Introduction
La clandestinité dans laquelle évolue en Chine à l’époque moderne une communauté religieuse, celle des chrétiens en l’occurrence, peut surprendre et en tout cas amène à se poser la question de la conception que se fait la Chine d’une religion. Examinons en effet les termes utilisés pour désigner le concept de religion. Le mot actuel est zongjiao, un néologisme qui vient du japonais et se compose de deux caractères. Joël Thoraval (1992 : 381) a montré que le premier de ces deux caractères signifiait l’ancêtre, et par extension la famille, ou l’école, voire la « secte » à laquelle appartient par exemple un moine ou le disciple d’un maître. L’idée générale est celle de transmission, par filiation proprement dite ou spirituelle. Le second des deux caractères qui forment le mot zongjiao signifie simplement le fait d’enseigner. Le sens littéral de ce terme correspond en français à ‘enseignement sectaire’.
Or, dans la Chine impériale, la clandestinité constitue un délit, puni de mort le plus souvent car cela suppose l’existence d’une société secrète dont le but est toujours pernicieux. Les criminels vivent dans la clandestinité : les brigands des marais des monts Liang, dans le roman Au bord de l’eau, mêlent leurs sangs pour former une société secrète. Ce genre de tradition va au-delà de la simple criminalité, et les sociétés secrètes ont servi dans l’histoire de la Chine de point de départ des grandes révoltes, qui ont parfois abouti à un changement de dynastie. Un des personnages les plus connus de l’histoire chinoise, Zhu Yuanzhang, s’est allié aux Turbans rouges avant de proclamer l’avènement des Ming en 1368 et devenir l’empereur Hongwu.
Dans ces conditions, il est bien difficile à une religion d’origine étrangère de s’implanter en Chine, surtout lorsqu’elle conserve certaines traditions ésotériques ou même simplement confidentielles. Le bouddhisme en a fait l’expérience : il a mis longtemps à gagner toutes les régions de l’empire, et toutes les catégories de la société, et il continue tout au long de l’histoire moderne à susciter de fortes oppositions. Les missionnaires chrétiens qui entrent en Chine sont presque tous des catholiques : jésuites dès les premières années du XVIIe siècle, ordres mendiants (franciscains, dominicains, augustins) quelques années plus tard, prêtres des Missions-étrangères de Paris ou de la Propagande à la fin du XVIIe siècle. Les protestants, très peu nombreux, n’apparaissent véritablement qu’au XIXe. En tout cas le catholicisme postérieur au concile de Trente se voit reprocher bon nombre d’aspects : son culte comporte un sacrifice ; la salle dans laquelle il se tient, peut être fermée ; il a lieu devant une assemblée mixte, du moins dans les premières années ; la langue liturgique n’est pas celle du peuple, loin de là, et peut être considérée comme un langage codé. Tout cela prête à scandale et provoque les suspicions du pouvoir en place, la dynastie des Ming des débuts de la mission à 1644, puis celle des Qing (Mandchous) après cette date. Les premiers missionnaires, et en particulier le jésuite Matteo Ricci, avaient perçu ces difficultés. Ricci avait conclu à la nécessité d’une adaptation du christianisme au cas particulier de la Chine. Mais ses idées sur la question n’étaient pas partagées par tous ses confrères, et moins encore par les religieux des autres ordres.
1. Les sources
Les sources qui intéressent ce sujet peuvent se répartir en trois grandes catégories : du côté des missionnaires européens, les renseignements sur les communautés chrétiennes se rencontrent surtout dans les correspondances et les textes imprimés, récits de voyages et de mission, ouvrages à caractère pastoral ou apologétique. Du côté chinois, il faudrait examiner les récits qui émanent des autorités mandarinales.
La correspondance des missionnaires se trouve aujourd’hui dans les fonds d’archives des différents ordres, à Rome en ce qui concerne les jésuites et leurs lettres annuelles (ARSI, fonds Jap.-Sin.) ; dans les fonds d’archives des ordres mendiants, à Rome et dans les capitales européennes. En ce qui concerne les missions de Chine, la correspondance des fidèles et des missionnaires avec les évêques, les cardinaux de la Propagande, parfois même le Pape, peut se retrouver sous le nom d’un religieux qui les regroupait. C’est par exemple le cas, pour les Dominicains, de Gregorio Lopez sous le nom duquel il est possible de retrouver de nombreuses lettres émanant des chrétiens. Sous d’autres noms se trouvent des résumés de controverses : Antonio de Santa-Maria pour les franciscains, Domingo de Navarrete et Juan Bautista de Morales pour les Dominicains. Ces lettres ont pour but, avant tout, d’informer la hiérarchie ecclésiastique de la situation des missions, année par année. Les « lettres annuelles » sont une institution officielle chez les jésuites, instaurée par Ignace de Loyola lui-même ; le principe en a été suivi par les ordres mendiants, qui informent régulièrement leurs supérieurs et Rome des progrès des diverses chrétientés. Ces lettres contiennent les données chiffrées portant sur le nombre de fidèles, le nombre de baptêmes et de confessions, parfois aussi d’enfants baptisés in articula mortis ou recueillis par la mission. À cela viennent s’ajouter diverses demandes : fournitures, renforts en missionnaires, argent. Certaines lettres font état d’un sentiment de découragement face aux difficultés, voire à l’échec d’une mission. Mais le plus souvent les chiffres qu’elles présentent semblent très encourageants aux yeux du lecteur européen, qui est en général un ecclésiastique mais parfois aussi un membre de la grande aristocratie, potentiellement un mécène. C’est pourquoi les chiffres, très difficiles à vérifier, ne peuvent être acceptés qu’avec réserve : les missionnaires ont toujours tendance à plaider en faveur de leur chrétienté, et donc à magnifier les résultats.
Les sources comprennent aussi un ensemble de textes qui peuvent s’apparenter aux récits de voyages, ou des ouvrages directement en lien avec la religion. Parmi les premiers, les relations de voyages proprement dites voisinent avec des récits qui présentent l’histoire d’une mission, depuis son implantation dans une province de Chine jusqu’au jour de sa rédaction par le missionnaire. Certains textes combinent relation de voyage depuis l’Europe et histoire de la mission. Parmi les plus connus, citons celui de Matteo Ricci, traduit en français par son confrère jésuite Nicolas Trigault sous le titre Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine. Mentionnons également l’augustin Martin de Rada, Relación verdadera de las cosas del reyno de Taibin, por otro nombre China ; ainsi que les relations des jésuites Alonso Sanchez, Adriano de Las Cortes, Alvarez Semedo. Tous ces récits contiennent des renseignements, plus ou moins nombreux, sur l’état des chrétientés, la situation des religieux, et d’une manière générale sur les provinces chinoises, et sont destinés au public européen. Il n’en va pas de même d’autres textes, établis à destination des Chinois : ce sont les ouvrages de piété, d’hagiographie, de catéchèse, de doctrine chrétienne. La production est importante, mais là encore l’historien doit rester critique. Le catalogue du Père jésuite Martino Martini, remis au cardinal Barberini alors qu’il est préfet de la congrégation de la Propagande, contient de nombreux livres de doctrine écrits en Chine : catéchisme de Ricci, vie de Jésus du Père Aleni, Symbole de la Foi de Diogo Pantoja. L’ouvrage de Pascale Girard (2000 : 210) a montré que ce catalogue était destiné à mettre en valeur le poids intellectuel des jésuites de Chine, et par voie de conséquence l’inutilité de la présence sur place des ordres mendiants. Cet ouvrage rééquilibre l’importance relative des missionnaires jésuites et non-jésuites dans cette mission, et fait un bilan de la production imprimée. Les jésuites imprimaient plus d’ouvrages ; ces textes xylographiés attiraient l’attention des autorités, amenant les jésuites et leurs auxiliaires à travailler dans une semi-clandestinité. Expédiés à Rome, leurs ouvrages sont autant de justificatifs de l’action des missionnaires. Très important également, le Journal du prêtre chinois André Li a été rédigé en latin au XVIIIe siècle. Il s’agit d’un cas unique de journal personnel, tenu par un prêtre chinois qui valorisait l’usage de la langue latine et décrit tous les aspects de sa mission du Sichuan. Fort de 830 pages, il a été étudié par Anne Weber dans sa thèse soutenue en 2010.
Enfin, du côté chinois, de nombreuses sources proviennent des autorités mandarinales. Beaucoup correspondent à des archives judiciaires, enregistrant les différends entre les chrétiens et les villageois qui refusent de voir se développer chez eux une religion étrangère. Elles émanent du yamen, le complexe administratif installé au centre du district, et se trouvent déposées aujourd’hui dans les diverses métropoles provinciales.
L’étude et la comparaison de ces diverses sources permettent d’entrevoir l’existence d’un réseau de chrétientés disséminées à travers la plupart des provinces de l’empire.
2. Le réseau des chrétientés
Le réseau des chrétientés chinoises s’est constitué lentement au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Ces chrétientés correspondent à un certain nombre de villes comptant des chrétiens autour de leur ‘église’, puis des villages comportant une part de population chrétienne, parfois même des hameaux entièrement chrétiens. Ces chrétientés se mettent en place, pour l’essentiel et du moins pour le catholicisme, au long des XVIIe et XVIIIe siècles, en fonction des voyages accomplis par les missionnaires dans les provinces de Chine, officiellement quinze provinces sous les Ming (1368-1644) puis dix-huit sous les Qing (1644-1911). Le passage d’une dynastie à l’autre, autour de l’année 1644, c’est-à-dire au milieu du XVIIe siècle, a correspondu à une période de troubles et d’insécurité particulièrement difficile. Le réseau des chrétientés n’est véritablement en place que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que les souverains mandchous de cette époque, Yongzheng puis Qianlong, se révèlent hostiles à la fois au christianisme et aux Occidentaux.
Les premières chrétientés mises en place sont celles des jésuites ; ce sont aussi les plus connues, tant par le nombre des sources d’époque moderne émanant des missionnaires de la Compagnie de Jésus que par les travaux réalisés sur elles. Résumons rapidement l’essentiel de cette géographie missionnaire, qui n’est pas seulement jésuite en Chine, mais le reste en majorité.
Matteo Ricci était persuadé qu’il ne ferait rien de décisif avant d’avoir atteint la capitale de l’empire du Milieu. C’est pour cela que, parti de la région de Macao et Canton, il se dirige vers le nord, implantant sur sa route des ‘résidences’ jésuites qui deviennent ensuite autant de centres d’une zone évangélisée. Les plus anciennes missions jésuites se situent sur un axe nord-sud parallèle au littoral et au Grand Canal. Les villes où Ricci laisse des convertis, qui voient peu après arriver un missionnaire jésuite, sont, du nord au sud : Zhaoqing, Shaozhou, Namyang, Nanchang, Anjing, Nankin, Yangzhou et Tianjin avant Pékin. Ces villes, parfois très importantes comme Nankin qui a le statut de capitale sous les Ming, disposent d’une église et d’une ‘résidence’. Il faut apporter là quelques précisions. La suspicion qui entoure alors en Chine la diffusion de toute religion (zongjiao) rend pratiquement impossible la prédication en public, telle que les ordres mendiants ou les jésuites la pratiquent alors en Europe. C’est pour cela que Ricci et ses émules ont pris le parti, assez inattendu pour leurs confrères restés en Europe, de se présenter comme des « lettrés d’Occident ». Cette suspicion rend difficile également la présence d’une église bien identifiable au milieu d’un quartier ou d’un village. De telles constructions ont pourtant eu lieu, notamment à Pékin. Mais dans les provinces, le plus souvent, les missionnaires préfèrent acheter des maisons qui deviennent alors des ‘résidences’ à l’intérieur desquelles est construite une église, peu visible ou même invisible de l’extérieur. Une vaste pièce peut faire office d’église. Ricci a expliqué qu’il achetait à moindres frais des maisons réputées hantées, dont il exorcisait les démons. Les religieux augustins, dominicains et franciscains, qui viennent en Chine après les jésuites, procèdent de la même façon.
Après la mort de Ricci à Pékin en 1610, ses confrères suivent la même route, de Macao où ils débarquent des vaisseaux portugais à Pékin, via Canton et Nankin. Ils poursuivent et développent l’évangélisation des villes où est passé Ricci, faisant prospérer les missions jésuites des régions méridionales (Guangdong) et de l’embouchure du Yangzi (Jiangnan). L’actuelle région de Shanghai, alors une toute petite bourgade, possède tout un semis de communautés chrétiennes, protégées par le plus connu des lettrés convertis, Paul Xu Guangqi, et sa petite-fille Candide Hiu. En revanche, le Shandong, patrie de Confucius, reste presque totalement dépourvu de chrétiens. Les missions jésuites se sont en revanche développées plus au nord : région de Tianjin, Beizheli et surtout Pékin.
Les sources que nous avons utilisées présentent parfois des listes de villages ou hameaux chrétiens, toujours difficiles à retrouver et localiser sur les cartes contemporaines. Ces listes ont été réalisées à des fins apologétiques, le but étant de mettre en évidence le grand nombre de chrétientés, et en même temps les progrès réalisés par les missionnaires. Les documents qui nous semblent les plus intéressants ont été réalisés après les périodes de violences antichrétiennes ou ‘persécutions’ dans le langage des missionnaires. Les religieux éprouvent alors le besoin de faire un bilan, adressé à leurs supérieurs qui transmettent à Rome, où ils indiquent ce qui a été réalisé, ce qui a été détruit et ce qui subsiste. Dans ce cas se trouvent les relations d’Alvarez Semedo (1642)2, qui décrit les « persécutions de Nankin » de 1616-1617 ; de Julien Baldinotti (1626), réalisée au lendemain des troubles de 1625-1626, et d’Adrien Greslon (1671), compte rendu établi après les difficultés des années 1662 à 1664. Ces trois auteurs sont jésuites. L’étude de ces différentes sources, ainsi que d’autres relations émanant de jésuites et contenant de nombreuses indications éparses, nous amènent à distinguer sur la carte de Chine six zones possédant des communautés chrétiennes encadrées le plus souvent par les jésuites, mais aussi par les ordres mendiants.
La région du Guangdong, au sud du pays, a pour capitale Guangzhou, Canton. De la frontière nord du Tonkin au détroit de Formose, elle présente une large façade maritime. La présence de l’enclave portugaise de Macao a toujours compliqué les rapports entre les missionnaires et les autorités locales qui ne veulent pas voir se développer l’emprise portugaise. Wang Pan, mandarin de Zhaoqing, avait autorisé l’installation des jésuites au temps de Ricci mais ils ont été ensuite refoulés par le gouverneur de Canton. Il faut attendre l’année 1659 pour voir le Père Lubelli, s. j., fonder la résidence et l’église de Canton. Avant cette date les franciscains, qui débarquent non à Macao sur des vaisseaux portugais mais plus au nord, à partir de vaisseaux espagnols qui en principe n’ont rien à faire dans la zone de padroado portugais, ont commencé à fonder des missions. Après 1644, les Mandchous (Qing) contrôlent Pékin et la plus grande partie de la Chine. Ils soupçonnent Macao d’être favorable aux « Ming du Sud », les derniers partisans de la dynastie déchue repliés dans le Yunnan, et veulent obliger les Portugais à quitter leur comptoir. Les missionnaires, jésuites en majorité mais aussi représentants des ordres mendiants, sont expulsés des diverses provinces et relégués à Canton en attendant de savoir ce qu’ils doivent faire, tandis que leurs chrétientés sont laissées à l’abandon. La situation se détend ensuite sous Kangxi des Qing, et les chrétientés fleurissent dans cette région méridionale. En 1728 le Guangdong aurait disposé de 25 missionnaires jésuites.
Le cours inférieur du Yangzi forme également un pôle du christianisme chinois à l’époque moderne. À Nanchang, qui correspond à la pointe méridionale du lac Boyang, Ricci avait installé une résidence, avant de fonder celle de la grande ville de Nankin. Le Jiangxi conserve en amont de Nanchang plusieurs chrétientés d’origine jésuite, échelonnées sur la rivière Gan. Plus à l’ouest, le Huguang n’est pas touché par l’évangélisation. En revanche la présence chrétienne, si l’on suit par exemple Adrien Greslon, semble avoir été assez dense au Jiangxi : Wuxi, Jiating, Shanghai ainsi que la grande île basse de Xongming, peuplée de pêcheurs et de paysans pauvres, au milieu de l’estuaire du Yangzi. Un peu plus loin, au sud de Shanghai, la grande ville industrielle de Songjiang comporte également une chrétienté. Et l’Histoire de la Chine du Père Greslon fait apparaître la plus grande concentration de chrétientés (probablement jésuites, mais il ne le précise pas) dans un triangle Changzhou-Hangzhou-Shanghai. Vers 1650 les dominicains viennent s’installer dans les xian, villes « de troisième ordre », de grosses bourgades de la région, mais le Père Greslon se plaint de cette présence qui selon lui met les chrétiens en danger : comme les franciscains, les frères prêcheurs débarquent clandestinement sur le littoral, de navires espagnols venus de Manille. Aux yeux des autorités chinoises, c’est une fraude, et ils sont assimilés aux contrebandiers, « pirates japonais » et autres brigands. Mais les chiffres que donne Adrien Greslon révèlent des chrétientés importantes : 50 000 fidèles et 67 églises autour de Songjiang, 400 soldats chrétiens formant la garnison de Suzhou. Quand les jésuites reviennent en Chine aux environs de 1840, ils retrouvent dans l’île de Xongming un groupe compact de 40 000 fidèles qui a résisté à tous les abandons3.
Province littorale de taille assez réduite, environ 400 km de façade maritime sur 200 km de profondeur, le Fujian dispose d’un littoral très découpé avec de nombreuses échancrures facilitant le mouillage des navires. C’est à la fin des Ming le repaire des pirates et des contrebandiers, tant ‘japonais’ (les wokou, qui comptent dans leurs rangs des Chinois et des Malais) qu’Européens. Les églises, qui semblent avoir été assez nombreuses dans les villes de second et troisième ordre, sont administrées par des dominicains venus sur des navires espagnols. Après 1644 la population de la région, y compris la population chrétienne, fait bloc derrière le pirate Coxinga (Zheng Chenggong) qui lui-même soutient les Ming du Sud et contrôle Taiwan. Après sa mort (1662) les Qing décrètent l’évacuation de toutes les régions côtières, du Shandong au Guangdong. Le Fujian est particulièrement touché par cette mesure : villes et villages sont rasés, des populations entières sont déportées. Les répercussions sont très dommageables à la vitalité des communautés chrétiennes, avec lesquelles Coxinga entretenait des rapports ambigus4.
Le bassin moyen du Yangzi, qui correspond en partie à la région du Huguang sous les Ming, compte également des chrétiens : d’après le Père Greslon, deux mille répartis sur huit endroits aux environs de 1670. L’évangélisation est due aux jésuites : il s’agit de toutes petites communautés rurales mises en place par le Père Jacques Motel, qui se consacre à la partie nord du Huguang, sur le Yangzi en amont de Huangzhou, dans les années 1660, jusqu’à la persécution de 1665. Cette année-là, il doit cacher pendant huit mois son confrère Germain Macret qui ne parle pas chinois, et demande à des chrétiens de confiance de l’héberger pendant huit mois, le temps qu’il apprenne à parler chinois. La vie du Père Motel comporte, comme celle d’un saint médiéval, des aspects merveilleux ; et à sa mort les fidèles réalisent des statuettes à son effigie et le vénèrent dans de petits édicules placés aux carrefours des chemins. Au XVIIIe siècle, un autre jésuite, Joseph Labbe, poursuit l’évangélisation vers l’ouest, dans une région de collines que les missionnaires appelaient « les Cévennes de la Chine ». Deux lettres, la première du Père Labbe à son frère qui vit en France (1732) et la seconde du Père Gaubil à Pékin (1734) expliquent comment le P. Labbe a aidé la jeune chrétienté de Jiangyang, dans les profondeurs du Huguang, à acheter une vallée située dans les Monts Mupanshan5. Le missionnaire a été le premier Européen à pénétrer dans cette région qu’il aide les chrétiens à défricher ; en 1731 le chef de la communauté chrétienne acquiert tout le terrain de la vallée, puis les terres sont distribuées aux chrétiens par le missionnaire entouré des chefs de famille. Des règlements sont établis en commun, et un petit établissement qui doit servir d’asile aux chrétiens de toute la région est édifié. De vieux chrétiens, respectables par leur vertu, ne sortent de la vallée que pour visiter les villages convertis des alentours et vérifier si les catéchistes remplissent bien leurs devoirs. Ils reçoivent parfois des missionnaires clandestins venus pour exercer leur apostolat, mais les lettres ne précisent pas s’il s’agit de jésuites ou de religieux d’autres ordres. Le Père Labbe avait divisé toute cette région montagneuse en huit ‘districts’ ayant chacun son catéchiste ; dans les endroits où il n’y avait que des chrétiens, il ne permettait à aucun infidèle de s’établir et s’efforçait de convertir les derniers réfractaires. Joseph Labbe estimait à 600 le nombre de chrétiens vivant dans ces montagnes. L’influence jésuite est nettement perceptible ici, et ces chrétientés ne sont pas sans évoquer les ‘réductions’ du Paraguay.
Le Sichuan, à l’ouest de la Chine, apparaît dans le monde chinois de l’époque moderne comme une région très isolée. La région, si l’on suit une comparaison chinoise, forme un ‘nœud d’éventail’ autour duquel se déploient les dix-sept autres provinces du temps des Qing. Avant 1644 et la fin des Ming, la capitale Chengdu disposait d’une église, fondée par les Pères Buglio et Magalhaes autour de 1640. Les vicissitudes liées à la guerre menée par les Mandchous font décliner cette petite chrétienté, reprise en main par Claude Motel, s. j., frère aîné de Jacques, dans les années 1660. Cette région a été aussi l’objet de controverses entre les missionnaires. Les prêtres des MEP (Missions-étrangères de Paris) y pénètrent à partir de 1700, estimant que le Sichuan n’a pas été évangélisé correctement par les jésuites. L’un des principaux évangélisateurs de cette région qui échappe à la Compagnie de Jésus au XVIIIe siècle est un prêtre chinois, André Li. Il a construit des oratoires dans la région de Pongshan, à treize lieues de Chengdu ; son Journal en latin, traduit et étudié par Anne Weber, retrace les années qu’il a passées avec les chrétiens de cette région6. André Li illustre la promotion du clergé autochtone, souhaitée par les Missions-Étrangères de Paris. Il a été le seul missionnaire présent au Sichuan au milieu du XVIIIe siècle, administrant une chrétienté de 6 à 8000 fidèles qui réussit à se maintenir en dépit des persécutions et des apostasies. Cette chrétienté est toujours présente au XIXe siècle, et l’abbé Lucien Vigneron décrit la mission du Sichuan comme « florissante » après y avoir participé en 1871 et 1872. Les chiffres qu’il donne peuvent corroborer ceux d’Anne Weber : entre 2 et 3000 chrétiens pour le district de Paxian (Chongqing), correspondant alors à un million d’habitants7.
Le cours moyen du Fleuve Jaune (Huanghe) au niveau de la grande boucle qu’il forme dans les plateaux de loess de Chine du Nord a lui aussi reçu la visite d’évangélisateurs, à partir de 1625 si l’on suit Adrien Greslon, qui donne le chiffre de 12000 chrétiens pour le Shanxi, avec deux églises à Xi’an et huit aux alentours. Là encore, le début de cette mission est lié aux jésuites. Le plus connu des missionnaires de cette région reste le Père Étienne Faber. Il a résidé à Xi’an de 1640 à 1646, mais la plus grande partie de son apostolat s’est déroulée dans les campagnes, toujours marchant « par les chemins, en cérémonie avec l’étole et le surplis », peut-on lire dans les Nouveaux Mémoires du Père Lecomte8. Un halo de surnaturel accompagne cet apôtre, dont les aspersions d’eau bénite évitaient à la région les nuages de sauterelles. Suivant Louis Lecomte, les villageois du Shanxi racontaient qu’il avait été transporté dans les airs, avait prédit la date de sa mort, et que les tigres disparaissaient lorsqu’ils arrivait quelque part, toutes choses dignes d’un taoïste. Au début du XXe siècle encore, des pagodons contenaient la statue du Père Faber, un tigre à ses pieds. Toutefois en 1664, au début des Qing, les fonctionnaires du yamen régional multiplient les perquisitions, confisquent les livres des religieux, torturent les catéchistes. Au cours du XVIIIe siècle le Shanxi n’a que très peu de missionnaires sur place et les chrétientés semblent avoir été abandonnées à elles-mêmes, peut-être parce que l’administration locale refusait de fermer les yeux.
Ce sont là les six zones où l’implantation chrétienne est attestée par les sources. Cette présence est loin d’être dense, mais elle est perceptible. Le nombre de chrétiens ne se compte qu’en milliers ou dizaines de milliers dans ces différentes régions, ce qui est dérisoire par rapport à la population chinoise mais reste significatif au niveau local. Certaines provinces apparaissent presque totalement dépourvues de chrétiens. Le Shandong compte quelques chrétientés encadrées par les Dominicains ; au Beizheli, il est possible de recenser un certain nombre de chrétientés dans un rayon de 200 km autour de Pékin, à Heijian et Tianjin. Ces chrétientés sont toujours les premières à être touchées par les flambées de violences antichrétiennes et xénophobes, et c’est pourquoi elles ne sont desservies que par des frères coadjuteurs chinois ou des catéchistes. Trop près de la capitale, les fonctionnaires ne peuvent pas feindre d’ignorer la « religion du Seigneur du Ciel » importée d’Occident. En revanche, Pékin a vu fonder sa grande église catholique, le Nantang, en 1650, et la ville compte trois églises cent ans plus tard.
3. Les chrétiens de Chine, des chrétiens clandestins ?
Les chrétiens de Chine, à l’époque moderne ou plus précisément au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, sont-ils clandestins ? La réponse à cette question suppose une bonne connaissance de la mission de Chine depuis ses débuts, c’est-à-dire depuis les années du XVIe siècle, et des positions théoriques adoptées par les différents missionnaires.
Ces missionnaires sont pratiquement tous catholiques : il y a eu quelques tentatives d’évangélisation menées par des pasteurs calvinistes hollandais ou anglais dans le sud de la Chine et à Taiwan, mais sans résultats signifiants avant le XIXe siècle. Il y avait aussi une mission orthodoxe russe à Pékin, mais elle ne s’occupait que des fidèles orthodoxes et ne cherchait pas à faire de conversions chez les Chinois.
En ce qui concerne les catholiques, et sans reprendre toute l’histoire de la mission de Chine qui n’est pas notre sujet ici, la Compagnie de Jésus a eu une influence déterminante. Tout au début, Matteo Ricci pensait que le seul moyen de faire œuvre durable était de convertir l’empereur et son entourage, de manière à reproduire ce qu’a été la conversion de l’empire romain sous Constantin. Le Tianzi serait devenu un « nouveau Constantin » obligeant toute la Chine à se convertir. Ricci est effectivement parvenu à Pékin, a réussi à se faire introduire au Palais impérial, et par l’intermédiaire des eunuques a pu intéresser l’empereur Wanli (qu’il n’a pas rencontré personnellement) à diverses réussites de la technologie occidentale, notamment les horloges. Ensuite, les successeurs de Ricci, installés à Pékin, continuent cette tradition. La dynastie des Ming disparaît peu après Wanli, mais, en dépit d’une brève période de flottement et de difficultés, les jésuites réussissent à gagner la confiance des Mandchous désormais maîtres de la Chine. Les Pères Schall et Verbiest utilisent leurs compétences en mathématiques pour conquérir l’Office astronomique, qui établit entre autres l’horoscope impérial. Au début du XVIIIe siècle les jésuites travaillent au palais impérial en donnant des cours à l’empereur, en peignant suivant les techniques de l’Occident, en jouant de la musique sur des instruments européens, en faisant des travaux cartographiques, en fabriquant des automates… bref, ils se rendent indispensables à la cour et ce faisant permettent aux autres missionnaires d’évangéliser les provinces avec l’accord plus ou moins tacite, puis officiel, du Pouvoir. C’est du moins ce que les jésuites ont toujours avancé pour défendre leur mode d’action. C’est une tactique, diversement appréciée des autres ordres religieux et de la hiérarchie catholique, et qui dans les faits n’a réellement fonctionné que sous Kangxi (règne : 1662-1722), esprit ouvert et grand homme d’État désireux de comprendre l’Occident. Mais tout se dégrade sous ses successeurs, Yongzheng (1723-1735) puis Qianlong (1736-1799), beaucoup moins favorables au christianisme ou, plus exactement, à l’Occident. Sous Kangxi, on ne peut pas parler véritablement de ‘clandestinité’ des chrétiens, surtout à partir du moment où l’empereur accorde un « édit de tolérance » (1692) qui permet à ceux-ci de pratiquer ouvertement leur religion, au grand contentement des jésuites. En fait, cet édit dont les jésuites ont abondamment parlé avait d’étroites limites, car il permettait la pratique du culte dans les églises existantes mais interdisait tout prosélytisme. Les chrétiens se trouvaient un peu dans la position des protestants de France après l’édit de Nantes ; mais il n’en a pas moins été célébré par les jésuites comme une grande victoire et la justification de leur présence près de Kangxi.
On voit que les jésuites ont, dès le départ, donné un caractère particulier à la mission de Chine. Ceci étant, ils ne sont pas les seuls évangélisateurs. Pascale Girard (2000) a montré comment, par le volume de leur production écrite en particulier, les jésuites ont cherché à magnifier leur action au détriment des ordres mendiants, dont la présence en Chine doit être réévaluée. De toutes façons la présence des savants jésuites au palais impérial introduit une différence entre ‘leurs’ missions et les autres. Pour les fonctionnaires chinois, qui sont des lettrés confucianistes, seuls les jésuites qui viennent sur les navires portugais de la carreira da India via Macao et Canton sont agréés en tant que religieux étrangers et autorisés à rester sur le sol chinois. Mais les fonctionnaires ne comprennent pas ce que viennent faire d’autres religieux (franciscains, dominicains, augustins, puis prêtres des MEP) qui se prétendent catholiques et viennent en Chine sur des bateaux espagnols, voire français ou hollandais, qui tous évitent Macao. Ils voient en eux des fraudeurs ou même des agents au service de puissances étrangères. Et par ailleurs ces missionnaires inattendus se révèlent hostiles aux conceptions des jésuites, jugées par eux élitistes ou même entachées de superstition (l’horoscope impérial !). Francisco de Santa Maria ou Domingo Navarrete, au milieu du XVIIe siècle, ont fondé des chrétientés dont les fidèles ne s’entendaient pas avec les « chrétiens des jésuites » qui de leur côté continuaient à pratiquer par exemple les libations d’alcool et de nourriture offertes aux tablettes de leurs ancêtres, ou versées sur les autels de Confucius et de la dynastie régnante.
Les communautés chrétiennes, qu’elles soient encadrées par les jésuites ou par des religieux d’autres ordres, puis par des prêtres séculiers, sont bien loin du palais impérial et confrontées à un fonctionnaire local en général peu élevé sur l’échelle des dignités mandarinales qui va du grade 1a au 9b. Au fond, que l’encadrement soit jésuite ou non, les pratiques et la morale chrétiennes dérangent la population chinoise dont les croyances regroupent un fonds ancien lié au culte des ancêtres ainsi que divers éléments empruntés au taoïsme, au confucianisme et au bouddhisme. Dans ces conditions, un simple incident peut à tout moment déclencher une flambée de violences : ce sont les « persécutions » dont parlent les missionnaires, fréquentes sous la dynastie Ming qui est officiellement néo-confucianiste, moins fréquentes sous Kangxi des Qing avant de reprendre sous ses successeurs. Dans la pratique, la clandestinité s’impose donc, et l’église n’est pas toujours visible du passant qui circule dans la rue. Au Sichuan, Anne Weber note que les églises desservies par André Li se faisaient discrètes, au point de remplir plusieurs fonctions pour mieux se dissimuler par rapport aux fonctionnaires locaux. La résidence, correspond d’une manière générale à une maison dont la porte est ornée d’une croix, avec parfois le sigle JHS pour les jésuites, ou une statuette représentant la Vierge ou un saint. Nos sources ne comportent pas beaucoup de descriptions, mais dans les villes moyennes les résidences semblent toujours assez banales pour éviter d’attirer l’attention. En revanche, dans les campagnes les plus reculées, au Sichuan par exemple, les missionnaires annoncent parfois qu’ils ont édifié une « église bien visible ». Toutefois, et souvent par la force des choses, les communautés chrétiennes se trouvent livrées à elles-mêmes et amenées à se réfugier dans la clandestinité, ou du moins dans une semi-clandestinité. Ces façons d’agir nous invitent à réfléchir sur ce qu’a pu être la situation des communautés chrétiennes par rapport à l’ensemble de la société chinoise.
4. La vie des communautés chrétiennes
Le culte clandestin d’une religion jusqu’alors inconnue en Chine concerne quelle partie de la société chinoise ? Il faut esquisser ici une typologie des chrétiens chinois, alors que les sources restent le plus souvent peu loquaces sur ce point.
Au début de la mission, les jésuites ont réussi à convertir quelques lettrés éminents, dont les noms sont au reste bien connus. Paul Xu Guangqi (1562-1633, baptisé en 1603) a eu le rang de kolao, équivalent à un ministre ; il a aidé Ricci à comprendre le confucianisme, et dans la pratique faisait avec lui des traductions. Michel Yang Tingyun (1557-1627, baptisé en 1612) qui a été « censeur » à Pékin, Léon Li Zhizao (1565-1630, baptisé en 1610), Philippe Wang Zheng (1581-1644, baptisé en 1617) restent les plus fréquemment cités parmi les Chinois convertis. Ce sont tous des lettrés, appartenant à des familles suffisamment fortunées pour avoir pu offrir à leurs fils des études longues, de manière à pouvoir se présenter aux concours de recrutement. Leurs descendants restent pour la plupart chrétiens, et forment donc par la suite des familles mandarinales chrétiennes. Toutefois, ce type de conversion, on le voit, remonte à l’époque de Ricci lui-même ou de ses successeurs directs. Mais les jésuites, de même que les autres missionnaires, ne convertissent plus de lettrés après la période des commencements, c’est-à-dire après 1620. Situation qui a été résumée par Jacques Gernet dans un ouvrage célèbre :
Le fait est qu’après les environs de 1620, les jésuites ne firent plus de conversions parmi les lettrés et hauts fonctionnaires. (…) Les classes instruites étaient devenues dans leur ensemble hostiles aux missionnaires et à leur doctrine, et les seules conversions célèbres sous les Mandchous furent celles de princes de la famille impériale9 (Gernet 1982 : 62-63).
Les lettrés du début du XVIIe siècle étaient en grande partie mus par la curiosité pour une civilisation étrangère dans laquelle ils retrouvaient des points de comparaison avec la leur. Le plus représentatif d’entre eux, Xu Guangqi, que les jésuites appelaient le « docteur Paul », est un fonctionnaire du plus haut rang qui a l’attitude d’un ministre dévot du premier XVIIe siècle en Europe. La religion qu’il pratique dans le privé, et que doivent pratiquer ses proches et son personnel domestique, déborde sur la sphère publique. Ce grand mandarin dont le portrait nous est donné par le Père Adam Schall, évoque pour nous un représentant typique de la Réforme catholique ; loin d’être clandestin, il se veut un modèle.
Mais, après le règne de Wanli, les lettrés ne se tournent plus vers le christianisme. Peut-être faut-il voir dans cette attitude le reflet d’une méfiance grandissante vis-à-vis de l’Occident, dont les États se révèlent multiples. Après les Portugais, les Espagnols puis les Hollandais et les Anglais tentent d’obtenir des entrevues avec les représentants du gouvernement impérial ou même avec l’empereur lui-même afin d’obtenir des privilèges commerciaux. Ils ne réussissent qu’à se discréditer par leurs dissensions religieuses, leurs rivalités, leur maladresse. Mais surtout, dans l’optique du confucianisme, les prodiges de la technologie occidentale (à commencer par les horloges tant vantées par les jésuites) ne sont que des passe-temps sans utilité réelle pour le peuple. La désaffection des élites cultivées amène le christianisme à ne faire désormais de conversions que dans le petit peuple des campagnes. En effet, le monde des marchands n’imagine d’ascension sociale qu’à travers les concours de recrutement et le fonctionnariat, et il est traditionnellement acquis au bouddhisme. Reste la paysannerie, chez qui prédomine surtout le culte des ancêtres, dont les âmes s’incarnent dans les tablettes oblongues posées sur l’autel familial. Les missionnaires en général, et pas seulement les jésuites, insistent beaucoup sur le respect que doivent montrer les chrétiens à leurs ancêtres disparus.
Les chrétiens des diverses provinces touchées par le christianisme ne peuvent pas pratiquer leur religion trop ouvertement. Ils restent dans la discrétion lors des périodes les plus favorables, comme le long règne de Kangxi, pour rentrer dans la clandestinité à proprement parler lorsque le contexte est défavorable : par exemple entre 1644 et l’arrivée sur le trône de Kangxi en 1662, en particulier sous le gouvernement des « quatre régents » ; puis sous le règne de Yongzheng, successeur de Kangxi. Ces chrétientés des provinces sont généralement formées de paysans très pauvres, parfois de pêcheurs comme ceux de l’île de Xongming dans l’estuaire du Yangzi. Le Père de Fontaney, qui prône les conceptions jésuites sur l’adaptation du missionnaire aux coutumes du pays qu’il évangélise, explique en même temps ce que sont les limites de sa vie sociale, toute repliée sur la chrétienté qu’il évangélise.
Il faut encore renoncer à toutes les satisfactions et à tous les divertissements de la vie. Un missionnaire qui est seul dans les provinces ne sort jamais de sa maison que pour administrer les sacrements aux malades, ou pour aller dans les villages faire la mission un certain temps. Les visites sont rares à la Chine, on ne peut s’entretenir qu’avec ceux qui ont déjà embrassé la foi et avec les catéchumènes, auxquels on parle seulement de la loi de Dieu. Il faut demeurer seul le reste du temps, et s’occuper à prier et à étudier. C’est pour cette raison que les gens qui aiment l’étude s’accommodent mieux de cette mission que ceux qui n’y ont pas d’inclination10.
Sur le plan social, l’évangélisation concerne essentiellement des paysans pauvres, en dehors des exceptions connues que sont quelques familles mandarinales. Au palais impérial même, quelques tentatives jésuites ont eu lieu pour convertir des eunuques, mais sans résultat appréciable. L’évangélisation des campagnes a constitué l’essentiel, et ne semble pas avoir été très différente, d’une part au niveau de la chronologie : elle se déroule dans les mêmes conditions du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe ; et d’autre part, quels que soient les missionnaires. Les pratiques semblent bien avoir été les mêmes dans les chrétientés des jésuites, des ordres mendiants, des Missions-Étrangères ou des prêtres de la Propagande. Peu après la fin du règne de Kangxi, sous Yongzheng, l’hostilité du pouvoir impérial contribue à détourner les élites sociales d’une éventuelle adhésion au christianisme. En 1726, Antoine Gaubil décrit, et même à Pékin, des chrétientés presque uniquement composées de gens du petit peuple :
Les jésuites ont icy [à Pékin] trois grandes églises, la congrégation de la Propagande a une petite maison. Les jésuites baptisent par an plus de 3000 petits enfants exposés. Autant que je puis conjecturer par les confessions et les communions, il y a ici 3000 chrétiens qui fréquentent les sacrements, et il y a bien 4000 chrétiennes qui fréquentent les sacrements. Dans ce nombre, il n’y a que quatre ou cinq petits mandarins, deux ou trois lettrés ; le reste est composé de pauvres gens. Je ne sais pas bien le nombre des lettrés et des mandarins qui, étant chrétiens, ne fréquentent pas les sacrements. Et je ne vois pas trop comment, dans les circonstances, un mandarin et un lettré peut fréquenter les sacrements et observer les décrets de N.S.P. le Pape. (Gaubil 1726 : 127-128) 11
Déjà en 1701 un autre jésuite, le Père Fouquet, écrivait de Nanchang, dans le bassin du Yangzi : « Ici, à l’exemple de notre Seigneur, nous pouvons donner pour marque de notre mission que nous évangélisons les pauvres. On trouve en eux (…) moins d’obstacles et plus de docilité aux vérités du salut que dans les grands et les puissants du siècle » (Gernet 1982 : 113).
En ce qui concerne les sources, les chroniques ne donnent que peu de détails sur la localisation précise des chrétientés ainsi que sur les détails pratiques de l’évangélisation. En revanche, la correspondance des missionnaires contient beaucoup plus de détails précis. Les jésuites ont été les premiers à pratiquer des formes poussées d’inculturation, mais ils n’ont pas été les seuls. Afin d’éviter le scandale, ils célébraient deux messes dominicales dans des locaux séparés, ou plus souvent dans le même local mais à des heures différentes : une pour les femmes et une pour les hommes. Lors d’une extrême-onction, ils omettaient l’onction sur les pieds pour ne pas choquer la sensibilité féminine liée, en Chine, à la mutilation des pieds. Enfin beaucoup de missionnaires, à la suite du Père Philippe Couplet qui avait évangélisé le bas-Yangzi entre 1660 et 1680, utilisaient les concubines et les servantes-esclaves pour convertir leur maître, en dépit des entorses évidentes faites à la morale augustinienne.
Le Journal du prêtre André Li relate la mission au Sichuan de cet ecclésiastique qui a été formé par la Société des Missions-Étrangères de Paris (MEP) et a été l’un des premiers Chinois ordonnés. Les techniques d’évangélisation sont à peu près les mêmes, et une grande latitude était laissée aux chrétiens en ce qui concerne la vénération par rapport aux tablettes des ancêtres, la tolérance par rapport aux horoscopes. André Li se heurte, exactement comme les jésuites ou les franciscains, au délicat problème de la polygamie, qui fait partie des institutions chinoises, car même si la « première épouse » a une position privilégiée, les autres épouses ont contracté un mariage valide au regard du droit. Anne Weber a montré que le problème des « rites chinois » restait bien présent, et divisait les missionnaires. Après l’expulsion par Kangxi des religieux qui prêtent allégeance au Saint-Siège, le Sichuan se trouve totalement dépourvu d’ecclésiastiques en 1711. Les lazaristes s’y installent alors et s’opposeront, pendant le premier tiers du XVIIIe siècle, aux prêtres des MEP. Ces derniers décident de faire preuve de souplesse par rapport aux rites, et de mansuétude en ce qui concerne les apostasies. André Li évangélise lui aussi des paysans en général peu instruits, conserve l’usage des livres et préconise même l’étude du latin, mais dans la pratique son enseignement est surtout oral. Comme les jésuites il fait circuler beaucoup d’images pieuses.
Les sources, et en particulier les correspondances, posent également la question du nombre des chrétiens. À ce point de vue des travaux ont déjà été entrepris sur ce sujet, et nous renvoyons aux chiffres donnés par Joseph Dehergne (1973), que j’avais moi-même repris et pu vérifier. Là encore, ce sont les sources jésuites qui donnent des chiffres le plus souvent. En 1741, le Père Antoine Gaubil parle de 100 000 chrétiens pour Pékin et sa région. Le chiffre est probablement exagéré, et doit être mis en relation avec l’estimation du Père Louis Lecomte (1990 : 91) qui dans ses Nouveaux Mémoires (1700) attribue deux millions d’habitants à Pékin, soit quatre fois la population de Paris à la même époque12. Dans une lettre de 1726, le P. Gaubil avance des chiffres pour l’ensemble de la Chine ; chiffres qui ont été discutés par les historiens, mais ne semblent pas très loin de la réalité.
Tandis que nous serons icy [à Pékin] et à Canton, on pourra secourir les chrétiens de ces deux provinces. Dans les seules villes de Chang hay [Shanghai]et de Song kiang [Songjiang], il y a plus de 100 000 chrétiens ; c’est dans la province de Nanquing [Nanjing, Nankin]. Ces chrétiens font des efforts, et ils ont obtenu secrettement des secours des autres chrétientés [de la province de Nankin]. Les Pères Hinderer, Porquet et Jacquemin [jésuites] soutiennent encore les chrétientés qu’ils ont dans le Tchequiang [Zhejiang], dans la province de Nankin et dans l’isle de Tsongming [Xongming]. Si ces Pères pourront longtemps se soutenir, c’est, Mon Révérend Père, ce qu’il est difficile de savoir. Les chrétientés du Chansi [Shaanxi]et Chensi [Shanxi] sont secourues par un jésuite chinois et quatre franciscains cachés. Celles du Houquang [Huguang] par un ecclésiastique chinois et un jésuite portugais cachés, et nous allons prendre des mesures seures pour secourir la belle mission du Père Domenges, jésuite françois, dans le Honan et le Houquang [Henan, Huguang]. Les chrétientés du Kiamsi [Jiangxi] ont jusqu’icy été secourües. Cinq dominiquains sont cachés dans le Foquien [Fujian]. On espère pouvoir secourir les chrétiens du Chantong [Shandong]. Les chrétientés de Tartarie [Mongolie et Mandchourie] sont et seront sans secours et on ne voit aucun jour pour y remédier. Les Propagandistes [missionnaires de la Propagande] se disposent à secourir le Setchuen [Sichuan] mais hélas, Mon Révérend Père, une seule accusation portée à l’Empereur, contre un missionnaire caché, est capable de perdre tout. Et si on nous chasse de Péking, tout est perdu. Dans le Quam si (actuel Guangxi) il n’y a que très peu de chrétiens ; dans le Yunnan et le Queitcheou [Guizhou] il n’y a point de chrétientés formées. Je ne crois pas qu’en Chine et en Tartarie il y aye plus de 300 000 chrétiens. En Tartarie, il n’y en a pas plus de 5 à 6000 ; il est inutile de vous remplir le cœur d’amertume en vous assurant que, sans les disputes passées, il y aurait bien 4 à 5 millions de chrétiens en Chine. (Gaubil 1970 : 128-129, doc. 34)13.
Dans cette lettre de 1726, Antoine Gaubil confirme la présence chrétienne dans la Chine du sud et de l’est, de Canton à Pékin ; à l’inverse, les marges de l’empire du Milieu : Chine de l’ouest, Yunnan, Mongolie, restent pratiquement vides de chrétiens. Les missions des ordres mendiants correspondent plutôt à la Chine littorale, mais les franciscains sont présents dans le bassin du Huanghe. Déjà, certains évangélisateurs sont des prêtres chinois. Le ton alarmiste de la lettre ne doit pas nous étonner : le P. Gaubil écrit sous Yongzheng, successeur de Kangxi qui refuse la politique d’ouverture à l’Occident de son prédécesseur. Les jésuites ne sont désormais tolérés au palais impérial, en tout petit nombre, que dans la mesure où ils développent des savoir-faire et des techniques que les Chinois maîtrisent mal. L’utilité conditionne leur présence, mais dans l’esprit de Yongzheng ils sont voués à partir tôt ou tard. Et comme l’écrit Gaubil, la mission de Chine toute entière doit désormais vivre cachée, menacée au moindre scandale par une persécution générale. Il ne s’agit plus désormais de tolérance ; toutefois, le règne de Yongzheng n’est pas très long, et après 1735 son successeur Qianlong, même s’il conserve la même approche générale, se révèle un peu plus souple.
De cette situation tendue ressort un fait majeur : la mission se trouve de plus en plus confiée dans la pratique aux auxiliaires du missionnaire, c’est-à-dire en premier lieu aux catéchistes. Les missionnaires des différents ordres, ainsi que les séculiers, vivaient dans de grandes maisons, dites ‘résidences’ chez les jésuites, avec une ‘église’ qui pouvait être une grande salle aménagée, des cuisines, une salle de réception destinée aux hôtes et les diverses chambres. Les missionnaires disposaient également de tout un personnel domestique, en castillan les mozos de casa, « garçons de maison ». Attachés à la personne d’un ou plusieurs missionnaires, ces auxiliaires sont Chinois ou métis, ont parfois une bonne instruction, et leur aspect physique leur rend les contacts beaucoup plus faciles qu’aux religieux d’origine européenne. Ce sont eux qui, par exemple, négocient l’achat de matériaux de construction ou l’embauche d’ouvriers. Ils font venir des courriers apportant diverses fournitures, des objets liturgiques, de l’argent ; ils entretiennent les relations avec les employés du yamen mandarinal. L’un des plus connus, parmi ces auxiliaires, reste Gregorio Lopez, ou « Grégoire Lo » dans les archives en français. Il s’agit, en dépit de son nom, d’un Chinois qui a étudié à Manille, au couvent des Dominicains, au début des années 1640. Il est ordonné prêtre en 1654 et deviendra vicaire apostolique de Nankin en 1674. Au service des Dominicains du Fujian, il obtient l’autorisation du mandarin local pour acheter une maison, puis surveille la construction du couvent de Tengtou. La vie des communautés chrétiennes mises en place par les Dominicains au Fujian doit beaucoup à sa présence, aux liaisons qu’il sait établir avec l’administration impériale14.
Ces auxiliaires peuvent jouer, mais pas toujours, le rôle de catéchistes. Ces derniers, et en particulier dans la correspondance des jésuites, apparaissent souvent sous ce nom. D’origine chinoise eux aussi, ils relaient le missionnaire près des jeunes enfants des familles chrétiennes ou même près des villageois adultes pour assurer la catéchèse. Toutefois, le rôle des catéchistes avait ses limites, comme le laisse entendre une lettre d’un lazariste, Jean-Joseph Ghislain, qui a succédé aux jésuites après la suppression de la Compagnie de Jésus. En 1786 il est envoyé dans une chrétienté rurale, à deux jours de marche de Pékin. Les catéchistes chinois eux-mêmes se tiennent cachés.
[…] Il y avait trois ans que [les chrétiens] n’avaient point vu de missionnaire à cause de la persécution. Je ne savais pas encore parler chinois, à cause que mes infirmités ne m’avaient pas permis de m’y appliquer comme il faut. Cependant les députés de cette petite chrétienté disaient qu’ils m’entendaient fort bien et que je pouvais entendre leurs confessions. Mais ils ne parlaient ainsi que dans la crainte de ne pas avoir de missionnaire cette année.
[…] Ces pauvres gens prenaient beaucoup de précautions pour me cacher ; et afin que les infidèles ne se doutassent de rien, ils me menaient avec tout mon petit bagage pour dire la sainte messe d’un lieu à un autre, dans une charrette fermée dont on se sert ici pour transporter les corps ; moyennant cette précaution, je ne courus cette fois aucun danger. Vous vous demandez peut-être comment je faisais pour instruire ces pauvres gens, et comment je les confessais, pouvant à peine bégayer leur langue. Dans le premier cas, je me contentai de leur dire quelques mots et je me reposai pour le reste sur deux chrétiens plus instruits, pour leur rappeler les choses plus nécessaires au salut. Mais je fus obligé de faire quelque chose de plus dans le second village : cet endroit avait beaucoup souffert à cause de la persécution. Depuis deux ans, les chrétiens n’osaient plus s’assembler les dimanches et fêtes, comme de coutume ; ils avaient perdu dans la persécution leurs images, catéchismes, livres, etc. ; et l’ignorance s’étant emparée de leur esprit avait porté une espèce d’insensibilité dans leur cœur, que mes catéchistes ne peuvent point dissiper15.
La lettre du Père Ghislain révèle l’état de pauvreté d’une petite communauté du Beizheli. Un peu plus loin, le lecteur apprend qu’on lui a présenté deux petits enfants « qui avaient été offerts au démon par leurs parents renégats » et qui sont victimes de malnutrition. « Ils ne pouvaient plus retenir aucune nourriture depuis qu’ils avaient été offerts au démon. Ils vomissaient aussitôt le peu de lait qu’ils tiraient de leur mère, et avaient un air affreux, tant à cause de leurs gémissements continuels que de leur maigreur ». Les chrétiens ont peur de les voir mourir et demandent au missionnaire lazariste de les baptiser sans attendre, ce qu’il fait. Il pense alors assister à un miracle : « ces pauvres petites créatures ressuscitèrent, pour ainsi dire, après leur baptême. Ils commencèrent à manger et ils étaient fort bien portants lorsque je passai là quelques jours après ». La pauvreté semble compensée par les biens spirituels qu’apporte le Père Ghislain ; sur le plan matériel, les chrétiens ne possèdent guère que les quelques objets obtenus par les missionnaires, et qui les rattachent à leur religion. Ce sont des images pieuses représentant la Vierge ou des saints, des agnus dei, parfois des statuettes, des catéchismes et même des livres de piété traduits en chinois à destination des personnes qui pouvaient lire couramment, chose assez fréquente dans les campagnes chinoises à la fin du XVIIIe siècle.
Conclusion
Les chrétientés chinoises ont vécu d’une existence discrète, plus que véritablement secrète, au cours de l’époque moderne. Le caractère socialement élitiste des pratiques d’évangélisation a été une forme de tactique de la part des jésuites, qui a marqué les débuts de la mission de Chine, et qui est lié aux idées de Matteo Ricci sur cette question. Après Ricci, ses confrères ont maintenu cette forme d’élitisme pour tenter de convertir les milieux de cour et la famille impériale, mais le milieu des lettrés et des fonctionnaires, aussi bien que celui des marchands, a refusé la conversion au christianisme en dépit de rares exceptions. Bien avant la suppression de la Compagnie de Jésus en 1773, la prédication chrétienne en Chine ne concerne plus que de petites communautés de paysans pauvres. Que les missionnaires soient jésuites, religieux mendiants, prêtres des Missions-Étrangères, lazaristes ou de la Propagande, ne change pas grand-chose à leurs techniques d’évangélisation. Il existe, en revanche, des missions ou même des provinces traditionnellement évangélisées par tels ou tels religieux. Les conflits qui ont fait tant de remous à la fin du XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, et qui ont fait l’objet d’une quantité de travaux d’historiens aux XIXe et XXe siècles, ont finalement eu davantage de répercussions en Europe que sur place.
À la fin du XVIIIe siècle les missionnaires sont de toutes façons trop peu nombreux pour parcourir toutes les régions. Dans les zones les plus reculées, les chrétientés vivent en vase clos, et pratiquement sans contact avec le reste de la Chine. Très pauvres, elles conservent comme un bien précieux l’ensemble de leurs traditions, dont le christianisme, même s’il reste sommaire, fait désormais partie. Ce conservatisme fera la stupeur des missionnaires lorsqu’ils retrouveront, aux environs de 1880, des chrétiens cachés dont la foi semble avoir traversé les siècles. Ces chrétiens de Chine ont alors conservé, comme ceux du Japon, des rites figés et parfois fortement influencés par les usages bouddhistes ou taoïstes. Ils ont conservé le culte des martyrs, comme au Japon également, mais sans avoir de lieux emblématiques tels que la « grotte des chrétiens » de l’île Wakamatsu. La comparaison s’arrête là, car les chrétiens de Chine n’ont jamais été aussi « cachés » que ceux du Japon sous les Tokugawa. Leur présence restait tolérée dans d’étroites limites, mais ils n’avaient guère qu’une seule alternative : la fusion dans la culture locale ou un repli sur eux-mêmes, « en vase clos ». Tout cela semblait les vouer à la disparition, qui en fin de compte n’a pas eu lieu.