1. Introduction
Si le nombre de combinaisons lexicales potentielles dans toute langue n’est pas limité, toute combinaison n’est toutefois pas pareille. Ainsi, les auteurs qui s’intéressent à la phraséologie d’une langue font une première distinction entre les combinaisons dites libres et les expressions surnommées figées. La recherche en phraséologie s’en tient à cette deuxième catégorie, qui est de coutume divisée en deux grandes classes d’expressions : celles que l’on appelle idiomatiques, caractérisées par une opacité sur les plans sémantique et/ou syntaxique, et celles que l’on nomme collocations, des séquences qui jouissent d’une co-occurrence privilégiée et qui occupent « la frontière entre le préconstruit et le libre » (Tutin / Grossmann 2002 : 7). Si cette taxonomie classique nous a ouvert d’importantes perspectives (surtout dans les domaines lexicologique et lexicographique), il y a une autre classe d’expressions figées qui ne trouve pas sa place dans la division entre combinaison libre, expression idiomatique et collocation. Nous faisons référence à des suites linguistiques telles que ça va ?, je t’en prie ou toutes mes condoléances, séquences qui ne répondent pas tout à fait aux critères pour les expressions idiomatiques ou les collocations mais qui sont tout de même figées. C’est leur association à une fonction pragmatique qui semble distinguer ces exemples des autres phénomènes phraséologiques.
En effet, le langage abonde en séquences associées fortement à une fonction pragmatique. À la différence des autres types d’expressions figées, ces séquences constituent une des manières ‘naturelles’ de réaliser une quelconque fonction langagière, bien que les paraphrases soient souvent nombreuses. Ainsi, comme le remarquent Pawley / Syder (1983), un anglophone qui demande quelqu’un en mariage aura tendance à dire Will you marry me ?, même si de nombreuses autres formulations auraient pu faire l’affaire : I wish to be wedded to you, I want marriage with you, etc. Parfaitement corrects, ces énoncés sont inacceptables à l’oreille anglophone pour la simple raison qu’un locuteur natif ne le dit pas ainsi. Appelés routine formulae par Coulmas (1981), énoncés liés par Fónagy (1998) et conventional expressions par Bardovi-Harlig (2009), ces séquences sont au cœur d’une approche pragmatique aux stéréotypes linguistiques. Basée souvent sur une analyse des actes de langage, une telle approche examine les moyens linguistiques privilégiés dans l’expression de certains de ces actes. Ces conventions linguistiques généralement préférées par un locuteur natif sont souvent opaques pour les locuteurs non-natifs de la langue en question. Or, pour ces derniers, des phrases grammaticales ne suffisent pas nécessairement à leur donner accès à leur communauté adoptive, une maîtrise des conventions linguistiques étant aussi essentielle.
Motivés par l’enjeu associé à la bonne maîtrise des expressions conventionnelles pour les locuteurs non-natifs, nous nous proposons, dans le présent article, d’examiner de plus près le déploiement de certaines expressions dans la réalisation d’un acte de langage particulier—les questions—par des locuteurs natifs et non-natifs du français. Pour ce faire, nous parlerons d’abord brièvement des stéréotypes linguistiques avant de passer en revue quelques recherches sur l’acte de langage du questionnement. La dernière partie de cet article sera consacrée à la présentation de notre corpus et à l’analyse des suites linguistiques privilégiées par les uns et par les autres pour formuler des questions, avec pour but de faire ressortir les points communs ainsi que les divergences entre les Français et un groupe d’anglophones qui apprennent leur langue.
2. Stéréotypes linguistiques
L’intérêt pour les stéréotypes dans les théories linguistiques ainsi que dans la recherche en acquisition des langues va en augmentant depuis une bonne trentaine d’années. Dans ces recherches, deux conceptions différentes des stéréotypes linguistiques se rencontrent : l’une psycholinguistique, l’autre conventionnelle. Dans la conception psycholinguistique, l’expression est conçue comme une unité lexicale qui serait mémorisée en tant que telle. Ainsi, la plupart des études rattachées à cette perspective tentent d’étayer la nature holistique de la représentation mentale associée à de telles séquences (ex. Conklin / Schmitt 2008, Ellis et al. 2008, Nekrasova 2009, Myles et al. 1998 / 1999, Underwood et al. 2004). Selon la conception conventionnelle, l’expression constitue une convention linguistique qui joue un rôle relationnel. En général, le but des études associées à cette perspective est l’élucidation des valeurs pragmatiques associées à des expressions dans des communautés linguistiques différentes (ex. Bardovi-Harlig 2008 / 2009 / 2010, Coulmas 1979, Kecskes 2000, Roever 2005, Warga 2005).1 La présente contribution s’aligne sur cette deuxième conception, et dans la discussion qui suit sera mise en avant la recherche propre à cette perspective, surtout par rapport à l’acquisition d’une langue seconde.
Nombreux sont les auteurs qui ont remarqué que les situations récurrentes de la vie quotidienne sont souvent accompagnées d’expressions stéréotypées (Bardovi-Harlig 2008 / 2009 / 2010, Coulmas 1979 / 1981, Fónagy 1998, Forsberg 2005, Kecskes 2000, Warga 2005). L’unité d’analyse pour ces situations récurrentes est le plus souvent l’acte de langage (Searle 1969), défini par Kerbrat-Orecchioni comme « une suite linguistique dotée d’une certaine valeur illocutoire » (2001 : 146).2 Si rien n’empêche que le même acte de langage (ex. excuses) jouisse de nombreuses réalisations linguistiques (je suis vraiment désolé, toutes mes excuses, désolé, entre autres), dans les faits « [t]he successful performance of many speech acts depends on the usage of highly recurrent expressions » (Coulmas 1979 : 239). Ces expressions récurrentes dont parle Coulmas ont été étudiées de plus près par Bardovi-Harlig (2008 / 2009 / 2010), qui les appelle conventional expressions, terme qui renvoie à une suite linguistique d’une forme stable, utilisée fréquemment par des locuteurs dans certaines situations. C’est la dernière partie de cette définition qui distingue les expressions conventionnelles des expressions idiomatiques et des collocations : les trois types de suites linguistiques sont caractérisés par une forme stable et un usage élevé, mais ce ne sont que les expressions conventionnelles qui sont liées à un contexte—et, ainsi, à une fonction pragmatique—en particulier.
Comme le souligne Bardovi-Harlig, pour un locuteur non-natif, la maîtrise des expressions conventionnelles peut s’avérer difficile. En plus d’éventuels problèmes formels (par rapport aux structures compliquées ou au vocabulaire inconnu/méconnu), le locuteur non-natif doit apprendre l’appariement entre une forme et sa fonction (compétences pragmalinguistiques), ainsi qu’entre une forme et les contextes dans lesquels elle est appropriée (compétences sociopragmatiques). La complexité de ces associations pour un locuteur non-natif va même au-delà de l’expression linguistique, car l’absence d’un acte verbal dans une langue peut correspondre à une expression conventionnelle dans une autre, et vice versa (voir Fónagy 1998 : 132). L’importance de la maîtrise de ces expressions pour les échanges quotidiens est soulignée par Coulmas, qui postule qu’elles sont :
obligatory to a greater or lesser extent. Their obligatoriness serves a very important social function: the more obligatory a formula is, the more it is something like a password giving access to the group where it is habitually employed in some particular situation. The misuse of, or failure to use, an obligatory formula is very revealing, while the correct usage helps to establish the user’s membership of a group. (1979 : 252)
Les expressions conventionnelles constitueraient donc une sorte de code d’accès, dont le bon usage peut aider à une intégration réussie dans une nouvelle communauté linguistique. Ceci explique en grande partie l’attention prêtée à ces suites linguistiques dans la recherche en acquisition des langues.
L’une des premières tentatives expérimentales d’avoir analysé des expressions conventionnelles est une série d’études qui ont été menées dans le cadre d’un projet de recherche (appelé CCSARP)3 sur la pragmatique comparée (Blum-Kulka / House / Kasper 1989). Dans ce projet, les données ont été sollicitées à l’aide d’un questionnaire discursif (discourse completion task), qui proposait huit brefs contextes suivaient chacun d’un dialogue à compléter. Dans chaque dialgoue, les participants devaient fournir une réplique qui leur semblait naturelle dans le contexte. L’équipe internationale responsable de ce projet a recruté des participants natifs et non-natifs de huit langues. Si l’objectif du CCSARP n’a pas été l’étude des expressions conventionnelles (les questions de recherche portaient sur les universels pragmatiques dans l’expression de requêtes et d’excuses), les résultats ont souvent mené les différents auteurs à commenter la nature stéréotypée des réponses (Blum-Kulka / Olshtain 1986, Edmondson / House 1991, Eisenstein / Bodman 1993). Les auteurs ont remarqué, entre autres, que les locuteurs non-natifs étaient plus prolixes que leurs homologues natifs, ce qui a été imputé à leur aversion apparente pour certaines expressions conventionnelles. Cette aversion aurait été due au fait que la valeur illocutoire d’une expression conventionnelle peut être opaque (nous pensons surtout aux actes de langage indirects), ce qui aurait mené les locuteur non-natifs à une préférence pour des formulations directes et verbeuses afin d’assurer la bonne transmission de leur intention.
Plus récemment, plusieurs projets de recherche visant l’analyse des expressions conventionelles ont été proposés. Ainsi, Warga (2005) a étudié les formules de clôture de requêtes impositives chez les apprenants germanophones de français langue étrangère ainsi que chez les locuteurs natifs du français et de l’allemand. Pour cette étude, les participants ont répondu à un questionnaire discursif comportant six contextes, et la moitié des participants ont aussi participé à un jeu de rôle basé sur les mêmes situations. Les réponses recueillies ont conduit Warga à en tirer les conclusions suivantes :
[I]l existe d’importantes différences entre les apprenants et les locuteurs natifs, tant au niveau quantitatif que qualitatif : tandis que les locuteurs natifs terminent fréquemment une requête en utilisant une formule, les apprenants ont tendance à utiliser considérablement moins de formules et à les remplacer souvent par des stratégies individuelles et adaptées à la situation. (2005 : 67)
Dans la tendance de ces apprenants à éviter les expressions conventionnelles (ici appelées formules) et dans leur penchant pour des stratégies individuelles, nous trouvons une ressemblance entre les comportements des apprenants dans l’étude de Warga et les non-natifs qui ont participé au CCSARP.
Pour finir ce tour d’horizon, nous évoquerons une série d’études ayant pour but d’examiner les compétences productives et réceptives des apprenants de l’anglais par rapport à une vingtaine d’expressions conventionnelles (Bardovi-Harlig 2008 / 2009 / 2010). Bardovi-Harlig (2010) a demandé à 149 apprenants d’anglais qui suivaient des cours de langue aux États-Unis au moment où ils participaient au projet et à 49 locuteurs natifs d’anglais américain de juger avec quelle fréquence—souvent, parfois ou jamais—ils rencontraient certaines expressions. Les expressions ciblées ont été identifiées comme conventionnelles pour la communauté en question par une étude précédente. Chaque expression conventionnelle a été modifiée soit sur le plan lexical (Can I get a ride ? → Can I get a drive ?), soit sur le plan grammatical (no problem → no problems) afin de la rendre non-conventionnelle. Ensuite, toutes les expressions (conventionnelles et modifiées) ont été présentées oralement aux participants par le biais d’un ordinateur sans support écrit, et le participant devait juger de la fréquence de chaque item sans autre contexte. Si les résultats révèlent une différence significative entre les jugements des natifs et des apprenants, ils montrent également que les apprenants plus avancés ressemblent plus aux locuteurs natifs dans leurs jugements que les apprenants débutants et intermédiaires, ce qui suggère un développement dans leur capacité de reconnaître une expression conventionnelle.
Dans l’ensemble, les conclusions de ces quelques études indiquent un écart important entre les locuteurs non-natifs et les locuteurs natifs dans leur maîtrise (productive et réceptive) des expressions conventionnelles. Dans le présent article, nous nous proposons de contribuer à cette littérature avec une analyse des séquences linguistiques associés à la réalisation de l’acte de langage du questionnement par des locuteurs natifs et des locuteurs non-natifs anglophones du français.
3. L’acte de langage du questionnement
3.1. Qu’est-ce qu’une question ?
Avant de parler de notre étude, il faudrait expliciter ce que nous entendons par l’acte de langage du questionnement. La définition que nous adoptons nous vient de Kerbrat-Orecchioni, pour qui une question correspond à « tout énoncé qui se présente comme ayant pour finalité principale d’obtenir de son destinataire un apport d’information » (2001 : 86). Une question serait alors une demande d’un dire, que Kerbrat-Orecchioni (1991 / 2001) distingue d’une demande d’un faire (les requêtes). Si cette définition, portant uniquement sur la valeur illocutoire d’un énoncé, paraît claire, les confusions potentielles se révèlent dès que nous considérons quelques exemples :
Tableau 1. Exemples de questions et de requêtes
Question | Requête |
Peux-tu me dire ce qui se passe ? | Peux-tu fermer la porte ? |
Veux-tu me dire ce qui se passe ? | Veux-tu fermer la porte ? |
J’aimerais savoir ce qui se passe. | J’aimerais que tu fermes la porte. |
Dis-moi ce qui se passe ! | Fermes la porte ! |
Le Tableau 1 met en exergue la difficulté majeure dans l’identification des énoncés qui réaliseraient l’acte du questionnement, en l’occurrence qu’il n’existe pas de relation univoque entre une structure linguistique et cet acte de langage. Même si les structures interrogatives visent souvent l’obtention d’une information—et, dans ces cas-là, on aurait affaire à de véritables questions—de telles structures peuvent aussi être employées pour la réalisation de requêtes indirectes (telles que Peux-tu fermer la porte ? ou Veux-tu fermer la porte ?). D’ailleurs, les structures interrogatives qui ne sont pas des questions dans le sens de Kerbrat-Orecchioni ne se limitent pas aux requêtes : nous pensons, par exemple, aux questions rhétoriques ou bien à certains stéréotypes linguistiques discutés par Kerbrat-Orecchioni (2001), comme l’expression Ça va ?4 De plus, des assertions (J’aimerais savoir ce qui se passe) et des impératifs (Dis-moi ce qui se passe) peuvent eux aussi avoir pour finalité principale d’obtenir un renseignement, ce qui fait d’eux des questions selon la définition que nous avons adoptée (voir Kerbrat-Orecchioni 1991 pour une discussion approfondie de telles structures intermédiaires).
Si l’énoncé Peux-tu fermer la porte ? sera interprété le plus souvent comme une requête, cet énoncé—grâce à sa structure interrogative—conserve tout de même la possibilité d’être interprétée comme une demande d’un dire (une question). Concrètement, même si on risque de contrarier notre allocutaire, on peut toujours interpréter cet énoncé comme tentative de se renseigner sur nos capacités d’accomplir la fermeture de la porte, ce qui nécessiterait comme réponse un simple « oui » ou « non » sans autre action. Il est sans doute pour cette raison que Uwajeh (1996) prétend qu’il n’y a « no questions qua questions which are not information seeking » (108). En d’autres termes, cet auteur semble attribuer la valeur illocutoire d’une question à toute structure interrogative. Si la position d’Uwajeh nous semble quelque peu extrême, le potentiel qu’a toute structure interrogative de susciter un apport d’information (même si elle est dotée d’une autre interprétation conventionnelle) nous semble évident. Pour la question de l’identification des énoncés réalisant l’acte du questionnement, ces commentaires permettent de souligner une des difficultés d’une définition de ce qu’est une question qui repose sur l’intention illocutoire de l’énonciateur : avec cette définition, le chercheur qui s’essaie à identifier une question doit essayer de déterminer quel acte de langage voulait réaliser un locuteur, une intention qui ne correspond pas nécessairement aux effets réellement obtenus par l’énoncé.
3.2. Questions en interlangue
Malgré les difficultés associées à l’identification des requêtes et des questions, il existe un certain nombre d’études dans la recherche en acquisition des langues sur la formulation des requêtes (voir Blum-Kulka / House / Kasper 1989) et, à un degré beaucoup moindre, des questions (Béal 1994 / 2003, Flament-Boistrancourt / Debrock 1997). En ce qui concerne les questions, l’étude de Flament-Boistrancourt et Debrock a examiné les différentes structures linguistiques—interrogations totales directes, interrogations partielles directes et structures intermédiaires—employées dans l’expression d’une question. Les auteurs ont analysé un petit corpus de données comportant des jeux de rôle mettant en scène des situations d’embauche jouées en français. Les jeux de rôle ont été effectués en dyades, soit entre deux Français, soit entre deux apprenants néerlandophones du français. Le corpus natif comportait 20 structures interrogatives, alors que le corpus apprenant en contenait 12. À partir de ce petit échantillon, les auteurs ont constaté, entre autres, une nette préférence pour les interrogations totales directes chez les natifs, qu’ils ont interprétée comme une stratégie de politesse dans la mesure où les natifs tentent d’« occuper le terrain de la parole de façon à ce que l’allocutaire soit le moins possible atteint sur son territoire » (113). Les néerlandophones, de leur côté, n’ont pas montré ce même penchant pour les interrogations totales directes. Toutefois, il est fort difficile de tirer des conclusions généralisables à partir de 12 items.
Quant à Béal (1994 / 2003), ses articles rapportent les résultats d’une étude sur le questionnement dans le contexte du travail de bureau. Sur une période de deux ans, l’auteur a visité plusieurs fois une compagnie française en Australie afin d’enregistrer des échanges spontanés et naturels entre les salariés (de nationalités française et australienne) et d’interviewer une trentaine d’entre eux. Intéressée par les rapports interculturels en interaction, Béal s’est penchée sur certains stéréotypes concernant la politesse courants chez les uns et les autres. En particulier, elle a essayé de trouver une explication linguistique pour pourquoi les Australiens trouvent les Français directs, même arrogants, quand ils parlent anglais ou pour pourquoi les Français caractérisent les Australiens de « mous ». Les résultats de ce travail minutieux comparant les questions et les requêtes en anglais (par les Français et par les Australiens) et en français (par les Français) ont révélé trois explications à ces difficultés interculturelles. Béal évoque d’abord la non maîtrise chez les Français de certains éléments de leur deuxième langue, tels les minimisateurs et les modaux, qui sont souvent employés par les Australiens pour rendre une requête ou une question plus polie. Deuxièmement, elle souligne le transfert dans leur langue seconde des stratégies pragmalinguistiques courantes dans leur langue maternelle, en l’occurrence l’utilisation du futur ou des verbes impersonnels afin d’adoucir une demande, stratégies non exploitées par des anglophones. Finalement, Béal a relevé des preuves de différences sociopragmatiques. Ces différentes études sur le questionnement en interlangue suggèrent ainsi que les manières de dire préférées par la communauté cible ne seront peut-être pas évidentes pour des locuteurs non-natifs qui y ont accès. C’est sur ces manières de dire que se penche notre propre étude.
4. Les demandes d’un dire – une étude
Bien que nous reconnaissions l’importance des données ‘naturelles’ (comme celles de Béal), il y a certains avantages à des méthodologies plus ‘artificielles’, notamment la possibilité de solliciter la participation d’un plus grand nombre d’individus et le fait de pouvoir contrôler les variables contextuelles. Pour ces raisons, nous avons eu recours à un questionnaire discursif afin d’examiner les manières de dire privilégiées par les locuteurs natifs et un groupe de locuteurs non-natifs anglophones dans l’expression des questions en français. À la différence des études sur le questionnement qui précèdent la nôtre, l’analyse de ces données vise à mettre en avant les séquences linguistiques associées à l’expression d’une question en français dans les contextes choisis. De par la méthodologie comparée de cette étude, où seront identifiées les expressions favorisées par un groupe de natifs aussi bien que par un groupe de non-natifs, nous visons à nous interroger sur les éventuelles difficultés éprouvées par des non-natifs anglophones vivant en France dans le déploiement des expressions stéréotypées afin de réaliser l’acte de langage du questionnement.
4.1. Participants
Pour cette expérience, nous avons sélectionné 117 participants, dont 86 locuteurs natifs et 31 locuteurs non-natifs anglophones du français. L’ensemble des participants vivaient dans la même région de la France (la ville de Pau et ses environs) au moment où ils participaient à ce projet. Cette restriction géographique semblait s’imposer dans la mesure où un stéréotype linguistique peut varier d’une communauté à une autre. Les participants francophones ont été contactés par le biais de l’Université de Pau, ce qui est reflété dans leur âge moyen (23,7 ans). Ces participants vivaient d’ailleurs dans la région des Pyrénées-Atlantiques depuis 15,8 ans en moyenne. Quant aux participants anglophones, nous les avons recrutés également à l’Université de Pau ou par le biais d’une association anglophone située dans cette même ville. Dix-sept des participants anglophones étaient étudiants (Erasmus ou autre) au moment de leur participation, tandis que les 14 autres anglophones s’étaient installés à Pau. L’âge moyen des locuteurs non-natifs était de 28,8 ans. Tous avaient appris le français comme adultes et ne parlaient que l’anglais pendant leur enfance. En moyenne, ces locuteurs vivaient à Pau ou dans ses environs depuis 3,3 ans.
4.2. Le questionnaire et l’analyse des données
Un questionnaire comportant cinq contextes a été donné aux participants, qui devaient se mettre dans la situation décrite par chacun.5 La dernière phrase de chaque contexte était inachevée et finaissait par un deux-points (ex. « Tu lui demandes : »), et le participant devait fournir une réplique qu’il jugait naturelle comme réponse au contexte. Après chaque contexte, le participant disposait de quatre lignes pour la rédaction, et les consignes lui ont expliqué qu’il pouvait fournir jusqu’à quatre réponses. Trois des cinq contextes décrivaient une situation quelque peu surprenante dont la cause n’était pas connue du participant : des dégâts dans le village de ses parents (contexte 1 : Tempête surprise), une amie qui pleure sur son lit (contexte 2 : Amie en larmes) et un ami qui arrive pour un rendez-vous avec une jambe dans le plâtre (contexte 3 : Jambe cassée). Les deux autres contextes décrivaient des situations dans lesquels le participant devait demander conseil à un ami. Ces deux contextes se distinguaient par le fait que le contexte 4 (Décision importante) détaillait une situation générale, tandis que le contexte 5 (Travail ou études ?) précisait la raison pour laquelle le participant devait chercher conseil (il devait décider s’il continuait avec ses études ou s’il commencait à travailler), ainsi que le fait que l’ami en question traversait une situation semblable. Ces cinq contextes sont fournis dans l’appendice.
Le but de notre analyse a été l’identification des expressions conventionnelles dans la réalisation de l’acte de langage du questionnement afin de pouvoir comparer les tendances chez les Français et chez un groupe d’anglophones locuteurs non-natifs du français. Suivant la définition de conventional expression proposée par Bardovi-Harlig (2008 / 2009 / 2010), nous avons cherché à identifier les séquences linguistiques dotées d’une forme stable, associées à certains contextes et utilisées avec une fréquence élevée. Nous avons d’abord procédé à une analyse à deux étapes avant de pouvoir appliquer ces trois critères d’identification à nos données. Dans un premier temps, nous avons écarté les réponses qui n’ont pas—directement ou indirectement—réalisé l’acte du questionnement. Ainsi, dans les réponses au contexte 2 (Amie en larmes), nous avons éliminé de notre corpus les quatre réponses suivantes :
(1) Calme-toi LN 566
RIEN (je la câline et la calme) LN 71
Ne t’inquiète pas, c’est pas grave LN 83
Il y a des problèmes plus graves dans la vie LN 83
Le nombre de réponses retenues pour chacun des contextes dans le corpus final est fourni dans le Tableau 2.
Tableau 2. Nombre de questions dans le corpus
Contexte | Natifs | Non-natifs |
1 Tempête surprise | 128 | 39 |
2 Amie en larmes | 172 | 57 |
3 Jambe cassée | 137 | 47 |
4 Décision importante | 165 | 46 |
5 Travail ou études ? | 142 | 49 |
Total | 744 | 238 |
Note. Le nombre de réponses retenues est souvent supérieur au nombre de participants car chaque participant pouvait fournir jusqu’à quatre réponses.
Dans un deuxième temps, nous avons analysé la structure de chaque réponse afin d’identifier la suite linguistique qui réalise l’acte de langage étudié (en l’occurrence, la question), appelé head act en anglais. Même si dans à peu près la moitié des réponses fournies, la question a été accompagnée d’un élément non-essentiel à sa réalisation (ex. des alerteurs, tels Oh là là, Mais enfin ou Mon pauvre), dans le cadre de l’étude actuelle, nous limiterons nos remarques aux expressions stéréotypées employées dans l’expression du head act même.7 Dans la dernière étape de l’analyse, le corpus de head acts a été confronté aux trois critères d’identification mentionnés par Bardovi-Harlig : forme invariable, association à un contexte, fréquence élevée. Nous avons commencé par diviser des réponses en fonction de leurs formes, aucune variation dans la forme des expressions (y compris par rapport au temps et à l’aspect) n’étant acceptée (ex. Qu’est-ce qui se passe et Qu’est-ce qui s’est passé ont été classifié comme deux expressions différentes et non pas deux variations de la même expression). Quant au deuxième critère, dans le cadre de cette étude, nous avons considéré que le fait de fournir une réplique à un contexte impliquait que l’expression fournie était ainsi associée au contexte proposé. En ce qui concerne le dernier critère, si les chercheurs s’accordent pour dire qu’une expression stéréotypée est fréquente, ce qui est entendu par ‘fréquent’ varie d’un auteur à l’autre. Ainsi, dans la présente analyse, nous nous contenterons d’identifier les expressions les plus fréquemment employées par nos deux groupes dans chacun des cinq contextes.
Si les cinq contextes utilisés ont suscité chacun des demandes d’un dire (c’est-à-dire, des questions), les contextes peuvent être divisés selon qu’ils ont nécessité la demande d’une explication (contextes 1, 2 et 3) ou d’un avis (contextes 4 et 5). L’analyse des réponses respectera cette division.
4.3. Demandes d’explication
Les suites linguistiques les plus fréquentes chez les locuteurs natifs ainsi que chez les non-natifs sont fournies dans le Tableau 3. Ce tableau présente également le pourcentage de toutes les questions qui ont été exprimées à l’aide de chacune de ces séquences. Dans l’analyse qui suit, nous examinerons d’abord les tendances natives avant de considérer les préférences évidentes chez les non-natifs.
Si les contextes 1, 2 et 3 nécessitaient chacun une demande d’explication, les Français ont préféré réaliser ce même acte de langage de trois manières différentes, et chacune des trois expressions dominantes a été employée dans au moins un tiers de toutes les questions fournies par les natifs. Il semble ainsi exister au moins trois expressions fréquemment employées pour la réalisation d’une demande d’explication en français, chacune liée à des contextes différents.
Tableau 3. Suites linguistiques les plus fréquentes dans les demandes d’explication
Groupe | Suite linguistique | n | % |
Natifs | |||
Contexte 1 : Tempête surprise | Qu'est-ce qui s'est passé ? | 60 | 47% |
Contexte 2 : Amie en larmes | Qu'est-ce qui t'arrive ? | 55 | 32% |
Contexte 3 : Jambe cassée | Qu'est-ce qui t'est arrivé ? | 56 | 41% |
Non-natifs | |||
Contexte 1 : Tempête surprise | Qu'est-ce qui s'est passé ? | 17 | 43,5% |
Contexte 2 : Amie en larmes | Qu'est-ce qui se passe ? | 10 | 17,5% |
Contexte 3 : Jambe cassée | Qu'est-ce qui s'est passé ? | 12 | 25,5% |
Les trois expressions identifiées chez les natifs se différencient selon deux dimensions : temps verbal (passé composé vs. présent) et choix de verbe (se passer vs. arriver). En ce qui concerne le temps verbal, dans les réponses aux contextes 1 et 3, les expressions préférées interrogent sur un événement situé dans le passé, alors que dans le contexte 2 presque toutes les réponses ont été exprimées au présent. Si les trois contextes suscitent une demande d’explication pour un état actuel, dans les contextes 1 et 3, cette demande porte sur un incident déjà révolu, ce qui rend l’emploi du présent incongru dans ces questions. Quant au contexte 2, qui décrit une amie qui pleure, le participant peut supposer que les larmes sont une réaction à un événement précis dans le passé, ou que la cause des pleurs est toujours en vigueur. En posant la question au présent, les locuteurs natifs semblent privilégier la possibilité de cette deuxième interprétation.8 La deuxième dimension mentionnée est le choix verbal, et nous notons que le verbe arriver, avec son complément d’objet indirect, est fortement lié aux contextes où quelqu’un est la cible de quelque malheur (contextes 2 et 3). Il n’est donc pas surprenant que ce verbe ne soit pas attesté dans le contexte 1, où le participant doit demander à ses parents une explication pour des dégâts météorologiques, résultats d’un phénomène métérologique qui n’a visé personne. Le verbe se passer, par contre, avec sa construction réfléchie, ne présuppose pas qu’un individu ait été ciblé ; ce verbe, donc, peut s’employer dans des demandes d’explication associées à un plus grand éventail de contextes. Ceci est confirmé dans le présent corpus, où nous trouvons des questions avec ce verbe fournies par des locuteurs natifs dans leurs réponses aux trois contextes. Cependant, ce n’est que dans le contexte 1 que ce verbe domine.
Passons aux réponses fournies par les anglophones, où nous trouvons des différences quantitatives et qualitatives par rapport aux tendances natives. La première propension à noter concerne un moindre accord sur les expressions qu’il convient à employer. À la différence des locuteurs natifs, la fréquence de la suite linguistique dominante est plus basse, surtout dans les contextes 2 (17,5%) et 3 (25,5%). En partie dû à la présence des formes interlangues (ex. contexte 2 : Qu’est-ce que t’est passé ? LNN 4 ; Qu’est-ce que ce le probleme Marie ? LNN 18), il y a également dans les réponses à ces deux contextes deux, voire trois expressions qui font concurrence à la suite linguistique la plus fréquente. Ceci est particulièrement clair dans le cas du contexte 2, où trois suites différentes représentent presque 50% de toutes les réponses proposées par les non-natifs :
(2) Qu’est-ce qui se passe ? 10 réponses 17,5%
Qu’est-ce qu’il y a ? 9 réponses 16%
Qu’est-ce qui t’arrive ? 8 réponses 14%
S’il y a moins de conformité sur la formulation des questions chez les non-natifs, les séquences qu’ils privilégient méritent tout de même plusieurs commentaires. D’abord, nous notons que les non-natifs ont préféré les mêmes temps verbaux que leurs homologues natifs, ce qui implique une conception temporelle semblable dans les deux groupes de l’événement nécessitant une explication. Si les deux groupes se ressemblent de par leur choix de temps verbal, nous constatons une claire divergence dans la sélection du verbe principal. En l’occurrence, les anglophones montrent une nette préférence pour le verbe se passer dans leurs demandes d’explication, impliqué dans les trois suites les plus fréquentes. De toute évidence, les non-natifs ont forgé une association entre la suite que + est-ce que + se passer et leurs demandes d’explication en français, ce qui explique pourquoi nous ne trouvons pas de modulation en fonction du contexte dans le présent corpus (à part des changements de temps verbal déjà mentionnés). Cette association est doublement notable. Premièrement, la suite préférée par les non-natifs (que + est-ce que + se passer) est aussi favorisée par les natifs dans un des trois contextes (contexte 1), ce qui indique que le choix des non-natifs rejoint la norme pragmalinguistique de la communauté linguistique pour les demandes d’explication. Deuxièmement, la demande d’explication favorisée par les locuteurs non-natifs correspond à la formulation qui a le moins de restrictions sur son emploi ; comme nous l’avons déjà souligné, si l’emploi du verbe arriver est incompatible avec le contexte 1, le verbe se passer semblerait être acceptable dans les trois contextes, proposition confirmée par la présence de ce verbe dans les réponses natives à chacun des trois contextes.
4.4. Demandes d’avis
À la différence des contextes précédents, dans les contextes 4 et 5, la fréquence des suites linguistiques dominantes est moindre (représentant seulement entre 8% et 19,5% de toutes les questions). D’ailleurs, en examinant l’ensemble des réponses fournies, nous avons remarqué que les deux suites linguistiques les plus fréquentes jouissaient d’une fréquence assez semblable. Pour cette raison, nous avons choisi de considérer les deux séquences les plus fréquentes pour chaque contexte dans notre analyse (Tableau 4).
Tableau 4. Suites linguistiques les plus fréquentes dans les demandes d’avis
Groupe | Suite linguisitique | n | % |
Natifs | |||
Contexte 4 : Décision importante | Qu'est-ce que tu en penses ? |
28 | 17% |
Tu en penses quoi ? |
23 | 14% | |
Contexte 5 : Travail ou études ? | Tu ferais quoi ? |
11 | 8% |
Qu'est-ce que tu ferais ? |
10 | 7% | |
Non-natifs | |||
Contexte 4 : Décision importante | Qu'est-ce que tu en penses ? | 9 | 19,5% |
Qu'est-ce que tu penses ? | 6 | 13% | |
Contexte 5 : Travail ou études ? | Qu'est-ce que tu vas faire ? | 8 | 16% |
Qu'est-ce que tu en penses ? | 4 | 8% |
Prenons d’abord les locuteurs natifs, pour qui les réponses aux deux contextes se distinguent principalement par le verbe et le temps verbal choisis : penser au présent dans le contexte 4, faire au conditionnel dans le contexte 5. Dans le contexte 4, les Français avaient tendance à demander directement à leur interlocuteur son avis avec la suite Qu’est-ce que tu en penses ?, tandis que dans le contexte 5—où l’allocutaire traverse une situation semblable—les participants ont favorisé une question qui demande à ce que l’allocutaire se mette à la place de son ami (Tu ferais quoi ?). Malgré ces orientations différentes, les réponses aux deux contextes se ressemblent dans les structures interrogatives préférées : les structures Mot Interrogatif (Q) + est-ce que + Sujet (S) Verbe (V) ainsi que les structures Sujet Verbe Mot Interrogatif (SVQ) sont toutes les deux fréquentes dans les deux contextes ; cette répartition reflète d’ailleurs la fréquence relative des structures dans l’ensemble des réponses.9
Encore une fois, les préférences non-natives sont distinctes de celles des natifs, surtout en réponse au contexte 5. Quant au choix de verbe et de temps verbal, les locuteurs non-natifs divergent des Français dans leurs réponses à ce contexte. Si les anglophones ressemblent aux Français dans l’emploi du verbe faire dans la suite la plus fréquente, leur deuxième suite la plus fréquente est formulée à l’aide du verbe penser. En outre, le temps verbal favorisé dans les réponses à ce contexte révèle une différence de perspective. Alors que la question dominante chez les natifs demande à leur interlocuteur de se mettre à sa place (Tu ferais quoi ?), les non-natifs eux s’interrogent sur les projets de l’interlocuteur (Qu’est-ce que tu vas faire ?) afin de susciter son avis. Finalement, en considérant les résultats pour les deux contextes ensemble, nous constatons que la principale différence entre les anglophones et les Français se rencontre dans les structures interrogatives préférées par les deux groupes. En particulier, nous constatons la dominance des structures interrogatives en est-ce que au détriment des structures SVQ chez les anglophones. Parmi les 76 interrogations partielles directes fournies par les non-natifs en réponse à ces deux contextes, nous n’avons recueilli que 15 exemples d’une structure SVQ (20% de toutes les interrogations partielles directes), alors que chez les natifs, cette structure atteint une fréquence de 40%. Dans l’ensemble, les locuteurs non-natifs semblent se fier principalement à une structure en est-ce que pour faire leurs demandes d’avis, une question qui est souvent réalisée à l’aide du verbe penser (dominant dans le contexte 4 et relativement fréquent dans le contexte 5). Même si l’association est vraisemblablement moins forte, ces résultats suggèrent néanmoins un lien entre la structure que + est-ce que + penser et les demandes d’avis pour ces locuteurs non-natifs.
5. Conclusion
L’objectif de cet article a été une analyse des manières de réaliser l’acte de langage du questionnement par des locuteurs natifs et non-natifs du français. Dans cette étude, nous nous sommes limité à la considération des demandes d’explication et des demandes d’avis. Le plus souvent réalisées à l’aide d’une interrogation partielle directe dans nos données, l’analyse des réponses natives et non-natives les plus fréquentes a révélé des tendances différentes chez les deux groupes. Sur le plan quantitatif, nous avons constaté que les anglophones faisaient preuve de moins de conformité par rapport aux manières de dire, dans le sens où les expressions dominantes jouissaient d’une fréquence généralement moins élevée pour les apprenants que pour les Français. Sur le plan qualitatif, les deux groupes se distinguent encore plus nettement. Les locuteurs natifs ont en général préféré répondre à chacun des cinq contextes avec une suite linguistique différente. Les locuteurs non-natifs, par contre, n’ont pas fait preuve d’autant de diversité. En particulier, nous avons remarqué une forte association entre la séquence que + est-ce que + se passer dans les demandes d’explication, ainsi qu’une préférence (bien que moins prononcée) pour la séquence que + est-ce que + penser dans les demandes d’avis.
Il y a deux choses qui nous semblent particulièrement notables dans ces différentes tendances par rapport à la maîtrise des expressions stéréotypées chez les non-natifs. Premièrement, les préférences non-natives ne sont pas entièrement distinctes de celles des natifs, c’est-à-dire que les suites linguistiques favorisées par les locuteurs non-natifs sont aussi préférées par les natifs dans au moins un contexte. Compte tenu du grand nombre d’expressions qui auraient pu faire l’affaire, cette convergence est d’autant plus remarquable, et semble suggérer une association pragmalinguistique appropriée de la part des non-natifs. Cette convergence souligne également le fait que les non-natifs de ce corpus ne se sont pas montrés plus verbeux que leurs homologues natifs, un résultat qui va à l’encontre des conclusions soutenues dans les études issues du CCSARP. Deuxièmement, les différentes préférences des natifs et des non-natifs identifiées dans cette analyse relèvent principalement de stratégies sociopragmatiques différentes (et, à un degré moindre, de difficultés morphosyntaxiques10). À la différence des non-natifs décrits par Béal (1994 / 2003), qui ont éprouvé des difficultés sur les plans pragmalinguistiques, morphosyntaxiques et sociopragmatiques, l’association entre forme et fonction (pragmalinguistique) n’a pas posé de difficultés particulières à nos anglophones.
Pour terminer, nous voudrions suggérer que le comportement des non-natifs semble fournir un exemple clair du one-to-one principle que Anderson (1984) définit ainsi : « an IL [interlanguage] system should be constructed in such a way that an intended underlying meaning is expressed with one clear invariant surface form (or construction) » (79). Même si Anderson a limité sa discussion aux associations entre des formes et des significations, il nous semble tout à fait probable que le locuteur non-natif cherche également à établir des correspondances univoques entre des suites linguistiques et des fonctions pragmatiques. En d’autres termes, l’association d’une seule suite linguistique à une fonction pragmatique implique qu’à chaque fois l’expression de cette fonction est nécessaire, le locuteur non-natif aura recours à la même suite linguistique, en dépit des variables associées à tout contexte énonciatif, telles que âge, sexe, hierarchie et formalité, qui pousseraient peut-être un locuteur natif à préférer une autre formulation pour son énoncé (comme c’était le cas dans notre corpus). Pour l’apprenant, une telle stratégie peut s’avérer particulièrement efficace, le libérant de la nécessité de moduler ses énoncés en fonction des différences sociopragmatiques. Cette simplification, face à une norme native plus élaborée, n’est certainement pas sans risques, mais dans l’exemple actuel des questions, les avantages d’une association unique entre expression conventionnelle et fonction pragmatique semblent l’emporter sur cet inconvénient. S’il nous semble probable qu’une telle stratégie serait plus fréquemment employée quand les risques sont moindres (risques, par exemple, d’une ‘perte de face’) et qu’elle serait également plus fréquente chez les apprenants intermédiaires (à la difference des débutants, qui ne sont souvent pas capables de formuler des expressions complexes, ou des apprenants avancés, dont le comportement linguistique ressemblerait peut-être plus à celui des natifs), il reste à déterminer l’étendu de ce phénomène simplificateur chez les non-natifs.