Introduction
Notre travail se situe dans le cadre théorique proposé par J.-C. Anscombre qui – suivant la ligne des études de H. Putnam, B. Fradin, G. Kleiber –, propose de considérer la signification d’un terme en faisant intervenir ses aspects stéréotypiques. Pour cet auteur (Anscombre 2001 : 60-61) :
Le stéréotype d’un terme est une suite ouverte de phrases attachées à ce terme, et en définissant la signification. Chaque phrase du stéréotype est, pour le terme considéré, une phrase stéréotypique […].
Notre étude cherche à expliquer les liens existants entre le stéréotype attaché à un mot et les locutions faisant intervenir ce mot, afin d’établir si les éléments figés de la langue enrichissent le stéréotype lexical de départ, s’ils l’appauvrissent ou simplement le confirment, et par quels moyens. Nous avons choisi de circonscrire notre étude aux locutions faisant intervenir les mots œil/yeux et oreille(s)/ouïe, ces mots renvoyant selon les cas, à l’organe concret, au sens qui lui est attaché, mais aussi à l’utilisation volontaire que fait le sujet concerné de cette capacité physique. Par ailleurs, ces mots apparaissant dans un nombre important de locutions et de proverbes (sauter aux yeux ; faire la sourde oreille ; dormir sur ses deux oreilles ; être tout yeux tout oreilles; Loin des yeux, loin du cœur ; Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre…), ils permettent d’illustrer clairement le fonctionnement des liens qui nous intéressent1.
Afin de mettre en perspective les résultats concernant le français, nous considérons également les locutions espagnoles faisant intervenir les mots ojo(s), oreja(s)/oído(s). Cette approche contrastive nous aide à délimiter ce qui est propre à chaque langue et ce qui relève des aspects stéréotypiques communs.
1. Bref rappel du fonctionnement des stéréotypes dans le lexique
Comme nous venons de l’indiquer dans l’introduction, le stéréotype lexical est constitué d’une liste ouverte de phrases stéréotypiques. Anscombre l’explique dans les termes suivants :
Si tout sujet parlant possède dans son stock linguistique un certain nombre de phrases qui pour lui caractérisent la signification du terme considéré, cette liste n'est pas nécessairement la même que celle d’un autre sujet parlant, et il peut se faire qu’il la modifie pour une raison ou pour une autre […] D’où la nécessité de caractériser le stéréotype d’un terme comme étant une liste ouverte.
Par ailleurs, quand nous parlons, nous parlons en tant que membres d’une communauté linguistique, et cette communauté peut varier selon les circonstances. Il pourra donc se faire qu’à l’intérieur du stéréotype d’un terme, certaines phrases stéréotypiques puissent être antinomiques : ce fait n’est pas gênant tant qu’il n’y a pas possibilité de les utiliser simultanément dans une même énonciation (Anscombre 2001: 61).
Il faut également noter que dans la mesure où le stéréotype représente la ou les idées conventionnellement attachées au terme, certaines des phrases stéréotypiques peuvent être erronées, voire carrément fausses.
D’une manière très concrète, lorsque nous parlons, nous utilisons des syntagmes nominaux et des syntagmes verbaux. Le sens d’une occurrence d’un tel syntagme correspond à l’activation d’un ou plusieurs énoncés stéréotypiques, comme on voit dans les exemples suivants :
1) C’est un vêtement de marque (normal/ *inhabituel) : il coûte cher.
2) C’est un vêtement de marque (*normal/ inhabituel) : il ne coûte pas cher.
Les deux énoncés s’expliquent par la présence de la phrase Un vêtement de marque coûte cher dans le stéréotype de vêtement de marque.
Dans le cas d'une phrase stéréotypique, le locuteur la présente comme le point de vue d'une communauté linguistique à laquelle il appartient. Il dit partager ce point de vue, ce qui en termes de polyphonie signifierait que le locuteur fait entendre la voix d'un énonciateur (la communauté linguistique) qui est à l'origine de la phrase stéréotypique, énonciateur auquel le locuteur s'identifie. La phrase stéréotypique n'est pas à proprement parler énoncée, mais évoquée, d'une manière similaire aux proverbes, qui sont convoqués pour appuyer un enchaînement ou un raisonnement. Parmi les phrases stéréotypiques, abondent les phrases génériques.
G. Kleiber rappelle que la caractéristique des phrases génériques est d’exprimer une relation devenue indépendante en quelque sorte des situations particulières :
Elles constituent ainsi des régularités structurantes et non des assertions sur des faits particuliers. Cet aspect gnomique, « law-like », des phrases génériques se manifeste par deux propriétés :
-les phrases génériques ne sont pas falsifiées par des contre-exemples : l’existence d’un castor qui ne construit pas de barrages ne remet pas en cause la vérité de Les castors construisent des barrages.
-les phrases génériques permettent de faire des inférences sur ce qui se passera si…, ce qui se passerait si…Ainsi, la phrase génériqueLes castors construisent des barrages ne concerne pas seulement les castors actuels, mais a des vertus prédictives également pour les castors potentiels et contrefactuels (Kleiber 1989 : 242).
À l’intérieur des phrases génériques, on distingue différentes sous-classes. Bien que la terminologie puisse varier selon les auteurs, ils sont d’accord pour signaler l’existence de trois groupes :
- les phrases génériques qui ne font qu’expliciter le concept étudié et qui sont donc nécessairement vraies : les analytiques ou a priori analytiques, comme Les triangles sont des figures géométriques ;
- celles qui correspondent à une vérité générale : les a priori non analytiques ou typifiantes a priori, comme Les chats chassent les souris ;
- celles qui correspondent à une image ‘locale’ du monde pour un certain locuteur, valides donc pour ce locuteur : les non a priori synthétiques ou typifiantes locales, comme Les dentistes sont antipathiques.
Par ailleurs, il faut noter que les prédicats stéréotypiques – à l’exception de ceux correspondant à une image ‘locale’ – ne se combinent pas naturellement avec un syntagme nominal spécifique2. Ainsi, on n’utiliserait pas des formes telles que :
3) ??Ce triangle a trois côtés. (vérité nécessaire)
Ou
4) ??Cette voiture a quatre roues. (vérité générale)
En revanche, la combinaison devient naturelle lorsque l’existence de la règle est rappelée :
5) Comme tous les triangles, celui-ci a trois côtés.
6) Comme toutes les voitures, celle-ci a quatre roues.
L’utilisation d’un syntagme nominal spécifique est, d’autre part, parfaitement naturelle lorsque le locuteur signale une exception par rapport à la règle évoquée (ce qui est possible dans le cadre d’une vérité générale, mais pas d’une vérité nécessaire) :
7) Cette voiture a six roues, c’est une tout-terrain.
8) Ce chat ne chasse pas les souris.
Ou lorsque le locuteur indique que le stéréotype se vérifie d’une manière exceptionnelle (par la taille inhabituelle des roues ou la durée exceptionnellement longue de la chasse) :
9) Cette voiture a quatre roues énormes.
10) Ce chat passe ses journées entières à chasser des souris.
Nous basant sur cette conception des stéréotypes lexicaux, nous aborderons maintenant le fonctionnement des stéréotypes dans les combinaisons figées de la langue.
2. Le rôle des stéréotypes dans les éléments figés de la langue
Il a souvent été signalé que les combinaisons figées ne respectent pas le principe de compositionnalité, c’est-à-dire que le sens de l’ensemble ne peut être déduit du sens des éléments composants. De notre point de vue, cette opacité sémantique mérite d’être considérée sous l’angle des éléments stéréotypiques mis en jeu, au sens où les éléments figés – en tant qu’unités plurilexicales – font intervenir des stéréotypes parfois éloignés de ceux évoqués par les éléments du lexique pris indépendamment. Prenons un exemple concret : si l’on considère le mot cordonnier, on lui associera a priori les notions de travail manuel, d’entretien et réparation des chaussures, éléments auxquels vient s’ajouter, de par l’existence du proverbe Ce sont les cordonniers les plus mal chaussés, l’idée de carence d’un objet ou d’un trait qu’il serait naturel de posséder. Or, pour un étranger ou pour un enfant apprenant la langue et ne connaissant pas le proverbe, le sens de cordonnier n’inclut pas ce dernier aspect. Lorsqu’un locuteur utilise le proverbe, en revanche, il ne s’intéresse qu’à cet aspect, et non pas à l’activité habituelle d’un cordonnier3.
Regardons maintenant de plus près les locutions françaises ayant trait aux mots œil/yeux et oreille(s), en partant du sens de ces mots proposé dans le dictionnaire4 :
Oeil: 1. Organe de la vue (globe oculaire et ses annexes).
2. Par extension, regard.
3. Coup d’œil : regard rapide, prompt.
4. Fig. (dans des expressions) Attention portée par le regard.
5. (abstrait) Disposition, état d’esprit, jugement.
On constate que parmi les nombreuses locutions existantes, les différents sens sont illustrés :
Organe de la vue : Avoir une coquetterie dans l’œil ; avoir un œil au beurre noir ; avoir un œil qui joue au billard et l’autre qui compte les points ; avoir des yeux en boules de loto ; avoir des yeux en vrille ; faire quelque chose les yeux fermés ; avoir la larme à l’œil ; (ne pas) avoir les yeux en face des trous ; avoir les yeux qui sortent de la tête ; n’avoir plus que ses yeux pour pleurer ; crever les yeux ; ne pas en croire ses yeux ; ne dormir que d’un œil ; ne pas fermer l’œil de la nuit ; avoir des yeux pour ne pas voir ; être enceinte jusqu’aux yeux ; à vue d’œil ; tourner de l’œil ; avoir un œil qui dit merde à l’autre ; jeter de la poudre aux yeux ; sauter aux yeux ; taper dans l’œil…
Regard : Faire des yeux de merlan frit ; faire quelque chose aux yeux de tous ; avoir le compas dans l’œil ; avoir les yeux plus gros que le ventre ; les yeux dans les yeux…
Regard rapide : Jeter un coup d’œil ; avoir le coup d’œil ; valoir le coup d’œil…
Attention portée par le regard : Ouvrir l’œil (et le bon) ; ne pas quitter des yeux ; fermer les yeux sur quelque chose ; avoir l’œil sur quelqu’un ; avoir quelqu’un ou quelque chose à l’œil ; être tout yeux, tout oreilles ; obéir au doigt et à l’œil ; voir la paille dans l’œil du voisin et ne pas voir la poutre dans le sien…
Attitude : Voir quelqu’un d’un bon/ d’un mauvais œil ; avoir des yeux dans le dos ; ne pas avoir froid aux yeux ; couver des yeux ; faire les yeux doux à quelqu’un ; faire les gros yeux à quelqu’un ; dévorer quelqu’un des yeux ; avoir l’œil à tout ; regarder d’un œil neuf ; ouvrir l’œil ; ouvrir les yeux à quelqu’un ; regarder d’un bon/ d’un mauvais œil…
Dans le cas des éléments figés ayant trait aux mots ouïe/oreilles, on constate une distribution semblable : le sens du mot correspond, selon les cas, à l’organe, au sens/à la capacité qui lui est associé(e), ou à l’usage volontaire que la personne fait de cette capacité5.
Organe : Parler à quelqu’un dans le creux de l’oreille ; rougir jusqu’aux oreilles ; tirer l’oreille/les oreilles à quelqu’un ; chauffer les oreilles ; dormir sur ses deux oreilles ; montrer le bout de l’oreille ; avoir les oreilles dans le sens de la marche/face à la route ; mettre la puce à l’oreille ; rebattre les oreilles ; en avoir par-dessus les oreilles (variante de en avoir par-dessus la tête) …
Capacité, ouïe comme sens : Etre dur d’oreille/de la feuille ; avoir l’oreille fine/l’oreille musicale ; ne pas tomber dans l’oreille d’un sourd ; transmettre de bouche à oreille ; casser les oreilles ; ne pas en croire ses oreilles.
Attitude volontaire d’écoute : Ecouter de toutes ses oreilles ; être tout yeux, tout oreilles ; n’écouter que d’une oreille/ d’une oreille distraite ; prêter l’oreille ; fermer l’oreille ; ne pas entendre une chose de cette oreille ; faire la sourde oreille ; entrer par une oreille et sortir par l’autre ; dresser l’oreille…
3. Confirmation ? Enrichissement ? Appauvrissement du stéréotype? Un premier bilan
L’étude de ces deux groupes de locutions françaises montre que dans de nombreux cas, les yeux et les oreilles en tant qu’organes externes n’apparaissent pas sous leur aspect habituel et/ou ne sont pas symétriques : avoir un œil qui joue au billard et l’autre qui compte les points ; avoir des yeux en boules de loto/ des yeux en vrille ; (ne pas) avoir les yeux en face des trous ; avoir les yeux qui sortent de la tête ; avoir un œil qui dit merde à l’autre ; avoir les oreilles dans le sens de la marche/ face à la route…
De la même façon, les capacités qui leur sont associées – regarder et entendre, respectivement – apparaissent sous un angle inhabituel : soit la personne concernée ne regarde pas ou n’entend pas (que ce soit volontairement ou involontairement) : avoir des yeux pour ne pas voir ; être dur d’oreille/de la feuille; n’écouter que d’une oreille/d’une oreille distraite; prêter l’oreille ; fermer l’oreille ; ne pas entendre une chose de cette oreille ; faire la sourde oreille ; entrer par une oreille et sortir par l’autre…, soit, elle refuse les données que ces organes lui transmettent : ne pas en croire ses yeux; ne pas en croire ses oreilles…Dans quelques cas, enfin, les capacités habituellement associées aux organes fonctionnent de manière extrêmement poussée : avoir l’oreille fine/l’oreille musicale ; avoir des yeux dans le dos; avoir le compas dans l’œil; dévorer des yeux ; avoir l’œil à tout ; écouter de toutes ses oreilles ; être tout yeux, tout oreilles…
Nous dirons donc que les locutions viennent enrichir le stéréotype originellement associé au mot, et ce à travers deux stratégies principales :
a) la locution souligne la non-vérification du stéréotype de base : les organes externes ne présentent pas leur aspect habituel ou la personne ne fait pas une utilisation courante de la capacité dont elle dispose. Quelques exemples : avoir un œil qui joue au billard et l’autre qui compte les points ; avoir des yeux en boules de loto/ des yeux en vrille ; (ne pas) avoir les yeux en face des trous ; avoir les yeux qui sortent de la tête ; avoir un œil qui dit merde à l’autre ; avoir les oreilles dans le sens de la marche/ face à la route ; avoir des yeux pour ne pas voir ; être dur d’oreille/de la feuille ; n’écouter que d’une oreille/d’une oreille distraite ; prêter l’oreille ; fermer l’oreille ; ne pas entendre une chose de cette oreille ; faire la sourde oreille ; entrer par une oreille et sortir par l’autre ; avoir des yeux dans le dos…
b) la locution souligne la vérification exceptionnelle du stéréotype : dans ces exemples, les capacités habituellement associées aux organes fonctionnent d’une manière extrêmement poussée. Quelques exemples : être tout yeux tout oreilles ; sauter aux yeux ; faire quelque chose les yeux fermés ; crever les yeux ; taper dans l’œil ; avoir le compas dans l’œil ; dévorer des yeux ; avoir l’œil à tout ; écouter de toutes ses oreilles ; être tout yeux, tout oreilles…
4. Les locutions équivalentes en espagnol6
Tout comme nous l’avons expliqué pour le français, les locutions espagnoles faisant intervenir les mots ojo(s) et oído(s)/ oreja(s) font jouer, selon les cas, l’idée d’organe externe associé à un sens, ou celle de capacité physique liée à celui-ci, ou celle d’utilisation volontaire de la capacité qu’en fait la personne concernée.
L’organe de la vue : Diverses locutions présentent les yeux sous un aspect inhabituel: ojo a la funerala [œil au beurre noir], ojo inyectado en sangre [œil injecté de sang], con los ojos fuera de las órbitas [avec des yeux qui sortent de la tête], abrir ojos como platos [litt. ouvrir des yeux comme des assiettes, donc très grands], dejar/quedarse con los ojos a cuadros [litt. rester avec les yeux à carreaux, fr. se montrer très étonné); ser todo ojos [être tout yeux], dormir con los ojos abiertos/con un ojo abierto y otro cerrado [dormir les yeux ouverts/ne dormir que d’un œil] no pegar ojo [ne pas fermer l’œil] …
Dans d’autres cas, les yeux ne fonctionnent pas de la manière habituelle : comerse a alguien con los ojos [litt. manger quelqu’un des yeux, fr. fixer quelqu’un de manière exagérée], no dar crédito a sus ojos [ne pas croire ses yeux], tener entre ojos a alguien [se méfier de quelqu’un]…
La capacité de voir/le regard : La capacité de voir apparaît souvent dans les locutions espagnoles comme influencée ou perturbée par les sentiments de la personne : írsele a alguien los ojos por/detrás de algo o alguien [suivre quelque chose ou quelqu’un du regard, sans pouvoir s’en empêcher] ; bailarle a alguien los ojos [litt. danser des yeux, fr. exprimer la joie par le regard] ; alegrársele a alguien los ojos [avoir un regard très joyeux] ; entrar a alguien por los ojos [plaire à quelqu’un] ; ver/mirar con buenos o malos ojos [regarder d’un bon/ d’un mauvais œil] ; mirar con otros ojos [regarder d’un autre œil] ; no tener ojos más que para alguien [n’avoir d’yeux que pour quelqu’un] ; poner los ojos tiernos [faire les yeux doux]… Dans d’autres cas, la capacité apparaît comme étant très poussée : tener ojo clínico [avoir l’œil américain] ; tener ojo de águila/de lince [avoir des yeux de lynx] ; clavar los ojos en algo [litt. clouer des yeux, fr. fixer du regard]…
L’utilisation volontaire de la capacité que fait la personne concernée : Dans certains cas, la personne force la capacité dont elle dispose : andar(se) con (cien) ojos [litt. ouvrir cent yeux, fr. ouvrir l’œil], dejarse/quemarse los ojos [litt. y laisser/se brûler les yeux, fr. s’user les yeux à lire], no quitar los ojos de encima a alguien [ne pas quitter quelqu’un des yeux], aguzar la vista [forcer la vue]… ou la capacité dont dispose quelqu’un d’autre : abrirle los ojos a alguien [ouvrir les yeux à quelqu’un], poner algo delante de los ojos [mettre quelque chose sous les yeux de quelqu’un]…
Dans d’autres cas, en revanche, la personne exploite très faiblement, voire pas du tout la capacité en question : echar un ojo [jeter un coup d’œil], cerrar el ojo/los ojos ante algo [fermer les yeux sur quelque chose], ver la paja en el ojo ajeno y no la viga en el propio [voir la paille dans l’œil du voisin et ne pas voir la poutre dans le sien]…
Pour ce qui est des locutions espagnoles faisant intervenir les oreilles et la capacité d’entendre, la distribution est globalement similaire. En effet, ces locutions font intervenir l’organe lui-même, la fonction qui lui est associée, ou l’utilisation volontaire que fait la personne de la capacité dont elle dispose.
L’organe : Contrairement aux locutions ayant trait aux yeux, ce groupe ne fait pas allusion à un aspect inhabituel des oreilles. Celles-ci apparaissent plutôt comme un indicateur de haut degré lié à une action. Quelques exemples : meterse en algo hasta las orejas [se mettre dans quelque chose jusqu’aux oreilles], salirle algo a alguien por las orejas [sortir quelque chose par les oreilles] ; tener una boca/una sonrisa de oreja a oreja [avoir une bouche/ un sourire jusqu’aux oreilles]…
Le sens, la capacité : Dans le cas des locutions ayant trait à la faculté d’entendre, celle-ci apparaît souvent comme étant extrêmement faible (volontairement ou involontairement) : entrar por un oído y salir por el otro [entrer par une oreille et sortir par l’autre] ; ser duro/ torpe de oído o de orejas [être dur de l’oreille/de la feuille]; ni oír ni entender [litt. ni entendre ni comprendre]. Rares sont les cas où la faculté est exceptionnellement développée : tener oído de tísico [litt. avoir une ouïe de tuberculeux, fr. avoir l’ouïe fine]…
L’utilisation volontaire de la faculté : Selon les cas, on indique soit que la personne fait l’effort d’écouter : abrir/aguzar los oídos o las orejas [ouvrir grand ses oreilles] ; prestar oídos [prêter l’oreille] ; ser todo oídos [être tout oreilles] ; poner la oreja [écouter en cachette]…, soit au contraire, qu’elle refuse d’écouter : cerrar los oídos [litt. fermer l’oreille/les oreilles] ; hacer oídos sordos/ oídos de mercader [faire la sourde oreille]…
Si nous comparons les locutions des deux groupes en espagnol, il ressort clairement que dans les locutions faisant intervenir les yeux en tant qu’organes (beaucoup plus nombreuses que celles faisant intervenir les oreilles), ceux-ci n’apparaissent pas sous leur aspect habituel : ojo a la funerala ; ojo inyectado en sangre; ojos en blanco ; con los ojos fuera de las órbitas ; abrir ojos como platos ; dejar/quedarse con los ojos a cuadros…
De la même façon, les capacités de regarder et d’entendre apparaissent sous un angle inhabituel : a) la personne concernée ne regarde pas ou n’entend pas (que ce soit volontairement ou involontairement) : ver la paja en el ojo ajeno y no la viga en el propio ; no saber dónde tiene los ojos; entrar por un oído y salir por el otro ; ser duro/torpe de oído o de orejas ; ni oír ni entender ; cerrar el ojo/los ojos ante algo ; cerrar los oídos…; b) elle refuse les données que ces organes lui transmettent : no dar crédito a sus ojos/a sus oídos… ; c) dans quelques cas, enfin, les capacités habituellement associées à ces organes fonctionnent exceptionnellement bien ou sont forcées jusqu’au bout : quemarse los ojos ; ser todo ojos ; tener ojo avizor ; abrir/ aguzar los oídos o las orejas ; ser todo oídos; andar(se) con (cien) ojos ; no quitar los ojos de encima a alguien ; aguzar los ojos …
Les différents cas peuvent à nouveau être regroupés en deux stratégies principales : a) celle de non vérification du stéréotype de base : cerrar el ojo/los ojos ante algo ; no saber dónde tiene los ojos ; entrar por un oído y salir por el otro ; ser duro/ torpe de oído o de orejas…; b) celle de vérification exceptionnelle du stéréotype tener ojo clínico ; tener ojo de águila/de lince ; tener oído de tísico…
5. Bilan comparatif et conclusions
Nous avons pu constater que les deux familles de locutions étudiées – celles faisant intervenir les mots œil/yeux et oreille(s) – présentent aussi bien en français qu’en espagnol une distribution et un comportement similaires. En ce qui concerne les stéréotypes lexicaux, nous considérons que dans les deux langues, les locutions viennent toujours enrichir le stéréotype d’origine, au sens où ces locutions ne signalent jamais l’aspect habituel des organes en question, ni indiquent que la fonction qui leur est associée répond aux normes. Le rôle des locutions est, au contraire, de signaler l’aspect ou le comportement inhabituel des organes/capacités concernés.
Nous avons identifié les deux stratégies principales en jeu : soit la locution indique que le cas considéré ne respecte pas les traits liés au stéréotype de base, soit, au contraire, les caractéristiques se vérifient d’une manière exceptionnellement forte.
Il est intéressant de noter que nous retrouvons ici les conditions qu’Anscombre avait identifiées comme nécessaires pour l’apparition d’un syntagme nominal spécifique avec un prédicat stéréotypique. Le fonctionnement des locutions considérées semble donc confirmer que la langue n’utilise pas de procédé linguistique particulier pour indiquer ce qui est normal, attendu (c’est-à-dire en relation avec les propriétés intrinsèques essentielles de la personne ou de l’objet). L’existence d’une locution marque, au contraire, des traits accidentels ou extrinsèques dont la présence mérite d’être explicitée.