Introduction
L’interprétation d’une berceuse au sein des sociétés kanak, passe majoritairement par des voies/voix de femmes. Les premières explorations sonores qu’elles fredonnent accompagnent progressivement le nourrisson vers le chemin de l’éveil au monde des ‘vivants’ : elles soutiennent ce passage entre l’invisible et le visible, pour l’enraciner au sein de son groupe social et de son environnement (Geneix-Rabault & Wacalie 2019). Elles structurent et développent le langage des enfants. Toujours à la cadence et au rythme pour les tout-petits, elles sont le tertre des identités plurielles. Elles éveillent les sens, stimulent le corps et l’esprit. Elles perpétuent tout un pan de la mémoire familiale : celle des clans paternels comme celle des utérins, celle des liens sociaux comme celle de l’histoire des lieux. Bien qu’investie différemment selon les générations, les trajectoires et l’espace dans lequel chacun vit et s’insère, la berceuse perpétue un héritage linguistique qui raconte une partie de « qui l’on est ? d’où l’on vient ? où l’on va ? »1 (Tjibaou 1996) : ce qui touche et émeut en un moment de vie. Selon Graitson (2008), la berceuse ouvre « la voie à une approche (…) où racines, émotions et créations rendent à chaque mémoire singulière sa fonction d’historicité ». En effet, la berceuse n’est pas qu’une ‘simple’ interprétation qui répondrait seulement à des besoins de maternage, de développement langagier ou bien encore de divertissement. Elle est selon nous2 un objet social d’importance au sein des sociétés kanak pour accéder au patrimoine familial des interprètes, dans un environnement urbain fortement marqué par des migrations internes comme externes (Pestaña et Pantz 2015), et des rapports inégalitaires entre langues et cultures.
Nouméa, capitale de l’archipel de la Nouvelle-Calédonie (désormais NC) est le creuset d’un répertoire enfantin vivace inspiré des sons, des langues, des cultures, des mélodies, des mémoires et des imaginaires de ses habitants : reflet des trajectoires et des interactions humaines, les berceuses incarnent les dynamiques sociales du pays qui ne cessent de se renouveler au gré des contacts et des interprétations (Geneix-Rabault 2019). Chansons de l’enfance et de l’intime par excellence, elles font émerger des éléments de vie essentiels que les interprètes kanak transmettent (Geneix-Rabault 2011 ; Geneix-Rabault & Wacalie 2019). Elles jouent également le rôle de liens entre l’ici et l’ailleurs (proche comme lointain), entre l’avant, l’après et le futur. Elles se présentent comme un moyen de transmission d’un héritage linguistique et culturel qui (re)tisse des liens entre générations et espaces de vie (familial, social, géographique). Richesse du patrimoine calédonien, elles rendent compte de l’évolution des mémoires en un espace/temps donné : quelles berceuses incarnent l’héritage linguistique et culturel à transmettre en contexte urbain pour des interprètes kanak en parcours de mobilité ? Pour répondre à cette question, nous prendrons appui sur des témoignages de locuteur·rice·s nengone et drehu installé.es à Nouméa, et qui circulent entre Maré, Lifou et Nouméa depuis plusieurs générations successives. À partir de deux exemples, nous analyserons les principes qui sous-tendent la communication à la fois musicale, verbale et non verbale lors de l’interprétation de berceuses. Nous verrons ainsi leurs rôles dans la transmission de langues minorées, de son héritage familial et dans la préservation de sa connaissance.
1. Présentation de notre contexte de recherche
1.1. Quelques éléments de contexte sociolinguistique pour commencer
La NC est un archipel où se côtoient quotidiennement des langues autochtones usuellement désignées par l’appellation langues kanak et d’autres langues de migrations anciennes ou récentes : des langues océaniennes, austro-asiatiques, indo-européennes ou bien encore des créoles et des variétés de français (Fillol et al. 2019). Les différentes vagues de migrations3 qui ont marqué le pays ont eu et ont encore des effets sur les contacts de langues comme les savoirs linguistiques transmis au sein des familles (Wacalie 2010 ; Geneix-Rabault 2019). Les résultats d’une recherche interdisciplinaire menée à Nouméa ont démontré que les diversités linguistiques sont audibles dans les espaces informels et valorisées par le biais de productions artistiques (Colombel-Teuira et al. 2016). Elles demeurent peu reconnues dans les espaces publics et scolaires en particulier dominés par le français seule langue officielle du pays, considéré comme la lingua franca calédonienne ‘naturelle’ entre les communautés de langues différentes. Cette hégémonie du français participe à l’érosion de la transmission des autres langues et des savoirs culturels qui doivent alors trouver en l’école et autres dispositifs artistiques et culturels, un exécutoire de revitalisation (Dotte et al. 2022).
La reconnaissance des plurilinguismes calédoniens est d’actualité dans un environnement urbain comme celui de Nouméa qui concentre près des 2/3 de la population totale, et où 25 % des habitants urbains de plus de 15 ans déclarent parler une langue kanak (ISEE-NC 2019). Il est important de souligner ici que les trois langues kanak les plus parlées à Nouméa sont toutes originaires des îles Loyauté : drehu, nengone et iaai (ISEE-NC 2014 & 2019). Enfin, les données des derniers recensements indiquent que la plupart des locuteur·rice·s de ces langues résident en zone urbaine de Nouméa et non plus dans les îles dites ‘d’origine’ : les Drehuphone à Nouméa représentent 59,6% du total des locuteur·rice·s de cette langue ; pour le Nengone, c’est 53,4% (Moyse-Faurie et al. 2012 : 121). Les plurilinguismes urbains représentent donc une réalité quotidienne dans notre contexte (de vie, d’études, de recherche ou d’activité professionnelle). Ces constats conduisent à nous ancrer scientifiquement et professionnellement dans une perspective écologique davantage inclusive des diversités linguistiques et culturelles calédoniennes.
Si le français domine en effet largement dans les espaces publics, la faible représentativité actuelle des autres langues ne signifie pas pour autant l’absence de transmission linguistique au sein de la sphère familiale comme dans la vie sociale quotidienne. En tendant l’oreille, nous découvrons que notre monde est couvert de signes qu’il faut déchiffrer, et ces signes qui révèlent des ressemblances et des affinités, ne sont eux-mêmes que des formes de la similitude. Connaître sera donc interpréter : aller de la marque visible à ce qui se dit à travers elle, et demeurerait, sans elle, parole muette, ensommeillée dans les choses (Foucault 1966 : 47). Et c’est donc au sein de l’intime, espace de liberté créative pour des locuteur·rice·s de langues minorées, que des signes se révèlent, que des berceuses donnent à entendre des voix plurilingues nouméennes.
1.2. Contexte éducatif de NC
Depuis l’Accord de Nouméa (1998), l’introduction des langues kanak et d’autres langues de la région Asie-Pacifique à l’école fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques en NC et d’adaptations des programmes dans les 1er et 2nd degrés4. Bien que les résultats scientifiques confortent la nécessaire inclusion, active et positive de la diversité des savoirs linguistiques et culturels, celle-ci ne fait toujours pas consensus au sein de l’institution scolaire. Dans les domaines du périscolaire, de l’extrascolaire comme de l’accueil de la petite enfance, la valorisation de littéracies plurilingues telles les berceuses a progressé et les réticences sont moins vives qu’en contexte scolaire. Citons par exemples le dispositif Bb Lecture5 initié par Marie-Adèle Jorédié à partir de 1999 en aire xârâcùù. Son action associative autour du dire, lire et chanter en langues kanak avec des grand-mères, des mamans et des enfants l’amène à éditer un AbcderKaasé en langue xârâùù en 2009. Citons aussi la production d’un recueil illustré de chansons enfantines plurilingues par l’association Lire en Calédonie, Toutoute : Comptines, berceuses et jeux de doigts d’ici et d’ailleurs chantés en Nouvelle-Calédonie (2007), premier ouvrage calédonien à valoriser la diversité linguistique et culturelle du pays par le biais du répertoire enfantin.
En dehors de l’espace associatif, les résistances sociales et institutionnelles que nous observons quotidiennement trouvent leur origine dans des représentations idéologiques jacobines sur les plurilinguismes qui peinent à être dépassées du fait de discours négatifs profondément ancrés en NC, et ce, depuis près de 170 ans. Si les résistances sont d’autant plus vives dès lors qu’il s’agit de prendre appui sur les langues et savoirs kanak à l’école pour déployer des compétences dans des disciplines qualifiées de ‘fondamentales’ (français et mathématiques), nous nous saisissons des berceuses et de l’éducation musicale pour les promouvoir. Nous en recueillons diverses interprétations pour documenter les langues kanak (et autres langues minorées), afin de participer à leur introduction à l’école et à leur valorisation via diverses formes de médiation. Nous défendons en effet l’idée que les berceuses peuvent réduire les frontières linguistiques comme les écarts identitaires : elles participent à une meilleure compréhension des mémoires individuelles et collectives, et ainsi, de l’histoire du pays.
1.3. Une entrée progressive de berceuses en langues kanak dans les espaces éducatifs formels
Nos recherches mêlent plusieurs disciplines : la linguistique (Wacalie), l’ethnomusilinguistique (Geneix-Rabault) et l’ethnodidactique (Wadrawane). Elles entendent ainsi participer collectivement et de concert : (i) à l’introduction d’héritages linguistiques et culturels pluriels au sein de l’école calédonienne ; (ii) au déploiement d’actions de médiations sociales. Nous nous inscrivons dans le sillon de travaux en musilinguistique (Arleo 2008 ; Arleo & Despringre 1997), en approches plurielles en didactique des langues et des cultures et en éveil aux langues (Candelier 2008 ; Balsiger et al. 2012 ; Colombel & Fillol 2014). Des études en ethnomusilinguistique engagées depuis plus de vingt ans en NC ont permis d’interroger un éventail de locuteur·rice·s de langues kanak comme océaniennes, sur les fonctions des berceuses dans la transmission linguistique, sur leur rôle essentiel pour maintenir la mémoire d’un héritage familial. Celles-ci ont nourri le lancement de recherches interinstitutionnelles visant précisément à accueillir en chantant les langues et cultures des enfants à l’école, à (re)connecter sphères familiales, sociales et scolaires. L’articulation d’activités chantées avec d’autres apprentissages scolaires, participe à la transmission des langues, à l’ouverture et à l’inclusion des familles à l’école pour favoriser le dialogue intergénérationnel et les rencontres interculturelles6. Nos travaux pédagogiques sont basés sur l’expérience sensible (Geneix-Rabault 2020/2), pour que la berceuse ne soit pas destinée qu’au « lecteur de la jolie berceuse de papier devant le texte fermé qu’elle propose, [qui] n’est plus capable d’entendre le ‘sous-texte’ présent dans (…) les non-dits de la berceuse de l’oralité (…) celle qui peut saisir ce qui n’a pas été dit mais seulement ressenti ou pensé » (Belmont 1997 : 217).
Si la documentation des berceuses en langues kanak est utile et nécessaire, elle ne se substitue pas selon nous à l’expérience vécue, comme le souligne Belmont en s’inspirant de la métaphore de la « troisième oreille » empruntée à Reik :
Il n’y a guère de travaux qui se sont attachés à comprendre cette nécessité de la parole écoutée, de la parole et de son écoute excluant totalement du dispositif l’écriture, excepté le livre de Th. Reik, Écouter avec la troisième oreille (1976). L’analyste utilise cette image d’une troisième oreille avec laquelle il entendrait ce qui n’est pas dit, ce qui est sous-entendu, ce qui se dit tout bas, sans bruit, pianissimo. (…) Il semble que le conteur disait et que ses auditeurs entendaient d’une part le texte du conte (…) et d’autre part il disait et ils entendaient quelque chose qu’on pourrait appeler un ‘sous-texte’, présent dans (…) les non-dits du texte, entendu par la troisième oreille des auditeurs pour reprendre l’image de Th. Reik. (Belmont 1997 : 217).
Que peuvent bien nous révéler, dans un « pays du non-dit » (Barbançon 1992), des berceuses en deux langues kanak, nengone et drehu, dès lors que l’on active notre « troisième oreille » ?
2. Notre corpus d’analyse
Pour développer notre propos dans ce chapitre, nous prenons appui sur des enquêtes ethnographiques de terrain menées à Nouméa et en NC depuis une vingtaine d’années par l’équipe des trois enseignant·e·s-chercheur·e·s que nous constituons. Elles nous ont permis de recueillir des données sollicitées ou non sollicitées, et de conduire des entretiens ouverts ou semi-directifs (avec des locuteur·rice·s, des musicien·ne·s, des étudiant·e·s, des enseignant·e·s, des acteur·rice·s culturel·le·s, etc.). Nos données d’entretiens sont triangulées avec nos propres connaissances en tant que locuteur·rice·s-interprètes, mais aussi avec des données obtenues à partir d’observations directes et participantes, dans différents lieux et moments de vie quotidiennes (dans des situations publiques comme privées). Cet ensemble comprend donc un éventail de (res)sources différentes7 : des enregistrements audio et/ou vidéos (sollicités/non sollicités, conversations informelles, interviews, etc.), des notes de terrain, des albums illustrés, etc. Une récente série d’une vingtaine d’entretiens individuels et collectifs, plus ou moins formalisés, a été menée à Nouméa et à Maré pour recueillir des témoignages pour les besoins de ce chapitre8. Des exemples de ces données sont présentés dans ce chapitre sous la forme de phrases verbatim insérées au fil de notre développement. Les extraits que nous avons choisis pour illustrer notre propos, sont de longueur inégale : parfois denses, parfois plus courts, ils sont intégrés au fil de notre argumentation. Ils sont référencés par le numéro de récit, la mention de la date (récit 1, année par exemple), et lorsque la personne ressource le souhaite, la mention de son nom.
2.1. Présentation générale des berceuses en langues kanak
La berceuse est un genre littéraire encore très vivace en NC. Chantée, scandée ou rythmée, elle soutient les pratiques de maternage et le développement des premières acquisitions langagières, culturelles et psycho-motrices des enfants. À l’instar de Iona & Peter Opie (1959), d’Arleo & Despringre (1997), nous distinguons les nursery lore (les chants que les adultes transmettent aux enfants), des children’s folklore (des chants interprétés par les enfants entre eux). En langues kanak, les locuteurs distinguent linguistiquement l’acte de ‘parler’ versus celui de ‘chanter’ : ‘qene’ vs ‘nyima’, en langue drehu ; ‘nengocè’ vs ‘era’ en nengone9. Les divers genres vocaux qui composent le répertoire de littératures orales sont ensuite désignés selon une terminologie spécifique. Celle-ci varie d’une langue à l’autre, parfois même d’un espace à un autre, y compris dans une même langue d’expression (Geneix-Rabault & Wacalie 2019). En drehu10, nyima désigne l’action de « chanter » et le « chant ». Les genres peuvent ensuite être distingués au moyen d’une caractérisation qui accompagne le terme générique. On précisera notamment les destinataires des chants et leur fonction : nyima nyine amekölen la nekönatr11 la « berceuse », nyima koi ha nekönatr le « chant pour enfants », nyima i ha nekönatr le « chant des enfants », trengewekë la « formulette12 » (ou comptine), etc. La terminologie employée pour désigner la berceuse renvoie au genre lui-même et au bercement, ainsi qu’à des syllabes non-sensiques représentatives de la phonologie de la langue d’expression : en drehu, eaea pepe signifie littéralement « bercer bébé » ou eaean la « berceuse ». En nengone, la forme linguistique haehae se construit à partir de sons vocaliques rédupliqués pour désigner ce genre vocal.
Généralement anonyme, le répertoire de berceuses en langues kanak est composé d’un panier commun de mélodies circulant d’interprètes en interprètes sans cloisonnement ni ‘frontières’ entre langue(s) d’expression : la chanson est socialement considérée comme un moyen de maintenir un lien affectif 1) avec son clan utérin une fois la femme mariée et installée dans l’espace de vie de son mari ; 2) avec un espace d’origine ou de vie dont on s’éloigne plus ou moins durablement pour des raisons économiques, professionnelles ou scolaires (Geneix-Rabault 2018). La berceuse est souvent rattachée à un contexte éducatif, qu’il soit familial, social, scolaire. Elle est liée à des souvenirs, des émotions, des expériences singulières et plurisensorielles vécues : son enfance, sa grand-mère, son timbre de voix, des odeurs, des saveurs, etc. Si les hommes bercent aussi, ce sont surtout les grands-mères qui chantent ce genre de chant comme le souligne ici Richard Washetine Wagegeine lors d’un entretien avec Eddy Wadrawane13 :
[…] lorsque l’enfant est entre l’état de veille et celui du sommeil. L’enfant est dans le besoin. Celui de s’endormir. Il faut quelqu’un pour lui « apporter le sommeil ». La grand-mère est donc, par l’intermédiaire de la berceuse, celle qui accompagne la transition d’un état à l’autre. (…) La berceuse fait partie des objets du « tacaera », le « lieu où planter le chant »14 (récit 1, 2022).
Privilège exclusif des femmes pendant longtemps, Flavien Caihe, étudiant de 3° année, souligne cette évolution sociale lors d’une présentation orale à l’université : « à une époque, lors des cérémonies coutumières, les hommes ne pouvaient pas porter les enfants dans les bras, alors qu’aujourd’hui c’est accepté et les femmes ne sont plus mal vues parce que leurs maris portent leurs enfants » (récit 2, 2022).
L’interprétation d’une berceuse répond à une « demande », à un besoin exprimé par le petit lui-même : calmer des peurs, des angoisses, des peines, des pleurs, accompagner l’endormissement, jouer, etc. Pour autant, cela n’empêche pas une interprétation spontanée pour le simple plaisir de partager un moment chanté : un prétexte à l’évocation de souvenirs émotionnels liés à sa propre enfance et à un moment de maternage qui fixe les liens affectifs. La berceuse a également une fonction éducative de premier plan comme l’évoque ici Armand Guaenere15 auprès d’Eddy Wadrawane au sujet des berceuses nengone : « Avant la société se préoccupait d’éduquer. Ce sont souvent les tantes et les grands-mères qui élèvent les enfants. Elles ‘a-lilini’ l’enfant pour le faire dormir. Alilini ‘bercer’16, c’est le rôle de la grand-mère » (récit 3, 2022). Le terme construit à partir de la réduplication de (a) « li » - « li » (ni) marque le « rapport avec l’action de bercer. Faire bouger le corps. Puis il y a « a » puisque tu chantes aussi ». Le chant accompagne le mouvement. On « fait bouger le corps de l’enfant en suivant le rythme du chant » rappelle Richard Wagegeine Washetine (récit 4, 2022). L’acquisition de savoirs linguistiques et culturels passe donc par l’éveil des sens et du corps en mouvement.
2.2. Berceuse nengone
Watamatine est une berceuse populaire auprès des si Nengone17, et dans le répertoire musical de l’enfance. Des variantes de ce chant Watapatine ou Watamatine ont en effet été publiées dans un travail produit par l’ethnomusicologue Raymond Ammann (1997 : piste 12) et dans l’ouvrage Toutoute (2006 : 10-11) dans une version plus courte :
Watamatine waeraerane Cinilo uane. |
Watamatine, chanter, danser, Ramasse des petites pensées. |
Une version augmentée a été recueillie en 2011 (par Geneix-Rabault, auprès de Waicane)18. Celle qui est présentée ici a été collectée par Elie Violette et Flavien Caihe dans le cadre d’un travail universitaire mené en « Littératures orales océaniennes », cours co-encadré par Stéphanie Geneix-Rabault et Fabrice Wacalie en 2021 en LCO. L’objectif consistait à présenter à l’oral un genre littéraire océanien représentatif de l’héritage linguistique et culturel des étudiant·e·s. Cette version a été interprétée à Nondoue, un quartier de Dumbéa Rivière situé dans le Grand Nouméa, au cours d’un moment d’échange intime entre une grand-mère et deux de ses petits-enfants. Spontanément, au cours des interactions collectives qui se sont tissées, Guaner Qala et son petit-fils Sinawë (5 ans) ont entonné cette berceuse en langue nengone accompagnée de sa gestuelle. Celle-ci se caractérise par une rythmique marquée et une mélodie répétitive, entêtante, qui suscite un plaisir partagé avec Ega (15 mois) :
Watamatine Waera era Cinilo (k)uane. Gua hmenew i Luba Ci kaka waekeco Ri ta gure Waete Wailolopia Coco Hmaiai ! Ziiiiii !!!! |
Watamatine petite chanson Chanter pour ramasser Donner un bisou (à boire) Petite femme de Luba Qui mange en secret Là sous les cailloux chatouille En dansant grandit beaucoup Ziiiiii !!!! |
Watamatine est un exemple complet de berceuse qui combine mélodie, rythme, texte en nengone et synchronisation gestuelle pour stimuler le développement linguistique, musical, kinésique et psychomoteur du tout-petit qui mime et danse en même temps que l’interprétation collective. Elle illustre ce moyen de développer « l’oreille tendre » pour reprendre l’image de Bustarret (1998). Car c’est « à travers la libre activité sonore que se prépare chez le tout-petit le besoin de communiquer verbalement, se développent la voix, le sens du rythme, les divers sons ». La berceuse participe à « l’éducation auditive (…) (en) utilisant les bruits de la vie, la musique, le chant pour favoriser le bon développement de cette ‘oreille tendre’ » (Bustarret 1998). Sur le support vidéo exposé par Flavien et Elie, la grand-mère et l’enfant miment le chant, pendant que Ega se déhanche sous le regard attentif et encourageant de Sinawë. Elle anticipe les gestes et invite le petit à les imiter : l’index qui frotte l’intérieur de la paume de la main, puis la main qui verse le contenu d’un liquide dans la bouche en l’aspirant ; les mains soutiennent ensuite la poitrine, puis effectuent un arc de cercle au-dessus de la tête avant de se poser sur le visage pour faire la grimace finale : en fin d’interprétation, on tire ses paupières pour grossir ses yeux19. A travers ces gestes, l’enfant lie formellement le signifiant (mots qu’il entend) et le référent (le geste) pour construire le signifié (le sens, la représentation mentale). Une triangulation nécessaire pour le développement du langage car lorsque l’enfant grandit, il se constitue un répertoire d’images qu’il devra progressivement associer à des mots (Geneix-Rabault et Wacalie 2019).
Implicitement la berceuse développe également la sensibilité du petit et enrichit le lien affectif qui la relie à Sinawë, Guanere mais aussi avec la culture nengone en contexte urbain. Cet exemple illustre les liens intergénérationnels que la berceuse permet de maintenir. Celle-ci a été transmise car c’est « la berceuse de la grand-mère (l’interprète), qui vient elle aussi de sa grand-mère ». Au fond, comme le souligne Flavien Caihe (récit 5, 2022) : « (…) de ces émotions et de cette transmission, elle (la berceuse) sert de vecteur entre le lien à elle (la grand-mère) avec sa grand-mère ». Elle sert de « pont entre générations, comme si c’était mon arrière-arrière-grand-mère qui me la chantait ». Ainsi, la berceuse, redevient cet objet de liens cycliques intergénérationnels.
2.3. Berceuse drehu
Cai Wamine Tu en langue drehu est une berceuse qui permet de s’attacher aux sonorités de la langue et à son rythme. La langue drehu que l’on nomme qene drehu, signifie la porte qui permet d’entrer dans le pays drehu, autrement dit dans les sons de la langue. Étymologiquement, qënehlö désigne la porte d’entrée (pour qene drehu). Dans la conception cosmologique drehu, le concept d’attache aux sons et au rythme des langues est essentiel pour s’ancrer dans le vivant :
Dans la conception cosmologique kanak, la vie de l’homme se définit par un cycle, bercé entre monde invisible et monde visible. L’enfant qui ne parle pas encore est encore en transition entre les deux mondes. En effet, la période de l’enfance correspond à une phase transitoire permettant (…) de passer du monde des esprits à celui des humains. Ainsi, l’acquisition de la langue est pour l’enfant un outil indispensable d’intégration à la société (récit 6, Flavien & Elie, 2022).
Développer les compétences langagières des enfants participe à l’ancrage dans le monde visible, celui des vivants. Pour répondre à ces fonctions, il n’est pas surprenant que les onomatopées, des syllabes non-sensiques ou des interjections qui accentuent la charge émotionnelle d’un chant, ponctuent les interprétations de berceuses (Geneix-Rabault 2010). La berceuse Cai Wamine Tu20 célèbre, en chantant, la naissance de la petite fille du grand chef de Gaica, l’un des districts du centre de l’île de Lifou :
Couplet 1 Cai wamine tu e calojë e Jope a xome la waka Alo alo Zawe ekölö iaue (X2) |
Couplet 1 Une petite est née là à Jope vers le sud Oh Zawe, oh Zawe (X2) |
||
Refrain Alo alo Zawe ekölö iaue (X2) |
Refrain Oh Zawe, oh Zawe (X2) |
||
Couplet 2 Lozati joxu Hane hi lo la nyima ne atrunyi nyipëti Alo alo Zawe ekölö iaue (X2) |
Couplet 2 Princesse Loza, Voici un chant pour t’honorer Oh Zawe, oh Zawe (X2) |
||
Refrain | Refrain |
Si l’on traduit littéralement le premier couplet, la « princesse » est comparée à de la brède-morelle (Solanacées, solanium nigrum L.) dont on mange les feuilles. Associé au terme wamine « petit bout de », la comparaison prend une valeur affective. Le refrain présente des onomatopées rédupliquées qui n’ont pas de signification réelle en soi mais qui marquent un langage invisible que l’on trouve souvent dans ce répertoire en particulier. Dans la hiérarchie des hommes, le Chef et les membres de la chefferie sont la représentation de l’invisible, son incarnation. Le second couplet est beaucoup plus explicite sur les intentions du chant.
Si « d’autres chansons (de rondes, de mariage, de mai) peuvent servir à bercer un enfant » comme le remarquait A. Van Gennep ([1943] 1977 : 153), les berceuses inspirent également d’autres répertoires musicaux comme celui du kaneka en NC :
Berceuse drehu populaire au sein des foyers calédoniens (Geneix-Rabault 2008), elle se reformule pour devenir enfantine à l’école21. Elle peut aussi être polyphonie et danse collective22 lors d’événements coutumiers. Elle se fait une place sur scène en chanson de kaneka23. Elle peut s’exécuter a capella, en duo, en ensemble acoustique ou amplifié, à l’unisson ou en polyphonie (Geneix-Rabault 2020).
Circuler d’un répertoire à un autre, c’est d’une part participer à la circulation des savoirs en dehors de l’espace de Gaica à Lifou ; d’autre part, contribuer à la construction de nouvelles pratiques de diffusion d’un héritage musical et linguistique structurant entre générations, quels que soient les espaces de vie. Cela participe aux maintiens des liens intergénérationnels pour des Drehuphones dont la mobilité géographique pour raisons scolaires, professionnelles, voire économiques, conduit massivement à l’exode vers le bassin urbain nouméen depuis les années 70. Ces deux exemples illustrent le cycle de circulation de savoirs : celui de l’histoire d’une berceuse toujours « ouverte », « que la transmission orale permet à un autre berceur-auditeur de compléter, d’enrichir ou d’abréger » (Belmont 1997 : 217). Les interprétations évoluent, se transforment et se modulent selon le contexte de vie dans lequel chacun s’inscrit, en fonction des générations et des trajectoires de vie des divers interprètes.
3. Des instruments chantés pour (re)lier sphères formelles et informelles
Deux éléments essentiels nous semblent représentatifs de l’intérêt et du sens donné à la transmission des berceuses nengone et drehu en contexte urbain. Dans la suite de notre propos, nous les développons sur la base d’extraits de témoignages recueillis auprès des deux communautés de locuteurs.
3.1. Berceuses en langues kanak, sources d’accomplissement et de bien-être
Les berceuses renvoient à une histoire familiale, mais aussi à une mémoire de savoirs liés à un espace d’origine, qu’il soit proche comme lointain. La berceuse est un moyen de préserver le lien avec sa langue d’origine : « parce que si on ne chante pas les berceuses de nos mamans, les enfants ne peuvent pas parler la langue »24 (récit 7, 2021). Chanter les berceuses en langues kanak, suscite un sentiment d’accomplissement. L’interprète manifeste son bien-être, exprime sa satisfaction d’avoir participé à la diffusion et de fait, au maintien de cette mémoire : « j’ai le sentiment d’avoir transmis quelque chose d’important aux enfants : c’est quelque chose de bien c’est pour la bonne raison. (…) Le souvenir du rire de W. ça marque » (récit 8, 2018). Transmettre les berceuses de famille, c’est (ré)agir. Avoir le sentiment d’être proactif.ve, (r)éveille des émotions positives. Car les interprètes regrettent parfois de ne pas parler leurs langues kanak, de ne plus les connaitre, de ne plus pratiquer les « choses de nos vieux d’avant ». Les parcours de mobilités traversés par les interprètes touchent à des questions de ruptures intergénérationnelles et parfois, à des questions d’intégrations : « Mes parents ont fait le choix du français pour nous les enfants. Ils pensaient, comme beaucoup de parents encore aujourd’hui, que le français était la seule langue de réussite scolaire et sociale. Et même aujourd’hui, sachant mon combat pour la reconnaissance des langues, ils continuent de nous parler en français. » (Wacalie 2022). De nombreux parents kanak partent du principe que le passage au français à la maison est la meilleure solution pour aider leurs enfants à réussir à l’école et dans la vie (Dotte et al. 2017 ; Colombel-Teuira et al. 2016). Des études auprès de familles migrantes soulignent l’importance de transmettre des éléments de son histoire personnelle, familiale et sociale (De Singly 2005 ; Vatz Laaroussi 2009 a&b) : « la transmission de l’histoire familiale, forme de mémoire familiale transmise à travers les générations et au-delà des frontières géographiques, représente le gage d’une identité adaptative, ancrée et solide » (Vatz Laaroussi 2009). Les berceuses font partie des ‘bouts’ ou modèles réduits de pratiques sociales du monde autochtone au coeur de la ville, qui contribuent à une meilleure intelligibilité et développement de l’‘habiter’ social, comme scolaire. Certaines femmes ont souligné à plusieurs reprises les émotions ressenties lors de l’interprétation des berceuses en langues kanak : un moyen de se (re)connecter avec les membres de son/ses espace(s) d’origine, de sa famille, qu’il s’agisse de personnes vivantes ou décédées, du monde visible ou invisible. Pour Cai Wamine Tu, l’ambition consiste précisément à transmettre un chant représentatif de la mémoire familiale, celle qui a été léguée par les générations précédentes : « je transmets les berceuses et les chansons de ma grand-mère. C’est elle qui m’a aidée à garder cette mémoire » (récit 9, 2019). En cela, la berceuse devient un déclencheur qui participe à la mise en voix d’une histoire familiale que l’on va ensuite contextualiser et situer, car « cette berceuse raconte l’histoire de l’endroit (…) elle raconte l’histoire de ma chefferie » (récit 10, 2016). Mais cette berceuse fait aussi office de « marqueur identitaire », chant symbole du « patrimoine drehu », voire du patrimoine calédonien pour certain.es. Ce chant circule, de femmes en femmes, de femmes à enfants, de mamans vers des musiciens emblématiques comme Edou25, de répertoires en répertoires, de scènes en scènes. Ce chant revêt alors une dimension familiale personnelle, mais aussi historique tant cette berceuse a marqué l’histoire du pays depuis les années 200026 et tant elle a participé à la reconnaissance de la langue et culture drehu dans les sphères publiques et médiatiques.
3.2. Des objets de réflexivité et de déclic, vecteurs de revitalisation linguistique
Parler la langue à la maison passe par des instruments ou symboles tels que la berceuse, pour transmettre des savoirs, des valeurs mais aussi des émotions qui touchent à l’intime des liens familiaux : « chaque fois que j’entends cette berceuse, je me souviens de ma grand-mère (…) ça me touche dans mon cœur (…) ça me rappelle des odeurs (…) des couleurs » (récit 11, 2020). Et c’est au travers des berceuses, qui renvoient à tout un univers de sensations et d’émotions, que l’on voit ces liens d’attache se maintenir, s’actualiser, se pérenniser. On les voit se renouveler au fil des rencontres et des interactions. Pour une grand-mère, originaire de Lifou, qui a suivi son mari à Nouméa au milieu des années 70 pour le travail, c’est un devoir : « j’ai appris avec ma mère et ma grand-mère. Je dois transmettre ces choses ici à Nouméa (…) je suis responsable du respect de la parole des vieux d’avant (…) je dois les donner à mes filles c’est mon rôle » (récit 12, 2020). Les savoirs transmis rappellent un espace d’origine : « que les gosses n’oublient pas d’où on vient. Il faut qu’ils sachent d’où on vient et où ils vont » (récit 13, 2019). Mais interpréter une berceuse, c’est en prendre soin. Au cours d’un entretien entre Eddy Wadrawane et Washetine, locuteur nengone (récit 14, 2022), des précisions sur le terme « Alilini » ont été posées par Armand Guaenere :
En parlant de la poule, elle met ses poussins sous sa protection ou sous ses ailes. Il y a quelque chose qui n’est pas dit mais qui se passe quand même (…) Ce n’est [pas] dit mais il se passe bien des choses durant ce moment de tendresse et de chaleur. Les berceuses sont donc des outils qui font partie du social, des clans et qu’on trouve aussi dans les tacaera (typologie du « faire et dire » chantés) (récit 15, 2022)27.
De la même manière, plusieurs grands-mères ont souligné la volonté de transmettre des savoirs culturels pour « prendre soin », pour participer aux conventions culturelles de bien s’occuper des tous petits enfants, et dans le même temps, de participer au bien-être des mamans, source d’équilibre familial et social : « les choses de chez nous qui se disent et parfois qui se chantent (…) ça ne s’écrit pas (…) qaja me kuca (« dire et faire ») on dit chez nous » (récit 16, 2017). Autrement dit, des savoirs d’expériences ancrés dans les racines de ses origines, qui se vivent, se pratiquent et se ressentent aux côtés d’autres femmes pour perpétuer la transmission de son héritage linguistique, culturel et émotionnel : des savoirs d’expériences qui constituent le fil conducteur des savoirs à transmettre aux autres. Pour une petite fille, des valeurs précieuses qui renforcent l’attache affective avec la grand-mère, figure emblématique pour maintenir la transmission de l’intime, gardienne des traditions et liens familiaux :
c’est le meilleur ce que ma grand-mère m’a appris (…) elle était dynamique, dans la joie. Elle chantait, elle dansait avec nous. Et ça, ça m’aide beaucoup dans ma vie, de connaître ses racines. C’était un modèle de courage (…) quand je me sens triste ou fatiguée je les chante en pensant à elle ça me donne de la force. Je les donnerai à mes enfants (récit 17, 2021).
La transposition de ce répertoire dans la sphère conventionnelle de l’école est d’autant plus intéressante qu’il mobilise différents appuis sensoriels qui favorisent la mémorisation du répertoire langagier, de ses sonorités, de sa prosodie, etc. La plupart des témoignages collectés converge vers l’univers des émotions et de l’affect (Geneix-Rabault & Wacalie 2019) véhiculés par ce répertoire. Or, ces considérations psycho-affectives sont parfois neutralisées dans les espaces-classes.
Conclusion
Questionner les familles sur les berceuses en contexte urbain nouméen permet de mesurer les langues en présence à Nouméa (Geneix-Rabault & Gomes 2022 a&b) et de les mettre en relation avec l’école notamment : espace académique héritier du ‘tout-français’ et espace social héritier de locuteur·rice·s de langues autres que le français qui traversent la ville. La visée pratique de nos recherches participe de la dilution de la fragmentation des espaces pour amoindrir l’écart et concrétiser l’articulation des savoirs. Sans vergogne ni équivoque, la posture épistémologique de la berceuse se trouve réaffirmée. Son implication dans les activités didactiques contribue à faire reculer entre limites et dangers au sens théorique postmoderniste ces postures excessivement formalistes modernistes « dont la longue méprise des savoirs autochtones parce qu’ils ne rentrent pas dans les canons prétendument universels de la science occidentale » (Wadrawane 2022 : 80). Les enseignant·e·s de langues kanak dans le 1er degré en Province sud utilisent les berceuses et chansons enfantines comme moyen de promotion de la diversité linguistique calédonienne : en investissant la richesse des répertoires de leurs élèves, en mobilisant les parents et parfois le personnel technique des établissements. Ainsi, le drehu, le nengone, le futunien, le bislama, etc., résonnent régulièrement dans les travées des établissements urbains. D’où qu’elles proviennent, les berceuses sont source d’enrichissements mutuels : elles enrichissent le répertoire plurilingue des élèves qui donnent voie/x à l’interculturalité. Le socio-constructivisme exige des enseignant·e·s de prendre appui sur les connaissances initiales des élèves comme fondement des savoirs scolaires (Vygostky 1985 & Bruner 1960). La construction du sens ne saurait ignorer des questions d’arrière-plans (Wadrawane 2020) ou précisément les acquis antérieurs d’un enfant où qu’il grandisse. Les recherches de Sarrazy et Clanché (2002) et la démarche ethnographique proposée par Clanché (2017) n’ont fait que le confirmer en NC :
La transposition des savoirs autochtones dans l’espace académique devra participer à produire une rééquilibration culturelle résiliente concourant à sortir des frustrations sociohistoriques pour le bien-être de l’être social et scolaire. […] L’articulation légitime de ces savoirs devra, non seulement renforcer ce double paradigme [double légitimité et coprésence], mais encore provoquer une rééquilibration psychique et psychologique (Wadrawane 2022 : 71-72).
C’est bien dans cette démarche visant à « concilier les mondes » et plus encore à « concilier l’être et son environnement » que nous nous interrogeons sur les modalités de transmission des berceuses, celles : « de ma grand-mère [qui] ont bercé mon enfance » et qui représentent « mon premier contact avec ma langue maternelle » (récit 14). Cette perspective stimulante donne à (sa)voir ce qui n’est pas reconnu ou valorisé dans les espaces formels. En cela elle questionne les rapports ambivalents aux langues et cultures minorées. Dans le même temps, saisir l’intime explicite les choix de transmission et le sens social des objets transmis : ici, les berceuses drehu et nengone se présentent comme un élément linguistique et culturel structurant, des « racines », un poteau central, un cadre référentiel essentiel pour des communautés minorées résidants en milieu urbain.