Dans le but d’expliciter et d’illustrer la problématique commune aux articles de ce chapitre du volume (définitions et redéfinitions de la clandestinité), nous souhaitons nous appuyer sur deux romans d’Andrea Camilleri, appartenant tous deux, à distance de deux décennies, à la série policière à succès des enquêtes du commissaire Montalbano : Il ladro di merendine (1996)1 et L’altro capo del filo (2016). Si la thématique de la clandestinité – et plus particulièrement de l’immigration clandestine – a été abondamment traitée et étudiée à l’occasion de la parution du roman du même auteur intitulé Il giro di boa (2003)2, nous voudrions analyser ici un processus d’écriture commun à nombre de romans d’Andrea Camilleri qui, lorsqu’il est appliqué à la clandestinité, contribue à en redessiner non seulement les contours mais la définition même.
Plusieurs parmi les auteurs de notre volume ont contribué à délimiter ou plutôt à explorer les contours de ce que l’on peut nommer un ‘clandestin’. Lorsque nous disons ‘clandestin’, de qui, de quoi parlons-nous ? Les deux sens premiers du terme ‘clandestin’, secret et illicite se renvoient souvent l’un à l’autre et fusionnent dans la définition établie par le CNRTL : « Qui existe, fonctionne, se fait de manière secrète, en dehors de ceux qui exercent l'autorité, à l'encontre des lois établies, de la procédure normale et licite. » Une frontière délimite de manière exclusive et étanche le ‘clandestin’, caché car hors-norme, et l’ayant-droit, visible et libre car conforme aux règles en vigueur, que ces dernières soient écrites ou tacites. La transgression de cette frontière expose le ‘clandestin’ à une condamnation.
La question posée par nos auteurs est la suivante : le clandestin se résume-t-il au ‘hors-la-loi’ ou peut-il être considéré comme tel en tant qu’incivil, apatride, dissimulé, déchiré entre son existence sociale et une part intime de lui-même, simplement invisible ?
A titre d’illustration de cette problématique, les romans d’Andrea Camilleri intitulés Il ladro di merendine (1996) et L’altro capo del filo (2016) se révèlent à nos yeux très significatifs.
1. Il ladro di merendine ou la définition plurielle de la clandestinité
Comme cela est fréquent dans les récits policiers et en particulier dans les romans de Camilleri, ce sont un épiphénomène ou un personnage en apparence secondaire qui se révèlent être au centre de l’affaire3. Qu’est-ce qu’un ‘voleur de goûter’ dans une école primaire face à l’assassinat d’un commerçant à la retraite ou d’un Tunisien sur un navire de pêche italien dans les eaux – peut-être – internationales ? Or, le jeune François, le petit voleur de goûter, s’avère n’être pas seulement un personnage central de l’enquête policière car témoin dangereux des malversations de ses proches, il est aussi et surtout celui par le regard duquel la situation se retourne et s’éclaire. En effet, l’enquête policière se dénoue et se résout précisément à partir d’un épisode dont François est le protagoniste. Confronté à la résolution d’un puzzle, l’enfant fait preuve de ce que l’auteur qualifie de génie. Dans un premier temps, Livia, la compagne de Montalbano, qui a recueilli l’enfant chez eux, observe son comportement : les puzzles sont à ses yeux « ennuyeux » car « contraints » : « François – dit-elle, considère que les puzzles sont ennuyeux car ils sont contraints. Chaque pièce, dit-il, est découpée de manière à s’imbriquer dans une autre. Ce serait pourtant tellement mieux d’avoir un puzzle aux solutions multiples ! »4 Le puzzle dont il est question ici représente la statue de la Liberté, et Livia de poursuivre : « Il connaissait déjà la statue de la Liberté ; lorsqu’il a composé la tête de la statue, il savait donc comment poursuivre et se trouvait contraint de le faire puisque le concepteur du puzzle avait découpé les pièces d’une certaine manière et voulait par là que le joueur suive son dessin. »5 Montalbano ne comprend pas immédiatement l’enjeu de cette réaction enfantine. François est encore un étranger pour lui, un être dérangeant qu’il regrette presque d’avoir recueilli chez lui, tandis que sa compagne l’a déjà adopté. Le tournant du roman s’opère dans les deux pages qui suivent. Histoire principale et histoire secondaire du récit s’interrompent mutuellement et s’entrecroisent : Montalbano rassemble les ‘pièces’ de son enquête avant de revenir vers l’enfant. Un dialogue s’engage, sur le port, entre les deux personnages. Ils se sont enfin trouvé un point commun : tous deux ont perdu leur mère. Ce deuil au plus profond de l’humain et de ses origines rompt toute frontière entre eux, ils ne sont plus étrangers l’un à l’autre à tel point que même la barrière de la langue cède sous le poids de leur intimité : le commissaire s’exprime en sicilien, l’enfant en arabe, ils se comprennent. L’auteur remplace le contenu du dialogue par une brève observation métalinguistique6. Nous ne saurons jamais les détails des paroles échangées. Ce dialogue est de l’ordre de l’intime, du secret, clandestin : « Il lui confia des choses qu’il n’avait jamais dites à personne, pas même à Livia »7. La frontière s’efface lorsque les deux protagonistes remontent aux origines de leur existence, qu’ils avaient jusqu’à présent tenues clandestinement cachées dans le secret de leur intimité ; c’est dans cette clandestinité partagée que se rapprochent les deux personnages. Deux formes de clandestinité sont mises en abîme dans cette scène : celle de François, caché par Montalbano à son domicile, et celle que tous deux partagent au fond de leur être, qui prend ici nettement le dessus dans la fiction en devenant un élément charnière du développement de la narration. La première se réfère à l’Etat et à ses lois, la seconde à un autre ‘Etat’, un Etat idéal, parallèle, où la clandestinité est inversée en devenant un trait d’union entre les personnages au lieu de les séparer. Le commissaire Montalbano se place du côté de ce second Etat : « vous et moi, nous avons des conceptions diamétralement opposées de ce que signifie être serviteurs de l’Etat, en réalité nous servons deux Etats différents »8, dira-t-il plus loin à un collègue.
Le récit, après cette interruption narrative, reprend l’épisode du puzzle. François découpe aux ciseaux les pièces composant la statue d’une certaine Liberté convenue, imposée, pour lui donner un autre visage. Montalbano s’exclame : « François, tu es un génie ! » Montalbano prend conscience qu’en refusant le prisme imposé, la définition convenue de la liberté et donc de la légalité, il dénoue tout à la fois sa situation personnelle (l’enfant n’est plus un étranger pour lui, il l’accepte désormais9) et sa vie professionnelle : l’enquête se résout, l’on s'aperçoit que les coupables ne sont pas les clandestins mais la veuve Lapecora ; entremêlés qu’ils étaient sur la base de clichés convenus, les éléments composant l’enquête prennent leur juste place et la vérité émerge rapidement ; les évidences tombent sous le coup de nouvelles interrogations comme, quelques pages plus loin, celle de savoir si le bateau de pêche avait ou non franchi la frontière des eaux internationales : contradiction ou erreur ?10
Ainsi, dans Il ladro di merendine, Camilleri construit son récit de manière à démontrer, dans le cadre d’une enquête policière, que la définition convenue que l’on donne à la réalité – en l’occurrence à la liberté – n’est pas toujours à même de faire émerger la vérité des faits. Le registre de la ‘contradiction’, dominant la première partie du récit et contribuant au suspense propre à ce genre littéraire, est brusquement remplacé par le registre de la ‘vérité’ et de l’‘erreur’, apte à résoudre l’enquête. Les deux champs sémantiques de la liberté et de la contrainte d’une part, de la vérité et de l’erreur d’autre part, se rejoignent au centre du roman. Ainsi, la liberté recomposée par l’imagination de l’enfant apparaît plus vraie que celle que l’on voudrait nous imposer.
Le refus des convenances, des signifiés imposés, est caractéristique de l’écriture de Camilleri qui l’exprime à travers le personnage de Montalbano. Ce dernier, en effet, nourrit par ailleurs un profond dégoût pour les frasi fatte11.
2. L’altro capo del filo ou la clandestinité universelle
Dans L’altro capo del filo, Camilleri reprend ces mêmes procédés littéraires mais en sens inverse : c’est à travers des points communs en apparence anodins entre les personnages que les termes se redéfinissent.
2.1. Avec ou sans papiers
La première partie du roman L’altro capo del filo pose le décor de l’enquête policière : chaque nuit arrivent sur les côtes italiennes des dizaines voire des centaines d’immigrés clandestins, dont le commissaire Montalbano et ses effectifs doivent encadrer le débarquement sur la terre ferme. Au premier degré de lecture du récit, deux mondes s’opposent, d’une part celui de ceux qu’il est devenu commun d’appeler des migrants, d’autre part celui des habitants légaux de la péninsule italienne. La frontière est celle du pays, de la nationalité. Les uns ont des papiers, les autres n’en ont pas. Les uns sont citoyens et les autres clandestins. Elle est celle de la légalité et de l’illégalité, du licite et de l’illicite.
2.2. Un objet symbolique universel : la couverture
L’auteur s’efforce, au moyen d’artifices du récit et d’objets symboliques, de briser cette définition académique de la notion de clandestinité, selon laquelle devrait être dissimulé ce qui est illégal pour échapper au couperet de la loi. D’un côté le monde visible et licite, de l’autre un monde occulte ou occulté car rattaché au mauvais, au dégradant, à l’inmontrable. A cette lecture binaire, Camilleri oppose un fil conducteur apte à relier l’ensemble de ses personnages, dont on finit par ne plus savoir de quel côté ils se trouvent ou même s’ils se trouvent d’un côté ou de l’autre de cette frontière.
L’élément clé de la construction du récit est le vêtement et plus précisément la couverture. Symboliquement, couvrir sert à cacher, à rendre secret et invisible, à dissimuler ce qui ne doit être vu, qu’il s’agisse de la nudité occultée par tout vêtement ou de tout autre aspect ne pouvant être montré. Couvrir sert aussi à protéger, du danger extérieur ou des adversités, du froid ou des intempéries. Couvrir sépare, délimite et protège. Or, par le truchement symbolique et métaphorique du tissu, Camilleri, loin de séparer deux mondes, transforme et dépasse cette fonctionnalité première de l’objet pour créer, au fil du récit, un lien de continuité entre ses personnages et leurs situations en apparence si différentes, l’auteur rapproche ce qui semblait devoir être séparé, distingué, divisé. La couverture devient leur point commun plutôt que leur frontière.
Camilleri donne ainsi à voir les immigrés clandestins sur leur embarcation, emmitouflés dans des couvertures de survie : « Quand ils arrivèrent sur le pont, ils virent une masse informe, parce que tous étaient entassés sous des couvertures de survie qu’ils avaient reçues à bord. »12 Comme si la couverture de survie les indifférenciait et les donnait pour morts. Au début du roman, Camilleri avait décrit le commissaire Montalbano ne parvenant pas à trouver le sommeil car, faute de couverture, il s’était enveloppé dans un peignoir, celui-là même qui servit ensuite de linceul au premier cadavre du récit13. Les objets se font écho et par eux les personnages, tandis que leurs fonctions dans le récit s’inversent : alors qu’ils devraient être porteurs de vie et de santé (couverture de survie, peignoir pour ne pas attraper froid), ils se transforment, réellement ou symboliquement, en linceuls.
Après avoir ainsi relié ses personnages par le truchement de l’objet symbolique, Camilleri pousse plus avant un travail de déconstruction des définitions traditionnelles en conférant au dit objet des propriétés contraires à celles que nous pouvions imaginer de prime abord.
Parmi les passagers du navire se trouve un célèbre flûtiste qui cache quant à lui consciencieusement son instrument. La scène est violente et se présente comme une scène de viol : les agents tentent de contraindre par la force le personnage à soulever sa couverture et, poussant des cris (deux fois un triple « Non ! »), celui-ci s’enfuit en courant. Le flûtiste est poursuivi puis rattrapé et plaqué au sol aux cris de « Arrêtez-le ! Il est armé »14. A la découverte de l’objet, le comble de l’étonnement se substitue à la peur15. Ce que le flûtiste dissimulait sous une couverture n’était pas une menace ni un objet illicite mais sa richesse, son trésor et par là-même son talent. Ce qu’il occulte n’est pas ce dont il aurait honte mais l’objet de sa fierté. Quelques pages plus loin, le même objet assume un rôle protecteur auprès d’une jeune fille violée. Dans les deux cas, ôter la couverture est une violation d’intimité, la violation de ce que le personnage a de plus précieux et qui le rend unique. Le clandestin ne dissimule plus l’illicite mais ce qui lui confère sa plus grande valeur. Il ne cache pas le défendu mais protège son intimité, en l’occurrence ce qui lui confère son identité propre. D’occultation négative d’un manquement à la loi, la clandestinité – par le truchement de la couverture, objet banal et commun à toute l’humanité – devient protection positive et nécessaire de ce qui s’apparenterait presque au sacré.
Le fil rouge de la couverture devient ainsi tout à la fois révélateur des personnalités, des sentiments, des intimités personnelles et profondes présentées comme des richesses16, et voile occultant les différences qui opposaient et séparaient initialement le clandestin des autres personnages. Tandis que les couvertures de ‘survie’ s’étaient révélées source d’anonymat voire de mort, les autres couvertures sont le signe de l’individualité propre et inviolable de chacun.
Si la provocation est évidente dans le rapprochement entre un objet de confort à la limite du superflu dans un intérieur cossu et une couverture de survie sur un navire en péril, dans ce nivellement par l’image de situations opposées à l’extrême, le fil rouge de la couverture cherche aussi à dire au lecteur que tout homme a quelque chose à cacher pour le protéger voire se protéger, pour exister comme individu, du simple jardin secret à la vérité dont le dévoilement mettrait sa vie en danger. Dans le roman de Camilleri, la nécessité du secret semble devenir constitutive de l’humanité dont une part devrait par essence, à sa façon, être clandestine.
Le clandestin n’étant dès lors plus, au fil des pages, celui que l’on croyait, le hors-la-loi, le sans-papiers, où se situe finalement le contour de sa définition ? La frontière a été déplacée par l’écriture et par là même la définition de la clandestinité s’en est trouvée transformée. Elle a trouvé place non plus entre diverses catégories d’individus mais au cœur de l’humain, de tout être humain. A chaque personnage sa part d’être clandestin. Tandis que la frontière séparait le ‘permis’ du ‘défendu’, le ‘citoyen’ du ‘sans-papiers’, l’‘anonymat’ de l’‘identité’, elle distingue désormais les apparences visibles de l’intimité considérée comme identité profonde de tout humain en tant qu’humain.
Cette forme d’universalisme peut aussi s’expliquer d’une manière plus précise sur les plans autobiographique et géopolitique. Barbara Pezzotti (2012) observe une nette différence entre un écrivain italien du Nord comme Massimo Carlotto chez qui l’immigrant est présenté comme une menace, et un Italien du Sud comme Camilleri pour qui le ‘dénominateur commun’ entre les personnages est surtout l’héritage méditerranéen. Si Camilleri évoque de fait explicitement cet héritage commun dans Il ladro di merendine, nous observons toutefois aussi chez lui une plongée plus profonde dans une nature humaine universelle17.
2.3. Mensonge et vérité
Au thème du visible et de l’invisible, Camilleri ajoute en outre le jeu du mensonge et de la vérité. Sous les couvertures, derrière le voile, ne trouverait-on pas la véritable identité du clandestin et, par extension, de tout être humain ? Camilleri annonce la couleur dans les premières pages du roman. Au docteur Osman, dentiste tunisien qui vient apporter son aide d’interprète lors des débarquements sur les côtes italiennes, Montalbano propose de monter sur le navire peu avant l’accostage, pour préparer l’arrivée dans de bonnes conditions. Lorsqu’Osman demande ce qu’il doit dire aux immigrants, le commissaire Montalbano répond : « Vous devriez expliquer que les règles ont changé et que celui qui n’obéira pas aux ordres de la police sera immédiatement arrêté, déclaré indésirable, clandestin et par conséquent rapatrié. » A l’étonnement d’Osman, Montalbano répond ceci : « Non, ce n’est pas vrai, mais c’est un mensonge nécessaire. » Quelques pages plus loin, il commente : « Le mensonge fonctionna à la perfection. »18 Si l’intention de l’auteur est ici clairement provocatrice et politique, l’on perçoit comment ces quelques mots traduisent explicitement et efficacement tout le processus de renversement et de déconstruction sur lequel repose la narration : la réalité des faits et de l’application de la loi devient un mensonge tandis que la vérité est ailleurs.
L’expression et la représentation que Camilleri donne dans ce roman de l’être clandestin se fondent, comme dans Il ladro di merendine, sur la remise en question de définitions traditionnelles et ouvrent la voie à l’exploration d’une réalité invisible, occultée, cachée, laissant entrevoir que celle-ci serait finalement plus vraie et légitime que les apparences observables au grand jour.
Conclusion : une écriture militante de déconstruction
L’engagement politique d’Andrea Camilleri dans la gauche radicale est un élément fondamental de sa personnalité et de son écriture19. La parution du roman L’altro capo del filo a valu à Camilleri des accusations de polémique politique, dont il a voulu se défendre sur Rai Uno dans l’émission Che tempo che fa du 24 février 201920. Parfois, les propos de Camilleri – dont Montalbano se fait le porte-parole – sont explicites, comme dans Il giro di boa où le commissaire considère que « l’ordre » et « la légalité » revendiqués par le parti de droite au pouvoir ne sont que subjectifs21. On oppose souvent, cependant, un Camilleri intellectuel polémique violent à un romancier de divertissement dont l’écriture crée un univers rassurant, posé et divertissant22. Camilleri lui-même, soulignait le grand historien de la littérature Giulio Ferroni, « regrettait que ses lecteurs se montrent si peu attentifs à l’engagement politique de ses livres » : Ferroni expliquait ce phénomène, en particulier sur le thème de la justice, par la superficialité de Camilleri, justifiant ainsi de ne pas lui accorder de place parmi les grands écrivains du XXe siècle23.
Ses romans n’en sont pourtant pas moins porteurs d’opinions politiques fortes. Dans nos deux récits, c’est subrepticement et donc de manière plus efficace, par le biais de l’inventio mais aussi des objets symboliques, que Camilleri révèle un talent littéraire de révolte, de rébellion contre l’ordre établi et tente de convaincre ses lecteurs de partager ses idées24. Les immigrants sont des clandestins au début des romans, ils ont changé de camp à la fin. Dans Il Ladro di merendine, roman kaléidoscope, c’est la recomposition qui caractérise tant le récit (l’inventio) que les définitions qu’il véhicule et en devient un élément structurant : l’auteur montre qu’en modifiant sa conception du monde, en l’occurrence de la liberté, l’on recompose dans le bon ordre le fil des événements et leur sens réel émerge ; la décomposition-recomposition revêt ici une valeur heuristique. La construction du roman fait émerger non pas une vérité apparente mais plusieurs vérités et celle qui correspond à un nouvel ordre du monde est présentée comme ‘plus vraie’. A propos des romans policiers postérieurs aux années 1980, Alex Macleod (2014 : 521) écrit ceci : « l’enquêteur cherche la ‘vérité’, mais il sait que celle-ci est rarement un absolu et que les ‘faits’ d’une affaire peuvent faire l’objet d’interprétations contradictoires »25. En 2000, Camilleri reprenait l’image du ‘puzzle’ pour argumenter en faveur d’une relation d’honnêteté parfaite de l’auteur envers le lecteur : « dans un roman policier, l’écrivain ne peut pas tricher. Il doit créer un puzzle millimétrique et en donner toutes les pièces au lecteur, avec qui il doit instaurer une relation d’honnêteté » (Gambaro 2000 : 101)26. L’on comprend que cela vaut pour la trame factuelle du récit et son dénouement par l’identification du coupable, mais beaucoup moins pour l’interprétation et la valeur des faits. Camilleri le reconnaît : « Tout comme Maigret, Montalbano s’intéresse plus à l’exploration d’un contexte qu’à la simple solution de l’enquête » (Gambaro 2000 : 101). Le héros répond ainsi, selon Camilleri, aux attentes des lecteurs de son temps : « ce n’est plus de savoir qui est l’assassin qui intéresse [le lecteur], ce sont d’autres choses »27.
La remontée vers le cœur de l’humain et de ses origines profondes est quant à elle une notion plus discrète bien que déjà présente dans Il ladro di merendine ; elle prendra toute sa force dans L’altro capo del filo : l’auteur change de prisme pour lire le réel28 en considérant qu’à condition de déplacer son regard et de le plonger dans le dénominateur commun de l'humain, chacun porte en soi une part de clandestinité : celle-ci se situe non plus du côté de l’opposition à la loi mais du côté de l’intime. Elle apparaît dès lors comme multiforme, plurielle : ce n’est pas tant l’interdit que le secret qui caractérise désormais la clandestinité ; or, de ce point de vue, tout être humain devient, pour une part, un clandestin. En changeant les définitions et la place des frontières, Camilleri fait œuvre politique de contestation. En creusant en profondeur le symbole et l’humain, il questionne la société au-delà du visible et du politique. Andrea Camilleri s’insère clairement dans une branche de la littérature policière visant la déconstruction des schémas traditionnels de l’ordre et de la loi29. Son écriture alternative confère à leur représentant (le commissaire Montalbano) un rôle à l’opposé de l’institution qu’il incarne et brouille, en l’occurrence, la définition première de la clandestinité.