L’exil volontaire d’Alfred Otto Wolfgang Schulze (1913-1951) à partir de 1932, sa vie d’errance de 1933 à 1936 de France vers l’Espagne, des îles Baléares à la péninsule ibérique d’où il sera expulsé vers la France, sont indissociables du développement de sa pratique et de ses modes d’expression : le dessin, la photographie et l’écriture. L’artiste connaîtra un certain succès en tant que photographe officiel du pavillon de l'Elégance à l'Exposition universelle en 19371, date à laquelle il va adopter l’acronyme Wols2. A la fin des années trente3, sa situation d'exilé se détériore au moment de la démission du gouvernement Blum, et se transforme en situation illégale à la déclaration de guerre. En septembre 1939, les exilés (allemands mais aussi autrichiens), « ressortissants d’un pays ennemi », furent du fait de leur nationalité, enfermés dans des camps. Interné au camp des Milles4, où il commence à boire, Wols crée un univers peuplé de formes et de figures hybrides, aléatoires, sans ancrage dans l’espace. Fictionnel, irréel avec des « indices » de son présent5, l’espace wolsien a perdu toute pesanteur, toute détermination ; l’œuvre graphique a abandonné l’idée de la forme comme totalité pour affirmer le fragmentaire qui « ramène à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel » (Deleuze : 131). Grâce à son mariage avec sa compagne Grety Dabija6, Wols est libéré en octobre 1940 et séjourne à Cassis jusqu’en novembre 1942. Après l’occupation de la zone sud de la France par les Italiens puis par les Allemands, il se réfugie à Dieulefit, vivant en reclus, dans la clandestinité7 parce qu’« allemand, il était dans une situation particulièrement périlleuse. […] Il a vécu sous sa véritable identité, ici, à Dieulefit, mais avec de faux papiers […] »8. Pendant cette période, où il vit dans une très grande pauvreté, les paramètres et les limites de son identité et de sa pratique sont réévalués et son mode d’expression se modifie, resserrant l’espace et la composition et concentrant davantage le motif9. Affirmer la perte par la précision de la ligne, créer des formes à la lisière du morphologique et de l’organique se révèlent être une expérience des frontières, « quelque part entre le connu et l’inconnu, entre la réalité et l’imaginaire. Là où commence la poésie. »10 Face à un monde devenu incompréhensible, si l’imagination « saisit infiniment plus de « vérité » [mehr “wahr”] que la « perception » [Wahrnehmung] » (Anders 2010 : 55), Wols s’attache néanmoins à observer les éléments et les phénomènes naturels, supports à sa création photographique puis graphique, mais aussi à son imaginaire. Exilé, Wols porte son attention sur des réalités simples, ordinaires, de l’environnement naturel ; à Cassis, la photographie lui permet des cadrages et des gros plans suggérant les textures et les structures de la nature. A Dieulefit, le dessin (plume, aquarelle) devient le medium de sa création. Ce texte souhaite comprendre comment l’œuvre de l’artiste endosse sa situation d’exilé et de clandestin – c’est-à-dire exclu du monde, en marge des lois et de la culture – et crée un univers dont l’imaginaire puise sa source dans la nature pour faire face à l’étrangeté d’un monde menaçant. Si l’attention portée à la matérialité des choses comme de l’œuvre montre le retrait de l’artiste dans une vie passive où le temps est suspendu, le repli sur soi vécu à Dieulefit coïncide avec un nomadisme de l’œuvre, avec la transformation de son statut et l’expression d’une croissance organique qui intègre désormais l’individu à la nature.
« Mais Wols aime sincèrement
la matière qui nous entoure »11
Après l’échec de sa demande d’émigration aux Etats-Unis12, Wols se remet à la photographie à Cassis et observe la nature, ses éléments et leur matérialité, introduisant une réflexion sur le temps en dehors de toute contingence :
A Cassis les pierres, les poissons, les rochers vus à la loupe
le sel de la mer et le ciel
m’ont fait oublier l’importance humaine
m’ont invité à tourner le dos
au chaos de nos agissements
m’ont montré l’éternité dans les petites vagues du port
qui se répètent sans se répéter.
Rien n’est explicable
nous ne connaissons qu’apparences… (Aphorisme 52, 2010 : 25)
Si, dans les années trente, ses photographies s’attachaient à rendre la crudité et la nudité des objets, et à désesthétiser les motifs, à Cassis Wols s’intéresse aux textures et aux structures des pierres, des rochers ou à la géographie des surfaces de la mer. Les gros plans des rochers, des calanques, les ondulations de l’eau, la déformation des reflets, l’attention portée aux irrégularités de la roche, aux éboulis ou aux galets présentent des compositions homogènes sur des lieux ou des éléments sans pittoresque. Cependant le choix d’un cadrage singulier vise la structure des choses, et non le détail ou l’anecdote ; celui des plans rapprochés des carrières, des rochers, cherche à appréhender « l’unité » dans le fragmentaire :
L’univers est une unité
Qui se manifeste
Par un nombre infini
De phénomènes relatifs
En partie accessibles à nos sens
(dans leur relativité).
Seulement à travers les choses
Nous sentons l’unité. (Aphorisme 2, 2010 : 11)
La captation photographique de l’artiste tente de saisir l’essence des choses, des portions de nature minérale renforçant leur présence matérielle parce que « […] Wols aime sincèrement la matière qui nous entoure. » (Aphorisme 46, 2010 : 13) Grâce à cette proximité, le regard glisse sur les irrégularités des textures (rugosité, agglomérations plus ou moins denses de rochers par exemple), sur les accidents des surfaces puisque « […] sans matière, l’unité ne peut se faire […]. » (Aphorisme 8, 2010 : 13) Avec cette observation de la nature « ordinaire », Wols porte son attention sur la matière de ces fragments de paysages pour déconditionner le regard, et déranger la représentation : « il suffit de croire dans la nature incluant tout ce / qui semble matériel et tout ce qui semble immatériel. » (Aphorisme 49, 2010 : 25) Les prises de vues de ces « paysages » sont moins celles de la réalité extérieure que celles d’une image mentale, elles reflètent davantage la pensée de l’artiste et son point de vue particulier sur le monde. Wols propose une nouvelle expérience du réel, une autre relation au monde qui correspond à une « certaine philosophie de vie », immobile et attentive, imposée par les circonstances historiques mais aussi par une temporalité modifiée par l’absorption d’alcool depuis son internement au camp des Milles. La photographie des matières, des textures montre qu’« A chaque instant / dans chaque chose / l’éternité est là » (Aphorisme 1, 2010 : 11), et ces vues interrogent aussi la place de l’artiste, « expulsé du monde »13, privé d’une existence dont le passé a disparu. Pendant cette période à Cassis, Wols est devenu « imperceptible et clandestin dans un voyage immobile » (Deleuze, Guattari 1980 : 244), vivant au jour le jour ; concentré sur son présent, il fuit le réel en se réfugiant dans une attitude contemplative et s’imprègne de son environnement naturel, pour
Voir au fond des choses
Ce n’est voir qu’une seule et même chose.
Voir profondément
C’est voir une chose unique. (Aphorisme 32, 2010 : 20)
Ce qui existe au fond des choses, c’est son propre moi, comme l’écrit Wols dans un autre aphorisme (33, 2010 : 20), mais « est-il possible, de voir jusqu’au fond ? » (Ibid.) Les prises de vues de Wols fixent les conditions de la matière de l’objet et les isolent de tout environnement, montrant ainsi un réel décontextualisé, libéré de l’emprise de la représentation. Par conséquent, le medium photographique devient un dispositif dans le processus de l’élaboration de l’image revécue par la pensée. Les cadrages plus ou moins serrés sur son environnement produisent une réflexion sur le caractère arbitraire du regard que nous portons sur les choses, sur la nature parfois insaisissable. Seuls quelques détails peuvent être vus : « L’unité n’est pas le composé de que nous voyons ou percevons, mais elle est. D’elle-même elle laisse voir ou entrevoir ou sentir quelques détails périssables, quelques formes, objets, etc. […] » (Aphorisme 3, 2010 : 11) Dans sans titre (Cassis, rochers et vagues)14, la vue en plongée offre une parcelle de mer où le mouvement – flux et reflux – des vagues, l’écume de l’eau, se mêlent aux rochers que le regard a du mal à distinguer. La lumière éclaire certaines parties de l’écume mais paradoxalement renforce sa consistance. L’horizontalité de la surface de la mer redressée par l’angle de vue ne présente aucun ancrage à notre regard, les prises de vues de ces éléments s’apparentent aux « nappes d’égarement » dont parlera Dubuffet pour ses Texturologies15, « comme un grand fragment de chaussée érigée sur le chevalet. » (Dubuffet 1986 : 12) De fait, l’œil s’égare, aucun centre, aucun punctum (Barthes 1980 : 49) pour accrocher le regard. A partir de la matière, les deux artistes suscitent des évocations, une réflexion au-delà de ce qui est vu, l’image doit être capable d’action imaginante, selon les termes de Bachelard ([1943] 2010 : 5), et s’adresser à l’esprit. Pour Wols, la photographie est donc un espace imaginaire dont le processus le relie au réel perçu mais il ne doit pas se réduire à cette perception, à « une mémoire familière » (ibid.). Dans Sans titre (Cassis, rochers)16, l’extraction d’une zone de rochers permet une concentration particulière sur les aspérités, les reliefs, la végétation rare et sèche, et sur les jeux d’ombres et de lumière qui renforcent les accidents de la roche mais sans que le regard ne puisse être capté par un élément. Les images photographiques sont évocatrices, suggestives : elles offrent ainsi la possibilité d’échapper au réel, en se fixant sur la texture et la matière des choses, elles deviennent « un bon conducteur qui donne la continuité à un psychisme imaginant. » (Bachelard 2010 : 14)
Si les surréalistes (André Breton, Louis Aragon) ont interrogé le potentiel photographique pour se tourner vers un « modèle purement intérieur » (Breton 1925 : 28), pour ouvrir ce medium à la réalité psychique afin de dépasser ce lien physique à la réalité pour une « surréalité », ils ont montré aussi la manière dont la photographie pouvait fixer le merveilleux ou l’étrange du monde réel. Les surréalistes (Man Ray, Ubac, Bellmer, Nougé, par exemple) ont mis en scène leurs univers mentaux, rendus crédibles et suggestifs par le procédé technique photographique, garant de « vérité », en rendant ainsi visible la dimension mentale de la photographie. De même Wols, sans viser une « surréalité » et sans intervenir sur le procédé photographique, altère la réalité extérieure en choisissant des cadrages qui « dépaysent » le spectateur. L’artiste crée un monde où l’image n’est pas la trace de l’objet ou du lieu mais un espace de projection imaginative. Il préfère « la recherche imaginaire par des matières fondamentales, par des éléments imaginaires […], ce besoin de "pénétration" qui, par-delà l’imagination des formes, va penser la matière, rêver la matière, vivre dans la matière ou bien – ce qui revient au même – matérialiser l’imaginaire » (Bachelard 2010 : 13) que le philosophe nomme « imagination matérielle ». Au-delà de la pensée, c’est une réflexion sur la fragilité de l’existence que ces images inspirent : « Les roches – malgré leur fragilité – / peuvent nous apprendre / à quel point nous sommes fragiles » (Wols Aphorisme 19 : 17). Avec le medium photographique, Wols interroge aussi bien les apparences que l’acte photographique lui-même. Dans Sans titre (reflets de l’eau)17, le reflet des maisons du port de Cassis présente des façades déformées et étirées mais lumineuses dans la partie supérieure droite de l’image alors que la coque d’une barque et son ombre coupent le reflet de ces bâtiments, ramenant le regard vers les lignes ondoyantes des maisons. La partie inférieure de la photographie, grande zone sombre, absorbe le regard et la partie supérieure des maisons. La photographie saisit l’aspect fugitif et l’inconsistance physique du reflet, qui devient un fragment « abstrait » de paysage autonome. Cet exemple montre comment la photographie permet de recevoir autrement l’image visuelle ; la distorsion avec la réalité mais produite par elle (reflets) se concentre sur des phénomènes visuels qui introduisent une réflexion sur l’éphémère et sur l’immatérialité captée par la photographie « car la nature qui parle à l’appareil photographique est autre que celle qui parle à l’œil – autre, avant tout, en ce qu’à un espace consciemment travaillé par l’homme se substitue un espace élaboré de manière inconsciente. » (Benjamin [1931] 2000 : 300)
Dans sans titre, Cassis(c.1941), appartenant à une série « programmatique » (Glozer 1978 : 107 et 109), Wols, allongé face à la mer, photographie la plage et ses pieds posés sur une bordure cimentée avec, au premier plan, l’ombre de ses chaussures à gauche de l’image. Dans les deux autres tiers de l’image, les galets et la mer forment deux bandes superposées qui obstruent la vue sur l’horizon, le regard du spectateur se situe au niveau de celui de l’artiste, parce que « […] le vrai travail / se fait dans la position horizontale/ si on connaît la clef […]. » (Wols Aphorisme 39 : 23) Appartenant à l’image, les pieds de Wols sont saisis au moment de la prise de vue. Par le biais de sa présence dans l’image, il donne à voir l’acte photographique. De même, dans la série de six autoportraits (c. 1941)18 où des expressions mobiles et grimaçantes de son visage sont « gelées », prises dans l’instant, Wols interroge son propre visage, le saisit dans le moment même de la prise de vue et le neutralise, sans décliner son identité.
Si les photographies prises à Cassis sont une ouverture à l’imaginaire, elles invitent également à réfléchir sur son rapport à l’espace et au temps, voire au mouvement. Observer des phénomènes visibles différemment permet de renouveler le regard, de dépasser les apparences, et les photographies de Cassis correspondent à un passage vers une imagination créatrice, assurant la liberté et une mise à distance de la situation vécue par l’artiste : « L’image produit de l’imaginaire, elle se prête à nos rêves, et la photographie, qui est aussi une image, est donc moins la reproduction du monde que le point où celui-ci comme tel est ‘réfracté’ par le songe, le carrefour où nous pourrons décider de lui préférer notre ‘moi’ avec ses mythologies, ses pénuries et ses fantasmes. »19
Après l’exil, l’internement, puis l’exclusion, Wols poursuit son autodestruction : « Pour que ma petite entreprise marche (Banjo, dessins, etc.) / il faut que je sois constamment dans un état zéro/ (neutre ou nul ou vide) / de demi-maladie/de demi-ivresse/demi-tristesse […] Le moindre dérangement de cet équilibre / me dérange ou m’empêche. » (Aphorisme 179 : 68) Pierre Levy20 s’inquiéta de son état et interrogea un ami médecin Abaza : « Wols boit trop, veux-tu le soigner ? » Après une heure de consultation, Abaza me dit : « Supprimer l’alcool à cet homme, c’est supprimer en même temps les sources de son art… » (Levy 1976 : 203) De fait, « Si l’alcool abrège incontestablement la vie, il empêche en même temps une mort immédiate. » (Roth [12 novembre 1935] 2007 : 434)
Marcher, voir, s’allonger : « Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire »21
Wols et sa femme quittent Cassis à la fin de l’année 1942, transportant dans leurs bagages cette nature, cailloux et pierres ramassés, et s’installent à Dieulefit22 où le dessin supplante la photographie23. Village résistant de la Drôme, Dieulefit se fit connaitre pour son aide aux réfugiés, non seulement les juifs mais aussi un grand nombre de politiques, d’intellectuels et d’artistes. Comme Wols, beaucoup arrivèrent dans le village à la fin de l’année 1942 ou au début de l’année 1943 après l’occupation totale de la France24. Le philosophe Emmanuel Mounier25 fonde une université libre où se retrouvent des intellectuels, des poètes, des peintres, des musiciens et des journalistes. Un cercle littéraire s’est formé avec Pierre Emmanuel, Jean Sylveyre, Camille Bryen, Henri-Pierre Roché. Des activités culturelles sont organisées : des conférences, des lectures de poèmes par les écrivains ou les intellectuels, des concerts, des pièces de théâtre (Henri Soubeyran, futur producteur de radio, a mis en scène plusieurs pièces). Une bibliothèque ambulante permet aux habitants la lecture de nombreux ouvrages26, dont ils pouvaient débattre avec les poètes et les philosophes séjournant à Dieulefit. Nombreux sont les artistes réfugiés à Dieulefit, le peintre Willy Eisenschitz, le sculpteur Etienne Martin, le graveur Pierre Gustalla, le compositeur Fred Barlow, la pianiste Yvonne Lefébure, le cinéaste Jean Vidal, le metteur en scène Jean Marie Serreau. Dieulefit s’avère alors être une terre d’asile pendant la guerre, où les réfugiés développent une multitude d’activités culturelles alors qu’autour du village, la résistance armée et le maquis s’organisent ; grâce à la complicité des habitants, le village accueille un tiers de population étrangère27, comme le souligne Jeanne Barnier, secrétaire de mairie pendant la guerre : « Il fallait bien convenir que ces gens étaient venus de quelque part et qu’ils avaient des options et des origines différentes » (Suchon 2010 : 120). Dieulefit a été une enclave où se sont cachés de nombreuses minorités, on parle d’un véritable « miracle du silence » : les Dieulefitois n’ont jamais parlé. Quand la police ou la Gestapo sont venues, incognito, pour demander : « qu’est-ce qui se passe à Dieulefit ? personne n’avait rien vu et personne n’avait rien entendu. » (Ibid.)
Cependant Wols a vécu misérablement, à l’écart et coupé du monde au lieu-dit les Rouvières, dans une semi-clandestinité. Seul Henri-Pierre Roché s’est intéressé à son travail, devenant par la suite son premier collectionneur28. Le témoignage de l’écrivain qui observe l’attitude du peintre qui se détruit dans l’alcool montre que c’est aussi physiquement que Wols dit la manière dont il a vécu cette clandestinité. Si l’exil a émancipé l’œuvre de l’espace de l’atelier comme de celui de l’exposition, la suppression d’un lieu de création a conditionné les transformations de son statut. L’atelier est un lieu où s’élabore une recherche formelle, un lieu de transformation du réel en représentations, c’est avant tout un espace mental. Par conséquent, lors de l’exil, les conditions de l’œuvre sont rompues ; l’errance, nouvelle condition de l’œuvre, va se réitérer dans l’acte de marcher de Wols, devenant une activité quasi-quotidienne. Celle-ci précède ou prépare la pratique graphique, comme en témoigne Roché :
Il était dans sa tenue de route, avec une lourde besace contenant des albums, des livres et des vivres. Il m’emmenait faire un pèlerinage à pied, à une bonne auberge de la vallée voisine, où il avait à faire. Nous eûmes plaisir à marcher toutes ces heures. » (Roché 1963 : 204)
De même, dans le poème de Bertolt Brecht29, l’exil est présenté comme un séjour hors du lieu où l’on voudrait être, un sentiment inhérent à un espace géographique. Rupture, mutilation et perte infligées à ceux qui souffrent, l’exil et la clandestinité se définissent aussi comme des espaces d’instabilité et une expérience du déracinement. Cet autre lieu, dont de nombreux romans font revivre des figures douloureuses dans une aire de non-choix, se révèle être une expérience destructrice, « même Kafka n’aurait pu imaginer une situation plus grotesque et plus absurde » comme le constate Erwin Schild (2001 : 36). Pour résister à cette perte du territoire, l’homme qui marche est celui qui arpente les espaces de l’existence. Si marcher signifie effectuer une trajectoire dans un espace et dans un temps donné, l’artiste se réapproprie l’expérience d’une existence, libérée de l’espace contraint et instable de l’exilé comme du clandestin. La mobilité – parcourir la campagne – constitue le moment pendant lequel il se soustrait à l’inévitable finitude, à cette mise à l’écart. Parcourir physiquement un lieu permet de conquérir une liberté et de reprendre le contrôle de son présent pour être en prise directe avec le monde. L’image de l’artiste-vagabond, libre hors de l’espace de l’atelier devient récurrente au XXe siècle30 : la sculpture d’Ossip Zadkine31 présente l’artiste Van Gogh, chevalet et palette accrochés dans le dos ; de même, quelques décennies plus tard, la photographie de Joseph Beuys, besace sur le côté, présente l’artiste marchant d’un pas décidé, figure christique et activiste sous laquelle il inscrit le titre de sa photographie, La revoluzione siamo noi (1971). Le déplacement de l’artiste fait donc sens, il devient une ressource pour son travail, mais si cette déambulation inscrit l’individu dans une histoire personnelle, elle l’attache aussi à une histoire collective complexe. Sans matériel photographique, comme lors de son internement au camp des Milles, Wols développe une pratique du dessin. A l’instar de la marche, dessiner consiste à sillonner le support, à tracer des lignes sur la surface du papier, ces dernières prennent possession de l’espace sans contrôle apparent, pour libérer le geste. De fait, Wols transmet son nomadisme aux conditions de sa création et à sa production, comme en témoigne Henri Pierre Roché dans une description rimbaldienne du peintre :
Il portait toujours un sac de toile grossière, bourré de livres, d’albums et de petits papiers couverts d’aphorismes et de brefs poèmes de lui, qu’il s’enhardit à me lire et qui me plaisaient. Sur d’autres feuilles, il y avait, copiées de son écriture illisible d’homme [exclusivement] voué au dessin, des citations tirées des livres dont il se nourrissait. Le mélange de ces trois éléments composait tout son baluchon sur terre. Les semelles de ses souliers baillaient et son pantalon tombait en loques. Que lui importait ? C’est dans ce sac que fermenta et s’esquissa son projet de s’exprimer par le mélange intime de ces trois choses : textes choisis par lui, textes de lui, dessins. Il y avait aussi dans son sac un litre de vin et du fromage. Nous faisions des haltes au bord du chemin. (Roché 1998 : 261)
Indissociables dans leur surgissement, les dessins et l'écriture (aphorismes) participent à la même plongée dans le monde vécu par l'artiste. D’après cette description de l’artiste vagabond, Wols choisit d’emporter son travail partout, pendant ses déplacements ; ce sont des éléments (dessins et écrits / bouts de papiers) qui se présentent (dans sa production) comme des éléments corpusculaires, subissant changements et participant à la « décomposition » de l'œuvre, comme à celle de l'identité de l'artiste dont l’œuvre a subi pertes et destructions depuis 1932. Il existe une véritable solidarité entre les différentes manifestations artistiques de Wols et les contraintes qu’il subit : des fragments d'un tout où « le corps sera pensé comme inséparable de l'activité créatrice » (Levinas 1972 : 26). Le format réduit des œuvres, parce qu’« il faut serrer encore l’espace/ les mouvements des doigts de la main / suffisent pour exprimer tout » (Wols Aphorisme 73 : 32)32, s’adapte à leur nouvelle condition nomade et aussi aux conditions matérielles de l’artiste, en instance de départ. Le processus de la marche comme celui de la perception sont entravés par l’alcool, puisqu’« il boit une toute petite gorgée de temps en temps, régulièrement toute la journée, il s’humecte comme un coton de briquet. C’est une pression qu’il maintient. » (Roché 1963 : 205)33 Pour le peintre, marcher demeure, semble-t-il, un outil pour voir ; comme « pour Wols, il [le monde] est fait avec Wols dedans » (Roché 1963 : 421), la vision du peintre, ayant « une relation physiologique avec l’indivisible » (Sartre 1963 : 22), est prise dans une logique de l’imprégnation des choses. Les dessins créés à Dieulefit, comme les photographies de Cassis sont liés à la Nature, et leur cadrage resserré permet de se concentrer sur leurs constituants puisqu’aucune reconnaissance n’est possible. Dans Sans titre (1943)34, les lignes sinueuses et leurs circonvolutions laissent un espace vide au centre du dessin. Le tracé évolue, faisant apparaître de nombreuses formes dans leurs enchevêtrements : des filaments, des hachures, des pointillés, de petites formes oculaires et organiques. Lignes, tracés vermiculaires ne sont pas assujettis à la représentation et obstruent une lecture cohérente de l’ensemble. L’absence de repères visuels, la finesse et la précision des tracés projettent le regard à l’intérieur des entrelacs. Le spectateur fait appel à son imaginaire pour accéder à cet univers composé d’éléments disparates, hybrides et évocateur de formes naturelles. Si Wols se concentre sur l’observation de la Nature et ses perpétuelles métamorphoses, qui se manifestent dans les fissures, les fentes, les trous, les racines, les éclairs, les plaies, les excroissances et dans les phénomènes de réduction, d’érosion, de concrétion et de corrosion, il révèle la présence des éléments graphiques et affirme le geste qui crée le mouvement. Dans un autre Sans titre (1942-1943)35, la dispersion des couleurs est contenue par un tissage arachnéen de lignes évoluant à partir des touches de couleurs. La dislocation de la ligne défait le processus de la représentation et invente un espace-plan où les éléments semblent flotter, sans déterminer de directions précises. Seules, les taches noires et les zones vertes ponctuent la surface où quelques formes plus closes mais indécises et fuyantes s’évadent sur le frottis jaune ocré du fond. La composition ne représente plus et échappe souvent à la description, mais confère davantage de présence aux lignes, aux couleurs. Le dessin devient un outil de recherche, d’investigation dont la subjectivité se laisse aisément percevoir et à partir duquel Wols interroge le monde et le medium lui-même. Il suggère le processus « en devenir » de l’œuvre mais aussi l’impossibilité de donner forme à la représentation, alors que « reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade » (Beckett 2006 : 56). Le peintre déconstruit les principes de la représentation et renonce à toute forme de pouvoir et d’interprétation : « Difficile de lire mes dessins ? /……les sentir…. / Pas d’analyses ni d’explications s. v. p. ! » (Aphorisme 103 : 41)36 Il explore les territoires de l’imaginaire en se laissant « descendre au fond de lui-même comme un plongeur, et sa main grafigne tout ce qu’il aperçoit : toiles d’araignées, des graminées, des forêts d’algues, des monstres, des mollusques, des villes-montagnes russes […]. » (Roché 1945) Il tente ensuite d’ordonner ses visions pour déchiffrer les formes souterraines qui semblent le fasciner. Dans Trois souches dans le vent (1944-1945)37, le geste saccadé provoque l’apparition d’une gerbe de filaments noirs autour de racines rouges qui paraît sortir d’un mouvement spontané. L’artiste joue avec subtilité sur les nuances et les tonalités de la couleur rouge : affirmée et compacte mais aussi diluée et limitée par les lignes noires intenses. Complexes par le foisonnement des lignes et l’étendue du travail sur la couleur, les dessins de Wols provoquent une attention du regard qui se perd dans les méandres des tracés et se trouve capté par des formes hybrides, fragmentaires, dont la reconnaissance s’échappe dans la vision de l’ensemble. Les fragmentations au sein des dessins rendent compte de l’indicible, ouverture possible à l’imaginaire parce que « l’intégralité du sens ne saurait être immédiatement en nous […] mais qu’elle est encore à venir et que, questionnant le sens, nous ne le saisissons que comme devenir et avenir de question. […] Toute parole de fragment, toute réflexion fragmentaire exigent cela : une réitération et une pluralité infinie. » (Blanchot 2000 : 132) Ces dessins « implosifs » montrent une incertitude et un repliement sur soi mais aussi une autre relation au temps grâce au geste répété, varié, ou encore saccadé. Si la nature, la matière sont le support pour une autre réalité plus abstraite, où la forme (racines, micro-organismes) se désintègre, se fragmente, Wols conçoit et présente aussi sa conception du monde à partir d’une iconographie parfois plus reconnaissable : des villes, des navires surgissent de réseaux linéaires où la gestualité plus contrainte est perceptible. Dans Sans titre (c. 1943)38, de fins lacis de lignes font apparaître un bateau – semble-t-il – dont la silhouette est fantomatique, à peine perceptible derrière un tracé hésitant, incertain et surmonté par un tracé plus affirmé et horizontal derrière lequel deux formes triangulaires apparaissent (voiles ?). Le mouvement de la ligne fait parfois retour et se superpose à d’autres aussi peu affirmées, écriture automatique ? ou parce qu’« […] accroupi dans son lit, il prend sa fine plume et ses gouaches, Wols ne sait pas ce qu’il va dessiner. Pendant qu’il dessine, il ne sait pas ce qu’il dessine. Quand il a fini, il le regarde, il ne sait pas ce qu’il a fait. » (Roché 1945) Derrière un écheveau de lignes, la coque dont le contour s’interrompt, une tache de couleur, créent un accident visuel. La couleur joue sur plusieurs modulations : opaque, elle s’affiche comme une tache, délicate, diluée, elle accompagne le graphisme, né du mouvement de la main. Dans Féérie d’une ville (1944-1945)39, le geste provoque une apparition sismographique de la ville. La structure horizontale fait émerger quelques silhouettes pointues, indices formels peu reconnaissables. A partir d’un graphisme noir plus serré non linéaire qui sert d’axe conducteur pour les fluctuations des autres lignes, la couleur s’insère dans les micro-espaces que la ligne a laissés. Forme flottante dans la composition, la ville semble se refléter : un autre graphisme dont les lignes se délitent et les couleurs se diluent, fait écho au premier dans la partie inférieure du dessin. Dans les dessins de Wols, la réalité est défaite, elle se refuse au regard, seule la matérialité du dessin permet la lecture de l’œuvre comme la matière des choses restait un ancrage et une résistance à tout processus d’organisation.
Wols a transformé sa souffrance en manière d’être, « ce qu'il veut dire, lui, c'est que les objets le touchent parce qu'il a peur de se toucher sur eux. (…) Il se fascine sur les objets extérieurs quand ceux-ci lui apparaissent comme les produits de son écriture automatique » (Sartre [1963] 1964 : 421, 422)40, ce qui l'entraîne dans une dégradation physique autant que psychique. Mais en observant les choses simples, les matières qui les composent, Wols a montré sa croyance dans la nature « incluant tout ce qui semble matériel et tout ce qui semble immatériel » (Aphorisme 49 : 25), il a exprimé sa perception dans une œuvre où la forme n’est plus conçue comme totalité mais comme un organisme où s’exprime sa nature, souvent hybride, et qui s’ouvre à l’imaginaire, seul espace pour ceux qui sont « sans monde ».