La convoitise d’un langage autre : influence du wagnérisme sur la question des couleurs, de Baudelaire à Kandinsky

  • The covetousness of another language, the influence of Wagnerism on the question of colours from Baudelaire to Kandinski

Résumés

C’est pendant les auditions des opéras de Wagner et tout particulièrement Lohengrin que de nombreux artistes, de Baudelaire à Kandinsky, ont leurs expériences de synesthésie. Alors que Wagner ne s’est pas véritablement intéressé à cette question, le post-wagnérisme européen s’en empare. Les couleurs, associées au son, semblent ouvrir l’accès à une description de l’invisible, de la complexité du monde et de sa mobilité sensible. Pour les disciples de Wagner, le Gesamtkunswerk est incomplet. Dans la réflexion post-wagnérienne sur la remise en cause des modalités de l’art total, la couleur joue un rôle considérable : pour aller plus loin que Wagner dans l’unicité absolue, indéfectible des arts, il faut poser le principe de l’abstraction dont la couleur est le véritable langage.
Malgré le procès de la synesthésie instruit en Europe à partir des années 1880 entre autres par Max Nordau, qui fait de cette « indifférenciation des sens » un signe de primitivité, la couleur dans son association expérimentale au son devient la condition d’un art qui se veut prophétique sans être figuratif. L’association du wagnérisme à la question des couleurs est par conséquent à l’origine de l’art qui s’invente au XXe siècle.

Many artists from Baudelaire to Kandinsky had their strongest experience with synesthesia while listening to Wagner’s Lohengrin. In spite of Wagner’s lack of interest in synesthesia, his disciples all wholeheartedly embraced this concept. The colors associated with sound lead the way toward the intangible. This is why the Gesamtkunstwerk seems incomplete. According to the post-Wagnerian artists, colors must play a prominent part in the new Gesamtkunswerk, after Wagner, because they represent the necessary abstract language. Unlike Max Nordau, who believed that synesthesia was, in fact, a sign of decadence, Kandinsky, as well as René Ghil, felt that colors associated with sound enable one to transcend reality. 20th-century art thus sprang from Wagnerism and color theory.

Plan

Texte

Synesthésies romantiques

Les comparaisons synesthésiques entre les couleurs, les mots et les sons présentes dans les textes anciens sont reprises dans la perspective d’une justification à partir du XVIIe dans les travaux de Newton, qui entend montrer « l’analogie entre l’échelle diatonique et le spectre » (Gage : 233) et au XVIIIe siècle avec le fameux clavecin pour les yeux du Père Castel (Warszawski : 147-159) vers 1730.

Après les travaux de Goethe, la correspondance des arts est, à partir de 1830, l’un des intérêts majeurs des artistes en France, pour lesquels la perception des sons et des couleurs est souvent une voie d’accès à l’intériorité (Bailbé : 23) en même temps qu’une expérience de l’infini, de l’absorption de l’être dans le continu des choses. La question des correspondances est évoquée dans les textes narratifs à partir du XIXe siècle lorsqu’ils veulent appréhender l’univers sensible, le sentiment intérieur du monde, parce que l’objet du texte entre alors en concurrence avec l’univers musical et pictural (Neef : 21-22). La couleur et le son deviennent une transfiguration des choses, une transmutation du visible débouchant sur la vision, but de tout art romantique. À cela s’ajoute la volonté d’une symétrie et partant d’une harmonie qui hante tout le XIXe siècle dans la quête d’un dualisme surmonté en une unité rédemptrice, « depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité » (Baudelaire : 1206). Une très passionnante expérience d’écoute et de description colorée d’une œuvre musicale est faite par George Sand et par Hector Berlioz à propos de la Symphonie pastorale de Beethoven : l’association entre les sons perçus et les couleurs est plus intéressante que toute idée de programme. George Sand avoue, dans Histoire de ma vie (Neef : 26-27), ne pas avoir connu sur le moment l’argument narratif de la symphonie : les couleurs et les sons y sont étroitement associés pour une expérience mystique, une montée de l’âme vers le sublime. L’évocation des couleurs, avec sa dimension spirituelle, devient une donnée importante dans le débat entre la musique hétéronomique (dite “à programme“) et la musique autonomique (dite “pure”). Comme le rappellera le narrateur de la Recherche, « Le vrai paysage nouveau, c’est de laisser venir à nous une nouvelle musique. » (Proust : 1144)

Le paradoxe wagnérien

Lorsque Baudelaire consacre la première partie de son article « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris »1 à une mise en parallèle des transcriptions littéraires faites par Berlioz, par Liszt et par lui-même de l’ouverture de Lohengrin, son originalité est de faire une étude comparative pour parvenir - c’est la grande préoccupation de la seconde moitié du XIXe - à une approche plus rationnelle et plus systématique de ces correspondances inter-artistiques : si Wagner provoque des tableaux, Delacroix avait déjà produit en Baudelaire une « impression quasi musicale » (Baudelaire : 595). Mais le chiasme qui sert de conclusion à l’article consacré à Wagner est tout à fait révélateur des termes dans lesquels la fin du XIXe et le début du XXe vont aborder le problème, celui du paradoxe de l’esthétique coloriste :

Car ce qui serait vraiment surprenant, c'est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l'idée d'une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées (Baudelaire : 1220).

Cette appréhension sur le mode de l’évidence du rapport son/couleur/idées s’explique par un effet de miroir (ou de prisme) dans lequel le prélude de Lohengrin renvoie à l’artiste sa propre œuvre. C’est le cas de Baudelaire, qui écrit à Wagner : « Il me semblait que cette musique était la mienne » (Baudelaire : 1206) et qui inclut ses Correspondances dans l’article. Mais, pour le même morceau, c’est aussi le cas, une vingtaine d’années plus tard, pour le poète René Ghil :

Et Tel autre, dans Lohengrin, au son ingénu de douces Trompettes sœurs disant sur des tours l’aube évaporée, contemple sur la plaine rase et vert tendre un matin rose et d’or fumant vers le jour deviné d’un encens pur de fêtes.  (Ghil : 81)

Et pour le peintre Wassily Kandinsky :

Lohengrin, par contre, en était une réalisation parfaite. Les violons, les bassons graves et particulièrement tous les instruments à vent, réalisaient pour moi l’éblouissement de cette heure d’avant la fin du jour. Je croyais voir toutes mes couleurs, je les avais sous les yeux. Des lignes échevelées, presque extravagantes se dessinaient devant moi. Je n’osais pas dire que Wagner avait peint 'mon heure'2. Je découvrais dans l’Art en général une puissance insoupçonnée et il me parut évident que la peinture possédait des forces d’expression et des moyens aussi puissants que ceux de la musique. Mais mon impossibilité à les découvrir moi-même, tout au moins à les chercher, me remplissait d’amertume. (Kandinsky 1946 : 41)

Baudelaire conçoit le rapport son/couleur comme dépassant le subjectif, l’intellectuel, et aboutissant à une matérialité du spirituel. Cette mise en concurrence est le point culminant d’une esthétique qui conçoit la mise en relation des arts comme une appréhension de la densité de l’espace dans l’œuvre à travers la recherche d’un dénominateur commun qui serait un opérateur de démultiplication, du déploiement de la puissance expressive. Cette expérience permet de redéfinir le lyrisme par l’objectivation de l’expérience subjective pour laquelle la « volupté » doit être transmuée en « connaissance ». Il inaugure ainsi la préoccupation scientifique qui s’attachera aux rapports son/couleur tels qu’ils ont été pressentis par les artistes dans l’œuvre de Wagner.

Or, le paradoxe est que chez Wagner on ne trouve rien sur la couleur3, mis à part un vague désir de rendre aux crayons de couleur les parties orchestrales d’une œuvre de jeunesse (Wagner : 66-68). Comme le remarque Adorno, « à Bayreuth, l’élément visuel devait rester en retrait et sans valeur » (Adorno : 18). Kandinsky, de même, reprochera à Wagner d’avoir "négligé" la couleur (Kandinsky 1975 : 48). En revanche, ce sont les héritiers de Wagner (Adolphe Appia, Wieland Wagner) qui vont introduire la dimension colorée dans son œuvre et l’expérience de la couleur du son se fait à partir de la critique que tous élaborent de l’œuvre de Wagner (Lees : 36). La synesthésie (le terme scientifique n’est attesté d’ailleurs qu’après 1865) est une résultante du wagnérisme, pas de Wagner. Être wagnérien, c’est croire en la « fusion du mot, du son, de la couleur », comme l’énonce Albéric Magnard ou comme Gauguin l’écrit sur le livre d’or de Pont-Aven : « Je crois… en la vérité de l’art un et indivisible » et Signac baptisera symboliquement son bateau Manet-Zola-Wagner (Junod : 112). Aucun artiste ne peut faire l’économie de cette réflexion sur la correspondance dès lors qu’il veut créer. Mallarmé l’écrit ainsi à son ami Jean Lahor (pseudonyme d’Henri Cazalis) : « Quelle étude du son et de la couleur des mots, musique et peinture par lesquelles devra passer ta pensée, tant belle soit-elle, pour être poétique ! »4

L’art absolu s’exprime tantôt par le mot, tantôt par le son, tantôt par la couleur. Ces différents moyens d’expression, parfaitement légitimes dans leur individuation, s’équivalent parfaitement s’ils sont considérés de l’intérieur, évidence absolue, dira Van Gogh (Junod : 117)5 : « tellement je sentais les rapports qu’il y a entre notre couleur et la musique de Wagner ». La relation son/couleur/mot est extrapolée à partir de théories wagnériennes adaptées, comme chez Gauguin, puis se construit sur la critique même du Gesamtkunswerk à partir de 1910 chez Maurice Denis, par exemple, ou surtout Kandinsky (Merlin : 179-189). Dans cette remise en cause, c’est moins la synchronisation qui veut tout embrasser que la « rébellion contre cette réification de l’art » qui est visée, comme le remarque Adorno (Adorno : 19). Il faut tenter des « chemins nouveaux » (Junod : 114) vers un but qui n’a pas encore été atteint. Wagner n’a pas été assez loin, il est resté prisonnier de l’anecdote (c’est exactement la critique de Mallarmé, bien entendu, mais aussi de bien d’autres comme Camille Mauclair ou les théoriciens de la Revue Wagnérienne, tel Teodor de Wyzewa : pour faire un art wagnérien, il faut repenser chaque art individuellement d’abord). Il manque donc à l’œuvre de Wagner la suggestion et l’intériorité parce qu’il n’a pratiqué que l’entassement, la soumission d’un art à l’autre. La véritable correspondance ne requiert pas la subordination d’un art à l’autre, sur le modèle schopenhauerien, mais l’appréhension de chaque art dans sa capacité à atteindre l’absolu. C’est justement le rôle et la force de la couleur dans la critique de la hiérarchie des arts conçue par Wagner : dans sa combinaison au son, la couleur semble ouvrir l’accès à une description de l’invisible, de la complexité du monde et de sa mobilité sensible, loin du hiératisme et du figuratif wagnériens.

De dégénérescences en découvertes

C’est ainsi que la théorie du nouveau Gesamtkunstwerk vers 1910 doit beaucoup à la peinture libérée du mimétique (Lista : 39-57) et partant, du sujet. La théorie de l’abstraction, via la remise au premier plan des couleurs, s’élabore d’après mais surtout "après" Wagner pour reprendre le mot de Debussy. Comme le remarque Adorno, la collaboration mot/couleur/son « s’est poursuivie dans les tendances anti-wagnériennes : la preuve de la continuité souterraine de sa force » (Adorno : 33).

Pourtant ces tendances anti-wagnériennes contribuent aussi à la tentative de déconsidération des correspondances à l’œuvre à partir des années 1880 chez Nietzsche ou Nordau. « Écouter le goût de la musique » et en apprécier les couleurs comme le personnage de Des Esseintes, (Huysmans : 135) trahit un éparpillement et une dissémination mentale quasi schizophrénique. Max Nordau (qui vise particulièrement René Ghil dans son chapitre sur les symbolistes) et Nietzsche font de la synesthésie la cause de la décadence et de la dégénérescence. « La couleur du son est décisive : ce qui résonne est presque indifférent » (Nietzsche : 909) parce que, remarque Nietzsche, il faut agacer les nerfs et que l’alliance couleur/son y est particulièrement efficace. Cependant, le rapport son/couleur a été au centre des réflexions sur la modernité des artistes majeurs de cette époque, reléguant l’accusation de "dégénérescence" au second plan. On examinera ce rapport son/couleur à travers les théories de deux artistes qui ont travaillé à partir de l’œuvre de Wagner, le poète René Ghil et le peintre Wassily Kandinsky.

Dès la première version du Traité du verbe (1885), l’ambition de Ghil se fait jour :

Pour une œuvre une, symbolique et de symboles grosse, - en une Poésie instrumentale où sont des mots les notes, unir et perdre les Poésies éloquente, sculpturale, picturale, et musicale, toutes encore au hasard. (Ghil : 63 et 79)

Il reprend le chiasme baudelairien avec un ajout :

Avec moi que l’on veuille retenir ceci : DES SONS SONT VUS. Or, si le son peut être traduit en couleur, La COULEUR PEUT SE TRADUIRE En SON, Et AUSSITÔT En TIMBRE d’instrument. (Ghil : 59)

Pour lui, le rapport mot/son/couleur doit être cautionné et il découvre avec jubilation (Marvick : 58-59) les travaux du grand physicien Hermann von Helmholtz (1863) qu’il lit en traduction vers 1887. Peu attentif aux conclusions pessimistes de Helmholtz sur les preuves scientifiques d’une correspondance des arts, il retient surtout qu’on est à l’aube d’une authentification : « Indéniable maintenant, voire scientifique peint ses gammes le Fait de l’audition colorée ». (Ghil : 58-59)

La théorie de Ghil trouve son originalité dans le fait qu’il part de la notion de timbre, liée traditionnellement dans la musique occidentale à la couleur. On est là au cœur de la relation : « […] par l’étroit et subtil rapprochement des Couleurs, des Timbres et des Voyelles il épiera la Parole humaine la moins pauvrement concordante aux mots sonnant en notes ». (Ghil : 81) Comme le remarque Adorno, la notion de couleur sonore est indispensable à la notion de théorie musicale. Elle n’a pas d’équivalent. Or, parmi les paramètres du son (hauteur, durée intensité), c’est le timbre qui est véritablement lié à la notion de couleur et qui fonctionne comme système original dans la mesure où il est centré sur l’émission et la réception du son : il s’agit de reprendre, sans sa connotation négative, les remarques de Nietzsche concernant les effets de la synesthésie sur les nerfs. Il s’agit également d’une tentative de remettre la voix (et le corps) au cœur d’un système dont il avait été écarté, la scène bayreuthienne, par exemple, enfouissant le corps dans l’abîme mystique. Or, la parole est « l’instrument le plus multiple d’instruments ». Elle articule et suggère cette forme de « pluralité pensante ». L’idée, inspirée de Schumann, est que « les Voix sont des instruments, et plus ». La notion de timbre de la voix-instrument est primordiale chez Ghil dans la mesure où c’est pour lui le timbre qui particularise le rapport support/son : le timbre d’un violon se distingue d’un autre alors qu’un ré, par exemple, est toujours un ré. Or la notion de timbre/couleur du son est relativement moderne puisque, au départ, on joue avec les instruments que l’on a sous la main. C’est encore au XIXe siècle, avec les traités d’orchestration (Berlioz et autres), que l’on sanctuarise la notion de timbre et donc de couleur du son (et plus récemment avec le retour au baroque). Le peintre joue de la couleur comme le musicien de son instrument (Gilson : 61-62) ou de sa voix.

Ghil établit tout d’abord les rapports des timbres aux couleurs : le E /la harpe est blanche, le I/ les violons sont bleus, le O/ les cuivres rouges et le U/ la flûte jaune, le A / l’orgue est noir. Il reprend alors en partie le sonnet de Rimbaud avec, pour seule modification, le U, « voyelle simple » sous laquelle Rimbaud a mis une couleur composée, le vert, ce qui, du point de vue harmonique, est impossible puisque le timbre « de base » est un son unique apte à représenter la couleur de la note6. Et Ghil de proposer le jaune.

Les travaux de Helmholtz, après ceux de Darwin, dont Ghil se réclame au titre de sa poésie scientifique, qui a aussi étudié la transformation de la voix sous l’effet de l’émotion, tentent de lier justesse de la réception et son émis. Helmholtz a montré que la lame spirale osseuse de la cochlée, sur laquelle les extrémités du nerf auditif sont étalées, est un appareil de résonance comparable aux cordes d’un piano, dont certaines parties sont mues avec davantage de force selon la fréquence et la nature des vibrations atteignant l’oreille. Ghil en déduit de façon un peu hardie, par rapport à la théorie de Helmholtz, que le phonème n’est pas à considérer comme un élément mélodique, ce qu’on a toujours fait, mais aussi comme un élément harmonique : le mot est composé de voyelles et de consonnes qui viennent frapper l’oreille-instrument comme un accord. Ainsi la voyelle A ne sera donc pas forcément noire mais, par exemple, vermillon, si elle se trouve combinée en AI avec R ou S. Le timbre/couleur du son est obligatoirement relié à l’identification par l’oreille d’un émetteur du son associé aux harmoniques (Lai :162-163) qui l’accompagnent.

La valeur phonétique des voyelles, “genèse” de la langue (Ghil : 60), est primordiale. Cependant la couleur de la note n’a rien à voir avec sa hauteur (diapason) mais avec son timbre, c’est-à-dire avec l’instrument qui la joue et l’oreille qui la perçoit : toute note jouée sur un violon est bleue et jouée sur un orgue est noire, sur une harpe, blanche (Marvick : 291). 

Pour Ghil, s’appuyant sur les théories du savant mais sans ignorer les recherches en la matière de Rameau et Rousseau (Bobillot : 39), la matérialité sensible du mot, sa valeur phonétique entre en combinaison avec son impact sémantique et communicatif (émotion), tous ces éléments résultant du tissage des timbres et des harmoniques frappant l’oreille et l’œil. Le lien est fait alors avec le sentiment, l’état d’âme. Kandinsky associe également les couleurs (Bobillot : 65-66) aux sentiments, le jaune peut « servir aux représentations de la folie, rage… « et parle des effets sur le psychisme humain. Ghil relie les teintes azurées, les I/IE/Ié avec les contrebasses, violons et alto, pour exprimer la passion et la douleur. Notons que la fameuse note bleue, la blue note (accord de septième diminuée) très prisée des jazz men aura la même fonction.

Un langage autre

Il s’agit donc d’inventer une langue à part, rêve ancien de langue parfaite dont le modèle est à chercher dans une hypothétique langue originale dont le romantisme a été obsédé. Ghil reprend l’ambition romantique et wagnérienne de « substituer à la valeur abstraite et conventionnelle des mots leur signification sensible et originelle » (Wagner 1861 : XV). Il reste un poète réclamant « des mots évocateurs d’images colorées, sans qu’en souffrent en rien, qu’on s’en souvienne ! les Idées ». Dès les premières versions du Traité du verbe (1885), il a postulé l’origine phonétique et idéographique de la langue qui fait de la parole le lieu d’une interprétation musicale. Les progrès de la civilisation, s’ajoutant aux nécessités de l’action et de la communication quotidiennes, entraînent une croissante complexification de l’expression, et une perte de son originaire immédiateté, de sa primordiale unité : une implacable dissociation a éloigné les « idéogrammes » colorés de « leurs phonétismes correspondants ». De là découle la mission du Poète : retrouver « le caractère originel de la parole », du langage enfin restitué « en organisme intégral, sous la double valeur phonétique et idéographique » ce qu’il appelle penser « par les mots-musique d’une langue-musique » (Ghil : 175).

Ghil a été en étroit contact avec l’avant-garde russe par l’intermédiaire de la revue La Balance fondée par Valeri Brioussov en 1904 et à laquelle il collabora pendant plus de six ans en donnant sa version du symbolisme français. Il se peut qu’il ait, par cet intermédiaire, influencé Kandinsky. En comparant, même rapidement, leurs propositions, on perçoit une assez grande similitude qui plaide en faveur d’une influence possible de Ghil sur Kandinsky. Chez les deux artistes, le jaune correspond au son aigu / aux trompettes, et aux fifres, le bleu aux violons et aux violoncelles ou à la contrebasse, le rouge, vermillon et dégradés, aux sax chez Ghil, aux tubas chez Kandinsky.

De la couleur sonore comme révolution esthétique

Quoi qu’il en soit, dans le cercle autour de Kandinsky, l’idée de Ghil, le timbre, c’est-à-dire la couleur du son, va progressivement devenir le paramètre formateur essentiel de la musique. C’est ce que montre Schönberg dans son Traité d’harmonie en 1911 : « C’est en effet par sa couleur sonore – dont une dimension est la hauteur - que le son se signale ». Il a d’ailleurs intitulé Farben (1909) une de ses Cinq pièces pour orchestre, opus 16.

La couleur sonore (le timbre) devient métaphore pour la composition pour la raison que le timbre est irréductible à une image, à une représentation. Il est abstrait au sens étymologique du terme : retiré du système. Kandinsky utilise ainsi le modèle musical comme référent parce que détaché de l’obligation du mimétique. Il écrit à Schönberg, qu’il vient de rencontrer en 1911 :

Les musiciens ont vraiment de la chance (toutes proportions gardées !) de pratiquer un art qui est parvenu si loin. Un art vraiment, qui peut déjà renoncer à toute fonction pratique. Combien de temps la peinture devra-t-elle encore attendre ce moment ? (Kandinsky 1995 : 141)

Schönberg, quant à lui, peintre également et qui le révèle fièrement à Kandinsky, affirme : « Tout dépend pour moi tellement de la couleur (pas de la “jolie couleur” mais de la couleur expressive, expressive dans son rapport aux autres) » (Kandinsky 1995 : 137).

Il semble bien que chez l’un comme chez l’autre, la couleur soit un discours de rupture exactement de la même façon que Debussy, très étudié par Kandinsky, dira qu’il a utilisé le silence comme « moyen d’expression » (Kandinsky 1989 : 85) face au déferlement sonore wagnérien. Le blanc, par exemple, symbole du silence pour Ghil et Kandinsky, loin d’être symbolique de la « panne langagière », est au contraire un moyen d’expression, voire une solution dans la constitution d’un art post- ou anti-wagnérien, comme l’affirme Debussy à Ernest Chausson : « Je me suis servi, tout spontanément d’ailleurs, d’un moyen qui me paraît assez rare, c’est-à-dire du silence (ne riez pas) comme agent d’expression7 ».

Pour Nordau, le violet, sans doute parce qu’il est la couleur privilégiée de la fin de siècle (elle est aussi celle de Debussy), marque « la débilité nerveuse » (Nordau : 151) des peintres modernes. Notons que c’est aussi la couleur du peintre Elstir, qui fait les « cheveux mauves » aux femmes comme le signale Mme Cottard (Proust : 210), tandis que Kandinsky déclare le vert « immobile », « comme une grosse vache », et la couleur par excellence des bourgeois (Kandinsky 1989 : 151). La question des couleurs, en outre, est, à l’époque, esthético-politique.

Kandinsky écrit, en 1910, un petit ouvrage théorique, Du spirituel dans l’art, dont l’argument principal est le thème wagnérien de la « nécessité intérieure ». Il y constate que le mot « est une résonance intérieure » (Kandinsky 1989 : 82) dont le son provoque des vibrations dans le « cœur » et dont l’arbitraire du signe fait qu’il ne peut subsister qu’un son abstrait. Pour lui, le leitmotiv wagnérien procède de la même démarche : un signe sonore. Des réflexions qui semblent directement inspirées par l’invention de Ghil du mot juste parce que motivé par sa couleur sonore. Au reste, dit Kandinsky, ce qui est vrai de la peinture l’est de tous les arts, entre lesquels il existe un étroit réseau de correspondances. Ainsi, la couleur produit la même « résonance intérieure », « comme cela se produit avec les instruments de musique dont les cordes, ébranlées par le son d’un autre instrument, s’émeuvent à leur tour » (Kandinsky 1989 : 109). Ainsi la « couleur est la touche, l’œil est le marteau, l’âme est le piano » (Kandinsky 1989 : 112). Il s’agit d’exercer une influence sur l’âme. Chaque couleur possède son individualité, comme chaque son, et on a accès ainsi à l’intériorité : « Les couleurs libérées de leur servitude mimétique font voir l’invisible » (Le Rider : 303).

Réinventer l’art total

Ces deux théories, celle de Ghil et celle de Kandinsky, sont mises au service - et l’on y perçoit encore l’influence wagnérienne - du rêve d’un “art monumental” (Kandinsky, 1975 : 48) ou de L’Œuvre-Une (Ghil) traduisant leur propre vision de la totalité. Ces volontés de Gesamtkunswerk post-wagnérien sont très en vogue à l’époque : Scriabine (Prométhée, 1910) et Kandinsky en 1909 avec Sonorité jaune (Kandinsky 1975 : 61-71) ou Sonorité verte (Kandinsky 1975 : 73-81) ou encore Schönberg avec La Main heureuse8 (1909-1910) montrent à Caulier que l’établissement des correspondances et la recherche de la dimension cosmique sont le « fondement spirituel de toute création » (Épelboin : 123). La critique adressée par Kandinsky à l’opéra traditionnel est son « absence de dimension cosmique ». Wagner a essayé de lui donner cette dimension avec une œuvre monumentale mais s’est contenté d’une addition d’une amplification des moyens et d’une « subordination » (Kandinsky 1975 : 47) des arts les uns aux autres sans réelle unification de l’intérieur. Or c’est bien cela qui est visé : l’unicité absolue, indéfectible des arts obtenue par acceptation du principe de l’abstraction. Pour ce faire, il faut utiliser trois moyens : la sonorité musicale, la sonorité corporelle-spirituelle, la sonorité colorée. La parole, le son et la couleur sont débarrassées de la signification extérieure. La couleur, en peinture comme en musique, préside au dépérissement de la nécessité imitative. « L’un passe dans l’autre au travers de son extrême propre » (Kandinsky 1975 : 45). Chaque couleur comme chaque son doit parler pour lui-même et non pour un signifiant anecdotique. Kandinsky, constatant que la poésie utilise « les mots beaucoup plus pour leur sonorité que pour leur sens », les compare à la peinture qui, « grâce à la couleur et au dessin », confère à l’objet décrit une signification indépendante au-delà de l’objectif (Kandinsky 1975 : 138-139). Il s’instaure une brisure entre l’œuvre comme signe et ce qui est désigné. L’écriture en sera « cryptique et non directement scripturale » (Adorno : 40-41). Or c’est exactement ce que tente Ghil avec le retour au caractère phonétique et symbolique, hiéroglyphique si l’on veut, du mot « pur ». L’abstraction aussi a été clairement perçue par ses promoteurs comme l’avènement de la peinture pure. S’il y a affinité entre son, couleur et mot, c’est au niveau de l’ « expression pure », la vie invisible, hors de toute visée communicative : on se souvient de la « pure inanité sonore » de Mallarmé. L’association son/couleur/mot peut correspondre alors à une expérience mystique d’un art qui se veut « prophétique sans être figuratif » (Merlin : 188) : « Nous devons prendre conscience que nous sommes entourés d’énigmes », écrit Schönberg à Kandinsky (Kandinsky 1995 : 170-171). Dans la même lettre, il annonce travailler à Seraphita de Balzac (qui deviendra L’Échelle de Jacob9), c’est-à-dire à un spiritualisme qui montre l’intérêt de l’époque pour les travaux des sociétés théosophiques (Cf. les œuvres de Joséphin Péladan). On assiste à une radicalisation de l’art pour mettre à nu les couches profondes de la conscience, le monde intérieur.

Le but est d’atteindre une abstraction lyrique fondée sur l’émotion. Mallarmé, le maître auquel Ghil se réfère constamment avant la rupture de 1888 (et même après, comme en témoigne sa correspondance), a tenté de dissocier le sens abstrait et concret du mot en mettant en avant, là encore, la pertinence du modèle musical, hiéroglyphique et symbolique en évoquant ces « processions macabres de signes sévères, chastes, inconnus » (Mallarmé : 1862) que sont les partitions. On retrouve le rêve d’une littérature abstraite exclusivement poétique, c’est-à-dire débarrassée de toutes les autres fonctions, et en particulier de tout référent. On peut voir ainsi une sorte d’équivalent de l’abstraction colorée dans la poésie hermétique et de l’abstraction lyrique dans l’écriture automatique des surréalistes. Cependant, pour Ghil, il n’est pas question d’affranchir le langage du sens mais de lui conférer un sens supérieur, absolu, parce que doublement scientifique, par son affranchissement du hasard (le mot sera toujours motivé par le rapport timbre/couleur/lettre) et par son sujet : l’histoire darwinienne de la création, sujet dont le point de rencontre et la tension entre le matériel et le spirituel garantissent l’intensité. Le lien, l’équivalence sont faits entre un langage non subjectif, une musique atonale et une peinture non figurative avec, comme point de départ, le rapport couleur/son. Le musicalisme de Jean Royère, disciple de Ghil, et la color music de Wallace Rimington seront d’autres tentatives en ce sens.

La couleur orchestrale, la combinaison harmonique et la mélodie continue de Wagner avaient contribué à brouiller les points de repères. L’association du wagnérisme à la question des couleurs est à l’origine de l’art qui s’invente au XXe siècle.

Bibliographie

Adorno, Theodor, W. Sur quelques relations entre musique et peinture, Paris : La Caserne. Traduction de Peter Szendy avec la collaboration de Jean Lauxerois, 1995.

Bailbé, Jean-Marc, « Couleurs et musiques : regards sur l’esthétique romantique », in : Couleurs, musiques et reflets littéraires, Rouen : Presses de l’Université de Rouen, 1977.

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Notes

1 Revue Européenne, 1er avril 1861. Retour au texte

2 Il s’agit de la description de Moscou au soleil couchant que l’artiste se désespérait de ne pouvoir rendre avec les moyens de son art, expérience faite vers 1895-1897. Retour au texte

3 Difficile d’affirmer, comme le fait Philippe Junod, que “la couleur est une autre composante essentielle de l’esthétique wagnérienne”. Elle le devient seulement dans le wagnérisme. Philippe Junod, Contrepoints, dialogue entre musique et peinture, éditions Contrechamps, 2006, p.116. Retour au texte

4 Lettre à Henri Cazalis, juillet 1865. Retour au texte

5 Lettre à Theo, Arles, sept. 1888. Retour au texte

6 Le compositeur russe Alexandre Scriabine, lui aussi influencé par Wagner, imaginera, dans l’optique d’un art total, pour son Prométhée en 1910, un clavier lumineux projetant des couleurs à partir d’une table de correspondances établies entre le spectre lumineux et le spectre sonore : do=rouge, sol=orange, ré= jaune brillant, la=vert, mi= blanc bleuâtre…. Cet “orgue à couleur” n’est pas sans rappeler l’orgue à parfum de des Esseintes. Retour au texte

7 Lettre à Ernest Chausson du 2 octobre 1893. Retour au texte

8 Arnold Schönberg, La Main heureuse, essai de synthèse des arts où le musicien écrit le livret, la musique et songe à Kandinsky pour la partie picturale. Retour au texte

9 Oratorio pour soliste, chœur et orchestre, 1917. Retour au texte

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Référence électronique

Cécile Leblanc, « La convoitise d’un langage autre : influence du wagnérisme sur la question des couleurs, de Baudelaire à Kandinsky », Textes et contextes [En ligne], 17-2 | 2022, publié le 15 décembre 2022 et consulté le 19 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3781

Auteur

Cécile Leblanc

Maître de Conférences HDR, Université Sorbonne Nouvelle, Département de Langues Étrangères Appliquées, Campus Nation, 75012 PARIS

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