L’Espagne que nous connaissons aujourd’hui est un État pluraliste dans lequel chaque communauté affirme non seulement un désir d’autonomie mais souvent une exigence d’identité « nationale ». En ce sens, la Catalogne a toujours fait preuve d’une grande fermeté concernant la revendication de ces aspirations nationalistes, en s’appuyant notamment sur la variété des supports culturels de l’identité catalane. Ainsi, sous la Deuxième République, va-t-elle bénéficier d’un régime particulier grâce à la mise en place d’un gouvernement autonome, la Generalitat, et à l’approbation du Statut d’Autonomie de la Catalogne en septembre 1932 qui lui permet d’obtenir des compétences en termes d’ordre public et de justice. Bien que cette autonomie soit toute relative car les Cortès étaient, dans leur majorité, réticentes à accorder de larges prérogatives aux Catalans, il n’en demeure pas moins qu’elle reconnaît un pouvoir régional en précisant que la Catalogne devient « une région autonome dans le cadre de l’Etat espagnol »1.
Or, lorsqu’en mars 1938, les troupes franquistes pénètrent sur le territoire catalan, l’une des priorités de Franco est d’abroger ce Statut d’Autonomie. La Catalogne va alors connaître l’une des périodes les plus tragiques de son histoire ; les premières années du régime se caractérisent par une politique anticatalane très dure. Les représailles franquistes sont massives et systématiques. Parallèlement aux exécutions et aux emprisonnements, commence aussi une large répression culturelle. Il s’agit de réduire à néant l’identité catalane en s’attaquant à la langue et aux diverses expressions de la culture. Or, violence et terreur ne semblent suffire pour atteindre cet objectif et appliquer ainsi le programme de la Phalange orienté vers l’unité de l’Espagne et opposé à toute manifestation de différences culturelles. Quel est alors le type de modalités répressives qui, dans ce contexte, est mis en place pour lutter contre les résistances républicaines et catalanistes ?
Un important dispositif réglementaire est à l’origine de ce que certains historiens ont qualifié a posteriori de « tentative de génocide culturel » (Benet 2009 : 198). Il conviendra de préciser les domaines d’application de ces textes et de montrer comment ces mesures légales, en devenant des instruments politiques au service du pouvoir autoritaire, permettent la persécution de la langue catalane et réduisent son terrain d’influence en l’éliminant de la vie publique. En ce sens, les déclarations officielles qui accompagnent la parution de ces arrêtés ainsi que les commentaires publiés par la presse, qui prend le relais des institutions vis-à-vis de l’opinion publique, constituent également un axe d’analyse privilégié dans la mesure où tous ces moyens renforcent les dispositions répressives en visant à empêcher que l’on puisse recréer un espace d’expression collective.
1. Une politique de réduction de l’usage du catalan
Grâce à sa force d’identification collective, le fait culturel et linguistique a été un élément central dans le processus de création de l’identité catalane. Ainsi, la langue a joué un rôle majeur en tant que vecteur d’une identité culturelle mais également en tant que moyen d’affirmation nationale dans un espace politique. D’où la nécessité pour les Catalans de donner à cette langue un cadre légal pour qu’elle soit reconnue à la fois sur le plan juridique et sur le plan institutionnel. Le Statut d’Autonomie de la Catalogne de 1932 a été une tentative pour satisfaire certaines de ces revendications en permettant l’adoption de deux langues co-officielles : le catalan et le castillan2.
Il convient néanmoins de nuancer la portée de ces acquis car l’usage du catalan y est soumis à des restrictions dans les domaines de la politique, de l’Administration et de la justice. En effet, les autorités catalanes reçoivent l’obligation de publier toute disposition ou décision officielle dans les deux langues. D’autre part, le texte ne prévoit pas que le catalan soit forcément la langue administrative dominante puisque tout citoyen a le droit de choisir la langue officielle qu’il préfère dans ses rapports avec les tribunaux, les autorités et les fonctionnaires de toute catégorie, aussi bien ceux de la Generalitat que ceux de la République. Pour ce qui est des relations officielles de la Catalogne avec le reste de l’Espagne et des rapports entre les autorités de l’État et celles de la Catalogne, le castillan est considéré comme la seule langue officielle. Les dirigeants catalans disposent, en revanche, d’une marge de manœuvre plus importante pour les questions relatives à l’enseignement de la langue. En ce sens, la Constitution de 1931 prévoit que les régions autonomes puissent organiser l’enseignement dans leur propre langue, conformément aux facultés qui leur seront accordées dans leurs Statuts3. Certes, l’étude de la langue castillane demeure obligatoire mais une telle disposition garantit l’emploi de la langue catalane dans les activités enseignantes.
Bien que modéré, ce Statut d’Autonomie ne fut pas sans provoquer de nombreuses polémiques au sein de la classe politique ainsi que des critiques assez virulentes dans les milieux universitaires et militaires de la Castille. Il permit cependant à la Catalogne de bénéficier d’un traitement particulier en lui donnant la possibilité d’avoir ses propres institutions et en reconnaissant de façon officielle son identité linguistique. Or, la période qui va suivre, loin d’aboutir à une consolidation de ces garanties mettra fin à toute tentative d’expression d’un sentiment régional.
Le régime franquiste se met progressivement en place en Catalogne à partir du printemps 1938, au moment où les régions de Lérida et de Tarragone sont occupées. Une des premières mesures prises par Franco est le décret du 5 avril 1938 qui entraîne l’abolition du Statut d’Autonomie. Mais ce n’est que quelques jours après l’occupation de Barcelone par les troupes franquistes, le 26 janvier 1939, que la Catalogne sera soumise à un régime spécial d’occupation qui durera jusqu’au 1er août 1939, malgré la fin officielle de la guerre quatre mois plus tôt.
Durant ces quelques mois, la répression que subit la population catalane est particulièrement dure, les personnalités les plus importantes du monde intellectuel, politique et syndical sont également touchées. Les conseils de guerre sommaires se succèdent et la terreur s’installe. Ainsi, pour beaucoup de catalans, l’exil semble la seule alternative et ils vont être très nombreux dès le mois de février à passer la frontière française. Pour le régime, cette courte période s’avère décisive. Il ne va pas se contenter d’une répression physique et politique pour soumettre la population, c’est aussi le moment qu’il choisit pour établir les fondements de sa politique centralisatrice et appliquer le programme de la Phalange de 1934 qui considère que « tout séparatisme est un crime ». Les autorités franquistes assimilent les positions antifascistes et les positions nationalistes catalanes de telle sorte qu’elles vont s’efforcer de réduire les résistances républicaines mais également d’effacer toute trace d’une identité catalane. Elles sont conscientes de l’enracinement dans la société catalane du mouvement ouvrier et du catalanisme, ce qu’elles appellent « le virus rouge-séparatiste » (Molinero, Ysàs 1999 :10), deux réalités perçues comme subversives et que le régime souhaite éradiquer définitivement afin d’instaurer un « nouvel ordre ».
Pour y parvenir, les dirigeants franquistes mettent en place très rapidement, au cours de cette période d’occupation militaire et durant l’immédiate après-guerre, un redoutable appareil réglementaire dont la plupart des dispositions resteront en vigueur tout au long de la dictature. Ce sont ces textes de loi qui vont ici retenir notre attention car en devenant les principaux instruments de cette « politique de castillanisation culturelle et linguistique »4, d’après l’expression de Carme Molinero et de Père Ysàs (1999 : 127), ils pourront être considérés comme des outils répressifs à part entière.
La langue catalane, ciment de cette communauté, est la première cible ; le but étant dans un premier temps de l’éliminer de la vie publique. Cette stratégie comporte deux volets complémentaires. Il faut, en effet, faire état de considérations de caractère politique mais aussi de propagande, lesquelles visent avant tout à promouvoir la « langue de l’Empire » comme on désignait alors le castillan tout en lançant une campagne particulièrement méprisante à l’égard du catalan. Sur tout le territoire, on trouve alors des écriteaux avec les inscriptions suivantes : « Si tu es Espagnol, parle la langue de l’Empire », « Si tu es Espagnol, parle espagnol »5. C’est en faisant table rase des acquis du passé mais aussi en énonçant toute une série de restrictions qui visent à exclure le catalan de tout écrit ou usage officiel que la législation nouvelle continue à alimenter ce climat de dénigrement. Les fonctionnaires sont parmi les premiers touchés, l’administration est épurée et de nombreux postes sont alors occupés par des non-catalans, il s’agit essentiellement des militaires, des hauts magistrats, des recteurs et des maires des grandes villes. Dans l’éducation, sont également nommés des enseignants originaires d’autres régions.
Or, en plus de ces mesures, le premier gouverneur civil de Barcelone6, Wenceslao González Oliveros, dicte le 28 juillet 1940 une circulaire qui interdit à l’ensemble des fonctionnaires de parler catalan pendant leur service, aussi bien entre eux que vis-à-vis des usagers. Les enseignants du public et du privé sont également concernés par cette disposition. Le texte prévoit des sanctions très lourdes à l’égard des personnes qui enfreindraient cette règle : elles seraient immédiatement révoquées sans aucune possibilité de recours7.
Au-delà de son caractère discriminatoire, cette mesure va donner lieu à des situations absurdes et quelque peu artificielles car elle contraint toute une partie de la population à utiliser pour des échanges du quotidien une langue dont elle n’a pas l’habitude et qu’elle ne maîtrise pas toujours correctement, ce dont les autorités franquistes sont conscientes puisque le cas est évoqué et qu’il entraîne le même type de sanctions8. D’autre part, il convient de souligner que l’autoritarisme de cette circulaire ne tient pas uniquement à l’interdiction qu’elle pose ou aux mesures répressives qu’elle met en œuvre. Un long préambule, au ton accusatoire, est consacré aux raisons qui motivent la rédaction de ce texte. Les Catalans y sont présentés comme les responsables de la guerre civile ; d’après González Oliveros, leurs tentatives acharnées pour faire disparaître la langue officielle dans leur région aurait conduit à ce terrible affrontement :
Nul ne doit oublier que les tentatives réitérées et systématiques menées à bien par des éléments de sinistre mémoire, ayant pour but de faire disparaître la langue nationale de cette terre, ont inévitablement porté offense au reste de l’Espagne et débouché de façon tragique, comment pouvait-il en être autrement, sur la guerre civile et la victoire retentissante des armées espagnoles, que les événements internationaux ont rendue encore plus définitive. Victoire qui, en mettant fin aux insidieuses équivoques et en purifiant le climat général a engagé tous les bons Enfants de Catalogne – région historiquement fondée et léguée par les vieux chrétiens, et de ce fait, saine, aimable et admirable – sur la voie d’une généreuse restauration spirituelle, sans qu’aucune distinction ni réserve ne soient établies à l’égard de l’ensemble des destins de la Patrie commune.
Mais cet élan fraternel pourrait être influencé ou perturbé par la survivance des pratiques vicieuses, typiques d’avant-guerre, lorsque la langue officielle était malmenée et tombait en désuétude. Un tel exemple pourrait affaiblir et gagner les bons Catalans qui, n’ayant aucune responsabilité dans une aussi mesquine manœuvre, cherchent, le cœur pur et de bonne grâce, à enrichir leur propre culture, en ajoutant la parfaite maîtrise de la langue officielle à celle de la langue vernaculaire9.
Le procédé discursif utilisé est simple mais efficace. Pour le décrire, nous pourrions emprunter les propos de Patrick Charaudeau (2005 : 70) lorsqu’il explique que, très souvent, les discours politiques qui visent à faire adhérer le destinataire à un projet ou à le dissuader de suivre un projet adverse « procèdent à une mise en scène en suivant le scénario classique des contes populaires et des récits d’aventure : une situation initiale décrivant un mal, détermination de la cause de ce mal, réparation de ce mal par l’intervention d’un héros naturel ou surnaturel ». Dans ce passage, les termes utilisés (« éléments de sinistre mémoire », « pratiques vicieuses », « une manœuvre mesquine ») témoignent de la virulence de l’attaque ; les Catalans sont clairement désignés comme étant la source du mal alors que le régime franquiste par le biais des lois qu’il met en œuvre représente « la solution salvatrice » permettant de rétablir l’ordre social. C’est une façon de justifier l’interdiction qui est posée, de légitimer le projet politique qui est annoncé en expliquant qu’une telle mesure cherche en premier lieu à protéger la société contre elle-même, comme si la langue catalane représentait une menace pour la construction de cette « nouvelle Espagne ». Les conditions de diffusion de cette disposition ajoutent à l’humiliation ressentie par les Catalans. Elle est, en effet, publiée dans son intégralité dans les journaux franquistes et, dans le même temps, le texte édité sous forme de ban est affiché dans toutes les mairies de la province de Barcelone. La presse, un allié de poids pour le pouvoir en place, avait déjà depuis plusieurs mois commencé à préparer le terrain à travers des commentaires très élogieux à l’égard de « la langue commune à tous les Espagnols, symbole d’unité et vecteur de compréhension mutuelle »10 mais aussi en affirmant à maintes reprises que la langue catalane devait être cantonnée à la sphère familiale et privée11.
Ces articles, tout comme la circulaire de juillet 1940 stigmatisent l’usage public du catalan en explicitant que son usage constitue une menace pour « la grandeur du peuple espagnol »12 et pour la construction de « cette nouvelle Espagne », et de ce fait, favorisent une campagne de dénigrement à l’encontre de ceux qui ne se plient pas à ces directives. Ainsi, très souvent, les Catalans qui continuent à parler leur langue dans les lieux publics sont apostrophés avec des phrases telles que : « Utilisez une langue que tout le monde comprenne », « Quand allez-vous cesser d’aboyer »13 (Benet 2009 : 272).
Ce dispositif réglementaire, à la fois très détaillé sur les aspects techniques de sa mise en œuvre et efficace quant à la stratégie discursive de disqualification de l’adversaire employée, aboutit rapidement à une castillanisation de l’administration désormais mise sous tutelle. Mais en niant l’autre dans sa différence et en réglementant à outrance le comportement individuel, il porte gravement atteinte à la langue orale qui est un des piliers de l’identité catalane.
2. La culture catalane au centre du dispositif répressif
Au-delà de la langue, ce sont toutes les manifestations de la culture catalane qui vont être touchées. La politique de réduction de l’usage du catalan se double, en effet, d’une politique de répression culturelle qui concerne tous les symboles qui permettent de revendiquer une identité spécifique tels l’hymne, le drapeau catalan, les Jeux Floraux, la sardane (danse populaire catalane) mais aussi les institutions dont les activités artistiques et intellectuelles consistent à sauvegarder un patrimoine en assurant un rôle de transmission. Parmi ces dernières, on trouve nombre d’organisations culturelles, des maisons d’édition, les bibliothèques et l’Université. La presse et le cinéma, en tant que moyen de diffusion élargie de ce patrimoine, entrent également dans cette catégorie. Il s’agira d’analyser selon quelles modalités se met en place toute une série de restrictions qui vont entraver ou empêcher le fonctionnement de ces lieux de culture et réseaux de diffusion.
Il n’est guère surprenant que l’Université Autonome de Barcelone qui, depuis sa création sous la Deuxième République, avait été la cible d’attaques virulentes de la part des secteurs les plus réactionnaires de la droite espagnole, fasse l’objet de mesures particulièrement radicales, seulement deux jours après l’occupation de la capitale catalane par les troupes franquistes. Le 28 janvier 1939, une circulaire ministérielle supprime le décret du 1er juin 1933 qui organisait le fonctionnement de l’Université Autonome de Barcelone et stipule que cette institution devra, à partir de cette date, être régie selon les mêmes règles que les autres centres universitaires en Espagne.
La circulaire, publiée au Bulletin Officiel du 5 février 1939, fait la distinction entre deux corps de fonctionnaires et précise leurs conditions respectives de mise à pied. Les professeurs nommés par l’État seront licenciés mais pourront solliciter leur réintégration dans le corps enseignant à condition de satisfaire un certain nombre de critères établis dans la circulaire. Par contre, les enseignants nommés par la Generalitat seront également privés de leur poste et ne pourront exercer leur fonction qu’en qualité de remplaçant, uniquement après examen de leurs orientations politiques et des relations qu’ils pourraient entretenir avec le parti unique, el Movimiento14.
Sous couvert de légalité, l’arbitraire de ces mesures qui contestent l’indépendance politique du corps enseignant aboutit à une épuration de l’Université. L’impact de ce texte est considérable puisque 150 professeurs sont révoqués, certains d’entre eux, contraints à l’exil. La Catalogne perd alors une grande partie de ses intellectuels, de ses scientifiques et, dans un premier temps, seul l’exil pourra continuer la mission de conservation de la culture catalane. À cela, s’ajoute le fait que de nombreuses matières ne pourront plus être enseignées comme par exemple la langue catalane, la philologie catalane, l’Histoire de la Catalogne, la géographie catalane mais aussi le droit civil catalan, le droit public catalan et l’Histoire de l’Art (Benet 2009 : 405).
On ne saurait évoquer les conséquences de cette circulaire sans se demander quel a été le rôle de la presse auprès de l’opinion publique. Comme cela est souvent arrivé au cours de cette période historique où toute forme de pensée singulière est menacée, presse et pouvoir réglementaire semblent former un « tandem » complémentaire. Le style de la circulaire est formel, concis sans débordements de langage, se contentant d’énoncer une série de dispositions sans apporter de justifications ou d’explications supplémentaires. À l’inverse, les journaux cherchent à légitimer ces décisions en présentant des arguments d’autorité par la voix de personnalités influentes au sein du régime. Les paroles du nouveau recteur de l’Université de Barcelone, Emilio Gimeno, sont ainsi retranscrites dans le journal franquiste El Noticiero Universal : « L’Université de Barcelone, à nouveau pleinement intégrée à la vie du pays, attend avec impatience de pouvoir travailler avec le plus grand enthousiasme à la renaissance glorieuse de l’Espagne »15. Propos dans lesquels on retrouve une critique implicite de la volonté séparatiste des Catalans et une défense des valeurs de souveraineté nationale, les seules à permettre un relèvement du pays.
La stratégie propagandiste de la presse accompagnera le démantèlement de cette Université, mais la plupart du temps, en ayant recours à des attaques à la fois plus directes et plus virulentes, comme en témoigne un article du Correo Catalán, publié le 29 septembre 1939 :
Les rouges séparatistes, avec leur acharnement à tout déformer, à tout dénaturer, ont voulu prendre possession de l’Université de Barcelone et la transformer en un foyer d’infection qui déverserait dans toutes les provinces catalanes le virus du séparatisme et le poison des théories les plus absurdes. […] L’État espagnol apportera le capital nécessaire pour que l’Université de Barcelone puisse voir très vite cicatrisées les blessures qui lui ont été infligées par la horde rouge-séparatiste16.
L’article ne contient aucun raisonnement à visée explicative. Le ton est accusatoire et les modalités d’adresse à l’encontre des Catalans calomnieuses. Quant à l’Université, les termes qui qualifient son rôle dans la société sont particulièrement offensants : « virus », « poison ». Elle est également désignée comme « le plus grand bastion des ennemis de Dieu et de l’Espagne ». Des expressions destinées non pas à traduire un positionnement idéologique mais à attiser la colère, accentuer les clivages. Les mesures prises par le régime deviennent ainsi la solution salvatrice permettant d’éradiquer « la contagion séparatiste ».
Nous sommes donc à nouveau en présence d’un univers manichéen dans lequel les commentaires journalistiques ont pour but, d’une part, de soutenir et de valoriser l’action politique des autorités franquistes et d’autre part, de dénigrer toute forme d’opposition. Une stratégie qui n’est ni informative, ni argumentative. Elle contribue pourtant à mettre en avant une certaine image du régime et à asseoir ainsi son autorité. Cette image d’un pouvoir salvateur légitime, en effet, des décisions radicales et élude par là-même tout questionnement sur leur bien-fondé.
Sur ce même modèle, une législation répressive exceptionnelle prend pour cible nombre d’organisations culturelles dont le fonctionnement sera complètement réorganisé de façon à effacer tout particularisme identitaire. C’est notamment le cas de l’Institut d’Estudis Catalans qui était devenu la corporation scientifique la plus importante de Catalogne. Grâce à ses activités et à ses publications de grande qualité, elle jouissait d’un grand prestige dans les milieux culturels internationaux. Dans un premier temps, l’Institut est supprimé puis remplacé par l’Instituto Español de Estudios Mediterráneos dont l’objectif est de promouvoir « l’hispanité sur le territoire catalan »17. El Palau de la Música Catalana est lui aussi contraint de changer de nom et devient El Palacio de la Música. La presse justifie cette modification en expliquant que l’ajout de l’adjectif « catalana » pouvait signifier une exclusion pour les compositeurs des régions voisines18. Elle choisit également de mentionner dans ce même article que la nouvelle étape va être inaugurée avec un festival de folklore de « toutes les provinces espagnoles ». En fournissant ces explications complémentaires, la presse justifie ces changements. D’autres textes officiels stipulent que les écriteaux et les inscriptions en catalan ne sont plus autorisés ni à l’extérieur, ni à l’intérieur du bâtiment, tout comme le drapeau catalan qui doit être retiré.
Ce sont des mécanismes semblables que l’on retrouve lorsque l’on étudie les moyens mis en œuvre pour réglementer l’activité des bibliothèques et des librairies. Très rapidement, dès le début de la période d’occupation, des circulaires telles que celle-ci sont édictées et publiées dans la presse :
Les imprimeries, les librairies, les sociétés littéraires et les particuliers ayant en leur possession des livres à tendance marxiste devront les regrouper et les mettre à disposition du chef de la Sécurité dans un délai de quatre jours à partir de cette date. Le manquement à cette règle sera considéré comme un acte de résistance à l’encontre du Glorieux Mouvement National. Barcelone, le 2 février 193919.
Il est intéressant de signaler qu’un mois plus tard, une nouvelle circulaire renforce ces dispositions et les rend d’autant plus arbitraires en expliquant que seront concernés par de telles mesures « tous les livres contraires à l’esprit du Movimiento »20. La marge de manœuvre laissée aux autorités de police chargées de saisir ces ouvrages sous les ordres de la Chambre Officielle du Livre est donc sans limites. Le journal La Vanguardia Española, dans un article publié le 7 mai 1939 qui relate l’épuration de la bibliothèque de l’Athénée de Barcelone, explicite le sens de cette formule. Il s’agirait de « l’ensemble des œuvres à tendance marxiste, communiste et séparatiste » ainsi que de tous les livres écrits en catalan. Au-delà du positionnement idéologique, c’est bien le particularisme culturel catalan qui est la cible d’une réglementation qui permet de légitimer des actes d’une grande violence. En effet, de nombreux livres, appartenant à des bibliothèques privées ou publiques ainsi qu’à des maisons d’édition, seront brûlés ou réquisitionnés et transformés en pâte à papier.
À l’occasion de la traditionnelle Fête du Livre qui se tient à Barcelone le jour de la Sant Jordi, le patron de la Catalogne, la presse revient sur ces événements. Un des articles, intitulé La Bataille des Lettres est particulièrement explicite quant au rôle déterminant de ces dispositifs réglementaires, considérés comme des « stratégies de combat » à part entière :
Pour la première fois, a été célébrée à Barcelone la Fête du Livre avec la dignité qui convient à son profond sens spirituel. […] Nous célébrons en Catalogne la grandeur du livre catholique et attaché aux valeurs patriotiques. Les Lettres viendront parachever le travail accompli par les armes21.
Loin d’être insignifiant, ce commentaire traduit quels sont les desseins poursuivis par le régime dans l’élaboration d’une telle législation. De par les interdictions qu’elles posent, les normes édictées encouragent les manifestations culturelles et artistiques ayant un contenu patriotique, contribuant ainsi, au même titre que la répression physique à soumettre une population et à asseoir une domination politique.
3. La domination linguistique : une arme politique redoutable
Alors que la Catalogne est encore soumise à un régime d’occupation militaire, en vigueur jusqu’au 1er août 1939, les autorités franquistes, au nom d’une politique de centralisation, élaborent rapidement un important dispositif réglementaire qui concerne de nombreux aspects de la vie culturelle et sociale. Il conviendra de nous interroger sur la dimension stratégique de cette forme de discours autoritaire qui revêt les apparences de la légalité. Cette réflexion devrait, par ailleurs, nous conduire à déterminer l’incidence qu’ont pu avoir ces textes sur le devenir de la langue catalane.
La langue vernaculaire, en tant que pilier d’une société et symbole d’une identité et d’une culture, est un élément clé dans les stratégies de la gestion du pouvoir. Il s’agit donc, dans les territoires occupés, de trouver les moyens pour réduire son terrain d’influence et fournir, de ce fait, à la seule langue désormais officielle, les instruments lui permettant de s’imposer. La variété des supports culturels de l’identité catalane explique que ces mesures ne concernent pas seulement les institutions politiques et le système éducatif mais également l’ensemble des manifestations culturelles et artistiques. Pour mener à terme une telle action destructive, les autorités franquistes utilisent la force et la légitimité que donne le droit, associées à une propagande dont la presse se fait l’écho. Le discours sur la souveraineté nationale et la défense de la grandeur et de l’unité de la nation sont les arguments récurrents que l’on retrouve dans la plupart des textes. Il est à noter qu’ils sont utilisés pour justifier les dispositions coercitives mais également pour autoriser des stratégies discursives, aussi bien dans les circulaires que dans les commentaires journalistiques, dont le but est de dénigrer, de mépriser une population. Des propos qui prennent pour cible « le rouge et le séparatiste » (Molinero, Ysàs 1999 :10) qu’il faut éliminer.
Le mépris et, à plus long terme, l’oubli de cette langue sont les objectifs poursuivis. Pour preuve toutes les dispositions qui visent à effacer tout signe visuel de catalanité dans l’espace public. Il est, par exemple, décidé de changer les noms des places et des rues, et de les remplacer par des plaques en langue castillane. La Plaça de Catalunya devient la « Plaza del Ejército Espanol », el Passeig de Gràcia est rebaptisé « Paseo General Mola » et la Diagonal, « Avenida del Generalísimo ». Dans la même optique, les noms des villes et des villages sont castillanisés. Par ailleurs, les statues représentant des personnalités catalanes ayant marqué le cours de l’Histoire sont détruites.
Plus surprenantes, les dispositions spécifiques qui interdisent aux propriétaires de tout type de commerce de garder leurs enseignes ou inscriptions rédigées en catalan. Malgré le climat de terreur qui règne, cette campagne contre la langue catalane est l’une de celles qui a rencontré la plus forte résistance de la part de la population. La presse a donc réitéré les consignes en vigueur22 en énonçant les lourdes sanctions auxquelles s’exposaient les contrevenants : des amendes élevées mais aussi des peines de prison.
En réduisant le particularisme culturel et en tentant de supprimer la langue vernaculaire de l’espace public, toutes ces mesures visent à mettre à l’écart les élites politiques catalanes et à mettre fin à toute velléité d’autonomisme. Le dispositif réglementaire est ainsi utilisé à des fins politiques dont l’objectif est d’asseoir une autorité par le biais d’une domination linguistique.
À ce stade de la réflexion, il convient de s’interroger sur l’influence que ces textes ont pu avoir sur le devenir de la langue catalane. Dans un premier temps, ils portent un coup très dur à sa vitalité puisqu’elle n’est désormais plus tolérée que dans la sphère familiale et privée. Cependant, loin de la laisser sombrer dans l’oubli, les Catalans sauront, à leur tour, trouver les outils pour sauvegarder un patrimoine culturel et linguistique et se positionner face à cette répression faite de réglementations et de sanctions.
Ainsi, progressivement s’organise une sourde résistance clandestine grâce à de petits noyaux qui vont s’évertuer à contourner les directives de l’État franquiste à l’occasion de rencontres littéraires et artistiques. Des cours de catalan sont également mis en place, souvent dans le cadre familial qui devient l’espace privilégié garantissant la transmission de ce patrimoine. Certes, les actions menées sont le fruit d’initiatives individuelles ou proviennent de groupes très restreints mais leur portée n’en est pas moins intéressante dans la mesure où elles fixent les bases pour des mobilisations de plus grande envergure.
En effet, dans les années cinquante, la Catalogne connaît une dynamique de contestation qui contribue à la croissance du mouvement culturel catalan. La politique intransigeante de l’État franquiste se révèle être un échec, et l’on assiste à une politisation des activités culturelles à travers de nouvelles pratiques militantes. En ce sens de nombreux projets qui visent à doter la culture catalane des instruments indispensables pour que l’ensemble de la population se sente concernée par cette lutte voient le jour au cours des années soixante. Il s’agit de créer de nouveaux supports de diffusion afin que ce patrimoine, vecteur d’une identité, puisse être préservé et transmis. La multiplication des maisons d’éditions « militantes » telles que Edicions 62, Gran Enciclopèdia Catalana ou les Publicacions de l’Abadia de Montserrat est un des éléments-clés de cette stratégie. Malgré une situation économique très précaire et une mainmise de la censure, elles parviennent à publier exclusivement des œuvres originales et des traductions en catalan. Parallèlement, peuvent aussi être mises en avant les différentes tentatives de création d’une presse culturelle qui poursuit ces mêmes objectifs. En 1959, Montserrat fait paraître le premier magazine culturel en langue catalane : Serra d’Or. D’autres titres comme Oriflama, Presència sur Gérone ou bien Canigó à Figuères témoignent du volontarisme et du succès de ces entreprises.
Parmi les initiatives les plus originales, le phénomène de la Nouvelle Chanson, de par son impact social, sera considéré comme l’un des instruments privilégiés de cette résistance contre la tutelle du régime. Des intellectuels décident de former un groupe, les « Setze Jutges » et d’utiliser la chanson comme catalyseur des revendications identitaires. Au-delà du lien rassembleur d’un tel moyen d’expression, c’est un autre type de discours qui s’oppose à celui prôné par le régime. La chanson devient une parole politique tactique car d’une part, elle brave l’interdiction de s’exprimer publiquement dans la langue vernaculaire mais aussi parce qu’en sollicitant une émotion et en faisant passer un message compris par le plus grand nombre, elle pose les conditions d’une première mobilisation des esprits.
Bien que toutes ces actions puissent être considérées comme des instruments privilégiés de reconstruction d’une identité, il n’en reste pas moins que la langue catalane, au sortir du franquisme, se trouve dans une situation délicate. Le traitement discriminatoire auquel elle a été soumise pendant la dictature n’a pas été sans conséquences. Certes, avec l’instauration de la démocratie, la Catalogne récupère progressivement sa culture, ses institutions et l’officialité de sa langue. Néanmoins, restée majoritairement orale, sa présence demeure réduite dans les domaines d’usage officiel, dans l’enseignement et dans les moyens de communication de masse. N’oublions pas que la formation scolaire et universitaire des Catalans nés avant les années soixante s’est faite en castillan, toutes ces générations n’ont reçu le catalan que par transmission orale. Cela étant, pour le gouvernement autonome, le recours à une législation permettant de mener à terme une normalisation de l’usage du catalan dans tous les secteurs de la vie politique et sociale s’avère indispensable. Le rôle assigné à la langue vernaculaire dans le processus de construction de cette identité régionale autonome est déterminant, et justifie le soutien que les pouvoirs publics décident de lui accorder à travers une politique de promotion et de défense du catalan. Ainsi, même s’il est vrai que le dispositif réglementaire mis en place par le régime a largement contribué à affaiblir la langue identitaire en l’écartant des secteurs de la vie politique et sociale qui auraient pu lui accorder un certain prestige et faciliter sa transmission intergénérationnelle, il n’en demeure pas moins qu’en devenant le catalyseur des revendications nationalistes, elle apparaît comme étant l’un des instruments les plus efficaces de diffusion d’un message politique et le symbole de l’opposition à la dictature. Qu’il s’agisse de la réglementation mise en œuvre pour placer la langue castillane dans une situation de domination ou des moyens destinés à préserver l’usage de la langue identitaire, ces pratiques révèlent à bien des égards que, dans l’espace politique, le patrimoine linguistique n’est pas uniquement considéré comme le vecteur d’un héritage culturel mais comme un élément essentiel dans les stratégies de la gestion du pouvoir.