Voir la musique, puisque l’oreille ne suffit pas : la couleur musicale en littérature

  • Seeing music, since the ear is not enough: musical colour in literature

Résumés

Cet article s’intéresse à la question de la couleur dans les représentations littéraires de compositions musicales en littérature anglophone. La représentation littéraire de la musique semble intrinsèquement liée aux phénomènes de spatialisation et de visualisation de la musique, tels que l’audition colorée. Il s’agit de transformations imaginaires qui confèrent à la musique une certaine picturalité. Cet article démontre que l’analyse de l’inscription de la musique dans les textes est, de ce fait, surtout affaire d’analyse des effets de picturalité produits dans les textes littéraires. D’abord, il est question du phénomène de visualisation du sonore. Dans un deuxième temps, l’article se penche sur les figures de style associées à la picturalité de la musique en littérature (hypotypose/hypallage). Enfin, l’article examine les notions de paysage musical et de paysage musicalisé.

This article deals with the concept of colour in literary representations of musical compositions in texts in English. Literary depictions of music are usually conveyed in a spatial and visual way, only to mention synesthesia. Literary texts present us with imaginary transformations of music which give us a sense of pictorial rather than auditory representation. This paper aims to demonstrate that any examination of literary portrayal of music might rely on an analysis of the pictorial effects used to describe music compositions. First, the paper tackles the problem of the visual representation of music in literature. Secondly, the article focuses on stylistic devices related to such visual depictions of music (hypotyposis/hypallage). Finally, the concepts of musical landscape and musicalized landscape are presented.

Plan

Texte

Introduction

La question de la couleur en musique paraît inéluctablement problématique, paradoxale, voire carrément aporétique. Dépourvue de toute matérialité visible, la musique n’a, d’ordinaire, aucunement trait à une quelconque visualisation, car elle n’exprime rien d’autre qu’elle-même, et, par conséquent, elle ne peut se concevoir en fonction d’attributs visuels tels que la forme ou la couleur. Lévi-Strauss écrivait que « les sons ne sont pas l’expression de la chose, ils sont la chose même » (Lévi-Strauss 1993 : 96). Ce constat fondamental est pourtant souvent déjoué, ne serait-ce que par l’existence du phénomène de la perception synesthésique1 qui peut nous laisser croire que la musique exprime bien autre chose qu’elle-même et qu’elle exprime parfois autrement que par les sons seuls. Une telle expressivité dévoyée se vérifierait aussi dans les associations intermédiales2 entre la musique et les autres arts qui sont au fondement de certaines œuvres : en peinture, par exemple, on peut mentionner les fugues de couleurs d’un Frantisek Kupka3 ou d’un Wassily Kandinsky4 qui associent le concept de couleur à celui de la forme musicale fuguée.5 En musique, certaines compositions se parent de paratextes picturaux faisant référence à la couleur, comme la Colour Symphony op.24 (1922) du britannique Sir Arthur Bliss, où chaque mouvement renvoie à une couleur. En littérature, la musique peut faire l’objet de descriptions, elle peut servir à bâtir l’intrigue ou elle peut constituer un modèle technique pour la forme du texte ou pour la technique narrative. La poésie symboliste, par exemple, explorait un certain cliché de la « symphonie de couleurs ».6 Mais c’est surtout dans le cas de la description littéraire de compositions musicales que le problème d’expressivité bat son plein. Barthes écrit que « toute description littéraire est une vue » (Barthes 1970 : 61), et c’est, en effet, sur la modalité du visible que repose le descriptif littéraire. Ce visible n’est, naturellement, aucunement synonyme d’une quelconque perception réelle, mais les textes font bien appel au régime du visible et à certaines techniques littéraires qui visent à faire image. Le propre de la fiction dépend d’ailleurs de cette ambivalence ontologique entre la matérialité tangible de la perception réelle et l’imaginaire perceptif. Or, c’est bien un imaginaire de la perception qui est convoqué dans le descriptif textuel. La représentation de la musique en littérature creuse les ambivalences qui se dressent entre l’audible et le visible, car elle repose sur le paradoxe majeur qu’est la question de la représentation de la musique. Car comment représenter l’invisible ? Quelle tangibilité donner à la chose invisible qui ne représente qu’elle-même ? Si toute description est une vue, que décrit le texte quand il décrit la musique ? On est bien obligés d’admettre qu’il y a une réalité supplémentaire ou seconde qui vient se greffer au fait sonore dans sa représentation littéraire. L’autotélisme de la chose audible dont parlait Lévi-Strauss est-il suppléé par une image mentale de la musique, image mentale qui déploie une multiple connectivité intermédiale et qui fonctionne comme un ersatz, un analogon, objet intercalaire7 de la musique elle-même ? Tout se passe comme si, pour pouvoir la représenter, il fallait d’abord imaginer la musique non pas telle qu’elle est ou telle qu’elle nous apparaît – en tant que phénomène exclusivement audible – mais comme un phénomène plastique que l’imaginaire réifie en le transformant en un phénomène visuel. Barthes écrivait que « […] l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, […], mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre même : l’embrasure fait le spectacle » (Barthes 1970 : 61). On encadre et on dépeint avant de décrire : « il faut que l’écrivain, par un rite initial, transforme d’abord le ‘réel’ en objet peint (encadré) ; après quoi il peut décrocher cet objet, le tirer de sa peinture : en un mot : le dé-peindre » (Barthes 1970 : 61). Pour ce qui est de la musique, l’oreille suffit peut-être quand elle se cantonne à écouter, mais dès que l’on veut parler de musique, la décrire, la représenter dans le code linguistique, l’oreille ne suffit plus. Du coup, on se rabat sur d’autres systèmes de codes : pour Barthes dé-peindre, c’est justement passer d’un code à l’autre. Pour pouvoir décrire le fait musical, le descriptif semble devoir passer par un stade supplémentaire. C’est comme s’il y avait au moins trois stades préalables à la représentation de la musique : d’abord, l’imaginer autre ; puis, la transformer, la rendre plus matériellement tangible, pour enfin la dépeindre. Si le descriptif réaliste classique consiste à copier une copie, le descriptif du sonore paraît devoir introduire une autre copie encore que constitue la production d’une visualisation imaginaire intermédiaire. Ainsi, nous sommes en plein dans le subjectif, et ce au plus haut point, car cette copie-là, cette copie à copier, n’est, bien évidemment, qu’une image lointaine de la musique, une trace sonore à peine : de l’imaginaire à l’état pur, pourrait-on dire, purement émotionnel et débridé.

Je m’intéresse à l’idée de déficience de l’audible que je tire d’un ancien article intitulé « The Ear is not Enough » qui dénonce la visualisation excessive de la musique et qui attribue à l’homme primitif la faculté d’imagination visuelle accrue8. L’insuffisance ainsi dénoncée semble pourtant s’imposer pour la représentation de la musique en littérature, où l’on est bien obligés d’admettre l’existence d’une opération de transformation subjective du phénomène musical. Une fois que l’on a reconnu ainsi la modalité du visible comme le mode inéluctable de la représentation littéraire de la musique – donc le régime du visible en tant que domaine de l’imaginaire ou image mentale intermédiaire – on peut envisager la musique comme un phénomène de picturalité en littérature. Les questions de la forme et de la couleur auront alors toute leur importance et une toute nouvelle pertinence.

La représentation littéraire de la musique me semble intrinsèquement liée à ce phénomène de transformation imaginaire et la question de la couleur est alors au centre du problème de la vision musicale, de la visualisation de la musique et de la picturalisation du sonore. Je souhaite aborder plusieurs paradoxes qui découlent de l’alliance entre l’audible et le visible et examiner quelques exemples de textes qui nous donnent à voir des auditions fréquemment colorées. D’abord, je m’intéresserai au phénomène même de la visualisation du sonore. Dans un deuxième temps, je me pencherai sur la question de la visualisation de la musique en tant que figure de picturalité stylistique dans certains textes (hypotypose/hypallage). Enfin, je proposerai d’étudier les notions de paysage musical et de paysage musicalisé.

1. Le son vu

Pour commencer, nous pouvons partir d’un constat tout simple qui constitue le premier paradoxe de notre investigation : la musique ne peut être vue, pourtant elle est souvent appréhendée visuellement. Que devient-elle alors ? Support d’émotions qui s’épanchent en elle en se transformant en de vagues visualités subjectives ? Aiguillon d’une imagination onirique, féérique et hallucinatoire qui crée des mondes parallèles ? Ou le visuel musical n’est-il qu’une piètre métaphore qui sert à mieux approcher la musique, tant pour l’apprendre que pour la recevoir ? Les métaphores visuelles prolifèrent dans les paratextes musicaux qui parfois créent des élucubrations imaginaires autour des œuvres musicales. Qu’on prenne, par exemple, les éditions d’Alfred Cortot des Préludes op.28 de Frédéric Chopin, pour lesquels l’éditeur propose des images, comme des titres programmatiques.9 Les œuvres se voient ainsi dotées d’une grille de lecture picturale et subjective. Même quand une telle grille préfabriquée est de la main du compositeur, il semble difficile de concevoir un quelconque élément visuel – un quelconque programme – comme un paramètre d’écoute indéfectible et inéluctable10. Dans une nouvelle de l’écrivain américain Conrad Potter Aiken, on lit un univers visuel qui se dresse en parallèle avec la musique :

It must have been when I was eleven or twelve. It was raining very hard – it was pouring – and when I went down to the library to practice at the piano the room was dark, with that kind of morning darkness that engulfs one. […] The sounds were the sounds of water, the light was the light of water – it was as if I were a fish in a darkened aquarium. The bubbles winked and were gone – is there anything so evanescent as a rain-bubble? I had a sensation in my throat that was like sadness, but was also ecstatic – something like your desire to sing. […] Is it any wonder that the music sounded to me like the drops pattering and spattering in the garden? […] I played a little sonata through three times, luxuriating in its arpeggios and runs, which I took pianissimo, and feeling as if I were helping the rain to rain… Good heavens! If I had only known the Handel Water-Music Suite! The illusion would have been perfect. (Aiken 1960 : 414)

Cet univers second tisse un lien entre le monde et l’œuvre par le biais d’une vague idée de couleur que permet de subodorer le jeu sur la lumière (light/dark/darkness/darkened). En outre, ce lien entre le monde et l’œuvre jouée rappelle la dynamique du parallélisme entre extériorité et intériorité, à savoir une forme de circularité qui se fait entre le monde naturel et le sujet. Dans cet extrait de la nouvelle de Aiken, la même dynamique se fait jour : il y a une sorte de projection ou de contamination entre le réel et l’œuvre, et cette projection est justement de l’ordre du visible. Ces gouttes d’eau, quand bien même évanescentes, créent des effets de visibilité qui rendent la musique perceptible dans l’imaginaire.

La caractéristique fondamentale de cet effet de visible consiste en son imprécision, même si l’on garde l’impression d’une perception visuelle. L’évanescent de la pluie chez Aiken en témoigne. Dans le passage ci-dessous tiré de English Music du romancier britannique Peter Ackroyd, on rencontre une visualisation du sonore qui tient également du pictural et, plus particulièrement, d’un jeu de lumières tout aussi vague que chez Aiken :

He sat down again at the piano and began to play; the notes rose or fell in prolonged and solemn cadence, but to me it seemed that they were all connected in quite another sense. It was a line of light, a line that moved among the phrases and melodies of music just as it did within the images and colours of painting. It was the light that brought all things into harmony – and, yes, it was present too in the curving and bounding line of the landscape which surrounded me as I sat in the music-room through this late afternoon. All these images occurred to me as I listened to Byrd’s music, the open book still on my lap, but gradually there stole over my awakened senses a larger spirit; it seemed to me that the notes were following a line of light which led forward to a sweeter and greater harmony, a harmony which encompassed me and the music master, and the room, and then everything beyond it, so that all things moved in unison. It was the roll of creation itself, the continuous disclosure of a pattern that never changed but was always enlarged, human being with human being, past with present, the earth with its inhabitants; the line of light encompassed us all, and in this music resounded the harmony of the universe. I no longer held the book in my hands, for it was now also part of my being, and I closed my eyes. I remember only that the music master was reciting some lines as the mild sun touched my face. (Ackroyd 1992 : 198)

Il y a bien là une visualisation, mais elle est de l’ordre de l’ellipse et du non-dit : on devine derrière cette visualisation une imagination qui annonce une couleur musicale, sans en préciser la nature. C’est la vision subjective, l’écoute les yeux fermés, l’hallucination en musique, une quasi-extase, qui convoque cependant clairement, malgré son imprécision, le régime de la picturalité. Chez Ackroyd, de proche en proche, se fait jour un rapprochement soudé entre le musical et le pictural. Tout se passe comme si une étape seconde – étape de la création de la copie d’une copie que nous avons mentionnée dans l’introduction de cet article, dans le processus de l’appréhension de la musique par l’imaginaire pictural – se trouvait décrite dans le passage qui suit :

‘No doubt you are drawing the sounds of music which you hear,’ he said. ‘It comes in through your ears and then passes along the muscles of the body until it emerges from your hand. The body, like art itself, is all one. It was for this purpose that Mr Lake contrived a harpsichord to play harmonious compositions of colour. The prism colours were his notes, which the keys of the instrument were to make appear at will.’ (Ackroyd 1992 : 267)

Cette analogie chromatique qui se fait jour entre les couleurs et les sons est une métaphore picturale et synesthésique. Elle nous rappelle toutes les expérimentations anciennes qui reposaient jadis sur la pensée de l’analogie et sur la philosophie de l’équivalent entre la physique du son et celle de la couleur, expérimentations telles que le clavecin oculaire11 ou l’orgue chromatique.12 Le chromatisme musical – car le chromatisme a bel et bien une réalité sonore en musique13 – est alors une métaphore dont la picturalité est remotivée qui vient signifier une palette de couleurs. Et Ackroyd explore cette analogie :

[…] for divisions of every kind are generated by the laws of music. Did we not agree that English music and English art are alike, and do we not use the phrase harmony of parts for both of them? There is so strict an analogy between colour and sound that the gradating shade pleases the eye in the same strict ordinance as an increasing or swelling note delights the ear. (c’est l’auteur qui souligne, Ackroyd 1992 : 267)

Il y a là la pensée de l’analogie entre effets et sensations produits dans différents arts, mais aussi une pensée de parallélismes entre arts que certains courants esthétiques ont explorée. On lit une telle analogie chez l’historien d’art américain Thomas Munro, par exemple :

They [color systems] are comparable to the regular gradations of pitch in the musical scale. Just as the standard scale of the piano is a regular selection out of an infinite number of tones and scales, so any regular series of colors can be selected arbitrarily. Specific combinations, roughly comparable to musical triads and other chords, can be chosen out of such a scale of colors. A picture can be limited to a restricted color scale, just as a piece of music can be written in the key of C. (Munro 1970 : 160-161)

L’adverbe qui retient toute notre attention est bien évidement l’adverbe roughly qui signifie que l’analogie entre les associations de couleurs et les accords musicaux est bien sûr extrêmement lâche.14 Envisager une gamme de couleur à l’instar d’une gamme musicale n’est naturellement pas une analogie scientifiquement fiable,15 mais elle recèle pourtant une validité en tant qu’image littéraire porteuse d’effets de picturalité musicale dans le texte.

Par ailleurs, l’imprécision de certaines visualisations du fait musical peut s’expliquer par le risque d’inconcevabilité que ferait courir une vision trop précise et trop détaillée. Cela souligne bien notre problématique centrale, celle de picturalité musicale en littérature. Comment concevoir, par exemple, la vision colorée du son dans l’extrait ci-dessous de Accordion Crimes de la romancière américaine Annie Proulx ?

An accordion was still in his hands, the little green accordion of his father, the buttons worn and shaped by the old man’s fingers, and the wind pressing powerfully through the torn bellows made an extraordinary sound, vast ropes of discordant music which he could see, writhing through the clouds in black and purple strands like handfuls of glue-covered horsehair. (Proulx 1997 : 154)

La précision de la couleur fait que l’on tend à l’attribuer à une perception non réelle, perception onirique ou hallucinatoire. Autrement, la sur-précision pourrait déboucher sur d’autres effets, comme chez le romancier américain Christopher Miller qui exploite la pensée de l’équivalent interartiel à des fins comiques en poussant la mimesis musicale à son absolu extrême, si bien que la musique devient, par exemple, une copie quasiment photographique des formes et des couleurs d’une maison :

The following day, he composed a musical tour of his house […] finding the perfect chord for each colour and sustaining it just as long as he had spent in the corresponding room […]. Through the uncanny accuracy of his musical portraits, the magic by which he evokes not just the color but the whole mood of each room, can of course be gauged only by those of us who have been inside the house in question, those who haven’t can still form surprisingly high-resolution images by listening to the music and letting it conjure up that dwelling room by room. (Miller 2002 : 22)

Naturellement, cette hyperbolisation de la mimesis musicale produit un effet comique. C’est une hyperbolisation de la picturalité de la musique, picturalité qui, dans l’histoire de la musique occidentale, a porté le nom de « musique à programme » et qui a souvent été dénoncée par les adeptes de la musique dite « absolue », c’est-à-dire non visuelle.

Mais on trouve derrière la visualisation du sonore chez un Aiken ou chez un Ackroyd, une idée-clé de la philosophie de la musique que fut longtemps l’« harmonie des sphères »16. C’est l’idée, très ancienne, du rapprochement entre musique instrumentale (musica instrumentalis), musique humaine (musica humana) et musique céleste ou l’harmonie du monde (musica mundana). Selon cette ancienne philosophie, il existe une corrélation harmonique – celle de proportions – entre l’âme, la musique et les éléments de l’univers : c’est l’idée d’une « cohérence universelle » (Crispini 2009 : 49). S’il y a couleur musicale, elle sera donc question de proportion et de relation.

L’idée de l’« harmonie des sphères » se trouve à l’origine de nombreuses images musicales en littérature classique. C’est aussi l’une des formes les plus anciennes de visualisation de la musique. Dans la relation et dans la proportion, le son est alors conçu dans la projection par contigüité (au lieu d’être ce qui est purement entendu, il est ce que l’on peut en déduire rationnellement : distance, intervalle, nombre). Autrement dit, la musique fait l’objet d’une forme de pensée par analogie, c’est-à-dire une projection de terme à terme, qui lui assigne une matérialité dont elle est dépourvue. La pensée par analogie est une pensée métaphorique par excellence, et c’est bien cette métaphoricité qui permet d’envisager la couleur musicale.

2. L’impertinence de l’hypallage et de l’hypotypose

L’analogie peut potentiellement déboucher sur une infinité de rapports. Ce qui autorise, une fois que l’on a admis l’existence du phénomène de visualisation imaginaire du fait musical comme une étape possible mais non inéluctable de son appréhension, une certaine richesse de comparaisons. L’analogie, c’est aussi l’arbitraire de la projection imaginaire subjective. Si l’on prend pour exemple l’idée de couleur tonale ou celle du timbre, on est frappé par la non-universalité des analogies. Le phénomène de perception synesthésique n’a rien d’universel non plus,17 si bien que l’audition colorée sera toujours affaire de subjectivité.

Ce qui rend la visualisation de la musique encore plus frappante, ce sont sa spatialisation et son anthropomorphisation par le biais de figures de styles dynamiques ou picturales, telles que l’outil de l’hypotypose, à savoir le procédé consistant à conférer au sonore une très forte vivacité visuelle. L’hypotypose est l’opérateur d’effets de picturalisation mentale par excellence, car elle « peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante » (Dupriez 1984 : 240). Son aspect plastique découle, selon le Dictionnaire de rhétorique et de poétique, de l’accent mis sur le choix d’un élément isolé censé représenter le tout, comme par une logique métonymique :

L’hypotypose consiste en ce que dans un récit ou, plus souvent encore, dans une description, le narrateur sélectionne une partie seulement des informations correspondant à l’ensemble du thème traité, ne gardant que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes, sans donner la vue générale de ce dont il s’agit, sans indiquer même le sujet global du discours, voire présentant un aspect sous des expressions fausses ou de pure apparence, toujours rattachées à l’enregistrement comme cinématographique du déroulement ou de la manifestation extérieurs de l’objet. Ce côté fragmentaire, éventuellement déceptif, et vivement plastique du texte constitue la composante radicale d’une hypotypose […]. (Aquien/Molinié 1999 : 195)

L’hypotypose produit une visualisation amplifiée, destinée à frapper. Elle est donc d’autant plus frappante quand elle porte sur ce qui, d’ordinaire, ne se conçoit pas en termes visuels. Le poème The House of Dust de Aiken décrit une vielle à roue qui produit des sons dorés qui heurtent les pavés ensoleillés :

A hurdy-gurdy sings in the crowded street,
The golden notes skip over the sunlit stones,
Wings are upon our feet. (Aiken 1970 : 131)

Cette visualisation du sonore frappe non seulement parce qu’une couleur est associée à un son, mais surtout parce que cette visualisation est rendue vivante par le verbe dynamique skip over qui ne s’applique pas habituellement au son mais à l’animé. L’hypotypose du sonore est effectivement une figure de l’amplification, de l’animation et de l’anthropomorphisation. L’hypotypose de la musique appartient au régime de l’hyperbole. Mais c’est aussi le régime du déplacement, celui de l’hypallage qui traduit la contamination d’un domaine par un autre. Aussi comprend-on le poème de Aiken, parce qu’on a adhéré, en amont, à la contamination entre plusieurs phénomènes distincts : il y a un court-circuit d’associations entre l’humain, l’instrument et l’univers, associations dynamiques et visuelles à la fois. L’emploi de l’hypotypose est un phénomène aux multiples impossibilités qui sont liées à la notion de visualisation imaginaire seconde. Elle spatialise ce qui n’a rien de spatial ; et elle recourt à un réseau de déplacements et de contaminations. L’hypotypose nous donne à voir métaphoriquement et par association ce qui ne se voit pas.

L’hypotypose du sonore est donc aussi une figure de l’impertinence. Cette impertinence se cristallise dans la mise en place d’un nexus métaphorique surprenant qui sous-tend fréquemment l’hypotypose. On pousse, par exemple, la matérialité du sonore jusqu’à la figer dans une réification à peine concevable, sinon comme image osée, impertinente, voire absurde ; ou, au contraire, on vivifie une chose inanimée à outrance. Nous avons déjà remarqué l’impensable de la vision du son chez Proulx ou l’effet comique de l’hypotypose chez Miller. On peut, pour en prolonger l’analyse, observer quelques hypotyposes liées à la voix chez l’écrivain australien Patrick White :

She came and put her arm round Theodora, and the darkness was warm and close and secretive again. They were one body walking through the trees. Their voices rose and stroked at each other like grey birds. (White 1963 : 54)
[…] the voices of girls that praised the Lord in pink and blue […] (White 1963 : 57)
So her contralto brooded in the trough left by the violins. (White 1963 : 73)
His voice was as pale as the grey light that now sucked and whispered at the pines. (White 1963 : 85)
She heard the slabs of music piled one upon the other. (White 1963 : 110)

Derrière ces exemples, on devine la dynamique du déplacement que représente l’hypallage. Ni la forme ni la couleur ne sont, évidemment, objectivement, celles des voix, mais celles qui tiennent, par un détour métonymique, de la source sonore.

L’hypotypose qui spatialise la musique puise dans l’inapplicable et dans l’impertinent, mais cette inapplicabilité garde une proximité métonymique avec le monde matériel. La couleur recèle toute une puissance d’effets, car elle est justement à la fois impertinente et inapplicable à la musique. Parler de couleur en musique, c’est toujours parler d’autre chose ; c’est rester toujours près de la dynamique de l’hypallage. D’autres figures stylistiques du déplacement, de l’inversion et de la permutation président à l’analyse de la picturalité musicale en littérature : la métonymie, la synecdoque, la syllepse ou l’énallage18. Et puisque l’hypotypose recourt fréquemment au dynamisme du mouvement, les figures de la personnification et de l’anthropomorphisation accompagnent celles du déplacement.

C’est cette dynamique de visualisation musicale surprenante qui est à la base d’une force d’effets picturaux dans les textes tels que le comique ou l’absurde. On a déjà remarqué l’utilisation humoristique de la vision colorée chez Miller. On peut citer un autre exemple, tiré de Mawrdew Czgowchwz, roman de l’écrivain américain James McCourt, où l’on a l’impression de contempler une vision féérique et hallucinatoire :

He began seeing other figures dancing awkwardly in words in the middle distance. […] The dancing figures in the words in the middle distance grew even sharper in their definitions. The colors of their raiments stood out against the ground of the dawn. The first, in ruby, proclaimed the wedlock of the noun and the verb. The second, veiled in diverse tones of the emblematic Czgowchwz color, kept repeating Jameson’s own first words in his own voice. The third, the yellow didact, transformed Jameson’s words into flesh. The fourth shone green, announcing words that contain their opposites, resolving them at the liquid center of formal intention. The fifth, garbed in forthright blue, presented the words in a pattern of intentional sounds, aspiring to the condition of music. The sixth, the indigoferous, the illative, dharma shade, the tantric, insisted the words go galloping – winding on and on until the words said the reader. The majestic purple seventh came through at the precise moment of the first light, silent at first, then, assuming audible force, repeating Jameson’s words over and over again until, dissolving into the first dawning mist (the while the other figures fell away in shadows and the unheeding dancers dancing the Madison rollicked on), it chanted: “To turn about, to abstract, to salute, to celebrate.” Apostrophe! Apostrophe! Apostrophe! Apostrophe! Jameson began to write, sitting there, looking. (c’est l’auteur qui souligne, McCourt 2002 : 204)

L’effet produit dans cet extrait est surtout celui d’une abondance féérique qui peut être qualifiée d’effet carnavalesque, en raison de la profusion de mots et de couleurs qui donne l’impression d’une cornucopia verbale et quelque peu amphigourique. Il semble franchement difficile d’attribuer un sens univoque à cet emploi de la couleur, autre qu’une allégorie chromatique pouvant se comprendre comme un commentaire à la fois pictural et musical, car les chiffres semblent évoquer les intervalles musicaux, et ce n’est sans doute guère un hasard que la description s’arrête à la « septième »19. On pourrait considérer alors ce passage comme une allégorie autoréflexive qui aligne la parole, le son et la couleur. Autrement dit, on aurait affaire à une concaténation d’hypotyposes métatextuelles qui tracent une boucle étrange, à la manière d’un ruban de Möbius, tant et si bien que le lecteur finit par faire partie d’un texte (« until the words said the reader ») qui serait sur le point d’être écrit (« Jameson began to write »).

Mais alors la notion de déplacement nous rapproche du détour essentiel qui s’opère entre l’audible et le visible : il semble que nous soyons davantage du côté de l’analyse picturale du texte que du côté de l’analyse d’une quelconque musicalité textuelle. Est-ce à dire que l’inscription du fait musical dans le texte littéraire gagne à puiser dans les outils développés par la critique pour l’analyse des effets de picturalité ?20 C’est sans doute généralement le cas, car on a souvent besoin de rendre compte d’une très grande métaphoricité des images, des allégories et des visualisations de la musique en littérature.

3. Le paysage musical/ paysage musicalisé

Nous pouvons préciser à présent que l’hypotypose est une technique littéraire qui concerne des micro-zones de texte. Elle fait image de manière impertinente pour frapper l’imagination du lecteur. Mais la picturalité musicale peut déborder le simple cadre d’une micro-zone et d’une figure de style pour construire des visualisations filées, étendues, des concaténations de picturalisations, comme le cas de l’allégorie chez McCourt que nous avons mentionné. Dans l’extrait ci-dessous, tiré de Between the Acts de Virginia Woolf, la musique fait image et elle ouvre sur toute une série de visions empreintes de formes et de couleurs :

For I hear music, they were saying. Music wakes us. Music makes us see the hidden, join the broken. Look and listen. See the flowers, how they ray their redness, whiteness, silverness and blue. And the trees with their many-tongued much syllabling, their green and yellow leaves hustle us and shuffle us, and bid us, like the starlings, and the rooks, come together, crowd together, to chatter and make merry while the red cow moves forward and the black cow stands still. (Woolf 2007 : 978)

Grâce au foisonnement d’éléments picturaux, comme les couleurs, ainsi qu’aux verbes dynamiques, le descriptif tient de la scène et crée ainsi une hypotypose étendue, si bien que l’on ne sait plus très bien si l’on est dans une vision provoquée par la musique ou dans la description musicale d’une vision.

Toujours, chez Woolf, dans sa nouvelle, « The String Quartet », la construction de la vision provoquée par la musique est extrêmement picturale. D’abord, on a effet de cadrage, obtenu grâce au déictique « here », qui instaure la focalisation, ainsi qu’au début d’un concert annoncé par le décompte « one, two, three » :

Here they come; four black figures, carrying instruments, and seat themselves facing the white squares under the downpour of light; rest the tips of their bows on the music stand; with a simultaneous movement lift them; lightly poise them, and looking across at the player opposite, the first violin counts one, two, three— (Woolf 1991 : 139)

L’effet de cadrage est renforcé par le terme de clôture : « That’s an early Mozart, of course » (Woolf 1991 : 139), sans quoi on aurait très bien pu ne pas associer la description qui suit à une quelconque musicalité :

Flourish, spring, burgeon, burst! The pear tree on the top of the mountain. Fountains jet; drops descend. But the waters of the Rhone flow swift and deep, race under the arches, and sweep the trailing water leaves, washing shadows over the silver fish, the spotted fish rushed down by the swift waters, now swept into an eddy where – it’s difficult this – conglomeration of fish all in a pool; leaping, splashing, scraping sharp fins; and such a boil of current that the yellow pebbles are churned round and round, round and round – free now, rushing downwards, or even somehow ascending in exquisite spirals into the air; curled like thin shavings from under a plane; up and up… (Woolf 1991 : 139)

Grâce aux déictiques (« now »/ « this »), à l’emploi de la couleur et de la lumière, aux verbes de mouvement et à la répétition (homéoptote en <–ing>), on crée à la fois une scène dynamique et un effet de vision foisonnante et quasiment féérique dotée d’une certaine impression de perspective.

L’un des topoï de la visualisation de la musique tient justement au fait qu’elle est censée révéler des étendues entières une fois qu’on a fermé les yeux et qu’on se met à écouter : transes en musique et visions hallucinatoires. Dans le texte, tout se passe comme si, à la place d’une composition musicale, on érigeait une surface, une toile, un paysage, ou encore un tableau vivant, afin de mieux rendre compte de cette musique. La musique ne s’écoute plus, elle se contemple les yeux fermés, tel un tableau, comme dans cet extrait tiré de Ackroyd :

I was looking at music, slowed down until it had become a landscape – the very laws of its being revealed in colour and in line, a line which curved as the earth curves, as a song curves, as a dream curves. (Ackroyd 1992 : 318)

Un bel exemple de ce processus nous est également offert chez White :

The dinner for the Greek cellist was on the Friday. On the Tuesday there took place the first of the four concerts that Moraïtis would give, and this was variously described as brilliant, as a magnificent tapestry of sound and colour woven by a master hand, and as a feast for all music lovers. So that it was smart to talk about the Moraïtis recitals, and to learn the names of the pieces that he played. (White 1963 : 109)

Et chez Ackroyd et chez White, la couleur est au cœur de la picturalisation de la musique. On est en plein dans le langage du pictural, plutôt que dans l’analyse musicale, comme en témoignent les termes landscape et tapestry of sound.

Cette projection du spatial sur le sonore est donc une construction imaginaire qui nous fait imaginer la musique en termes de formes et de couleurs. Lorsqu’on regarde de plus près les ekphraseis21 de ces compositions musicales imaginaires, on s’aperçoit qu’il y a bien, grâce à l’évocation de la lumière, de la couleur et de la forme, une construction étendue, un ensemble d’éléments qui forment un tout, comme un système complexe dont on peut analyser les tenants et les aboutissants. On peut appeler ceci un paysage musical22 (Stawiarski 2015 :128), comme dans cet extrait tiré de White, où le sonore subit un traitement pictural et nous fait penser à une description d’un véritable paysage :

Then silence crackled. The concerto had begun. The violins made a suave forest through which Moraïtis stepped. The passage of the cello was difficult at first, struggling to achieve its own existence in spite of the pressure of the blander violins. Moraïtis sat upright. He was prim. He was pure. I am a peasant, he said. And he saw with the purity of primitive vision, whether the bones of the hills or the shape of a cup. Now the music that he played was full of touching, simple shapes, but because of their simplicity and their purity they bordered on the dark and tragic, and were threatened with destruction by the violins. But Moraïtis closed his eyes as if he did not see, as if his faith would not allow. He believed in the integrity of his first tentative, now more constant, theme. And Theodora, inside her, was torn by his threatened innocence, by all she knew there was to come. She watched him take the cello between his knees and wring from its body a more apparent, a thwarted, a passionate music, which had been thrust on him by the violins. […] There were moments of laceration, which made you dig your nails in your hands. The cello’s voice was one long barely subjugated cry under the savage lashes of the violins. But Moraïtis walked slowly into the open. He wore the expression of sleep and solitary mirrors. The sun was in his eyes, the sky had passed between his bones. (White 1963 : 111)

En contraste avec cet extrait, on peut remarquer aussi un processus différent, par lequel le paysage musical en littérature n’est plus visualisation de la musique par l’élaboration d’un système pictural, mais le recours à la musique comme véhicule de la métaphorisation d’un véritable paysage. Autrement dit, si la couleur vient décrire le phénomène musical, elle peut aussi être décrite par la musique. La couleur devient, en quelque sorte, musique. On peut appeler ce phénomène paysage non plus musical, mais musicalisé. Dans l’extrait ci-dessous, on a bien une description de paysage qui se déploie, mais cette description est dynamisée par le vocabulaire musical :

All through the middle of America there was a trumpeting of corn. Its full, yellow, tremendous notes pressed close to the swelling sky. There were whole acres of time in which the yellow corn blared as if for a judgment. It had taken up and swallowed all other themes, whether belting iron, or subtler, insinuating steel, or the frail human reed. Inside the movement of corn the train complained. The train complained the frustration of distance, that resists, that resists. Distance trumpeted with corn. (White 1963 : 255)

Ce type de paysage musicalisé recourt à une métaphorisation filée. Ce n’est plus la couleur qui est projetée sur le phénomène musical, c’est la musique qui vient caractériser la couleur pour former un descriptif fortement métaphorisé :

Sometimes against the full golden theme of corn and the whiter pizzicato of the telephone wires there was a counter-point of houses. Theodora Goodman sat. The other side of the incessant train she could read the music off. There were the single notes of houses, that gathered into gravely structural phrases. There was a smooth passage of ponds and trees. There was a big bass barn. All the square faces of the wooden houses, as they came, overflowed with solemnity, that was a solemnity of living, a passage of days. Where children played with tins, or a girl waited at a window, or calves lolloped in long grass, it was a frill of flutes twisted round a higher theme, to grace, but only grace, the solemnity of living and of days. There were now the two coiled themes. There was the floating corn song, and the deliberate accompaniment of houses, which did not impede, however structural, because it was part of the same integrity of purpose and of being. (White 1963 : 259)

On déchiffre presque littéralement la musique à l’horizon, dans la nature, dans le paysage qui défile. La musique constitue alors la source de métaphoricité littéraire, obtenue à l’aide du champ lexical fait de termes comme pizzicato, counter-point, notes ou theme.

Mais à quoi renvoient ces métaphores filées des paysages musicaux et des paysages musicalisés ? Elles forment surtout une construction symbolique et elles mettent en relief le processus de substitution métaphorique elle-même ainsi que le phénomène du déplacement métonymique, si bien que l’on est enclin à vouloir lire entre les lignes, déchiffrer des symboles de cette métaphoricité même et proposer des lectures plus abstraites.

Derrière ces picturalisations, on devine, par exemple, la volonté de suggérer l’existence d’univers parallèles, inexplorés, partiellement inaccessibles, univers qui se laissent pourtant saisir, justement par le biais de ces nouveaux rapports sensoriels, obtenus grâce au tiers objet, à l’objet intercalaire, à l’analogon. Tantôt le fantasme de l’existence de tels univers évanescents rappelle l’ancienne idée de l’harmonie des sphères, qui est celle d’un monde dont les proportions se reflètent à la fois en musique et dans l’âme humaine, tantôt le présupposé d’un monde caché induit d’autres métaphores filées.

Aiken explore ce topos de construction picturalisée de la musique dans son The Jig of Forslin :

In the mute evening, as the music sounded,
Each voice of it, weaving gold or silver
Seemed to open a separate door for him…
Suave horns eluded him down corridors;
Persuasive violins
Sang of nocturnal sins;
And ever and again came the hoarse clash
Of cymbals; as a voice that swore of murder.
Which way to choose, in all this labyrinth?
Did all lead in to the selfsame chamber?
No matter: he would go…
In the evening, as the music sounded;
Streaming swift and thin, or huddled slow… (Aiken 1970 : 55)

Le paysage musical est ici une métaphore filée qui vient apporter une signification seconde : elle véhicule le parcours labyrinthique qui s’étend devant le personnage. C’est donc une métaphore du rite initiatique dont traite le poème.

Dans The Pilgrimage of Festus de Aiken, la musique s’érige en une construction dont les formes et les couleurs peuvent être contemplées :

Listen, festus! The music, as you lie sleeping,
Builds a world of hills and stars about you,
Cities of silver in forests of blue!
Bells are jingling, birds are saluting the daybreak,
The horns are spreading a meadow of gold for you.
Walls of stone and jewels rise in the music. (Aiken 1970 : 224-5)

Mais quelle est cette musique qui crée un paysage onirique ? Chez Aiken, c’est souvent l’activité de la conscience qui se trouve alors projetée dans cette visualisation de la musique. C’est un peu comme si la musique était un moyen de percevoir l’activité de la conscience. C’est un peu comme si la musique servait à saisir l’insaisissable, l’éphémère, l’évanescent, comme l’image du temps qui passe dans le poème The House of Dust :

[…] the violins were waving a weft of silver,
the horns were weaving a lustrous brede of gold,
and time was caught in a glistening pattern,
Time, too elusive to hold. (Aiken 1970 : 142)

Le temps est saisi, l’espace d’un instant, dans la couleur musicale : voilà le paradoxe central par lequel l’impossible vision rend palpable un invisible.

On trouve encore une autre forme de ce type de projection symbolique dans A Clockwork Orange de l’écrivain britannique Anthony Burgess, où l’audition synesthésique traduit un fantasme érotique et où la couleur signifie l’intensité de cet érotisme :

The little speakers of my stereo were all arranged round the room, on ceiling, walls, floor, so, lying on my bed slooshying the music, I was like netted and meshed in the orchestra […] the sluice of lovely sounds […] the trombones crunched redgold under my bed, and behind my gulliver the trumpets three-wise silverflamed, and there by the door the timps rolling through my guts and out again crunched like candy thunder. […] And then, a bird of like rarest spun heavenmetal, or like silvery wine flowing in a spaceship, gravity all nonsense now, came the violin solo above all the other strings, and those strings were like a cage of silk round my bed. […] Then flute and oboe bored, like worms of like platinum, into the thick thick toffee gold and silver. […] I knew such lovely pictures. […] There were vecks and ptitsas, both young and starry, lying on the ground screaming for mercy and I was smecking all over my rot and grinding my boot in their litsos. And there were devotchkas ripped and creeching against walls and I plunging like a shlaga into them […] (Burgess 1962 : 29)

Une telle matérialité de l’audition colorée produit une signification multiple. Cette musique, qui s’allie à la vision et au toucher, implique une picturalisation imaginaire et à la fois constitue une forme de sexualité et présage une extrême violence physique et sexuelle à laquelle s’adonnera le protagoniste. Autrement dit, la vision créée par la musique débouche sur un fétichisme musical, un imaginaire érotique, un état d’extase intense et une violence dont la musique est à la fois le véhicule et le locus de projection.

Conclusion

La couleur musicale en littérature est d’abord et avant tout question d’un très riche réseau de métaphoricité, laquelle met à contribution des transferts et des substitutions entre différents domaines sensoriels. On pense à l’exploration littéraire de la synesthésie, comme dans les correspondances baudelairiennes qui par « de confuses paroles » confondent « de longs échos » (Baudelaire 1975 : 11) d’impressions sensorielles qui donnent le sentiment de couleur sonore de la parole. Dans les années 1960, le philosophe Étienne Souriau prolongeait d’ailleurs cette pensée des transferts synesthésiques dans son ouvrage La Correspondance des arts. Ce pionnier de la recherche intermédiale proposait alors d’envisager des qualités sensibles (qualia) communes à tous les arts, dans la mesure où « [t]out art organise en une sorte de gamme les qualités sensibles, les entités phénoménales dont il dispose. » (Souriau 1969 : 80). Y aurait-il une communauté de qualia entre couleur et sons ? C’est, en tout cas, une idée qui a souvent été exploitée en esthétique ou employée dans les métaphores poétiques.

En creux des associations synesthésiques, se dessine un phénomène extrêmement fréquent qu’est la visualisation du fait musical. La couleur en musique n’est qu’une image vague et imprécise, faute de matérialité tangible du sonore susceptible de lui donner un support visible. Néanmoins, la couleur musicale est au cœur de la visualisation de la musique en tant que véhicule des transferts et des substitutions métaphoriques. La picturalité constitue tantôt le décrit, tantôt le décrivant du fait musical. Autrement dit, tantôt l’image est métaphore pour la musique, tantôt elle est elle-même métaphorisée par la musique. Et la couleur constitue un des paramètres de cette double métaphorisation. La musique littéraire existe ainsi moins pour l’oreille que pour l’œil du lecteur imaginaire.

Par conséquent, l’analyse critique de la musique représentée dans les textes est d’abord une analyse d’effets picturaux induits. C’est donc davantage affaire d’une ut pictura poesis que d’une quelconque ut musica poesis. À l’instar de Barthes qui se référait à une « prééminence du code pictural » dans la mimesis littéraire (Barthes 1970 : 62), on peut appliquer cette réflexion au descriptif du fait musical en littérature et postuler que le fait musical décrit dans le texte littéraire est éminemment pictural. Le descriptif est éminemment pictural et cette picturalité est éminemment subjective ; car la description musicale est rarement objectivement analytique,23 donc elle porte rarement sur la musique en elle-même. Et elle ne vise pas forcément à en imiter les effets non plus par une quelconque forme d’harmonie imitative24. Cette picturalité est parfois si développée qu’elle érige le fait musical en scènes, tableaux et ce que j’ai appelé paysages musicaux et paysages musicalisés, qui traduisent la très forte élaboration de la construction picturale autour de l’objet sonore : forte élaboration avec effets de lumière, effets de cadrage, effets de perspective, formes, étendues et couleurs.

En un mot comme en cent, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la musique produit dans le texte un effet-tableau.25 Une telle construction de plasticité musicale en littérature n’est pas sans connoter des contenus symboliques ; et, à un haut degré d’abstraction, cette plasticité est symbolique en elle-même en tant que suggestion d’univers parallèles, de la pensée allégorique des transferts, des analogies et des équivalences. Cette pensée de l’analogon est alors au cœur même de la littérarité, où, nous l’avons bien vu, contrairement à ce qu’affirmait Lévi-Strauss, et contrairement à ce que d’aucuns pourraient nous opposer, la musique n’est plus la chose même ; la musique ne suffit plus.

Bibliographie

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Notes

1 On peut définir la synesthésie comme l’association « d’impressions venant de domaines sensoriels différents » (Trésor de la Langue Française Informatisé. Document électronique consultable à : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm. Page consultée le 16 février 2016). Pour un aperçu plus complet des problématiques liées à la synesthésie, voir Musicophilia d’Oliver Sacks (Sacks 2009 : 207-227), mais aussi l’article « Colour and Music » dans Scholes qui insiste sur l’aspect ordinaire des synesthésies (Scholes 1977 : 202). Retour au texte

2 On peut définir l’« intermédialité » comme l’association de plusieurs domaines artistiques ou plusieurs médiums au sein d’une œuvre. Retour au texte

3 Voir, par exemple, Frantisek Kupka, Étude pour Amorpha, Fugue à deux couleurs (1911-1912). Retour au texte

4 Voir, par exemple, Wassily Kandinsky, Fugue (1914). Retour au texte

5 La fugue est une forme musicale polyphonique qui « se caractérise notamment par l’entrée successive des différentes voix selon le principe de l’imitation stricte » (Michels 1988 : 123). Retour au texte

6 Ce fut l’utilisation de l’idée de combinaison de couleurs en association avec la métaphore d’une palette de couleurs musicale. Voir à ce sujet Calvin S. Brown (Brown 1953). Retour au texte

7 Sur l’« image mentale » voir Sartre, L’Imaginaire (Sartre 1940 : 165). Retour au texte

8 Il est intéressant de remarquer à quel point la réception visuelle de la musique suscite alors un soupçon critique : « This phenomenon of visualization only appears in people with a low degree of mental control, and so increases in frequency with fatigue ; it requires a passive, almost hypnotic, state without any critical or objective attitude toward music. The visual imagery of savages and primitive peoples is very vivid, so that this is probably one of the main effects of music on them […] ». (Vernon 1977 : 28). Retour au texte

9 L’idée de « programme » en musique va de pair avec l’idée de visualisation imaginaire. Le programme, c’est l’évocation de scènes, de paysages, d’images. Alfred Cortot emploie des commentaires poétiques qui viennent construire un tel programme autour des préludes de Chopin, comme « Sur une tombe », « Fusées qui retombent » ou « Mer orageuse » (Cortot 1926). Retour au texte

10 Autrement dit, nombre d’auditeurs mélomanes, y compris l’auteur de cet article, ne visualisent jamais rien à l’écoute de musique et ceci paraît tout aussi naturel que le fait, au contraire, de faire l’expérience de visions provoquées par le sonore. Retour au texte

11 Dispositif pensé par le savant jésuite, le père Louis Bertrand Castel, le clavecin oculaire était censé faire correspondre les notes de musique et les couleurs. Sur le sujet de l’infaisabilité de cette entreprise, voir Jean-Marc Warszawski (Warszawski 1999). Retour au texte

12 Réalisé par l’américain Bainbridge Bishop. Pour plus d’informations sur le sujet de ces expérimentations, voir l’article de Patrick Crispini (Crispini 2009 : 53-54) et celui de Scholes (Scholes 1977 : 207-209). Retour au texte

13 Si le terme « chromatisme » dérive bien du mot grec chromos, « couleur », en musique occidentale, cela n’a rien à voir avec la couleur, mais signifie simplement une série/gamme qui procède par demi-tons. Pour le chromatisme, l’idée de couleur est une métaphore en musique, métaphore de parachèvement ou d’ornementation, comme dans le terme « coloratur », également étymologiquement associé à la couleur, qui connote les embellissements et les vocalises sophistiquées en musique vocale. Retour au texte

14 Nous pouvons remarquer trois topoï de l’association synesthésique entre son et couleur : a) association entre une couleur et une hauteur musicale ; b) association entre une couleur et une tonalité ; c) association entre une couleur et une œuvre précise. Retour au texte

15 Scholes défait cette analogie en faisant tout simplement remarquer que la combinaison de deux notes en musique donne un accord dont les constituants restent audibles alors que l’association de deux couleurs fait disparaître les deux couleurs en question (Scholes 1977 : 206). Mais il tient aussi à démentir toute comparaison basée sur des constats de parallélisme entre ondes et vibrations : « […] speculations arose and experiments have proceeded from the recognition that sounds we hear and colours we see are, alike, sensory responses to vibrations. There is, however, a stupendous difference of rapidity, sound vibrations perceptible to the human ear ranging from about 16 to 20,000 per second […] and colour vibrations from about 451, 000, 000, 000, 000 to 780, 000, 000, 000, 000 per second – covering the complete range of the spectrum from red to violet. » (Schoels 1977 : 205) Retour au texte

16 Pour un aperçu des idées-clés liées à la pensée de la musique, voir Gretchen L. Finney (1976) ou James Winn (1981). Pour les anciennes théories liées à l’idée de l’« harmonie des sphères », en particulier celle de Boèce, voir Cattin (Cattin 1984 : 158-160). Retour au texte

17 Sacks 2009 : 207-227 et Scholes 1977 : 202-204. Retour au texte

18 Mais, après tout, le son et la couleur ne sont-ils pas toujours dépendants de cette dynamique du déplacement ? Ne sont-ils pas exclusivement concevables dans leurs rapports avec la matérialité de la source dont ils sont issus ? Retour au texte

19 La septième est l’une des huit intervalles de base dans la musique occidentale : c’est le dernier intervalle avant l’unisson de l’octave. Retour au texte

20 Comme, par exemple, les analyses de Liliane Louvel (Louvel 2010). Retour au texte

21 Au sens d’ekphraseis ou de descriptions d’œuvres musicales décrites dans le texte. Pour l’ekphrasis picturale, voir L’Œil du texte de Liliane Louvel (Louvel 1998 : 74-75). Retour au texte

22 La notion de paysage a déjà été explorée pour l’univers auditif par le canadien Murray R. Schafer, qui a proposé de parler de « paysage sonore » (soundscape), à savoir notre environnement sonore. Ma conception de paysage musical/musicalisé en littérature ne garde qu’un écho de cette notion de paysage sonore. Retour au texte

23 Examinant le sujet de la description de la musique, Christian Corre soulève le problème de la dichotomie entre l’analytique et le descriptif (Corre 2001 : 36). Retour au texte

24 L’harmonie imitative est un « arrangement de mots par le son desquels on cherche à imiter un bruit naturel » (Dupriez 1984 : 230). Retour au texte

25 J’emprunte ce terme à Liliane Louvel (Louvel 2002 : 34). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marcin Stawiarski, « Voir la musique, puisque l’oreille ne suffit pas : la couleur musicale en littérature », Textes et contextes [En ligne], 17-2 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 26 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3714

Auteur

Marcin Stawiarski

Maître de Conférences, UFR des LVE, Université de Caen Normandie, Esplanade de la Paix, 14032 CAEN Cedex 5

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