Couleur multi-surface, débord et apothéose transgressive de la couleur chez David LaChapelle

  • Multi-surface colour, overflowing colour, transgressive apotheosis of colour in David La Chapelle

Résumés

L’auteur approche la couleur dans une série d’œuvres de David LaChapelle en s’inspirant de la micro analyse de Carlo Ginzburg. Elle montre comment la couleur passe d’un usage inspiré par les canons esthétiques de la peinture italienne à une dimension métaphorique puis comment l’usage du débord et du recouvrement accompagnent le propos distopique du photographe.

The author analyses colours in a series of David LaChappelle’s photographs, using historian Carlo Ginzburg’s micro analysis. She shows how colour, starting from a use inspired by the aesthetical references of Italian paintings, reaches a metaphorical dimension and then how the use of leaking and overlapping accompanies the distopic proposal of the photographer.

Plan

Texte

Est-il besoin de rappeler l’itinéraire de David LaChapelle, ce photographe américain dont le nom accompagne les séries télévisuelles les plus décalées (Desperate Housewives), les clips les plus décapants (Madonna, Bowie, Britney Spear, Portishead, et plus récemment le Natural Boy de Moby) et dont la sur-iconisation et la narratologie au kitsch débridé sont la marque de fabrique (voir les portraits de Leonardo Di Caprio, David Bowie, Elton John, ou Madonna dans Nostalgic Styling 1996, Eyes that cannot see 1995, Never Enough, Never Enough 1997, Time Lapse Photograph Spiritual Value 2008).1 Or cet adepte du people et des fashionistas cherche également à pérenniser ses œuvres (il en a produit plus de six cents) par la publication de grands portfolios aux couvertures pop (LaChapelle Land 1996, Hotel LaChapelle 1999) et par l’organisation d’expositions internationales comme celle faite au Musée de la Monnaie à Paris au printemps 2009 ou chez David Templon en 2013. Afin d’approcher son usage de la couleur, nous vous proposons d’analyser trois séries de photographies en utilisant la microanalyse tactile inspirée de Carlo Ginzburg en histoire et proche de l’objectivation participante de Bronislaw Malinowski.

Dans la première série composée de quatre œuvres, la première que nous analyserons s’intitule Nature’s Naked Loveliness, 2003. Dans une pièce dont le bleu ciel des murs est rehaussé par des moulures claires de style classique, une jeune femme est assise nue, jambes repliées, en contrapposto sur une moquette noire. Le déhanchement, le mouvement d’épaules, les mains posées sur les hanches révèlent un sentiment paradoxal d’assurance réservée. Le visage légèrement renversé en arrière serait maquillé de manière discrète si ce n’était les lèvres entre ouvertes dont le rouge à lèvre rose fuchsia, en accord avec le vernis des ongles, poursuit l’harmonie pastelle discrète présente dans le bleu ciel des murs et des yeux. La perruque de papillons multicolores qui complète le chromatisme bleu-rose-jaune élève la lecture de l’image vers l’irréel de la représentation photographique. La lumière qui vient de la gauche éclaire certaines parties du corps dont le maquillage chair contrasté tente de créer une plastique idéale et légère en accord avec le déhanchement venusien. C’est vers une lecture botticellienne de la beauté que l’on se dirige, avec le foisonnement de papillons qui épouse et rehausse le visage, à l’image des milliers de fleurs que l’artiste du quattrocento peignit pour Le printemps. Mais, dans le monde de la publicité auquel LaChapelle participe — les escarpins noirs à talons aiguilles et bouts effilés — la beauté de la nature reste assise nue dans le coin d’un décor classique en attente du photographe. Ce n’est pas à l’angle haut de la pièce que LaChapelle a placé son œuvre, comme les icônes accrochées dans les maisons russes afin de symboliser le spirituel de l’infini, ou le carré noir de Malevitch lors de son exposition à Petrograd en 1915, c’est à l’angle bas. Devenue l’icône de la photographie couleur, elle ne peut prétendre qu’à jouer de sa joliesse, Loveliness. Prisonnière de la matérialité américaine (la moquette et les escarpins) et de sa spiritualité décalée (les papillons de papier du rêve), elle rejoint dans ce décalage le jugement de Laslo Moholy Nagy sur la photographie couleur qui la considérait comme « l’imitation de la nature par des moyens inadéquats » (Frizot, 2001 : 420).

1. La sur-expressivité de Pieta with Courtney Love, 2006

Pour Pieta with Courtney Love, 2006 fait trois ans plus tard, LaChapelle expose dans un film les longs préparatifs qui employèrent pendant quinze jours un coiffeur, un styliste, un maquilleur, un décorateur, un opérateur et les modèles choisis. « Il suffit qu’un seul maillon de la chaîne faiblisse pour que la photo soit mauvaise, » (Hotel LaChapelle : non paginé) dit-il. Le film s’inscrit dans la tradition duwork in progress’ qui fait de l’essai une œuvre en soi et dévoile la mise en scène tenue cachée dans l’œuvre précédente : perruque blonde posée sur le crâne du bambin, maquillage des ecchymoses christiques, corps rehaussé à la bombe dorée ou ocre. « L’idole doit se dorer pour être adorée, » comme le disait Baudelaire dans Eloge du maquillage (Baudelaire 1968 : 1184). Reprenant le slogan de son maître Andy Warhol « Heaven and Hell are just one breath away, » LaChapelle en dévie le sens avec un sous-titre plus pessimiste « Heaven to Hell » puisque la photographie couleur, comme le remarque M. Frizot,  ancre dans le réel : « Alors que la peinture est jugée selon des accords internes et non en fonction d’une justesse par rapport à un modèle, la couleur en photographie est d’abord perçue dans sa référence à la réalité, référence manifeste mais subjective » (Frizot 2001: 422). Comme l’angelot-artiste jouant aux cubes des interprétations, LaChapelle continue de jouer de la tension entre la publicité (le Christ et l’ange porte des vêtements aux marques connues), la starisation du monde (présence de Courtney Love), la représentation statuaire classique (La Pieta de Michel Ange), et l’enfer moderne ici représenté par la prise de drogue (les ecchymoses sur le bras du Christ) et la surconsommation médicamenteuse (la petite table sur la gauche). La couleur s’oriente vers la triade rouge-jaune-bleu en usage dans la représentation religieuse qui s’établit à partir du XVIIème siècle en Europe (Gage 2009 : 25) et dont l’artiste avait trois ans plus tôt réactualisé la narration avec une série sur le même thème placé dans le décor de la suburbia américaine (Sermon 2003, Intervention 2003, Anointing 2003, Loaves and Fishes 2003, Evidence of a Miraculous Event 2003, Last Supper 2003). Dans Pieta, le rouge des rayures du sol rythme la perspective mais par sa réverbération au plafond, l’étouffe. Le bleu-ciel de la robe de Courtney Love, du drap sur lequel le christ est allongé, et du baby-gros de l’ange la désacralise par l’usage d’un tissu banal alors que le jaune des corps et des chevelures, des trois ampoules électriques et de la lumière qui fuse derrière la fenêtre grillagée suit le chemin inverse. La profusion baroque des accessoires emblématiques de l’iconographie religieuse est la réverbération de la triade chromatique originelle : à l’arrière-plan les bouteilles recouvertes du visage christique, les sculptures de vierges posées sur le radiateur, le mot faith inscrit en lettres néo gothiques sur une coquille Saint Jacques bleu-ciel et au premier plan à gauche, le poisson posé sur son plat et aux verres marqués d’un reflet rappelant les lances des soldats romains. Elles feraient tomber l’œuvre dans le kitsch sans la superposition aquatique à l’arrière-plan d’un paysage de la wilderness américaine traité avec un léger sfumato. Le regard du spectateur se fait désormais palimpsestique découvrant sur le Heaven to Hell des cubes, les anagrammes, texte, extase, tox(ic) à l’image de cette Californie mythique enfermée dans un rêve d’illusions, menacée par le choc tellurique d’un tsunami imminent et cherchant à rejoindre dans l’enfer (le rouge) les embrasements extatiques (le jaune) de paradis artificiels (le bleu). Si comme le remarque Bridget Riley (Gage 2009 : 105), « le fondement de la couleur est son instabilité », cette instabilité de la triade chromatique naît de la profusion des formes et crée un sentiment de saturation et d’étouffement comme dans Cathedral fait un an plus tard.

2. Le dérapage symbolique de Deluge, 2006

Avec Deluge, 2006, le pastiche se fait plus explicite. Ce cliché évoque La résurrection des corps, fresque peinte par Luca Signorelli (en 1499-1503) pour la chapelle San Brizio de San Orvieto, où des hommes et femmes nus se hissent du sol. Mais il est surtout une référence au Déluge de Michel Ange, la sixième scène du plafond de la chapelle Sixtine peinte en 1508. Sur un fond de ciel aux volutes inspirées d’El Greco (Ouverture du cinquième sceau, 1608-1614), se détachent les derniers vestiges du monde occidental : le temple du jeu Caesar Palace, parodie postmoderne de l’église de Michel Ange ; les marques du consumérisme américain Burger King, Gucci ; une voiture argentée en train de sombrer ; une parabole et un caddie de supermarché renversés. L’obsession pour la plastique corporelle se fait omniprésente : là où Michel Ange avait séparé les hommes en deux groupes, les damnés et les élus, LaChapelle présente trente-deux personnages luttant pour leur survie et exprimant dans un dernier geste leur essence. Les corps nus ont reçu un maquillage uniforme et bronzé. Certains portent aux pieds — humour suprême — les derniers signes triviaux d’un consumérisme exacerbé : baskets et chaussettes, tongs, chaussures à talons rouges à droite ou dorés à gauche. Le vert de l’eau qui imprime un sentiment de saturation factice et nauséeuse et le bleu strident et immobile du ciel orageux assument la signification symbolique d’un temps biblique. Ces couleurs qui atteignent « l’éternité d’un temps monochrome, [une] chromochronie » comme le dit Deleuze (Deleuze 1996 : 95), celles du tourment éternel, s’opposent au rose des chairs prises dans une gestuelle corporelle hésitant entre le pastiche pictural et le mimétisme du réel, inhérent à toute photographie. Une nouvelle triade vert-bleu-rose apparaît pour l’eau, le ciel et la chair. Comme le petit chien en équilibre instable au milieu d’une sursaturation émotionnelle proche du film catastrophe, le champ perceptif du spectateur se disloque dans cette tension divergente.

3. L’abstraction de Museum, 2007

Avec Museum, 2007, le thème du déluge s’introduit dans le musée. Le vert précédemment apparenté à la désagrégation des corps acquiert une force d’abstraction par la surface lisse qui recouvre les murs de la première salle. C’est aussi le rouge que LaChapelle a choisi comme fond pour les tableaux accrochés dans la salle arrière où l’on reconnaît le corps extatique de La femme au perroquet de Courbet (1830). Il convient de « juger ce tableau dans sa gestalt en tant qu’objet » (Joseph Marioni, in Gage 2009 : 208) puisque le rouge forme, par son reflet dans le liquide sombre, un second cadre qui englobe partiellement les deux tableaux. Si pour Victor Hugo, « la forme c’est le fond qui monte à la surface », nous pourrions dire que ce cadre rouge qui monte à la surface du vert forme le sens de Museum. Rappelons que Démocrite considérait le rouge et vert chloron (= humide) comme opposés (Gage 2009 : 85) mais que l’héraldique médiévale les identifia sous le même terme « sinople » (Gage 2009 : 138).2 La force expressive de ces deux couleurs s’explique par leur haut degré d’abstraction : la croix verte/rouge ainsi formée serait à l’image de l’œuvre de LaChapelle, celle d’une passion — le rouge — cherchant à transcender le chaos horizontal — le vert. Le déluge a eu lieu, il a laissé des traces jaunes sur les murs et endommagé partiellement les tableaux et l’œuvre tangue. Si les œuvres restent accrochées au mur, l’écho de leur vision ne peut que flotter incertain sur le miroir de leur destinée. Le liquide noir qui envahit le musée, à l’image du miroir noir utilisé par Le Lorrain, s’apparente également par son absence de couleur, au liquide du révélateur utilisé en photographie : comme le déluge biblique, il le purifie et sans lui, l’art ne serait pas révélé. Toutefois les cercles concentriques créés par l’intervention d’un moustique invisible mettent en abyme le trouble de notre lecture des œuvres d’art via leur reproduction. La photographie est comme les quelques papiers qui flottent ou restent accrochés aux parois, le miroir fragile et sans avenir du divin de la peinture classique.

De la triade chromatique décalée de Nature’s Naked Loveliness, LaChapelle s’est orienté vers la saturation baroque de Pieta avant le dérapage symbolique de Déluge et l’abstraction de Museum. Quant au maquillage de la chair, il est passée d’une discrétion nuancée (Nature’s Naked Loveliness), à une surexpressivité (Pieta) avant de terminer par une uniformisation éloquente (Déluge).

4. Le débord dans Amanda as Andy Warhol’s Liz RED, 2007

Amanda as Andy Warhol’s Liz RED, 2007 marque une nouvelle étape puisque LaChapelle s’oriente vers un travail sur le débord. Dans cette photographie pastiche, il a pris pour modèle l’égérie des nuits new-yorkaises, la transexuelle Amanda pour une nouvelle consécration. Ce n’est pas le premier essai de transformation d’Amanda, qui avant de devenir l’un des modèles favoris de LaChapelle, a subi de nombreuses opérations sur le visage. Amanda qui ne porte pas de nom de famille, serait ce genre laissé libre par la forme, lieu d’une polymorphie, d’une “virginité originale, d’une identité à naître” (Catherine Malabou in Grossman 2002 : 46, 47), un genre queer, androgyne, ni homme ni femme, qui serait à l’image de la photographie, une représentation en soi.3 Rappelons ici qu’Andy Warhol travaillait en plusieurs étapes : la photographie de l’icône était projetée sur la toile sérigraphique avant le passage des couleurs, en l’occurrence le bleu et le rouge pour Liz. Au moment où Andy Warhol fit cette photographie, Liz Taylor était si malade que tous pensaient qu’elle allait mourir. La couleur qui vient se positionner en décalée sur cette photographie ne masque pas son regard rêveur et retiré mais en intensifie le sens. Le processus choisi par LaChapelle n’est pas actif comme chez Warhol mais réactif. Comme pour la photographie avec Courtney Love, LaChapelle a appliqué la couleur crue du pop art en premier lieu par le maquillage et son cliché résulte de cette préparation minutieuse. Le choix du débord fait au moment du maquillage accentue le sens d’embellissement dérangeant, de leurre dénoncé par Platon et Cicéron (Lichtenstein 2003 : 47).4 Contrairement aux contours flous qui accentuent l’intériorité comme chez Mark Rothko (Gage 2009 : 107), le contour prononcé, surligné du maquillage laisse la couleur en suspens devant le visage. Si pour Evelyne Grossman, « la défiguration est ce qui met le corps en mouvement » (« Le corps et l’informe »), nous pourrions dire que ce sourire rouge siliconé qui reste suspendu, « arrache la figure à la figuration, la dépouille de sa fonction narrative » comme disait Proust (in Deleuze 1986 : 46). Il met le sens en mouvement puisqu’il devient le sourire en soi, porté par le corps d’Amanda, transindividuel parce que transexuel.5

D’autre part par son travail sur la couleur anté-photographique, LaChapelle remplace la mise à distance warholienne entre spectateur et œuvre par une interaction d’essence fusionnelle. Il introduit entre eux un nouveau rapport, alternant inclusion et rejet, avec une œuvre qui conteste sa propre clôture par le débord du maquillage des lèvres. L’œuvre se présente alors comme sa propre déstructuration où le spectateur, ne pouvant s’identifier à Liz, assiste à la destruction de sa projection et ne conserve en lui que l’idée d’avoir été floué par un artiste trickster dont le tour de passe-passe coloré est représenté par le sourire. La photographie devient un moyen de « performer » l’œuvre, en rendant le spectateur conscient de son rôle actif dans la projection des formes et des identités. Elle le conduit à s’essayer à de nouvelles formes identitaires au gré de la prolifération des images que ne manque pas de produire LaChapelle. Mais par la fragilité de cette déconstruction permanente, la photographie nous entraîne vers la disparition, le ça a été barthesien.

Quel rôle la couleur joue-t-elle dans cette performation et cette déstructuration ? Nous pourrions dire que le débord du maquillage, central dans l’image, se ferait ici l’écho de l’instabilité du questionnement du spectateur. Car c’est justement par l’inadéquation subtile des deux rouges, celui du fond et des lèvres, dans cette inframince faute de goût que LaChapelle prônerait avec humour la facticité comme œuvre d’art, et l’évanescence de notre projection. Ces mêmes réflexions s’appliquent également au jaune blond de la perruque d’Amanda as Andy Warhol’s Marilyn 2002, 2007 de la même série After Pop.

5. Les dernières œuvres comme lieux transgressifs 

La dernière série de photographies en directe ligne de ce que nous venons de voir montre l’apothéose transgressive de la couleur chair/rose, si difficile à rendre comme le disait Diderot. La morbidezza dont nous avions perçu certains aspects reste la ligne de fond du travail de LaChapelle puisque, rappelle-t-il aujourd’hui « l’esthétique a remplacé l’éthique de sorte que voler n’est plus immoral alors qu’être laid et gros l’est devenu » (Hotel LaChapelle, non paginé). Pendant que le corps féminin, soumis aux pires extrêmes, s’effondre mort dans un jardin anglais d’un vert préraphaélite lumineux (Collapse in a Garden, 1995) ou comme Sarah, ou Abigail attend sa résurrection prochaine (Awakened : Sarah, 1997), le corps des stars reste intact. Dans la ligne de Paul Outerbridge, le premier à avoir utilisé la couleur pour la photographie de nu, il se présente souvent dénudé. Il se consume (Addicted to Diamonds, 1997 avec Amanda Lepore), se mange (Bon appetit, 1999 avec Naomi Campbell), se désire (Voluptuous Attention, 2001 avec Pamela Andersen) et se décline : il existe pour les corps noirs une variante rose fuchsia à la couleur chair représentée par le ruban qui entortille le corps de Naomi Campbell (Twisted Sister 1999). Si le lieu du pouvoir se trouve dans la représentation du corps des stars, c’est le consumérisme comme lieu de pouvoir absolu que LaChapelle affiche: un lieu transgressif où il rend  « palpable l’impalpable » comme le disait Leonard De Vinci (Carnets 2) à propos de la peinture, où la consommation de bouche (Bon appetit) se confond avec celle des corps (Voluptuous Attention), sans ombre, sans contraste, sans mystère, dans la présence vibrante d’un rose fuchsia fantasmé afin de séduire le spectateur et l’entraîner vers le transport amoureux. Louis Marin dans Utopies explique ainsi la mise en scène de cet Olympe plastique innocent et décontracté :

L’achronie de la représentation utopique qui signifie constante présence, maintenant perpétuelle permanence de l’identique indique que l’instant de la différence, la jouissance-bonheur a lieu toujours, […] mais comme toujours est sans cesse écarté, refoulé. En l’occurrence, vivre l’utopie, exister la jouissance-bonheur, c’est construire la représentation qui dira leur impossibilité et qui, du même coup, les indiquera comme ce qu’elle exclut : vide qui borde et encadre la représentation. (Marin 2005 : 27)

6. Le narcissisme distopique de Room for Naturalism,1995, The Face, 1997, Martyr and 75 Virgins, 2008

« A quelle distance de la chair l’homme doit-il se tenir, ou lui faut-il tenir pour en aimer l’image à défaut d’en supporter la réalité » demandait Edouard Degas (Lichtenstein 2003 : 208). Trois photographies répondent. Dans Room for Naturalism,1995, l’alter ego de LaChapelle, debout en costume dans une pièce carrée et rose, invite le spectateur à contempler les corps des modèles pris au piège d’une boîte de pandore de verre. En attente d’un destin photographique, les corps mêlés, nus, désexués par le naturalisme seront bientôt actionnés par le Master of Ceremony, qui les fera mimer le jeu absurde de l’impossible « jouissance bonheur ».6 Dans the Face, 1997, l’alter ego voyeur au visage poupin se fait blesser pour son regard lancé vers le lit rose. Avec Martyr and 75 Virgins, 2008, l’actif démiurge désormais nu au centre est passé de l’autre côté du miroir comme Amanda Lepore, Naomi Campdell, Pamela Andersen. Mais au lieu du paradis et de ses soixante-quinze vierges, le voilà Gulliver pris au piège. Devenu l’instrument fétiche d’un pouvoir narcissique, il en est désormais le martyr. Dans ces trois photographies, la narration pseudo auto-représentative est prise dans la stase d’un dérèglement, d’un dérapage, qui dénonce tout en l’énonçant, l’impossibilité imageante de la photographie after pop au rose déferlant qui fait jaillir l’étrange au bord du vide de l’impossible « jouissance bonheur », comme deux photos le montrent (Xenophobia, 1997, The Surgery Story, 1997).7

Conclusion

Hanté par le bleu-rouge-jaune de la spiritualité, pourchassé par le rouge de la passion, menacé par le vert de la disparition, David LaChapelle, en virtuose de l’écart chromatique, a élevé la couleur claquante du pop à son abstraction idéale, avant de la placarder pour en retourner le sens. Malaxant le rose pour en faire un monde candy d’une proximité troublante, il a produit un visible utopique en forme de bubble gum (Milk Maidens) flottant instable au bord du vide. Comme il le dit : « My pictures are little vacations for the mind. They are beautiful because they want to be beautiful » (Stern Portfolio, David LaChapelle, 1999 : 8). En faisant se conformer la couleur à sa pensée, il reste fidèle aux principes érigés par Charles Blanc au XIXème siècle qui voyait dans « la prédominance de la couleur aux dépens du dessin, une usurpation du relatif sur l’absolu, de l’apparence passagère sur la forme permanente, de l’impression physique sur l’empire des âmes. » (Blanc 2015 : 727). Mais chez David LaChapelle, les débords et les recouvrements qui détournent les lignes de la mimésis photographique ont remplacé les jeux d’ombre et de contraste des peintures du XIXème siècle. Ce sont eux qui nous emmène en distopie, ces petites « vacances de l’esprit » si représentatives de son univers.

Bibliographie

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Ball, Philippe, Histoire vivante des couleurs. Paris : Hazan, 2001.

Bauret, Gabriel, Colour photography. Paris : Assouline, 2001.

Baudelaire, Charles, « Eloge du maquillage » in : Œuvres complètes. Paris : La Pléiade. Gallimard, 1968.

Bellone, Roger, Fellot, Luc, Histoire mondiale de la photographie en couleur des origines à nos jours. Paris : Hachette, 1981.

Blanc, Charles, Grammaire des arts du dessin. Paris : Beaux-Arts de Paris éditions, 2015.

Deleuze, Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris : La différence, 1996.

De Vinci, Léonard, Carnets 2consultables à : http://esarueil.info/ecole/pfougeroux/TEXTESpdf/L-O/Leonard,Carnets.pdf : consulté le 6 juin 2017.

Frizot, Michel, Nouvelle histoire de la photographie. Paris : Adam Biro, Larousse, 2001.

Gage, John, La Couleur dans l’art. Paris : Thames and Hudson, 2009.

Grossman, Evelyne, « Le corps et l’informe » in Textuel n° 42. Université de Paris Diderot, 2002.

LaChapelle, David, LaChapelle Land. New York : Callaway. Paris : Édition du collectionneur, 1996.

LaChapelle, David, LaChapelle Hotel. Paris : Édition du Collectionneur, 1999.

LaChapelle, David, Stern Portfolio David LaChapelle. Germany: Library of Photography. Stern. Taschenbuch, 1999.

Lichtenstein, Jacqueline, La tache aveugle : Essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne. Paris : Gallimard, 2003.

Lichtenstein, Jacqueline, La couleur éloquente : Rhétorique et peinture à l’âge classique. Paris : Flammarion, 2003.

Marchal, Hughes, La création à l’état fluide. Consultable à http://www.fabula.org/revue/cr/377.php consulté le 6 juin 2017.

Marin, Louis, Politiques de la représentation, Paris : Kimé, 2005.

Notes

1 Toutes les photos mentionnées sont visibles sur le site de l’exposition de David LaChapelle à la Monnaie de Paris en 2002 : Retour au texte

http://www.pixelcreation.fr/nc/galerie/voir/david_lachapelle/david_lachapelle/david_lachapelle_a_la_monnaie/

URL consulté le 13juin 2017.

2 « Pour qu’une couleur devienne expressive, elle doit parvenir à l’abstraction » disait Eisenstein (Gage 2009 : 191). Retour au texte

3 C. Malabou dit que « deux formes de formes l'une contre l'autre motivent une logique de transformation » (Grossman 2002 : 46-47). Elle remarque que la mise à distance de la « défiguration » traduit une opposition conceptuelle réelle et ajoute : « Le ‘gender’, en tant qu'il serait « l'instance laissée libre par la forme, serait le lieu d'une polymorphie, la virginité originale d'une identité à naître ». Le ‘gender’ oppose une identité sans essence, dont on trouvera la description chez Judith Butler : une identité ‘queer’ telle que « les queers qui ne sont ni hommes, ni femmes, ni androgynes, ne sont pas informes, simplement ils interdisent que l'on se fasse d'eux une idée » (Grossman 2002 : 53). Retour au texte

4 Platon Gorgias, 465, Traduction Belles Lettres : « Chose malfaisante, trompeuse, indigne d’un homme libre qui produit l’illusion par des apparences, par des couleurs, par un vernis superficiel et par des étoffes si bien que la recherche d’une beauté empruntée fait négliger la beauté naturelle que donne la gymnastique. » Retour au texte

5 Pour Evelyne Grossman, ce " corps textuel transindividuel […] dont les frontières s'estompent, éternellement mourant et renaissant, est produit par une " interaction d'essence fusionnelle " avec le lecteur, dans un rapport qui " alterne l'inclusion et le rejet " de ce dernier, " l'empêchant ainsi de se constituer en entité séparée ", et brouillant les distinctions entre " destinateur et destinataire, sujet et objet ". Dès lors, l'œuvre ne peut s'appréhender dans les limites de l'artéfact, mais doit inclure toutes les réactions qu'engendre son efficacité, et si une telle pensée magique critique les formes en tant que cadres, c'est que l'œuvre conteste sa propre clôture en renvoyant à une réception conçue à la fois comme déformation du destinataire par l'objet, et déformation de l'objet par le destinataire. Ainsi apparaissent les éléments d'une esthétique de la réception labile, où ni l'artéfact ni son récepteur ne sortent indemnes de leur rencontre — et où l'on comprend que l'œuvre de l'œuvre puisse se présenter comme sa propre destruction (ou mieux : sa déstructuration), son retentissement équivalant à son explosion hors de son site matériel. URL consulté le 13 juin 2017 : http://www.fabula.org/cr/377.php. Retour au texte

6 Artaud disait « Le corps est le corps. Il est seul et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme, ses organismes sont les ennemis du corps » (Artaud 1974 : 60-61). Retour au texte

7 Nicolas Poussin disait : « Il ne se donne point de visible sans lumière, sans forme, sans couleur, sans distance, sans instrument. … que nul ne peut cueillir s'il n'est conduit par le destin. » in Lettre de Poussin à Monsieur de Chambrai. 1665. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marie Cordié Levy, « Couleur multi-surface, débord et apothéose transgressive de la couleur chez David LaChapelle », Textes et contextes [En ligne], 17-2 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3697

Auteur

Marie Cordié Levy

Docteur en histoire de la photographie, Paris 7

Droits d'auteur

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