Il semble intéressant d’étudier le rapport entre le discours autoritaire du IIIe Reich et la littérature consacrée après la guerre aux Provinces de l’est perdues en 1945 dans la mesure où les auteurs sont amenés à utiliser cette langue comme composante purement linguistique mais aussi comme un élément important dans leur réflexion sur le passé de ces régions. La dictature nationale-socialiste a maltraité la langue allemande non seulement en en abusant pour exprimer son idéologie raciste pseudo-germanique, mais aussi en la pliant à ses désirs, en la transformant en un instrument propre à l’exercice de la propagande et de l’endoctrinement dont le représentant le plus doué fut le docteur Goebbels, chef du Ministère de l’information et de la propagande (Ministerium für Volksaufklärung und Propaganda).
Le but de cet article n’est pas d’analyser le langage autoritaire. Rappelons seulement en première partie de notre introduction le formidable instrument de propagande mis en œuvre par les nationaux-socialistes pour imposer leur idéologie. Tout d’abord la mise en scène du pouvoir avec ce qui sera résumé plus tard par la formule de ‘l’Etat-spectacle’ pour impressionner par de grandioses manifestations de masse les individus pris séparément, ensuite, à mi-chemin entre spectacle et langage, les immenses banderoles omniprésentes rappelant, en formules percutantes, les slogans du régime et enfin la langue proprement dite, véhiculée par la radio (chaque foyer allemand devait pouvoir disposer du ‘poste de radio populaire’, le Volksempfânger) et la presse.
Les deux mots-clefs de la langue autoritaire sont simplification et dégradation : l’idéologie simpliste et manichéenne est assenée par des formules sans cesse répétées ; elle fait l’économie du vocabulaire du raisonnement et vise à remplacer la réflexion par un credo intangible. Un autre phénomène remarquable est le détournement des mots auxquels le régime donne un sens nouveau qui s’écarte de la signification commune auquel on peut ajouter l’ostracisme envers certains concepts. Le langage autoritaire se veut aussi le seul valable et la propagande incessante par les médias, les discours, la langue parlée par tout l’entourage finissent par générer une contamination même chez les esprits rebelles et clairvoyants.
Dans son ouvrage, LTI (Lingua tertii imperii, la langue du IIIe Reich), le romaniste allemand d’origine juive, Viktor Klemperer, montre comment les nazis, par une constante répétition, par une utilisation spécifique et spécieuse, sont parvenus à instiller dans la langue le poison de leur idéologie, faisant que tous, y compris les minorités opprimées, véhiculaient inconsciemment les ferments de haine et de fanatisme du régime :
Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. […]
Qu’arrive-t-il si la langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir. (Klemperer 1996 : 40)
Et Klemperer note, comme le font aussi le journaliste libéral Dolf Sternberger et Sebastian Haffner dans leurs mémoires, la contamination et l’hypocrisie auxquelles finissent par succomber, sans le vouloir les opposants au régime. L’exemple le plus évident est la formule de salutation Heil Hitler ! remplaçant le simple Bonjour ! qu’évoquent les deux derniers auteurs en soulignant la quasi-impossibilité d’y échapper. Dans un article écrit en 1946, Sternberger explique que l’on pouvait bien sûr faire semblant, mais que cela aussi laissait des traces : « Pour un court instant, on était aussi ce qu’on faisait » (Sternberger, Gut und Böse 1988 : 136, traduction Jacques Dewitte).
D’un autre côté, la prise de conscience de cette compromission est aussi une des conditions de la résistance, comme l’écrit Jacques Dewitte :
C’est précisément parce que l’on ressentait en soi ce possible effet, cette magie noire de la langue brune, qu’on devait entreprendre de contrecarrer, ne fût-ce qu’en soi-même, l’emprise maléfique. Et si l’on portait une attention particulière aux phénomènes du langage, […] d’observer ses tentations langagières en dégageant les implications morales et politiques contestables contenues dans le vocabulaire le plus spectaculaire de la propagande, mais encore dans certaines tournures apparemment insignifiantes. (Jacques Dewitte 2007 : 104)
On peut aussi étudier ce phénomène dans le domaine plus subjectif de la littérature.
Le second point est celui des Provinces de l’est allemandes, Prusse orientale, Poméranie et Silésie, allemandes depuis près de sept siècles, comprises dans les frontières allemandes de 1937 qui restèrent la référence politique jusqu’à la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse par la RFA en 1970 et le traité de paix tardif avec la Pologne après la disparition du Rideau de fer en 1989. Ces régions furent ‘annexées’ par la Pologne en 1945 (le nord de la Prusse orientale avec Königsberg par l’Union Soviétique). En réalité, Staline avait placé lors de la conférence de Potsdam (17 juillet – 4 août 1945) les Alliés occidentaux devant le fait accompli, ayant cédé Silésie, Poméranie et le sud de la Prusse orientale à la Pologne en dédommagement des territoires de l’est de la Pologne annexés par l’URSS. L’Angleterre et les Etats-Unis acceptèrent que ces territoires soient placés sous administration russe et polonaise dans l’attente d’un traité de paix définitif et donnèrent leur aval au déplacement des populations allemandes. Les trois provinces concernées étaient peuplées presqu’exclusivement d’Allemands, des minorités polonaises peu nombreuses étaient installées dans les régions frontalières (2% de la population en Prusse orientale). Il n’y a que dans le sud-est de la région industrielle de Haute-Silésie qu’une bonne proportion de la population était d’origine polonaise (52 % dans les districts d’Oppeln et de Kattowitz) ce qui avait entraîné le rattachement de la région de Kattowitz à la Pologne en 1922 après la tenue de plébiscites et des affrontements entre insurgés polonais et corps-francs allemands.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands qui n’avaient pas fui devant l’Armée Rouge, furent, à de rares exceptions près, expulsés jusqu’en 1947, souvent dans des conditions inhumaines.
Dix millions d’Allemands originaires de ces régions s’établirent alors dans ce qui restait de l’Allemagne où le miracle économique de l’après-guerre facilita leur intégration.
Mentionnons pour mémoire qu’un million s’installa dans la future RDA où le problème des réfugiés fut très longtemps passé sous silence par égard envers le pays frère polonais. Les termes de réfugiés et d’expulsés furent remplacés par ceux d’immigrés (Übersiedler) et ‘nouveau citoyen’ (Neubürger) beaucoup moins explicites.
Mais aujourd’hui encore subsistent des associations de réfugiés (Landsmannschaften), des journaux qui entretiennent le souvenir du passé allemand après avoir longtemps défendu un retour de plus en plus improbable dans la patrie. Ces événements politiques donnèrent naissance à une littérature nombreuse et variée consacrée à la patrie perdue et c’est le rôle du langage autoritaire dans la littérature consacrée aux anciennes Provinces de l’est que l’on se propose d’étudier ici.
Quelques précisions méthodologiques s’imposent : le corpus présenté est nécessairement fragmentaire vu le flot de publications et son choix est subjectif car les auteurs évoqués sont a priori les plus connus et les plus intéressants dans l’optique du thème traité.
Comme il s’agit de littérature, le but des auteurs n’est pas seulement documentaire et il n’est pas non plus objectif, d’abord parce qu’ils écrivent à partir d’une expérience personnelle subjective et dans un but précis de dénonciation, travail de deuil, réflexion sur leur propre passé et celui de leur région d’origine. C’est aussi un regard jeté en arrière avec la maturité que donne l’expérience, la réflexion sur l’histoire vécue, parfois le regard d’un adulte sur l’enfance dans la patrie perdue. Ce sont donc des ouvrages orientés qui s’inscrivent pour une part dans le processus plus vaste de réflexion sur le passé national-socialiste qui caractérise la littérature ouest-allemande jusque dans les années quatre-vingt.
De plus, ce ne sont pas des philologues menant une étude scientifique sur la langue du IIIe Reich. Mais cette dernière est cependant importante par l’influence qu’elle a eu, dans ce cas précis : le rapport entre le discours autoritaire et les Provinces de l’est est en effet double. C’est ce discours qui, inoculant ses théories racistes et bellicistes, mena à la guerre et en conséquence à la perte des régions concernées. Mais il est aussi après-coup un des éléments constitutifs de la littérature consacrée à ces provinces, du moins pour ce qui est des ouvrages les plus ‘intéressants’. Ce terme subjectif doit être justifié : l’écriture a été un des moyens d’assumer la perte du pays natal, en maintenant vivant son souvenir, en évoquant des événements vécus dans lesquels les lecteurs retrouvaient leurs propres expériences. De ce fait, on assiste à une floraison d’ouvrages en tout genre sur les Provinces de l’est allemandes : romans, journaux, récits, nouvelles de valeur fort inégale, visant un public précis que l’âge décime lentement. Si une partie de cette production littéraire survit 65 ans après, cela résulte de ses qualités intrinsèques mais est aussi lié au fait que les ouvrages concernés questionnent l’histoire allemande et s’inscrivent donc dans le grand débat de réflexion critique sur la période du IIIe Reich, en s’interrogeant sur les responsabilités dans le déclenchement de la guerre et sur l’attitude des Allemands envers le génocide juif et la guerre d’extermination contre les peuples slaves. Dans ce processus, les Provinces de l’est servirent de têtes de pont contre les peuples d’Europe de l’est et furent les victimes du contrecoup de la défaite face aux Russes.
Le questionnement critique du passé inclut une réflexion et une condamnation du national-socialisme exprimée dans les œuvres et donc l’introduction du discours autoritaire national-socialiste pour le démasquer. Les ouvrages défendant implicitement l’Allemagne et le régime national-socialiste sont rares et ne prennent pas de distance envers la langue du IIIe Reich.
Par ailleurs, celle-ci n’est évidemment pas l’élément fondamental des œuvres et sa présentation n’est, répétons-le, ni exhaustive ni scientifique. Il y a aussi une très grande diversité dans les situations décrites : rien de commun en effet entre la vie dans un petit village de Prusse orientale (les ouvrages de Arno Surminski par exemple) et celle dans un faubourg de Dantzig (Günter Grass), différences également entre les milieux sociaux, par exemple bourgeoisie et milieu ouvrier de Gleiwitz en Silésie (œuvres de Horst Bienek).
Dans certains cas, le discours autoritaire est restitué objectivement tel quel, dans d’autres il est commenté rétrospectivement par l’auteur ou un des personnages, commentaire qui peut à son tour être objectif ou ironique.
Pourtant le point commun le plus important demeure : la situation identique de régions frontalières, de populations souvent mêlées où le discours autoritaire prend des formes semblables. Là aussi, il faut ajouter une limitation supplémentaire car les critères de population mêlée et de zones frontalières ne s’appliquent qu’à une petite partie déjà précisée des trois régions concernées : le sud-est de la Silésie et la Mazurie, partie est de la Prusse orientale. Dans ces régions, le discours autoritaire est un discours extérieur, discours agressif qui souligne le caractère spécifiquement allemand des régions concernées, discours aussi militaire puisque la période de la guerre est chaque fois évoquée. Discours ‘extérieur’ signifie que ce discours ne naît pas dans les régions même mais qu’il vient du centre, de Berlin, comme discours officiel imposé, parfois repris avec zèle, parfois aussi en butte à l’incompréhension, deux attitudes qui reflètent bien le rapport complexe avec la minorité polonaise.
Pour toutes ces raisons, on ne considérera pas les œuvres prises isolément ce qui conduirait à établir une sorte de catalogue, mais on regroupera les points communs du discours autoritaire dans l’ensemble des ouvrages abordés avant de se tourner vers les formes de résistance.
1. La prédominance de l’allemand
Le langage autoritaire a pour but d’asseoir le pouvoir du parti national-socialiste. Il prétend être le seul à dire la vérité et donc à avoir le droit de s’exprimer.
Aussi, dans le contexte particulier aux régions frontalières, exclut-il toute autre langue que l’allemand, ici le polonais. C’est la condition préalable : seul celui qui parle allemand a droit à la parole. La prédominance de la langue allemande reflète la prédominance de la race allemande.
Ainsi, dans Die erste Polka (La première polka), le premier des quatre romans de Horst Bienek qui relate la vie à Gleiwitz durant la guerre, l’un des principaux personnages, Valeska Piontek, songe à ces vieilles femmes apeurées rencontrées dans le tramway, résolument muettes sous l’écriteau « Qui parle polonais est notre ennemi » (« Wer polnisch spricht ist unser Feind », Bienek 1975 : 175).
Dans le roman de Janosch, Cholonek ou le bon Dieu d’argile (Cholonek oder der liebe Gott aus Lehm), dont l’action se déroule dans un faubourg minier de Haute-Silésie, le vieux mineur Schwientek sort de plus en plus tôt le matin et ne prend plus le tram pour éviter d’être surpris parlant polonais.
Dans Heimatmuseum (Le musée d’arts et de traditions populaires, 1978) de Siegfried Lenz, qui a pour cadre la Mazurie de 1900 à la fuite des Allemands en janvier 1945 devant l’Armée Rouge, les Polonais sont relégués à Klein-Grajewo en dehors de la ville allemande de Lucknow :
C’est là qu’ils s’étaient retirés, parce qu’ils n’avaient d’autre solution que de vivre en vase clos, les ouvriers agricoles polonais, les ouvriers polonais travaillant dans le flottage du bois et les ouvriers forestiers polonais. (Lenz 1978 : 55-56)1
Lorsque les Allemands ont besoin de travailleurs, ils viennent négocier, la plupart du temps du haut de leur cheval, avec le Polonais qui sert d’interprète.
La langue allemande détermine l’appartenance raciale à la ‘race des seigneurs’ ou, à tout le moins, la supériorité sur les autres peuples, comme l’exprime Arno Surminski dans Jokehnen oder wie lange fährt man von Ostpreuβen nach Deutschland (Jokehnen ou combien de temps dure le voyage de Prusse orientale en Allemagne) :
Les Allemands n’avaient plus à faire que les travaux compliqués, les étrangers se chargeaient de la basse besogne. C’était là l’ordre des choses naturel voulu par Dieu et la confirmation d’une supériorité que tous considéraient comme établie depuis des siècles. Le Pollack malpropre et le Russe naïf et brutal avaient pu des siècles durant voir les Allemands transformer les pierres en pain. (Surminski, Jokehnen, 49-50)2
De ce fait, les populations frontalières qui estropient l’allemand sont mal considérées.
C’est le cas dans Die erste Polka de Horst Bienek où le bibliothécaire Kamenz, étranger à la Silésie, invité à un repas de noces, ironise sur les habitants d’une petite ville qui demandent l’ouverture d’une bibliothèque :
Des lieux qui s’appellent Nie-wod-nik ou Pla-ni-o-witz, juste à la frontière, les gens voulaient une annexe de la bibliothèque, comme si l’un d’eux était capable de lire l’allemand. (Bienek, Die erste Polka, 227-228)3
D’autres invités, des autochtones, s’étonnent naïvement que les jeunes gens de Gleiwitz mobilisés soient envoyés sur le front de l’ouest alors qu’ils parlent tous polonais, sans se rendre compte que cela justement les rend suspects et que la hiérarchie militaire redoute des désertions.
Et le fils de la maîtresse de maison, témoin de la fausse attaque de l’émetteur de Gleiwitz 4, se heurte à la suspicion des officiers auxquels il raconte ce qu’il a vu : « Donc, ton cousin y était et tu penses qu’il dit la vérité ? Quel âge a-t-il ? Et est-ce qu’il n’est pas lui non plus à moitié polonais comme toi ? » (Bienek, Die erste Polka, 241)5.
2. La langue nationale-socialiste dans les ouvrages
2.1. Vocabulaire du parti et créations spécifiques
La langue du parti s’impose également par des termes spécifiques, ‘techniques’, par la volonté d’omniprésence, d’occuper littéralement le terrain et de contrôler la langue par un vocabulaire d’initiés. C’est là un aspect qui ne ressort pas de l’analyse philologique. Il s’agit du nombre quasi infini des organisations national-socialistes qui englobent tous les domaines de la vie quotidienne et impriment leur marque sur les individus grâce à une invasion de sigles, d’abréviations, d’uniformes et d’insignes.
Ainsi, dans Zeit ohne Glocken (Une époque sans cloches, 1979), le troisième roman de la tétralogie de Horst Bienek, le professeur de travaux manuels, Trude Bombonek énumère-t-elle toutes les organisations dont elle fait partie : NS-Lehrerbund, NS-Volkswohlfahrt, NS-Frauenschaft, NS-Kulturgemeinde, Bund Deutscher Osten (Union des professeurs nationaux-socialistes, Association de bienfaisance populaire nationale-socialiste, Association des femmes nationales-socialistes, Communauté culturelle nationale-socialiste, Union des terres de l’Est allemand, Bienek, Zeit ohne Glocken, 227), pour s’avouer qu’elle éprouve toujours une certaine répugnance à l’idée d’adhérer au parti national-socialiste lui-même.
Il en va de même des organisations paramilitaires qui propagent le langage unique et établissent une hiérarchie qui donne un droit plus ou moins étendu à la parole. Qui a le grade le plus élevé et le titre le plus ronflant parle le plus longtemps et le plus fort et avant tous les autres. Un exemple parmi d’autres (on pourrait également citer le Gauleiter de Dantzig dans les ouvrages de Günter Grass ou le chef SA local, tyranneau de quartier ou de village dans de nombreux ouvrages) est la description ridicule que fait Martin Opitz dans son roman Sonntags schlesisches Himmelreich de la rencontre entre le jeune héros et le chef du Service du Travail (Reichsarbeitsdienst). Le jeune narrateur se retrouve inopinément face à son chef suprême qu’il est incapable d’identifier, Robert Ley, chef du Service du travail et chef du Front du travail (Arbeitsfront), l’organisation syndicale nationale-socialiste. La scène est à la fois typique de la mise en scène nazie et de la critique qu’en fait le narrateur. Tout d’abord par le titre ronflant porté par Ley, Reichsführer Reichsarbeitsdienst Generaloberstfeldmeister, ensuite par la réprimande que celui-ci adresse au malheureux qui n’a pas su le reconnaître. Le jeune garçon souligne la posture, et le volume sonore de Ley et compare ce dernier à Zeus courroucé : « L’orage s’abattit sur moi. Zeus lançait ses éclairs, sa voix ne le cédait en rien au tonnerre, son souffle dispersa les papiers sur mon bureau » (Opitz, 1980 : 263)6.
Dans le vocabulaire lui-même, on retrouve bien sûr la langue du IIIe Reich telle que l’analyse Viktor Klemperer avec des termes racistes : Judenhaus (littéralement : maison de juifs, terme qui désigne les maisons où les juifs étaient astreints à résidence sous contrôle de la Gestapo, assignés à travailler ou en attente d’être déportés), Halbjude, Untermensch (demi-juif, sous-homme, allant de la dénomination officielle raciste à l’insulte), artfremd (contraire à l’espèce ou à la race), Volksgemeinschaft (communauté nationale, pour exprimer la communauté de destin de tous les Allemands), Blockwart (chef d’îlot, membre du parti surveillant un pâté de maisons).
Mais s’y ajoute souvent une orientation plus propre aux Provinces de l’est : Pollack, Halbpole (demi-Polonais), Volksdeutscher (pour désigner un Allemand de souche vivant en-dehors de l’Allemagne), Ostlandreiter (colonisateur de l’est pour désigner les nouveaux « croisés » de la civilisation allemande), Heimat (patrie, terre natale, terme que les nazis rendirent suspect pour des décennies après la guerre), ainsi qu’à la guerre. Il s’agit souvent comme dans Heimatmuseum (Lenz 1978 : 556) de termes de propagande destinés à masquer la défaite qui s’annonce : Lufthoheit (maîtrise de l’air), Abwehrschlacht (à la fois plus vaste et moins négatif que Gegenoffensive / contre-offensive, combat qui repousse et fait échec à l’ennemi), Bereitstellungen (positions préparées à l’avance lors d’un repli), Frontbegradigung (rectification du front, pour camoufler un repli), Endsieg (victoire finale). Il est intéressant de noter que beaucoup de ces mots ne figurent plus dans les dictionnaires de traduction actuels.
2.2. Le discours autoritaire : germanisation des noms de famille et de lieux
Mais le plus spectaculaire est que le langage spécifique s’étend aux noms propres, noms de famille et de lieux si bien que l’on assiste à une vague de germanisation. Le nom, c’est la chose, et la germanité se doit d’être affirmée, prendre un nom à consonance allemande, c’est faire profession de foi envers la patrie et le régime.
Dans Heimatmuseum, l’auteur fait dire à Zygmunt, le personnage principal :
Celui qui croit devoir préparer l’avènement d’une époque nouvelle, ne peut pas en rester aux anciens noms, il lui faut baptiser allemand, planter d’autres panneaux, hisser de nouveaux drapeaux. (Lenz 1978 : 417-418)7
Ce phénomène est bien sûr plus accentué là où se trouvent des minorités polonaises, en Mazurie et en Haute-Silésie. Il touche différents domaines et tout d’abord les noms de famille. Dans Die erste Polka de Horst Bienek, on voit le chef d’îlot du parti, Gregor, qui s’appelait autrefois Gregorczyk, aller de maison en maison pour proposer des modifications de noms. Ainsi Wondraczek devient Wondrak, Frydricharczyk Friedrich, Lipiczynski Lipinski et Gwodsz Nagel. Ceux qui s’y refusent voient leur maison barbouillée la nuit du mot Polack ou Juif, tel M. Strelczyk qui, de guerre lasse, se résout à changer son nom en Strehler. (Bienek, Die erste Polka, 124)
Les noms de rues sont ou germanisés (Zabrzer Strasse en Grosse Hindenburger Strasse : Zabrze en Haute-Silésie prit le nom du maréchal Hindenburg après sa victoire de Tannenberg sur les Russes en août 1914, au début de la Première Guerre mondiale) ou mis en conformité avec l’histoire récente (La Ebertstrasse qui porte le nom du premier président de la République de Weimar devient par exemple la Markgrafenstrasse – la rue des Margraves et la Platz der Republik Platz der SA – Place des SA) (Bienek, Die erste Polka, 124)
Les noms de localités, déjà évoqués comme imprononçables par des Allemands de l’intérieur, seront germanisés de façon autoritaire. Approuvant ses compatriotes qui se moquent des noms à consonance polonaise, le bibliothécaire Kamenz ajoute :
Vous avez parfaitement raison, messieurs, mais tout cela va changer, les localités reçoivent à présent des noms allemands, Przeschlebie par exemple s’appelle déjà Sandwiesen et Niesdrowitz Niethammer. Je fais partie de la commission qui fixe les noms. (Bienek, Die erste Polka, 124)8
Avec la germanisation des noms de lieux apparaît un mot-clef du langage autoritaire, un des concepts fondamentaux de l’idéologie national-socialiste, le terme de Heimat, pays natal, glorifié dans les Provinces de l’est comme bastion de la germanité face au monde slave :
Comme ils nous gavèrent avec le sens de la patrie ! Qu’est-ce qu’ils n’allèrent pas inventer pour lancer sur le marché la patrie comme slogan fortifiant. On faisait avancer des divisions de la patrie parce qu’on attendait d’elles un acharnement exemplaire. L’amour de la patrie devait se transformer en volonté guerrière fanatique. Sol de la patrie, fierté patriotique, accents de la patrie, tout cela devait nous inspirer, nous combler, nous enthousiasmer. (Lenz 1978 : 536)9
On retrouve ici tous les termes de l’idéologie nazie du « sang et du sol » (Blut und Boden) ressassés par le discours autoritaire : le ‘sang’ représente la race, le sol, l’endroit d’élection, le terreau qui a produit et nourrit la race germanique. Le ‘sang et le sol’, formule du théoricien raciste et ministre de l’agriculture du IIIe Reich, Walther Darré, sont l’essence même de la race nordique, race paysanne vivant en symbiose avec la nature qui devait mener à la régénérescence de l’Allemagne. Le terme de ‘patrie’ dans la traduction du texte de Lenz pour rendre le mot allemand Heimat introduit d’ailleurs une ambiguïté avec le terme Vaterland ; tandis que ce dernier est clairement défini comme concept politique, et objectif représentant l’ensemble de l’Allemagne, le terme de Heimat n’est qu’imparfaitement traduisible par : ‘terroir, pays natal’ et désigne le lieu d’élection ou le Germain a ses racines et dont il tire force et supériorité. Heimat est un des concepts-clefs de l’idéologie nationale-socialiste qui rendra impossible toute discussion sensée sur elle dans les décennies suivant la guerre. Il faut encore y ajouter ‘l’âme’ (allemande), âme collective qui dirige les individus et les fond dans la communauté du peuple tandis que ‘l’étranger’ (das Fremde), pas objectivement au sens de nationalité différente, mais au sens subjectif d’extérieur, de différent, d’opposé car d’autre essence (cf. wesensfremd dans la partie suivante) incarne le mal, la décadence et le danger extérieur. Ajoutons les ‘ancêtres’ qui ont conservé leur Wehrhaftigkeit (‘aptitude à se défendre’) en renonçant à la ‘pensée inutile’ (unnützes Denken, Lenz 1978 : 301). Ce passage de Lenz est aussi une satire de la littérature de terroir national-socialiste englobée par le terme générique de Blut-und-Boden-Literatur, ‘littérature du sang et du sol’. Enfin, on peut signaler dans cette citation l’emploi positif de l’adjectif ‘fanatique’, dans l’acception de ‘déterminé, avec la dernière énergie’, un des retournements du sens des mots que mentionne Viktor Klemperer et qu’il prend pour modèle dans un chapitre de LTI (Klemperer 1996 : 89).
Tandis que le discours autoritaire unit les foules autour du Führer (terme passé dans la langue usuelle et utilisé aussi par les opposants) et autres Führer de moindre importance, il est dans les Provinces de l’est un moyen de compensation envers une histoire régionale souvent douteuse où l’on voit des personnages opportunistes devenir des nazis plus nazis que les originaux pour en retirer pouvoir ou avantages matériels.
Un exemple parlant au sens propre est, dans le roman de Günter Grass, Les années de chien, la façon dont, à Dantzig, Tulla Pokriefke, d’origine kochnève (mais les Kochnèves ont été reconnus comme Allemands de souche − Volksdeutsche − peu de temps avant) chasse de la cour de l’immeuble Eddi Amsel, demi-juif, en train de dessiner le chien du narrateur, en répétant le mot ‘Juif’ comme une litanie :
[Tulla dit] de tout près à droite : « Vous savez ce que vous êtes ? » puis de gauche à l’oreille : « Faut-il le dire ? » Maintenant, dans l’oreille droite, en chapelet : « Un juif que vous êtes, un juif, oui, juif ! » […] le pinceau d’Amsel s’arrête immobile. Tulla, un peu à distance répète : « Juif ! » Le mot est lancé dans la cour, tout d’abord aux pieds d’Amsel, […] : « Juif ! » Amsel s’est levé, Matern ne saisit pas Tulla : « Juif ! » Là-haut, au troisième, quatrième étage, puis au premier, des fenêtres s’ouvrent : des visages de ménagères y refroidissent. Tulla dit : « Juif ! » ça passe par-dessus la scie circulaire. Amsel est debout à côté de son pliant. Le mot. […] Tulla danse sur des madriers, placés sur des tréteaux de sciage. « Juif ! Juif ! » […] Tulla saute à bas de son madrier − « Juif ! » roule dans le sable : « Juif ! » maintenant toutes les fenêtres sont garnies et les compagnons se montrent aux fenêtres du bâtiment. Le mot, trois fois de suite le mot. […] Tulla frétillante : « Juif ! Juif ! Juif ! » (Grass, Les années de chien, 403-404)
Mais le discours autoritaire est aussi une langue restrictive, simplificatrice et uniformisante qui ne tolère pas non seulement la différence mais aussi l’originalité. La terre natale, Heimat, doit être exclusivement allemande. Pour les éléments considérés comme étrangers, il forge toute une panoplie de termes undeutsch, wesensfremd, Schutz des deutschen Kulturgutes. C’est avec ces mots qu’il va inciter le héros de Heimatmuseum, Zygmunt Rogalla à faire disparaître de son musée d’arts et de traditions populaires mazures les objets dont ‘l’origine’ (là aussi un mot du discours dominant) n’est pas ‘pure’, c’est-à-dire clairement allemande :
[Il] demanda doucement, si j’étais au courant que l’on pouvait m’obliger à supprimer tous les objets « dont l’origine n’avait rien d’allemand » en vertu de la Loi pour la protection de l’héritage culturel allemand. (Lenz 1978 : 423)10
3. Les résistances au discours autoritaire
Face à ce discours autoritaire, les résistances sont multiples.
La plus simple n’est même pas un contre-langage mais la forme d’expression la plus primitive, la plus profonde, instinctive : le cri, le cri que pousse Oscar Matzerath qui a refusé de continuer à grandir à trois ans devant l’horreur du monde des adultes dans le célèbre roman de Günter Grass Le tambour. Hormis le fait que ce cri a la propriété de briser le verre, Oscar invente aussi sa propre langue sur son tambour, tambour qu’il utilise un jour pour perturber une manifestation de masse nazie en amenant la fanfare des Jeunesses Hitlériennes à jouer des valses et du jazz au lieu des marches militaires prévues (Grass, Le tambour, tome 1, 156).
On peut aussi rappeler, comme le note Klemperer, qu’Hitler se qualifie lui-même de ‘tambour’ lors du procès qui suivit le putsch manqué de 1923, le tambour étant pour lui celui qui éveille et mène les masses populaires : « ce n’est pas par modestie que je voulais devenir tambour, car c’est ce qu’il y a de plus noble, le reste n’est que bagatelle. » (Klemperer 1996 : 43). Oscar s’arroge ainsi un rôle comparable à celui du Führer mais dans l’autre direction, il s’agit de détacher le peuple du nazisme.
Les ouvrages de Horst Bienek constituant sa ‘tétralogie de Gleiwitz’ montrent, à défaut de résistance déclarée, la volonté de préserver le caractère propre à la Haute-Silésie.
Ainsi, aux moqueries sur les noms de lieux des Allemands de l’intérieur, fonctionnaires envoyés en poste à Gleiwitz, aus dem Reich (‘venant du Reich’) comme disent les autochtones, comme si la Silésie n’en faisait pas partie, l’un des invités de la noce, l’archiprêtre Pattas, rétorque :
Vous n’avez pas compris ce pays et vous ne le comprendrez pas, et il serait temps − pardonnez-moi ma franchise − que vous le quittiez bientôt…Vous vous moquez de quelques noms de lieux ou de villes parce votre langue malhabile ne les prononce qu’avec peine. Mais pensez, messieurs, que l’histoire de cette région s’est déroulée entre Germains et Slaves, Allemands et Polonais, et chacun de ces noms en témoigne… Pour quelqu’un qui a grandi ici, qui doit y vivre et aime y vivre, ils sont comme de la musique. […] Dois-je vous citer tous les endroits où je suis allé ? Oui, écoutez cette musique que forment les noms… Je suis allé à Budtkowitz, à Jellowa, à Knurow et à Laurahütte, à Malapane, à Gogolin, Zaborze, Miechowitz et Groschowitz, à Maltschaw et Leobschütz, à Deschowitz et à Krappitz, à Brobek-Karf, à Potempa, à Kulisch, à Pitschen… Cela vous étonnera […], ces noms ont même souvent une signification patriotique, une histoire allemande qui faisait honneur à notre patrie prussienne… (Bienek, Die erste Polka, 228-230)11
La dernière remarque de l’archiprêtre met en évidence un autre aspect de la volonté de traduire les noms de lieux dans une langue donnée, c’est que l’on évacue inconsidérément tous les aspects vécus, l’histoire locale, tout un arrière-plan incompréhensible à l’autorité centrale mais constitutif de l’identité des habitants et, ironie du sort dans le cas du national-socialisme, souvent de leur identité allemande. Les noms sont traduits littéralement sans tenir compte de leur signification subjective dans un contexte donné, voire purement et simplement remplacés par des noms choisis arbitrairement pour faire disparaître leur consonance slave. On peut anticiper en indiquant que le phénomène se reproduit dans l’autre sens en 1945 lorsque tous les noms sont polonisés ou remplacés par des noms polonais avec le même mépris de l’histoire locale (depuis 1989, date du règlement définitif de la frontière polono-allemande, des écriteaux bilingues sont apparus en Silésie, là où une certaine proportion de la population se déclare d’origine allemande).
La résistance au discours autoritaire se traduit aussi par l’usage du polonais, usage qui d’ailleurs correspond à un mode de vie sans préjuger aucunement de sympathies pour la Pologne. Ainsi Valeska se souvient-elle de son enfance à Myslowitz annexée en 1923 par la Pologne, après les soulèvements qui ont suivi les plébiscites favorables à l’Allemagne. Dans sa famille, on parlait allemand, parfois avec quelques mots de polonais mais en respectant la syntaxe allemande. Dans son magasin de tissus, son père parlait indifféremment les deux langues selon ses clients, tandis qu’à l’église, le prêtre utilisait la langue de la majorité, le polonais. Pour elle, on ne peut prier Dieu qu’en polonais.
Les conversations entre les invités lors du repas mortuaire qui suit l’enterrement de Leo Maria Piontek, le mari de Valeska dans Septemberlicht, le roman qui fait suite à Die erste Polka et dont l’intrigue se déroule quelques jours plus tard, montrent bien l’attitude envers le discours national-socialiste tant sur le plan linguistique que sur celui des convictions. L’une des parentes, Allemande venue de la partie annexée par la Pologne, ne parle que polonais, ce qui montre aussi l’existence d’un autre discours autoritaire, celui de la polonisation entre 1923 et 1939. Un autre invité défend − quatre jours après le début de la guerre − l’idée d’un Etat libre de Silésie : ainsi les habitants cesseraient-ils d’être selon les cas des ‘sales Pollacks’ ou des ‘cochons de Prussiens’ (Wasserpolacken, Wasserpreussen12, Bienek, Septemberlicht, 229). Les protestations d’autres invités révèlent, à leur corps défendant, l’écart parfois involontaire, avec le discours autoritaire dominant :
Monsieur Hupka […] déclara : […] Nous sommes Allemands et voulons rester Allemands. Et d’autant plus maintenant où nous sommes en train de gagner la guerre. […]
Jekuschnej, dit la veuve Dobrewollny, est-ce que nous ne parlons pas tous Allemands ici ? Naturalnje, nous parlons allemand, donc nous sommes Allemands.
Maintenant que ça va mieux pour nous, nous restons chez les Allemands, dit Franz Ossadnik (Bienek, Septemberlicht, 229-230)13.
Si Bienek cherche à recréer la réalité de l’époque, réalité toutefois subjective, l’impression d’une ironie critique voulue transparaît par endroits. Lorsqu’il évoque dans Septemberlicht (Bienek : 124) la germanisation des noms de famille par exemple, certaines transformations semblent énigmatiques : ‘Pzrybillok’ devient ‘Pschibillok’, ‘Koschniczek’ ‘Koschnik’, ‘Sczodrok’ ‘Schodrok’, etc. En fait, on s’est borné à transcrire les noms à l’allemande sans que l’origine slave disparaisse pour autant.
De même, dans le cas des transformations suivantes : ‘Graszwoski’ ‘Grass’, ‘Czempowski’ ‘Kempowski’, ‘Lenczowski’ ‘Lenz’, ‘Lubosz’ ‘Lubos’, ‘Scholtyssek’ ‘Scholtis’, ce n’est pas un hasard si tous les noms obtenus sont ceux d’écrivains originaires des Provinces de l’est allemandes, tous critiques envers le IIIe Reich.
Lenz, pour sa part, recourt sciemment à l’ironie dans Heimatmuseum et montre ainsi le ridicule du discours autoritaire en jouant avec le regard rétrospectif de son héros qui décrit les faits dans le présent, en 1978 et qui, de toute façon, est maître de l’agencement des épisodes.
Un exemple particulièrement parlant concerne le vent de germanisation des noms de lieux évoqué sur un ton humoristique à travers les mésaventures du réparateur de poêles de Lucknow, Eugen Lawrenz. Celui-ci part tout guilleret pour sa tournée annuelle de réparations qui va se transformer en cauchemar. En effet, il découvre à l’entrée de chaque village des noms nouveaux, au passage de chaque cours d’eau de nouveaux panneaux avec des noms allemands tandis que ses connaissances lui demandent de l’appeler par leurs nouveaux noms allemands :
[…] le réparateur de poêles Eugen Lawrenz raconte avoir pris tout réjoui la longue route bordée de bouleaux qui mène à Panistrugga […] lorsqu’il s’aperçut qu’on avait changé les vieux panneaux indiquant Marczinowen et Maleczewen. Au lieu des localités connues, les bifurcations menaient à présent à Martinshöhe et Maleten. […] Le jeune passeur qui devait lui faire passer la rivière Czerwaune fit comme s’il n’avait pas entendu sa demande. Avec un geste de reproche, il montra un panneau qui mentionnait « Rotbach » comme nom du cours d’eau. […] Lorsqu’il arriva à proximité de Panistrugga, des nuées de vanneaux s’envolèrent comme à l’accoutumée, se rassemblèrent en un vol mouvant […] jusqu’à ce qu’il atteigne l’auberge de Thurow. Là se dressait le panneau avec le nom de la localité ; l’ancienne inscription avait été repeinte et il apprit qu’il se trouvait à Herrenbach. Eugen Lawrenz eut tellement l’impression qu’on se payait sa tête qu’il pensa avoir besoin avant toute chose d’un verre de Nikolaschka. Il entra donc dans l’auberge où il aperçut, assis à une table dans un coin, le regard fixe, le gendarme Iwaschkowski. Ils burent à la santé l’un de l’autre, puis le réparateur de poêles demanda s’il se pouvait qu’une nouvelle maladie se soit déclarée dans le canton, la manie de tout rebaptiser, ce sur quoi le gendarme lui demanda de ne plus l’appeler Iwaschkowski mais Hausbruch, Waldemar Hausbruch.» (Lenz 1978 : 416-417)14
Complètement tourneboulé, le malheureux Lawrenz en vient à oublier son propre nom, pourtant bien allemand, et ne rejoint qu’à grand peine Lucknow qu’il se jure de ne plus quitter.
L’ironie dévoile l’absurdité de l’entreprise de germanisation pousée à l’extrême. Elle naît du déphasage entre Lawrenz et les autres personnages qui considèrent comme implicite une situation en réalité nouvelle qui culmine dans l’attitude du gendarme. En effet la scène commence comme à l’accoutumée avec des salutations et la formule habituelle avant de boire à la santé de l’autre. Mais Iwaschkowski ne répond pas à la question de Lawrenz sur la manie de tout rebaptiser, au contraire il lui indique son nouveau nom (nom d’ailleurs ridicule puisqu’il n’est pas la traduction de son nom slave et fait penser à une contraction du terme Hausfriedensbruch, en français : ‘violation de domicile’), apportant un élément supplémentaire à la confusion de Lawrenz. On a l’impression que ce dernier a manqué une évolution importante, qu’il n’a pas évolué avec les ‘temps nouveaux’ dont il n’a pas assimilé le nouveau langage. L’ironie est aussi présente dans l’écart entre le paysage qui n’a pas changé, la faune et la flore qui se comportent toujours de la même manière, relativisant le comportement des hommes qui apparaît ainsi éphémère.
L’absurdité croît encore lorsque Lawrenz répare un poêle chez un fermier qui se fait appeler Henneberg tandis que sa femme n’accepte que l’ancien nom de Kokoskta, ce qui conduira Lawrenz à ne plus savoir quel est son nom et, à la demande des autorités, à en proposer plusieurs au choix.
Cette satire précède immédiatement la volonté des nouveaux maîtres de l’Allemagne d’écarter du musée tous les objets non allemands, épisode présenté, lui, dans un style sérieux, voire dramatique qui montre le jeu subjectif de l’auteur opposant les styles narratifs. Tandis que l’épisode de Lawrenz est traité sur un ton léger et démasque par l’ironie l’idéologie nationale-socialiste, l’épuration raciale de l’inventaire du musée présente cette même idéologie sous un jour dramatique. ‘Invité’ à mettre son musée en conformité avec les temps nouveaux, Zygmunt oppose aux termes nationaux-socialistes undeutsch (non allemand), wesensfremd (étranger par son essence) le souvenir de tous les humbles qui ont vécu pauvrement sur le sol mazure et dont les mesures administratives d’une idéologie raciste veulent effacer l’existence. Les deux termes sont d’ailleurs difficiles à traduire et la traduction proposée en rend mal l’aspect définitif ; si le terme de undeutsch a déjà été utilisé à la fin du xixe siècle par les pangermanistes, wesensfremd est plus moderne et connoté dans un sens véritablement raciste, comme : ‘étranger à l’être, à l’essence du peuple allemand’. La difficulté à en donner une traduction à la fois brève et correcte met parfaitement en relief l’emploi spécifique dans un contexte bien délimité. La dénonciation du discours autoritaire apparaît ici de façon exemplaire dans l’opposition entre, d’une part, deux mots concis dont l’emploi tombe comme un couperet et tranche entre bons et mauvais, entre les Allemands et les autres, et, d’autre part, l’aspect affectif que leur oppose le narrateur qui voit derrière les objets condamnés toute l’histoire vécue de leurs possesseurs maintenant disparus dont eux seuls perpétuent le souvenir. Son refus l’amènera à résister en fermant son musée pour le mettre à l’abri de toute manipulation politique.
Une autre forme de dénonciation ironique du discours autoritaire est la comparaison entre des époques différentes dont on se bornera ici à mentionner deux exemples.
Celui de Günter Grass dans son dernier roman La marche en crabe qui met sur le même plan le discours autoritaire stalinien au début de la RDA et celui du national-socialisme à travers le personnage que nous avons déjà rencontré de Tulla Pokriefke, devenue une communiste stalinienne forcenée après avoir réchappé du torpillage du Gustloff15 en janvier 1945, et qui, par une dernière volte-face, inoculera à son petit-fils le poison néo-nazi qui l’amènera à assassiner un autre jeune de son âge qui se dit juif. L’absurdité et la nocivité du discours autoritaire sont soulignées par le fait que les mêmes causes, les mêmes mots, ceux d’une idéologie partisane et impitoyable, ont les mêmes effets. L’absurdité est encore accentuée par le fait que Tulla Pokriefke, après avoir utilisé le discours autoritaire nazi, revient au discours néo-nazi après une période de discours stalinien.
L’autre exemple est plus ironiquement présenté dans Sonntags schlesisches Himmelreich de Martin Opitz où le jeune héros met en parallèle les discours antisémites du IIIe Reich avec ceux tenus au xvie siècle par le moine Johannes Capistranus contre les juifs et les hussites :
Le moinillon […] décréta, sans être inquiété par les autorités de la ville, l’arrestation des juifs, en livra quarante-et-un au bûcher, dépouilla les autres de leur fortune et – non, il ne les envoya pas à Auschwitz qui à l’époque était polonais – mais les dispersa dans toutes les directions de la rose des vents. […] Et plus il se déchaînait contre les juifs, les accusant de toute la corruption du monde, de la dernière chute de grêle et de la Crucifixion, plus le nombre de ses partisans croissait. […] Où, Jean de Capistran, Hitler t’a-t-il élevé un monument ? » (Opitz 1980 : 111)16
Enfin, la résistance au discours autoritaire s’exprime par des créations semblables à celles évoquées par Klemperer mais avec un contenu totalement différent, tourné contre cette phraséologie nazie. Certaines furent couramment utilisées dans la population allemande durant la période : Goldfasan (faisan doré, pour désigner un haut-dignitaire du parti à l’uniforme chamarré, assuré de ne jamais connaître le front), Parteibonze (bonze du parti), Nachdemkrie (aprèslaguerre, en un seul mot), termes usuels durant la période nationale-socialiste, certains comme Parteibonze (le terme de Bonze avait déjà été utilisé durant la République de Weimar) ont été réutilisés par la suite en RDA.
D’autres formulations sont propres à un auteur particulier, comme ‘l’homme de Braunau’, d’après sa ville d’origine, pour désigner Hitler : « L’homme de Braunau – le regard fixe – à tu et à toi avec la providence. » (Lenz 1978 : 489)17
Elle ne lui a pas beaucoup plu, à l’homme de Braunau, cette profondeur de l’espace en Prusse orientale où les pas des soldats se perdaient sans écho… Cet homme du Sud ne connaissait pas le long chemin de l’écho dans les profondeurs de l’Est. (Surminski, Jokehnen, 70)18
A côté de ces mots et formulations réelles, d’autres auteurs, et notamment Grass et Opitz jouent avec les mots en déformant les créations officielles de la langue national-socialiste. Un exemple particulièrement réussi qui tourne en ridicule la langue officielle, est le bilan de son enfance sous le IIIe Reich que dresse le héros de Sonntags schlesisches Himmelreich avant son départ à la guerre :
Et je savais donc à présent ce que j’étais : le bâtard d’un juif au nom paternel usurpé, un gamin des rues à demi-allemand, le fils indigne-d’entrer-dans-la-Jeunesse-Hitlérienne d’une ennemie de l’Etat, le rejeton d’une taularde. J’étais un non-témoin de Jéhovah au-grand-désespoir-de-sa-mère, un crétin-encore-innocent aspirant-à-connaître-une-fille, le-pas-encore-homme oublieux de l’amour de Christa. Bref, je n’étais rien ni personne. (Opitz, Sonntags schlesisches Himmelreich, 295)19
La résistance au discours autoritaire s’exprime ici par la réutilisation ironique de termes du discours autoritaire comme Halbdeutscher et la formation de mots composés rappelant les formulations nazies (Hitlerjugendunwürdig qui évoque wehrunwürdig − indigne de porter les armes−), s’appliquant de plus parfois à des domaines totalement différents (religion, amours adolescentes) ce qui en renforce l’aspect grotesque (l’emploi des tirets dans la traduction indique des mots composés en allemand au gré de l’auteur : mutterbedauert, unschuldstrottelig, mädchenersehnend, Nochnichtmensch non attestés ailleurs).
4. Conclusion
Le discours autoritaire occupe une place importante dans la littérature consacrée aux Provinces de l’est allemandes. Il est bien sûr une composante historique objective de l’époque envisagée. Mais au-delà de cet aspect documentaire, il est bien davantage un élément essentiel de l’interrogation personnelle subjective sur le passé si bien que les auteurs sont amenés à l’utiliser de façon critique comme expression de l’idéologie raciste et belliciste responsable entre autre de la disparition des provinces concernées.
De ce fait, de nombreuses facettes caractérisent l’utilisation du discours autoritaire. Il véhicule des germes de contamination et de nivellement, car paradoxalement, il impose, alors que les nazis se réfèrent constamment à la terre natale (Heimat), une uniformisation qui nivelle les caractères propres aux différentes régions.
C’est ce que dénoncent la majorité des auteurs en recourant à des formes de critiques très diverses, du style documentaire à l’ironie jusqu’à l’outrance, où la juxtaposition du ridicule et du tragique, de l’aspect administratif « neutre » et de ses applications dans la réalité souligne l’absurdité et la nocivité de l’idéologie dont le discours autoritaire est l’expression.
On peut, pour terminer, mentionner que les auteurs évoqués ici sont nés dans les Provinces de l’est allemandes, qu’ils ont connu eux-mêmes la fuite et l’expulsion, et auparavant ont vécu la période du IIIe Reich. La littérature et l’explication avec le discours autoritaire sont un moyen d’analyser leur passé, de rendre compte des épreuves vécues et éventuellement de leur propre rôle.
A l’heure actuelle, de jeunes auteurs, enfants ou petits-enfants de réfugiés, écrivent encore sur les Provinces de l’est, mais le rapport avec le discours autoritaire est totalement différent : il va de l’incompréhension pour Stephan, le personnage principal de Menschenflug (Vol humain) de Hans-Ulrich Treichel qui ne comprend pas que son père allemand ait dû être naturalisé en 1935 (en tant que Volksdeutscher !) à une découverte laborieuse pour Freia dans Himmelskörper (Corps célestes) de Tanja Dückers qui, en devenant adulte, explore le passé de ses grands-parents.