Dans le cadre d’une étude génétique consacrée au poète chilien Raúl Zurita, réalisée entre 2011 et 2017 pour la collection Archivos (Poitiers / Alción Editores)1, nous avons été amené à consulter plus de 4000 manuscrits de l’auteur. Possédés par le collectionneur Carlos Alberto Cruz, ceux-ci concernent les œuvres Purgatorio (1979), Anteparaíso (1982), El Paraíso está vacío (1984) et La Vida Nueva (1994).
L’un des « cahiers » contenus dans ce fonds de manuscrits, intitulé « Las Utopías » regroupe des manuscrits dactylographiés de poèmes inclus dans Anteparaíso (1982), en particulier des 14 poèmes de « Las playas de Chile » (issus de la série « Las Utopías »). Ce cahier a probablement été écrit en 1980, comme en atteste un courrier de Zurita adressé à son ami poète lui aussi, Gonzalo Rojas, le 2 août 1980 ; dans ce courrier que nous avons pu consulter, le poète évoque l’enthousiasme de plusieurs auteurs (Antonio Montero, Pedro Lastra, Óscar Hahn) concernant la lecture de « Las Utopías ». La présence de nombreuses ratures autographes, retouches et réécritures effectuées par le poète lui-même nous semblent particulièrement éloquente et nous permet de réfléchir sur les ratures d’auteur : « la rature est un effacement visible, un silence audible, et donc, une trace lisible » (Grésillon 1996). Ces effacements, silences et traces laissés par le poète attirent l’attention du généticien qui tâche de creuser derrière cette surface biffée afin d’extraire sons, mots et signifié. Zurita utilise deux des fonctions importantes de la rature dans ces documents dactylographiés : la rature de suppression et la rature de substitution, selon la classification de Pierre-Marc de Biasi (2011 : 123). Nous découvrons ainsi que, dans ces manuscrits dactylographiés, constitutifs de l’avant-texte de la série « Las Utopías », « chaque ouverture du temps commence par la rature, continue dans le silence de la quête et est conclue par un remplacement ou un blanc » (Willemart 2009 : 39). La rature chez Zurita serait donc une sorte d’empreinte et d’étape permettant d’aboutir à une version définitive d’un texte en perpétuelle évolution.
« Las Utopías » est une section d’Anteparaíso qui comprend 17 poèmes : « Zurita », « Las playas de Chile » I à V, « Las espejeantes playas », « Las playas de Chile » VII à X, « Las playas consteladas », « Las playas de Chile » XII à XIV, « Las utopías », « Y volvimos a ver las estrellas »2. La voix lyrique y chante un rêve sous forme d’épisodes où s’entremêlent un sujet poétique recroquevillé sur la plage et l’ensemble des habitants du Chili à travers un jeu verbal construit autour de la dislocation syntaxique et de la confusion des sujets grammaticaux (les plages / les Chiliens / le sujet lyrique singulier). 96 documents dactylographiés sont disponibles pour les poèmes allant de « Las playas de Chile I »3 à « Las Utopías » (titre de la série et du dernier poème de celle-ci) dont 36 comportent des ratures plus ou moins nombreuses ; elles sont manuscrites moyennant l’usage d’un crayon à papier, d’encre noire ou bleue et sous la forme d’un tracé, faites à la machine à écrire sous forme de « x » répétés, réalisées à partir de liquide correcteur ou encore, dans le cas du troisième tapuscrit de « Las Utopías », d’un fragment de papier collé sur le titre ainsi substitué.
Nous souhaiterions donc pénétrer, pour reprendre la terminologie de Pierre-Marc de Biasi, dans « l’univers de la rature » zuritienne (2011 : 121), caractéristique de la phase rédactionnelle de son œuvre ; si notre choix s’est porté sur cette série appartenant à Anteparaíso, c’est en raison, d’une part, du nombre important de tapuscrits et, d’autre part, de l’époque de rédaction de ceux-ci en plein cœur de la dictature de Pinochet. Les fragments raturés de ces tapuscrits zuritiens ne constitueraient-ils pas une volonté de réduire les mots au silence tout en leur permettant, paradoxalement, de regorger de signifié ? Pour répondre à cette interrogation, notre article se divisera en quatre axes : le premier s’intéressera à la façon dont le texte manuscrit est allégé ou complété par les retouches effectuées, avant d’examiner les ajouts révélateurs d’un souci de précision ; puis nous étudierons les métamorphoses du texte et de l’espace géographique-politique à travers les ratures et démontrerons que ratures et réécritures font du manuscrit zuritien un texte mobile.
1. Alléger ou compléter le texte
1.1. Disparition du lien énonciatif entre les marqueurs grammaticaux yo / tú, yo / usted
L’aspect visuel de ses textes étant fondamental pour Raúl Zurita, nous découvrons que certains fragments, syntagmes ou mots sont éliminés par des ratures dans un souci d’allègement. Ainsi, dans le premier des quatre tapuscrits de « LPDC I » nous découvrons à la strophe v. la rature suivante :
v.
Te digo queeEse era el resplandor de sus propias llagas
abiertas en la playa4
La phrase principale « Te digo que » (« Je te dis que »), par laquelle la voix lyrique tente d’entrer en communication avec un interlocuteur, est biffée d’un trait noir. Par le biais du pronom complément « te », le Moi introduit dans son énonciation un interlocuteur absent du reste du poème. Par ailleurs, ce syntagme instaure une phrase au style indirect, ce qui réduit la portée du vers : en effet, comme l’écrivent Evelyne Amon et Yves Bomati « Le style indirect, par sa forme détournée, atténue la force dramatique de la parole » (1990 : 114). La transformation par la rature d’un style indirect en un style direct donne ainsi toute sa force à l’évocation du resplendissement des plages du Chili. Par conséquent, la rature, loin de réduire au silence, permet au contraire au sens de jaillir de la tournure grammaticale.
Si dans le cas que nous venons d’analyser, nous découvrons une rature de suppression, dans d’autres cas l’allègement se fait par une rature de substitution. Dans le deuxième tapuscrit de « LPDC II », parmi les trois ratures que comprend celui-ci, l’une concerne de nouveau le lien entre énonciateur et interlocuteur, ce dernier étant non plus tutoyé mais vouvoyé :
iii. Por eso el firmamento entero resplandecía haciéndose
luz en las playas
de Chilesus ojosdonde yo y Ud. somoslímpidos amanecientes
límpidos
para que hasta en la otra vida puedan festejar
la costa en que se abrazaron cantando esos dichosos5
La rature « dépersonnalise » le discours poétique qui prend ainsi une valeur davantage universelle, faisant disparaître la première personne du pluriel (« donde yo y Ud. somos / límpidos »), attribuant au possessif « sus ojos » la caractéristique de limpidité et insistant sur la force de l’image visuelle suscitée chez le lecteur.
1.2. Eliminer les redondances
Dans le cas de la strophe vi. du manuscrit 1 de « LPDC I », il s’agit d’éradiquer un pléonasme et d’éviter toute prétérition ou redondance :
vi. Ese era el
luminosorelumbrar de todas las playas que
sólo allí les saludaron la lavada visión de sus ojos6
Le rayonnement (« relumbrar ») se suffit à lui-même et ne requiert pas d’adjectivation superflue. Le vers s’allège et atteint sa portée signifiante. Cette métamorphose du texte est d’ailleurs maintenue dans les trois manuscrits suivants, dépourvus quant à eux de ratures, ainsi que dans la version imprimée, le poète étant apparemment satisfait de la retouche effectuée.
Dans le dactyloscrit 2 de « LPDC III », l’une des ratures à l’encre bleue attire notre attention à l’avant-dernier vers :
iii. porque nadie les dijo del mecerse de las playas
deen que nosotros
Chileen que el mismo universonoessomos más queuna
briznas de hierba enverdeciéndo
nos el horizonte toda la patria para que aquí
queno haya hombre alguno que no aplauda cantando
esas playas
que nuestros ojos vieronque miramos esparcidas
bajopor el viento7
Les sept syllabes « que nuestros ojos vieron » sont réduites par le biais de la rature et de la réécriture à quatre syllabes « que miramos ». La métonymie disparaît au profit d’une observation effectuée par le locuteur collectif maître de son énonciation et de l’action qu’il évoque tandis que le rythme créé par cette suppression donne au texte une légèreté due non seulement à la présence du vent mais aussi à la division des deux derniers vers en quatre séries de quatre syllabes (« esas playasque miramosesparcidaspor el viento »), la préposition « bajo » étant remplacée par « por ». En outre, les allitérations d’occlusives bilabiales [p] et [m] semblent reproduire, par le biais des sonorités, l’éparpillement de monceaux de plages aériennes.
2. Les ajouts : un souci de précision
Si les ratures visent, dans les exemples cités ci-dessus, en grande partie à réduire l’occupation graphique de la page, dans d’autres cas elles donnent lieu à des ajouts dans un souci de précision de la part du poète. Dans le troisième tapuscrit de « LPDC IV », la strophe est biffée en de nombreux endroits, les ratures et réécritures allégeant ou complétant le texte
biffé :
iii. Por eso
hastani los sueñosamarizaron sobre elsombrearon las cruces de esecCalvario
donde clavado extendido Chile
en que el INRInosones sino suspropiassombras
remando frente a estas playas y
donde nunca hubo
nadie que les clavara una cruz en las quimeras
maldiciente
ss demanicomioslocura como siellos mismos nonadie hubiera visto nunca
pudieran pegarnosclavarse un celeste de horizonte en los ojos8
Ainsi, si au départ on lit : « Por eso hasta los sueños amarizaron sobre el Calvario de Chile en que el INRI no son sino sus propias sombras remando frente a estas playas », la réécriture modifie le texte par des ajouts souvent placés en interligne : « Por eso ni los sueños sombrearon las cruces de ese Calvario donde extendido Chile no es sino su propia sombra remando frente a estas playas ». Le Calvaire est désormais affublé explicitement de croix tandis que le Chili est défini par son extension à travers une adjectivation (« extendido »). D’autre part, le pluriel de départ, « sus propias sombras » devient singulier. Le Chili va donc occuper une place centrale dans la strophe raturée ; la réécriture met l’accent sur le chemin de croix traversé par le pays et sur l’obscurité moyennant le changement du verbe « amarizar » en « sombrear », intensifiant de la sorte l’atmosphère obscure et le danger planant sur le Chili.
Les ajouts servent parfois également à préciser une localisation ; dans le tapuscrit 2 de « LPDC III » déjà cité, on découvre une rature et sa réécriture comportant l’adverbe de lieu « aquí » : « iii. porque nadie les dijo del mecerse de las playas de en que nosotros /Chile en que el mismo universo no es somos más que una / briznas de hierba enverdeciéndonos el horizonte toda la patria para que aquí / que no haya hombre alguno […] »9. Le Moi poétique, par cet ajout placé sur la même ligne, s’implique davantage dans son énonciation, insistant sur l’espace auquel il appartient, créant une proximité géographique et situant de façon plus concrète la scène chantée. Dans le cas des ajouts, le manuscrit sort donc de son silence, cherche la précision et comble graphiquement les vides, n’empêchant pas pour autant l’implicite ; en effet, si l’adverbe « aquí » ancre la scène dans un espace proche du locuteur, il n’en demeure pas moins toujours vague, les frontières de cet « ici » n’étant pas clairement délimitées.
Ce souhait de précision est également visible dans le huitième tapuscrit de « LPDC III » où un ajout est à son tour biffé : « i. Todo Chile era una brizna se iba haciéndose unaera una línea de pasto de hierba bajo el viento »10. Après avoir fait le choix d’une forme progressive par un ajout en interligne supérieur (de l’« era » on passe à « se iba haciendo ») qui évoque la progressive transformation du Chili en brin d’herbe, le poète, par le biais d’un repentir, barre cette forme verbale et opte de nouveau pour l’imparfait « era ». Toutefois, si la forme verbale – et donc la durée de l’action – est finalement intouchée, c’est l’évocation spatiale et paysagère qui est modifiée et s’élargit, passant d’un brin d’herbe à une ligne d’herbage, modification conservée dans les tapuscrits postérieurs et la version imprimée. L’extension temporelle (« se iba haciendo »), choisie au départ par le poète dans sa première réécriture-ajout, est abandonnée au profit d’une extension spatiale (« línea de pasto ») plus signifiante, permettant au reverdoiement de prendre de l’ampleur.
Ratures et réécritures possèdent donc une forme de double « entonnoir » permettant un passage de la réduction à l’amplification et vice-versa, tant du point de vue graphique que des images employées, ces dernières jouant également sur le passage de la brièveté à la longueur.
3. Métamorphoses du texte et de l’espace géographique-politique à travers les ratures
3.1. Le Chili raturé
Dans le tapuscrit 2 de « LPDC II » déjà cité plus haut, on découvre la rature « Chile », nom de pays remplacé par « sus ojos » (« ses / leurs yeux ») : « iii. Por eso el firmamento entero resplandecía haciéndose / luz en las playas de Chile sus ojos »11. S’agirait-il, dans ce cas précis, de dé-localiser le discours lyrique en l’ouvrant à l’universel et, en même temps, en reliant plages et yeux du sujet ou des sujets poétiques (le possessif « sus » étant à la fois à la troisième personne du singulier et du pluriel), de susciter une association entre l’espace naturel et les êtres qui le peuplent ? Nous ne pensons pas qu’il s’agisse véritablement d’une auto-censure du poète étant donné les titres explicites des poèmes « LPDC » associant le discours lyrique à un cadre géographique précis ; nous pourrions toutefois interpréter cette rature comme la dénonciation d’une tentative d’effacement par la Junte du Chili incarné par l’Unité Populaire d’Allende et d’un musellement de toute expression dissidente, c’est-à-dire d’une tentative de réduire l’opposant au silence. Il s’agirait surtout, par cette rature et cette réécriture apparemment silencieuses, d’intensifier les jeux verbaux, la confusion singulier / pluriel et d’accentuer la polysémie interprétative. Par ailleurs, il est intéressant de constater que, si dans ce deuxième tapuscrit, le Chili disparaît, il refera son apparition à travers le terme « patria » qui remplacera « firmamento » et ce à partir du tapuscrit 7 du même poème, après être passé par la case « universo » :
iii. Por eso el universo entero resplandecía haciéndose luz
en las playas de sus ojos y donde yo y usted
somos delirantes las fiestas que miraron
para que hasta nuestros jamaces [sic] encuentren
la playa en que se abrazaron cantando esos dichosos (dactyloscrit 6)
iii. Por eso la patria resplandecía irguiéndose desde el
polvo como una irradiada en las playas de sus ojos
relucientes para que hasta los muertos puedan ver
la costa en que se festejaron cantando esos dichosos (dactyloscrit 7)12
La version imprimée, quasi identique, remplacera le gérondif « irguiéndose » (« se hissant ») par « levantándose » (« s’élevant ») et le vocable « los muertos » (« les morts ») par « los sepultos » (« les inhumés ») (Zurita 1982 : 26).
Le tapuscrit 2 de « Las Utopías » utilise également la rature de la façon suivante :
ii. Todas las playas de la patria pudieron ser Chartres pero
sólo fueron las playas
chilenasde Chile13
En fait, ce remplacement est plus énigmatique puisque l’adjectif féminin pluriel « chilenas » est substitué par le complément du nom « de Chile ». Nous pouvons penser que le poète a souhaité reprendre, comme en écho, le leitmotiv titulaire « Las playas de Chile » en insistant sur l’attribution (ces plages appartiennent au Chili) plutôt que sur l’idée de nationalité. Dans le tapuscrit 1, strophe ix., le lieu « Chili » est barré et remplacé par « la Patria » à l’encre noire et avec une majuscule. Le poète donne une connotation davantage affective au terme choisi qu’il avait remplacé dans la strophe précédente par le possessif « su Ruego », la supplique engendrant un phénomène inouï de luminosité et d’ascension :
viii. Hasta los ciegos podrían haber visto allí el radiante
ascender de
la patriasu Ruego
ix. Silenciosos todos habríamos visto entonces al firmamento
entero levantarse jubiloso iluminado como una capilla
tendiéndonos el Amor Flameante de
Chilela Patria14
3.2. Omniprésence de la patrie : rature et réécriture
Cette obsession envers la patrie – dont le terme apparaît dans plusieurs cas de ratures de substitution – vise à lui redonner son sens premier d’attachement affectif (le pays où l’on est né ou la communauté à laquelle l’on appartient en tant que citoyen), luttant ainsi contre la récupération et la déformation par la Junte de ce concept. Zurita explique dans un entretien qu’il nous avait accordé pour la revue Caravelle :
Avant le coup d’État, comme tout jeune intellectuel avant-gardiste, je ressentais un profond mépris pour le mot « patrie », c’était une chose dépassée. Mais quand s’est produit le coup d’État, […] quand les fascistes nommaient autant le Chili, la chanson nationale, alors j’ai senti qu’il me fallait lutter pour la préservation des véritables contenus du mot. Il a récupéré son sens, et ça c’était quelque chose qui me tenait beaucoup à cœur (Santini 2009 : 217)15.
Les dactyloscrits prouvent ce souhait de « lutter pour la préservation des véritables contenus du mot » patrie. Dans le tapuscrit 2 de « LPDC III » déjà cité, le syntagme « enverdeciéndonos el horizonte » (« verdissant notre horizon ») est remplacé, après une rature de substitution et une réécriture en interligne, par « enverdeciendo toda la patria » (« verdissant toute la patrie »). Implicitement et par le biais de la rature, l’horizon et la patrie sont intimement liés ; le premier, suggérant l’idée d’espérance, est remplacé par la patrie verdoyante qui retrouve ses couleurs et les valeurs qui la caractérisent, après que celle-ci a été détournée par la Junte de ses fonctions originelles. Le premier des deux dactyloscrits de « LPDC IX », qui se construit essentiellement autour d’un allègement du texte, révèle également un désir de lutter contre ce qu’Andrés Morales appelle, concernant la poésie écrite pendant la dictature, « la perte de la patrie » (2012)16, déplorée dans de nombreux poèmes écrits entre 1973 et 1989 : ainsi, en sus d’autres ratures et réécritures éloquentes, la rature « se habrían abierto (alzado) entonces como la consteladas frente a ellos de la patria » nous semble particulièrement intéressante17. L’adjectif « consteladas » (« constellées ») se transforme en adjectif substantivé (que nous traduisons pas « la constellante ») auquel est associé le complément de nom « de la patria ». Par conséquent, la rature et la réécriture donnent lieu à un nouveau texte et ouvrent de vastes horizons interprétatifs. Le texte se relie au registre patriotique et le Moi lyrique attribue à la patrie la capacité à s’élever et à rayonner, luttant ainsi contre les ténèbres de la dictature et le mutisme auquel elle veut soumettre toute une population.
4. Un texte mobile
Ces ratures et les réécritures qui les accompagnent souvent donnent une grande mobilité au texte qui est, de fait, en métamorphose constante et combat une fois encore tout bâillonnement ou réduction au silence qu’elles pourraient tâcher de lui imposer.
4.1. Jeux synesthésiques
Par le biais de la rature et de la réécriture, le poète crée un texte qui sollicite les sens du lecteur, en particulier celui de la vue. Dans la strophe vi. du tapuscrit 3 de « LPDC I », on découvre deux ratures de substitution dont une liée au sens de la vue : « vi. Ese era el relumbrar de todas las playas que sólo recién allí / les saludaron la lavada visión de sus miradas ojos »18. Le mot « sus miradas » est barré puis remplacé au crayon sur la même ligne par le mot « ojos ». Hormis le fait que le vers soit ainsi plus court (15 syllabes au lieu de 16), le Moi lyrique met l’accent sur l’organe de la vision plutôt que sur le mouvement des yeux. Rappelons que le terme « ojos » est fréquent dans les écrits zuritiens et, dans le cas qui nous occupe, Anteparaíso puisque c’est à travers l’évocation de l’œil que le poète chante les spectacles oniriques des plages, cordillères et déserts en mouvement. Par ailleurs, l’œil est également chez Zurita l’organe victime de l’auto-agression qu’il s’inflige lui-même en 1980 afin de s’imaginer, sans pouvoir les voir, les vers du poème « La vida nueva » (« La vie nouvelle ») qu’il réalisera dans le ciel de New York en juin 1982.
Donnons un deuxième exemple de ces ratures-réécritures liées au sens de la vue. Le tapuscrit 7 de « LPDC XII » joue sur les variantes de l’adjectif « blanco » en remplaçant le complément du nom ou indiquant la matière (« de sueños ») par l’adjectif « blanquecinas » en interligne (strophe 1) et le gérondif « abriéndonos » par « blanqueciéndonos » (strophe iv) :
Lejos no miraron las obscenas playas:
hasta sus súplicas se hacían sal
en esas
tormentashuellasde sueñosblanquecinas […]
iv.
eEn que nadie les dijo del irse de esta vida y la
otra en una Solitaria Oración en la marejada y donde
errado es Chile entero el que se viene remando hasta
sus mismas playas tembloroso frente a sí como un
manto de sal
abriéndonosblanqueándonos las obscenas costas del horizonte19
L’invasion de la non-couleur blanche, déjà connotée par la présence du sel, se substituant au rêve et à l’idée d’ouverture, crée un tableau monochrome sur lequel il devient possible de peindre une nouvelle scène, un peu à l’instar des ratures permettant une réécriture du poème en mouvement constant ; d’ailleurs, dans le dernier tapuscrit du poème, « esas huellas blanquecinas » deviendront « esas costas rasgadas » (« ces côtes déchirées ») tandis que le gérondif « blanqueándonos » sera maintenu. Tel un manuscrit raturé puis froissé ou détruit, les côtes du Chili, après avoir pris la forme de « tormentas de sueños », de « huellas blanquecinas » et de « costas perdidas » dans les tapuscrits de ce poème, deviennent déchirées et décomposées par la force de l’imagination.
4.2. Mouvement spatial
Cet espace est lui aussi en mouvement permanent tant dans les descriptions du Moi lyrique que dans les mutations que lui imposent les ratures et réécritures. Prenons le cas du mouvement spatial évoquant l’idée d’ouverture : dans le premier tapuscrit de « LPDC IX », nous avons eu l’occasion de voir que le participe « abierto » (« ouvert ») est remplacé par « alzado » (« élevé »), ensuite mis entre parenthèses avant d’être finalement repris dans la version imprimée (« Entonces tTodas las playas de Chile se habrían abierto (alzado) entonces como la consteladas frente a ellos de la patria »)20. L’ouverture des plages rappelle intertextuellement celle de la Mer Rouge dans la Bible qui laisse passer les Israélites avant de se refermer sur leurs poursuivants. Ce mouvement d’ouverture horizontale est substitué par celui vertical d’une montée des plages, qui ne perd en rien sa force évocatrice ni son lien avec les épisodes bibliques puisque l’ascension rappelle celle du Christ dans le livre des Actes.
C’est dans le tapuscrit 9 de « LPDC III » que l’on retrouve la substitution en interligne du verbe « abrirse » suite à une rature :
ii. Por eso Las playas fueron se hicieron entonces entonces esas espigas abriéndose esparciéndose
en el horizonte reverdecidas allá lejos mecidas
por el viento21
Cette fois-ci c’est l’idée de dissémination et de pulvérisation, conservée dans les tapuscrits suivants et dans la version imprimée, qui remplace l’ouverture des « épis » assimilés aux plages. L’auteur opte pour l’évocation de la propagation du reverdoiement des plages du Chili, suggérant par là même celui du Chili dans un chant utopique ou uchronique consacré au retour de la démocratie, encore absente en 1980/1982, dates de composition et de publication de ces poèmes d’Anteparaíso. La rature et la réécriture ouvrent donc un champ interprétatif aussi vaste que les territoires et espaces présentés dans les vers zuritiens.
Conclusion
Nous passons donc, dans ces tapuscrits zuritiens, et pour reprendre les termes de Raymonde Debray-Genette :
de la notion de finitude (le texte, comme dernier état arrêté, que ce soit par la volonté de l'écrivain ou par le hasard), à celle de finition (le texte comme point de perfection, ou même simplement de saturation) ; plus encore à celle de finalité (le texte comme lieu d'accomplissement de projets définis à l'avance (mentalement ou ouvertement) (1977 : 20-21).
Entre « finitude », « finition », « finalité », le manuscrit zuritien révèle par ses ratures, ses tâtonnements, ses réécritures et ses choix une quête de fluidité, une volonté de peser chaque mot, de trouver les termes les plus percutants, de jouer sur les sons, les teintes, le rythme et la force évocatrice des images employées. Ces ratures qui jaillissent de la page manuscrite vainquent en réalité le silence qu’elles pourraient sembler vouloir imposer au texte.
Ainsi, l’allègement que représentent parfois ces ratures, lorsqu’elles sont dépourvues de réécriture, ne signifie pas silence interprétatif. Au contraire, le lecteur-généticien s’interroge sur les raisons de l’élimination graphique qui permet d’élaborer une réflexion scientifique enrichie et renouvelée par rapport à l’analyse du texte imprimé et qui confirme ce qu’écrit Jean-Louis Lebrave dans on article « Lecture et analyse des brouillons » : « On ne saurait réduire les ratures des brouillons à des ratés » (1983 : 11). Ces ratures contribuent d’ailleurs à mettre en œuvre ce qu’Élida Lois appelle « l’interprétation du processus scriptural » (2005 : 135)22. Effectivement, ces ratures suggestives, ouvertes à une pluralité d’interprétations et permettant de découvrir le « processus scriptural » de Zurita, nous amène à considérer que le support dactylographié de la série « Las Utopías » et, en particulier, des poèmes « Las playas de Chile », ne ferait qu’un avec ces mêmes plages du Chili oniriques : en effet, l’espace textuel du support papier est mutant, biffé, retouché, raturé, parfois allégé par des ratures dépourvues de réécriture, et s’apparente à l’espace géographique côtier, lui-même espace-manuscrit en expansion, mobile, ouvert, léger et ascendant, blanchi, recoloré et, à son tour, en mutation constante.