du titre, « la chanson du berceau »45 opère une distanciation sémantique avec les komori uta traditionnels pour se rapprocher des berceuses classiques occidentales.
La chanson du berceau
Est chantée par le canari
Dodo, dodo, dodo
Au-dessus du berceau
Se balancent les fruits du néflier
Dodo, dodo, dodo
La ficelle du berceau
Est doucement tirée par les écureuils
Dodo, dodo, dodo
Dans le rêve du berceau
Est accrochée la lune
Dodo, dodo, dodo46.
Écrite en Fa Majeur, dans une gamme pentatonique moderne, Yurikago no uta fut publiée dans les pages de la revue de littérature de jeunesse Akai Tori (« l’Oiseau rouge ») en 1922. Cette mélodie construite sur huit mesures est probablement la berceuse la plus célèbre au Japon aujourd’hui. Il s’agit bien d’une berceuse visant à endormir l’enfant. Les paroles qui évoquent le canari, les fruits du néflier, l’écureuil et la lune renvoient complètement au registre de la berceuse, mais pas aux komori uta : il s’agit d’une berceuse d’inspiration occidentale. En effet, le canari et le berceau sont des éléments introduits de l’étranger et, à l’époque, n’étaient connus que des enfants des villes, d’une classe sociale plutôt favorisée et cultivée, qui avaient eu connaissance de ces derniers au travers de leurs lectures. La revue Akai tori était par ailleurs distribuée essentiellement dans les grandes villes. Il n’était pas envisageable d’évoquer le travail des enfants ou la précarité de leur situation dans les campagnes ne serait-ce qu’en intitulant cette berceuse komori uta, alors qu’elle se destinait à des enfants de bonne éducation.
Cette occidentalisation de la berceuse à partir des années 1920, soit par ses thématiques (Yurikago no uta), soit par sa composition musicale (Shin komori uta, Chûgoku chihô no komori uta), marque une nouvelle étape dans l’évolution des berceuses japonaises. Si, du côté de la chanson populaire, on leur attribuait une dimension nostalgique et sentimentale à l’égard d’un Japon rural et traditionnel, du côté de la chanson enfantine, elles avaient vocation à devenir tour à tour une forme d’universalité de l’enfance et de ses attributs de pureté, et des pièces musicales artistiques à même d’égaler les berceuses des plus grands compositeurs de la musique savante occidentale. Le mouvement des chants pour enfants a donc fortement contribué à invisibiliser la réalité d’une partie des enfants japonais dans le premier tiers du xxe siècle, alors même qu’il existait encore des komori au service de familles dans les années 1930, et d’une certaine manière, à standardiser la production musicale destinée aux enfants japonais.
Conclusion
L’évolution des komori uta est particulièrement révélatrice des changements majeurs qui marquèrent l’histoire de la musique à l’époque moderne au Japon. Le traitement qui leur a été réservé (collectes, diffusion, réappropriation puis syncrétisme) est semblable à ce que les répertoires musicaux folkloriques ont pu connaître de manière plus générale. Mais nous avons montré qu’en raison de l’indétermination inhérente à leur nature (entre chant de labeur et comptine d’enfant), les berceuses sont significatives du paradoxe intrinsèque au mouvement de constitution des répertoires de la chanson enfantine et de la chanson populaire dans les années 1920-1930 : il fallait puiser dans le folklore musical afin de répondre à un souci commun de constitution d’une identité nationale, mais cela passait par l’épuration de tous les éléments considérés comme vulgaires, archaïques ou en non-adéquation avec la nouvelle vision moderne et occidentalisée de la musique. Indirectement, la berceuse occidentale a donc imposé un standard du côté de la chanson pour enfants, tandis que l’industrie musicale a fortement romancé cette part du patrimoine musical japonais. Grâce aux travaux des chercheurs cités dans cet article, la figure ambivalente de la komori, qui trouvait une forme de réconfort personnel dans la berceuse, n’a pas été oubliée et fait même l’objet d’une certaine réhabilitation. Cependant, force est de constater que l’établissement d’une musique de masse, l’évolution des mœurs, la conception moderne de la cellule familiale et la vision de l’enfant pur élaborée par le mouvement des chants pour enfants ont définitivement imposé la berceuse au Japon comme expression d’amour ou de nostalgie. En ce sens, les komori uta sont des objets culturels complexes, témoins des multiples transformations d’un patrimoine populaire et national en pleine construction.