Le traitement du silence dans l’espace chorégraphique étatsunien au XXe siècle : vers la primauté de la danse

Résumés

Nous analysons dans cette étude diachronique le lien entre le silence et la danse théâtrale nord-américaine au XXe siècle. Certains chorégraphes étatsuniens sont sensibles à l’absence de musique. Le silence donne toute son importance au mouvement non parasité par la partition musicale. Les artistes expérimentent par l’interactivité (danse-contact), la mise en scène du mouvement (danse postmoderne), cherchant à exposer le silence afin d’esthétiser l’environnement chorégraphique. Le public est invité à participer à l’acte créatif, et à analyser la complexité de la conception chorégraphique. En étudiant les divers aspects et effets du dialogue entre danse et silence, cette réflexion montre à quel point la liberté apportée par l’improvisation, la théâtralité et la musicalité du corps, ainsi que les procédés chorégraphiques, fonctionnent à l’unisson pour mettre en avant la notion de présence dans la performance.

This paper is a diachronic study of the link between silence and dance in North American theatrical dance in the 20th century. It focuses on the dialogue set up between silence and choreography. It examines the role of silence in the light of theatricality. Some choreographers have a particularly acute sensitivity to the absence of music. In that case, silence reveals the importance of the presence of movement. They experiment with various ways of emphasizing the quality of movements through interactivity (contact improvisation), staging (postmodern dance), trying to showcase silence in order to aesthetize the choreographic environment and bring the audience to take part in the creative process and analyze the complexity of design in dance. By studying the various aspects and effects of the dialogue between silence and the visual dimension, this paper aims to show how the freedom of improvisation, the theatricality and musicality of the body, as well as the choreographic devices work together so as to make the notion of presence central to the performances. Dance and silence may be closely intertwined, setting the stage for the viewer’s awakening and analyzing.

Plan

Texte

Introduction

Liée à l’histoire de la musique, la danse attend le XXe siècle aux États-Unis pour exister individuellement grâce à l’influence d’artistes comme le chorégraphe Merce Cunningham et le musicien John Cage. Certains artistes pensent la création chorégraphique en lien d’interdépendance avec la composition musicale et ne conçoivent la danse qu’associée à la musique : les collaborations entre Tchaïkovski et Petipa, Béjart et Pierre Henry en Europe, et celles entre Cage et Cunningham, Graham et Horst, Balanchine et Stravinsky, Forsythe et Willems aux États-Unis en sont d’excellents exemples. Pour d’autres, cette création doit être indépendante et les arts deviennent alors autonomes. Certains danseurs travaillent en silence pour libérer l’art chorégraphique de la tutelle des partitions musicales. En effet, depuis l’apparition de la danse classique, la danse était intimement associée à la musique. De nombreux compositeurs créaient des musiques spécifiquement pour les ballets : Tchaïkovski et Petipa collaborèrent pour des œuvres du répertoire (La Belle au bois dormant, Casse Noisette, Le Lac des cygnes).

Certains dansent sur des musiques préexistantes en créant la chorégraphie sur la structure musicale : Béjart avec Beethoven, Stravinsky, Boulez ; Balanchine avec Stravinsky, Prokoviev, Tchaïkovski, Ravel ; Paul Taylor avec Bach, Haendel, Haydn. Martha Graham commande ses musiques à des compositeurs contemporains en donnant à la chorégraphie un rôle prédominant. D’autres peuvent commander une musique originale qu’ils suivent pas à pas ou de manière anecdotique. Chez Balanchine, la danse suit la musique et chez Graham, la musique suit la danse. Balanchine crée un lien très strict entre la musique et la danse en synchronisant l’articulation de ses phrases chorégraphiques sur les courtes séquences musicales de Stravinsky ; il répond chorégraphiquement à la musique stravinskienne : la chorégraphie visualise les structures musicales profondes. La musique de Stravinsky fixe un cadre précis que Balanchine doit respecter. À l’intérieur de ce cadre, le chorégraphe choisit les éléments musicaux qui sont traduits en mouvements : il peut mettre en relief la ligne mélodique, le rythme, les effets instrumentaux, les reprises thématiques. Le partage du temps, de la durée des passages musicaux et chorégraphiques est le principe fondamental de la collaboration entre Balanchine et Stravinsky. Graham, de son côté, écrit dans son autobiographie « Il me paraît important de rappeler que la danse n’interprète pas la musique ; la musique est un décor pour la danse. » (Graham 1992 : 188) Le musicien John Cage propose à Merce Cunningham de travailler séparément d’après une structure rythmique, puis de mettre en commun leur travail pour la représentation. Partageant le même souci de liberté par rapport à la musique, Alwin Nikolaïs préfère composer lui-même son propre environnement musical, de manière électronique ou avec des percussions. Carolyn Carlson, sa disciple, conçoit la musique comme une atmosphère sonore dans laquelle elle peut évoluer, ajoutée à la magie du spectacle.

Le rapport à la musique est important et semble même primordial dans l’univers chorégraphique. Pourtant, nombreux sont les chorégraphes étatsuniens qui s’intéressent à la danse dans un environnement silencieux. En effet, dès le début du XXe siècle, une artiste nord-américaine installée en Europe, Isadora Duncan, dérange le rapport de la danse à la musique en s’exprimant en mouvements sur des musiques symphoniques, non écrites pour la danse, ou en évoluant sur du silence. La théâtralité du silence est alors constitutive du projet esthétique de l’artiste.

Á travers l’examen de travaux précis et les écrits de chorégraphes étatsuniens, nous allons étudier diverses hypothèses d’interprétation de ce phénomène de théâtralisation du silence, en adoptant une démarche diachronique. Le sujet est très peu abordé dans les études et notre réflexion se basera sur les écrits des chorégraphes étatsuniens qui ont réfléchi à la question. La chorégraphe nord-américaine Doris Humphrey explique dans son ouvrage The Art of Making Dances que, dans certaines sphères, la musique romantique est considérée comme le seul style de musique convenant à la danse ; dans d’autres sphères, on pense le contraire. La danse entretient des liens étroits avec la musique et pour de nombreux maîtres de ballet, il est judicieux que le phrasé musical coïncide avec le rythme de la chorégraphie. D’autres, au contraire, se concentrent sur le mouvement dansé. En bref, il existe une grande diversité d’approches. Le rapport à la musique ou à la non musique diffère d’un chorégraphe à l’autre. On peut danser avec ou sans musique, avec ou sans orchestre, collaborer avec un compositeur pour la création d’une œuvre chorégraphique, créer en autonomie, improviser sur scène une musique d’accompagnement, attacher de l’importance à l’environnement sonore non musical.

Notre étude se concentrera sur les chorégraphes pré-modernes, modernes et postmodernes étatsuniens. Convaincus d’avoir quelque chose de nouveau à apporter à l’art de la danse, les pionniers de la danse moderne puis les modernes rejettent les codes académiques. Pour eux, la danse est une expression qui puise ses sources dans l’âme humaine, elle est construite à partir de l’être intérieur. Avec les modernes, le mouvement chargé de puissance dramatique aborde de véritables introspections dansées. Pour la plupart des œuvres modernes, les relations à la musique se sont ouvertes mais sans subir de bouleversement radical par rapport au classique. Alors que les modernes rejettent la domination de la musique sur la danse, Cunningham affirme que rien ne lie un langage à l’autre : la danse, la musique et les décors se déploient parallèlement, ne partagent que le découpage temporel. Les années soixante connaissent des mouvements de contestation : le propos de l’art se déplace du produit à l’acte. Les chorégraphes postmodernes se situent en rupture avec deux histoires artistiques : celle du ballet classique et celle de la danse moderne. Ils révèlent les qualités essentielles de la danse comme forme d’art en reconnaissant le matériau employé. Après ce bref rappel historique, nous nous demanderons si les chorégraphes modernes et postmodernes adoptent un rapport au silence ou à l’absence de musique similaire, si leurs objectifs sont communs.

Pourquoi certains chorégraphes ont-ils recours au silence ? Que signifie le silence en danse ? Une danse silencieuse avec des mouvements silencieux dans un environnement silencieux ; une danse dans un environnement silencieux avec des mouvements audibles ; une danse sans musique mais dans un environnement sonore marqué ? Comment les chorégraphes nord-américains, du début du XXe siècle à l’époque postmoderne, traitent-ils de l’enjeu du silence dans la danse théâtrale ?

1. Primauté de la danse sur la musique

1.1. L’écoute intérieure

La danse possède des affinités avec la musique : le musicien compte, le danseur compte. Serge Lifar écrit, dans son ouvrage Traité de la danse académique, que par son rythme propre, la danse se suffit à elle-même, la musique ne lui est pas fondamentalement un support indispensable dont elle ne puisse se passer.  Pour Lifar, la danse possède assez de ressources expressives pour se dispenser de la collaboration de la musique. Il insiste sur la capacité de la musique à être autonome. D’ailleurs, même avec un accompagnement musical, la danseuse peut se détourner du rythme de la partition et ne pas copier les accents de sa danse sur les accents musicaux lorsqu’elle utilise un support musical. La danse, langage silencieux, est en effet porteuse d’affects et génératrice d’effets ; elle est dotée d’une valeur esthétique et expressive. La danse parle ; elle parvient à se faire entendre. Même lorsque la danse se déroule en silence, la musicalité existe, elle vient du rythme accordé au mouvement et de l’énergie des danseurs. En effet, un danseur doit être musical, comme le souligne Loïe Fuller au début du XXe siècle : « Une grande danseuse n’a pas besoin de musique, car la musique la limite dans ses mouvements et ce n’est pas la liberté entière, et la plus grande danseuse a besoin du plus de liberté possible.1 » (Fuller 2002 : 171. En comparant la danse et la musique, elle constate que la danse est une musique à part entière. Le mouvement est un instrument avec lequel la danseuse jette dans l’espace des vibrations et des vagues de musique visuelle : « Il exprime toutes les émotions humaines et divines, c’est la danse.2 » (Fuller 2002 : 171) Dans l’esthétique fullérienne, le rythme de la danse ne surgit pas de la musique mais de la lumière : la danse est l’art rythmique de la lumière. Celle-ci induit le rythme et sert de métaphore à la composition dramatique.

Isadora Duncan prend beaucoup de distance par rapport aux contraintes académiques et affirme sa décision de danser sur des musiques non écrites pour le ballet, afin de ne pas se sentir emprisonnée par la partition, de laisser son corps s’exprimer naturellement, libéré de toute contrainte musicale, technique et scénographique. Pour elle, toute œuvre musicale source d’inspiration peut être dansée : elle évolue sur l’Iphigénie de Gluck, La Marche slave de Tchaïkovski, les Funérailles de Liszt, L’Enfance du Christ de Berlioz, elle improvise sur la musique de Chopin, de Brahms, de Mendelssohn, de Beethoven. La danseuse ne veut subir aucune pression en jouant avec la musique et en se jouant de ce que cette dernière pourrait lui imposer. Elle danse seule sur des symphonies dans leur totalité. Elle danse non pas sur la note mais à l’appel de la note, introduisant des décalages, des moments de suspension, une manière de respirer avec les pauses musicales. L’artiste instaure une espèce d’indépendance entre la danse et la musique. Il n’y a pas de rapport de mimétisme entre elles. Sa relation à la musique passe par l’écoute et la réponse à la musique. Les dissonances, les asymétries rythmiques interdisent à la chorégraphie tout agencement univoque, répondant au vœu de Michel Fokine d’une musique émancipée des conventions du ballet. Francis Steegmuller rapporte les souhaits de la danseuse : « J’aimerais que quelqu’un m’aide à apprendre plus de choses sur la musique, à étudier plus exactement les différentes relations qu’elle entretient avec la danse… Est-ce que la danse surgit de la musique, comme je le pense, ou bien la musique devrait-elle accompagner la danse, ou devraient-elles naître ensemble ? 3» (Steegmuller 1974 : 175), Mais c’est dans le silence qu’Isadora Duncan exauce son vœu de créer une danse libre et c’est dans le silence, concentrée sur l’écoute intérieure, qu’elle a trouvé en elle la révélation d’un rythme universel : le rythme de la respiration et le rythme émotionnel. En danse, on peut utiliser l’inspiration et l’expiration, on peut également respirer avec les pieds, les genoux, les bras, tout le corps. Le rythme émotionnel est plus universel, il peut être transmis dans un rythme respiratoire ou dans une séquence de gestes. Il est sujet à de nombreuses manipulations et combinaisons liées à d’autres facteurs : il existe une infinité de mouvements implicites dans cette partie du rythme. Le rythme respiratoire peut être régulier, mais le rythme émotionnel fluctue en variations dramatiques. Le rythme est issu de l’interprète lui-même, il ne reproduit pas un autre rythme, c’est une œuvre originale, ce n’est pas une copie, ni un calque. Une autre source de naissance du rythme, dans les danses d’Isadora Duncan, provient de ses observations de la nature : elle s’intéresse au mouvement des vagues qui lui inspire l’ondoiement. Pour Isadora Duncan, la danseuse doit être capable de comprendre les « mouvements rythmiques qui courent à travers la nature.4 » (Duncan 1923 : 64) Ses expériences, dansées dans le silence, lui permettent de découvrir de nouveaux mouvements. Elle parle de danse silencieuse comme une fin en soi, une danse qui se suffit à elle-même, un idéal.

1.2. L’importance du mouvement dansé

Après Duncan, les artistes rejettent le principe selon lequel la musique mène la danse. La musique peut être considérée avec suspicion car elle semble limiter le développement de la chorégraphie. Pour donner toute son importance à la danse, des chorégraphes modernes évoluent dans le silence. L’œuvre chorégraphique Sonata Tragica (1923), créée par Ruth Saint Denis et Doris Humphrey, est mise en musique par Edward MacDowell. Ruth Saint Denis constate, lors de la première, que l’œuvre peut être interprétée en silence sans perdre sa clarté artistique.

Doris Humphrey reconnaît que la musique a été son premier amour et qu’elle aurait préféré être compositeur plutôt que chorégraphe. Pour elle, « La danse est un art indépendant, sujette à ses propres lois.5 » (Humphrey 1987 : 134) Elle considère la danse comme un art libéré de la nécessité de suivre une structure musicale, libéré du décor, du poids de l’anecdote, de l’exhibition de prouesses techniques, du spectaculaire et des mouvements accessoires tout en étant assujetti aux exigences d’une structure formelle, et à la fonction de l’expressivité. La chorégraphe pense que « la Danse des Heures6 » ne convient certes plus à exprimer toutes ses humeurs et que la danse moderne exige d’être prise au sérieux par des musiciens sérieux. À l’occasion, elle se passe de toute musique, ou affectionne les effets sonores et les instruments bizarres. Elle observe : « Il y a des changements dans ses rapports avec les autres arts. » (Humphrey 1987 : 16) Á son avis, la danse ne doit pas suivre la musique pas à pas et, chorégraphier dans le silence, lui permet de donner toute son importance au mouvement dansé. L’interprète peut danser sur du silence ou rester immobile sur de la musique. Lorsqu’elle compose Day on Earth (1947) pour la compagnie de José Limón, sur la sonate pour piano d’Aaron Copland, le troisième mouvement de cette sonate est lent, plaintif avec une dynamique douce. Cette partie longue et fluide, sans accent principal, manque de tension d’un point de vue dramatique. Mais, afin de créer un contraste et de faire en sorte que la danse se démarque de la musique, la chorégraphe n’hésite pas à introduire des mouvements rapides qui ne correspondent ni au rythme, ni à la dynamique de la musique parce que, selon la danseuse, « La danse est un art entièrement différent, sujet aux lois physiques et psychologiques qui lui sont propres.7 » (Humphrey 1959 : 164) La danse marque son indépendance, semble lancer un défi à la musique, déjoue les codes musicaux et se joue des lois imposées par la partition. L’artiste n’adhère pas à la structure formelle de la musique et détermine le mouvement sur la base d’un phrasé émotionnel, proche du jeu d’acteur. La danse doit avoir quelque chose à dire qui lui appartient, et « une simple visualisation de la musique n’est pas suffisante pour lui donner naissance. 8» (Humphrey 1959 : 137) La chorégraphe est contre les comptes qui détournent le danseur du mouvement et de la sensation. Elle estime que « La danse peut se passer de sons et être faite en silence.9 » (Humphrey 1959 : 142) Les expérimentations de Doris Humphrey l’amènent à travailler en silence. Elle explique que « Cette approche était courante dans les années 1920 et 1930, dans le but, chez certains, de prouver que la danse est un art indépendant et autonome. » (Humphrey 1990 : 162) La danse sans musique, l’absence de sons lors d’un programme chorégraphique, a un effet contraire à celui qui est attendu. Cela ne signifie pas le vide, mais cela accroît la concentration et l’attention sur le mouvement. Les danseurs se suivent pour atteindre une unité surprenante et une exactitude car le corps parvient à mémoriser un rythme grâce à ses muscles. Une fois qu’une phrase de mouvements est acquise, elle est reproduite avec le même phrasé à chaque répétition. Dans Water Study (1928), pièce d’un groupe de quatorze danseuses, composée sans accompagnement musical, dans laquelle les artistes tombent puis se relèvent, accélèrent, sautent comme l’eau peut le faire, le seul son est produit par le martèlement des pieds au sol pendant les courses, rappelant le ressac. Á l’origine, cette œuvre fut intégrée dans une soirée appelée Americana où elle fut présentée avec un sol, des murs et un rideau d’avant-scène en cellophane, émettant divers sons lors des déplacements des interprètes. Humphrey étudie dans cette œuvre l’accompagnement par un chœur chantant à bouche fermée. L’absence de musique impose aux danseurs une écoute mutuelle ; le rythme, également important pour l’artiste, repose sur celui de la respiration, qui occupe une place centrale dans la technique de la danseuse. Comme chez Isadora Duncan, Doris Humphrey donne à la respiration et à sa dynamique fondée sur un rythme binaire d’inspiration et d’expiration, un rôle primordial. Chez elle, la notion de flux et de reflux est en réalité complexe. L’artiste observe, étudie le mouvement des vagues pour réaliser cette pièce et calquer le rythme sur celui de la nature. Elle compose avec le groupe plus qu’avec des corps individuels : le mouvement de la vague passe de corps à corps. Le groupe n’est pas à l’unisson et ne constitue pas une forme compacte ; chaque danseur possède une autonomie, véritable maillon de la chaîne, offrant une continuité à l’ensemble, une cohérence thématique sans support musical pour la renforcer. Dans Water Study, le rythme s’écoule en phrases naturelles. Il n’y a pas de compte pour tenir les danseurs ensemble dans le rythme très lent et ouvert, seulement la sensation de la longueur de la vague. Humphrey fonde son expérimentation sur l’observation du mouvement, à laquelle elle ajoute une analyse intellectuelle à la dictée des pulsations. L’essentiel de sa technique dérive de l’observation des jeux de gravité sur le corps humain : le corps lutte en permanence contre la gravité, il réagit aux forces opposées, à l’alternative Fall/recovery, chute et suspension, tomber et se reprendre. Cette idée, basée sur la réalité gravitaire, possède des contenus physiques et symboliques : Humphrey insiste sur le déséquilibre. Sa compréhension de la musique lui est toutefois utile, non comme un support de la danse, mais comme exemple. Elle pense qu’avec la nouvelle conception du groupe développée ces dix dernières années, la danse promet de trouver sa véritable stature. Elle compare les danseurs aux instruments de musique d’un orchestre. Pour elle, un groupe de corps est un instrument aussi varié que l’orchestre ; il offre au compositeur un matériau aussi riche pour accomplir la globalité de sa vision. Le nouvel ensemble possède les attributs architecturaux et impersonnels de l’orchestre, qui doivent être distingués des qualités personnelles, expressives et uniques nécessaires à la danse pour se placer plus sérieusement parmi les arts. Les membres du groupe doivent prendre conscience des uns et des autres, afin de pouvoir bouger sur le même rythme ; ils sont à l’écoute. Dans ce cas, il ne s’agit pas de son, mais de mouvement. Grâce au regard périphérique, le danseur observe discrètement les mouvements des danseurs proches de lui, adapte son rythme et ses pas sur ceux des autres pour être à l’unisson. La danse peut alors fonctionner seule, sans support musical, elle amplifie la concentration sur le mouvement. Humphrey joue parfois avec le silence et la musique, et, à ce titre, pense que le silence peut être bénéfique : « après toute une section sans musique, le son est neuf de nouveau et plus frais que s’il avait été continu.10 »  (Humphrey 1959 : 142) Le silence met en valeur la musique. Certaines chorégraphies commencent avec une section en silence. Dans ce cas, le silence permet à l’oreille d’être plus attentive aux sons à venir. Inquest (1942) est produite dans un théâtre ayant, en fond de scène, un escalier en bois menant aux loges. Pour donner l’impression de personnes arrivant de loin dans les rues d’une ville, tôt le matin, Humphrey fait monter ces escaliers à ses danseurs qui apparaissent alors sur le plateau. Les seuls sons proviennent de leurs chaussures sur le bois dont le martèlement au sol donne naissance à un rythme spécifique incitant les interprètes à faire des mouvements organisés. Cette mise en scène est d’une extraordinaire efficacité : l’obscurité du plateau simplement éclairé par une lumière faible permet de mettre en valeur la chorégraphie. Produire ce spectacle ailleurs aurait été difficile. « C’est au chorégraphe de saisir les occasions spéciales comme celles-ci et d’en tirer profit avantageusement.11 » (Humphrey 1959 : 143) Dans There Is a Time (1956), de José Limón, l’artiste consacre une longue section à la parole et une autre au silence : « Il y a un temps pour parler et un temps pour rester silencieux. 12» (Humphrey 1990 : 164) Il y a un temps pour semer et un temps pour cueillir, un temps pour rire et un temps pour pleurer, pour le chorégraphe qui peint le cycle de la vie symbolisé par l’image du cercle. Cette pièce alterne entre des parties exécutées avec des mouvements silencieux (« silent movements ») puis une partie, où les interprètes frappent dans leurs mains et sur leurs cuisses pour exprimer le temps de parole. L’accompagnement sonore consiste également en une série de bruits renforcés par un chœur de personnes applaudissant et frappant sur du bois, hors scène. Les bruitages aident les efforts du chorégraphe à rendre la danse plus expressive que si elle avait été effectuée dans un silence total. La partition du compositeur Norman Dello Joïo regorge de silences, copiant la danse. Dans un duo, une danseuse utilise le rythme de sa propre respiration pour que la poitrine de son compagnon soit synchrone avec elle, l’arc dessiné par leur poitrine se détache sous une lumière qui passe d’un blanc cru à un rose doux. Ce passage est efficace en lui-même mais la reprise de la partition musicale, un legato à cordes, à la fin, constitue un contraste saisissant.

Une autre artiste moderne bouleverse la tradition d’équivalence entre la danse et la musique. Pour créer, Martha Graham commence à travailler en silence en esquissant des mouvements avant d’avoir trouvé la musique. Puis, elle propose au musicien la structure d’une idée en lui fournissant un scénario détaillé, une espèce « d’armature » (Graham 1992 : 191). Après que la danse a trouvé sa structure rythmique, le compositeur peut intervenir. Marie Marchowsky, danseuse de la compagnie de 1934 à 1940, citée par Marian Horosko, témoigne : « Louis regardait la danse, enregistrait les comptes, puis revenait avec une partition musicale qui correspondait merveilleusement. 13» (Horosko 2002 : 42) Persuadée que la musique possède sa vie et son caractère propre, Graham ne regarde plus le scénario lorsque la musique arrive et elle ne compte pas car « Je travaille, dit-elle, selon le phrasé de mon corps. » (Graham 1992 : 193) Avec Graham, les relations structurelles entre la musique et la danse évoluent : la musique doit servir la danse, être composée pour la danse. Elle vient même souvent après la danse. On ne parle plus de traduction de la musique en mouvements ni d’équivalence entre la musique et la danse ; on parle de parallélisme et de correspondance. Graham interprète la musique différemment de ce qu’elle dit intrinsèquement : l’artiste chorégraphie parfois ses passages les plus lents sur les sections musicales les plus vives. Le contraste est adapté au livret, il souligne l’intention. De même pour les passages dansés sans accompagnement musical : le silence fait ressortir la signification dramatique du mouvement. C’est un moyen pour la chorégraphe de théâtraliser la danse : Graham ne considère pas les danseurs comme des danseurs ni le mouvement comme du mouvement. Chaque mouvement, chez elle, devient un geste dramatique. La danseuse est une actrice en mouvement, qui n’exécute pas simplement un mouvement, mais qui vit l’instant.

Martha Graham chorégraphie des marches en silence, dans Primitive Mysteries (1931). Les interprètes respirent ensemble pour trouver la pulsation rythmique qui les fait marcher à l’unisson. Elles s’écoutent les unes les autres : elles font un pas en avant, leur pied reste suspendu un instant, puis elles reposent le pied en même temps. Dans la première section, dansée sur la partition succincte de Louis Horst, Hymne à la Vierge, une jeune fille bénit les femmes en bleu autour d’elle. Comme elles, elle entre trois fois sur scène en silence, le son des entrées et des sorties créant un véritable moment d’anticipation et de suspense. Dans la dernière section Hosanna, les femmes sortent en silence. Le seul accompagnement sonore est produit par le glissement des pieds sur le sol. Le silence devient expressif au même titre que la danse ; il permet de mettre en relief l’action sur scène et, dans ce cas, fait ressortir les glissements typiques d’une danse bien ancrée dans le sol, symbole de la peine éprouvée et d’une souffrance psychologique. Dorothy Bird pense que « Le mouvement s’écoulait avec une telle fluidité qu’il n’avait pas besoin de soutien supplémentaire.14 » (Horosko 2002 : 29) Les passages en silence servent de contrepoint à la musique. Les interprètes commencent à danser sans accompagnement musical, seul le mouvement dicté par le sujet de l’œuvre est mis en relief, puis la musique de Louis Horst semble envelopper les danseuses et atténuer leur peine. La partition de Louis Horst comporte de longs silences, la structure est dépouillée : pas de développement thématique, mais la répétition du même motif rythmique. Graham souligne que sa danse n’interprète pas la musique, la musique est un environnement pour la danse.

2. Autonomie comme source d’enrichissement artistique

Étroitement mêlée depuis toujours à l’histoire de la musique, la danse doit attendre le milieu du XXe siècle pour découvrir qu’elle peut être complètement autonome.

2.1. Le silence est musique

Inspiré par le travail d’Erik Satie, qui imagine, pour Parade (1917), la première danse sur simple fond de bruitage, et qui, dans Relâche (1924), fait accepter pour la première fois une danse sans musique sur scène, introduisant du même coup la notion de silence musical, Merce Cunningham est convaincu que la danse n’a pas besoin de musique, pas plus que d’un argument ou que d’un livret. Pour lui, puisque la danse est mouvement dans l’espace et le temps, son seul dénominateur commun avec la musique est le temps et sa division. Si l’on n’a pas une base structurelle du temps, l’un des deux arts domine l’autre, et l’autre doit le suivre. Cunningham s’interroge : « A-t-on besoin d’une musique pour marcher ? 15» (Lesschaeve 1985 :10) La danse a une continuité qui lui est propre et qui ne dépend pas nécessairement de la naissance ou de la chute d’un son.  Que dire alors de la danse dans le silence, libérant définitivement l’art chorégraphique de toute tutelle ? Pour Cage et Cunningham, la musique ne doit pas devenir contraignante, les artistes recherchant alors l’autonomie de la danse et celle de la musique et créant dans le silence. Cunningham, persuadé que la danse doit rester indépendante, est un adepte du mouvement pur. Pour lui, la danse existe par elle-même, et pour elle-même. Les danseurs ne doivent pas danser sur une musique mais sur leurs pieds, boutade de Cage qui confirme bien l’attitude de ces chorégraphes face au problème du lien danse-musique. En 1956, à l’occasion d’un spectacle avec Cunningham à Saint-Louis, Cage souligne le lien d’enrichissement qu’entretiennent danse et musique, tout en insistant sur leur autonomie. Il est convaincu que le support de la danse ne doit pas se trouver dans la musique, mais dans le danseur lui-même. Les danses de Cunningham et la musique de Cage ne disent pas quelque chose. Pour dire quelque chose, il faut employer des mots. Les deux artistes essaient plutôt de faire quelque chose. 

Cage s’insurge contre cette séparation analytique, arbitraire, qu’une culture de type occidental a établie entre sons et silence. Dans la nature, selon cet élève de Schönberg, cette séparation n’existe pas : la musique est aussi silence et le silence musique. Pour Cage, il n’y a pas de véritable silence. Dans ses musiques silencieuses, il a le sentiment de rejoindre la nature. Ce que nous nommons le silence n’est en réalité, selon lui, qu’un ensemble de bruits naturels. Le silence est non existant. Il y a toujours des sons. Le son c’est aussi le silence. Cage analyse le comportement des spectateurs lors de la présentation d’une pièce de Cunningham : ce qu’ils prennent pour du silence, parce qu’ils ne savent pas écouter, est rempli de bruits de hasard comme un vent léger. Les gens eux-mêmes produisent toutes sortes de sons intéressants en s’en allant. En 1948, il ébauche le projet d’une œuvre silencieuse Silent Prayer, qui prend le titre 4’33’’ en 1952. 4’33’’ est constituée de sons de l’environnement que les auditeurs entendent lorsque ce morceau est interprété par un musicien qui joue en silence pendant quatre minutes et trente-trois secondes. L’objectif est d’écouter les bruits environnants pendant un concert silencieux. La danse est exécutée non pas en silence mais sans accompagnement musical. Sur la partition, chaque mouvement est présenté à l’aide de chiffres romains I, II, et annoté TACET, (« il se tait », en latin), qui est le terme utilisé dans la musique occidentale pour indiquer à un instrumentiste qu’il doit rester silencieux pendant toute la durée du mouvement. Pour Cage, il s’agit d’abolir la frontière, d’origine culturelle, séparant le son du silence, et de retrouver la continuité reliant ces deux éléments, afin d’aboutir à une situation où le son ne fait plus obstacle au silence, le silence n’est plus un écran à l’égard du son. Le peintre Robert Rauschenberg, scénographe des œuvres de Cunningham, tente une expérience similaire avec les monochromes. Il observe qu’une toile n’est jamais vide et que, même sans la moindre intervention de l’artiste, elle attire à elle reflets, poussières et ombres. De même, si dans 4’33’’ l’interprète ne joue aucune note, sans écouter, nous entendons toujours quelque chose, fût-ce dans la réclusion d’une pièce assourdie, notre respiration ou les battements de notre cœur. Ce cheminement, laissant à chacun une parfaite autonomie de création, évite au chorégraphe les clichés émotifs et expressifs liés à la danse et à la règle d’adéquation avec la musique. Il s’agit d’une expérimentation critique mettant en cause une définition de la musique comme interprétation d’une partition. La musique devient alors un pur art de sons. Lorsque Cage et Cunningham dissocient la danse de la musique, et présentent leurs œuvres dans le silence, ils font violence à la théorie de l’expression. Merce Cunningham explique, lors d’un entretien en 1955, reproduit dans la revue 7Arts, qu’il s’agit avant tout de considérer chaque chose comme étant ce qu’elle est dans son temps et dans son espace, et non dans ses relations, réelles ou symboliques, à d’autres choses. Il est donc inutile de s’efforcer d’établir les relations, les continuités, les ordonnances et les structures. « Quand je danse, dit-il, cela signifie, ceci est ce que je fais. Une chose est simplement cette chose.16 » En peinture, il est important de voir la peinture, et non le peintre ou ce qui est peint. Il faut voir un espace peint. En musique, il faut commencer par entendre. En danse, il faut percevoir le simple fait qu’un saut est un saut, et analyser la forme que prend ce saut. L’attention portée au saut élimine la nécessité de s’intéresser à tout ce qui n’est pas la danse. Cela élimine le souci de causalité, il n’est plus nécessaire de se poser la question de savoir quel mouvement doit suivre quel autre, cela libère l’artiste du souci de continuité et cela établit clairement que chaque fait de la vie peut être sa propre histoire passée, présente et future. Chaque fait peut être observé en tant que tel, ce qui aide à briser les chaînes qui trop souvent entravent les pieds des danseurs. Les chorégraphies peuvent être accompagnées d’un long silence pendant lequel le spectateur peut entendre respirer les musiciens et les danseurs. Cage enregistre parfois des instants de silence : le vent à travers un store vénitien, un bruit de voiture dans la rue. Il préfère tous ces instants de prétendu silence qui nous entourent à toute autre musique pour la surprise qu’ils provoquent. Il est nécessaire de travailler sur le silence, sur l’instant, sur l’idée qu’un ballet engendre, et non pas sur la notion d’œuvre d’art, mais sur celle d’action éphémère. Cunningham et Cage ont toujours cheminé de concert sans avoir à demander aux danseurs de danser sur une musique. Obligeant les danseurs à évoluer sans support rythmique et temporel extérieur, Cunningham exige d’eux une parfaite maîtrise du temps et de la durée par leur perception intérieure. Ceux-ci mémorisent la vitesse et la durée. Le corps du danseur se libère de toute norme esthétique et de l’impératif de la signifiance, il devient un pur matériau dont il convient d’exploiter les diverses possibilités. Pour Cunningham, la connexion entre la danse et la musique se transforme alors en une autonomie de chaque composante, qui ne se connecte qu’en des points structurels. Il en résulte une danse libre d’agir comme elle le souhaite, à l’instar de la musique. La musique ne souligne pas la danse, la danse ne cherche pas à égaler la musique. Il arrive parfois que la musique et le mouvement coïncident, mais il s’agit du fruit du hasard.

2.1. Contemporanéité du silence : vecteur de transcendance

Les mouvements chorégraphiques se chevauchent dans la seconde moitié du XXe siècle, période de changements artistiques, de conventions perdues, et de codes oubliés. Les peintres sortent des musées, les danseurs des théâtres ; les frontières entre les genres disparaissent : peintres, danseurs, musiciens et acteurs deviennent des performers, des personnes qui accomplissent des actions. Afin de dénoncer un nouvel académisme de la danse moderne expressionniste et virtuose, les artistes postmodernes veulent retrouver les éléments primaires spécifiques de la danse ; ils réinventent les composants élémentaires du mouvement corporel. Le corps produit du sens, possède une musicalité intérieure, et trouve des voies inventives. Ils se débarrassent de ce qu’ils jugent superflu comme les décors somptueux ou les costumes encombrants et évoluent en silence pour faire ressortir le mouvement. Ils s’interrogent sur le sens du silence. Que nous dit le silence ? Il renforce cette volonté des postmodernes d’abandonner les ressources de l’illusion théâtrale.

Désireuse de pousser plus loin les bouleversements opérés par Merce Cunningham, dont les productions sont jugées encore trop proches de la tradition, trop élitistes et trop classiques dans la technique, la danse postmoderne apparaît dans les années 1960 et 1970, désireuse de dire non aux anciens canons et de transformer radicalement le paysage chorégraphique étatsunien. La notion de spectacle est remplacée par celle de performance. Les artistes soulèvent les enjeux d’un nouveau modernisme : la reconnaissance du matériau employé, le médium, la révélation des qualités essentielles de la danse comme forme d’art. Á la Judson Church17 à New York puis au Grand Union18, les artistes inventent des « happenings » contestataires, décloisonnent les disciplines artistiques. Ils réinventent l’art du mouvement sans y ajouter tous les artifices du spectacle, ils dansent en silence.

3. Les enjeux du silence chez les chorégraphes postmodernes étatsuniens

Ces groupes valorisent la recherche et l’expérimentation. Terrain (1963) pièce présentée par Yvonne Rainer avec un éclairage de Robert Rauschenberg, est considérée comme le manifeste du postmodernisme, illustrant les principes de base : la scène est un espace blanc et silencieux, la danse est revenue au point zéro. Le silence induit un décloisonnement, une dé-hiérarchisation des éléments du spectacle traditionnel. Yvonne Rainer redonne à la danse sa matérialité corporelle : une alliance entre le mental et le musculaire. L’artiste subit l’influence de John Cage et de Merce Cunningham dans les effets de répétitions, les structures séquentielles indéterminées, les séquences obtenues par des méthodes aléatoires et le mouvement ordinaire non transformé. Ces caractéristiques, déjà défendues par les surréalistes et Marcel Duchamp, révolutionnent l’ordre ancien.

3.1. Une nouvelle théâtralité pour la danse

Il convient d’insister sur le statut d’autonomie de la danse contemporaine par rapport à la musique. Dans les pas de Cunningham, Lucinda Childs dissocie la danse et la musique, elle explore la danse en silence. Dans Pastime (1963), un solo, elle analyse le lien entre le mouvement et un morceau de tissu extensible tendu des épaules à la pointe du pied. Dans Carnation (1964), un des manifestes du postmodernisme minimaliste, elle détourne des objets de leur utilisation habituelle. Son travail n’est pas au service d’une histoire mais d’une méthode. Elle dénonce tout ce qui ressemble à un spectacle traditionnel. Elle veut épurer, simplifier en privilégiant la neutralité des formes et la sobriété. Le propos minimaliste est accompagné par une énergie dans les mouvements. En 1973, au Whitney Museum, elle crée une nouvelle danse sans sujet, sans musique, sans parole. Elle se concentre sur le mouvement pur et sur le dessin de formes dans l’espace. Elle compose à partir d’un compte de pas, sans que le système soit parfaitement symétrique. Lucinda Childs commence à travailler en silence pour composer sa chorégraphie Dance (1979), où l’acte naturel de marcher et de courir devient une chorégraphie à part entière. Spectacle jouant apparemment sur la répétitivité des déplacements, la chorégraphe élabore un vocabulaire dans lequel la scansion des pas, le martèlement des pieds, les glissements, les frottements, les changements de direction surprenants peuvent dérouter le regard du spectateur. Les mouvements du torse, des bras, de la tête sont entièrement libres. Une trame est dessinée dans l’espace, la musique naît du mouvement des corps dans le silence. On oublie les figures artificielles de la danse traditionnelle pour trouver les sources du mouvement, l’espace, la respiration, la répétition. Tout cela sans exploit, sans effet, sans acrobatie. Il s’agit du fruit d’une réflexion. Lorsque les vidéos de Sol LeWitt et la musique de Philip Glass sont introduites, la danse peut alors devenir une visualisation de la musique. L’apport de la musique modifie la gestuelle de départ. On passe de la marche sportive et élastique à une fluidité corporelle envoûtante. La chorégraphe explique son travail en ces termes : « je joue avec les petits mouvements, les répétitions, les improvisations, ce que je trouve intéressant sans savoir pourquoi. 19» Peu à peu, elle construit une phrase. Elle va lentement, elle aboutit à des phrases longues de 160 pas. Elle élimine texte, musique, objets, et la peinture aussi qui conduit à une représentation. Elle choisit des nombres, et les danseurs exécutent des phrases de longueur différente. Le choix du nombre détermine un dessin sur scène, mais aussi la musique du martèlement des pieds, les frottements, les crissements des tours. La danse est guidée par une idée. Sa recherche se caractérise par les relations entre les mouvements et les objets, l’utilisation de gestes et de mouvements qui n’appartiennent à aucun vocabulaire de danse.

Il n’y a plus de lien entre le sonore et le sémantique. Contrairement à la tendance actuelle des arts contemporains vers la création de spectacles et de performances hybrides, le silence peut relever de l’expérimentation artistique, peut s’expliquer par une réaction contre la tendance des arts postmodernes à l’hybridation ou à la pluridisciplinarité en donnant toute sa valeur à la danse. Le silence contribue à insister sur la dimension visuelle de la danse. Le système d’Anna Halprin comprend des associations libres. Pour Birds of America or Gardens Without Walls (1960), dansée par la compagnie Dancers’Workshop Company, sur la musique minimaliste de La Monte Young, elle s’inspire de l’observation d’événements quotidiens totalement indépendants les uns des autres. Cette œuvre montre l’aspect non-représentationnel de la danse, dans lequel le mouvement, non restreint par la musique ou les idées interprétatives, se développe selon ses propres principes inhérents. Des accessoires tels que des perches en bambou fournissent des cadres supplémentaires pour l’invention de nouveaux mouvements. Danse et silence participent du même processus de création à la fois inachevé et ouvert, ils offrent de la liberté à l’interprète. Dans Five-Legged Stool (1962), Esposizione (1963) et Parades and Changes (1964), les danseurs sont guidés par des tâches à accomplir, comme porter quarante bouteilles de vin sur scène, transvaser de l’eau, changer de vêtements. Chaque performeur peut développer une série de mouvements séparés, expression de sa propre réponse sensorielle à l’environnement lumineux, matériel et à l’espace. Les gestes, les regards, les déplacements intègrent les participants dans un dispositif globalisant dans lequel le visuel n’est pas perturbé, transformé ou guidé par le sonore.

3.2. Une écoute de la danse

Travailler dans un lieu neutre et un environnement silencieux peut conduire à l’exploration d’un temps sans narration. On assiste à l’oblitération, à l’égarement de toute tentative de repérage temporel dans un acte, par l’abandon ou l’occultation de tout ce qui pourrait servir d’ancrage et de marque. On oublie le temps. Les danseurs ne sont plus danseurs, ils proposent des gestes, on traite le temps comme un matériau, le décor et la musique disparaissent. On trouve dans cette déperdition de sens et de contenu une possibilité nouvelle d’expression.

Yvonne Rainer, Steve Paxton et David Gordon, en janvier 1966, composent trois soli divisés en séquences de 4’30’’, intitulés The Mind is a Muscle fondés sur des activités de la vie courante. Chaque solo met en mouvement une partie du corps et souligne l’instantanéité de la performance plastique. Leur style sans emphase, le rythme sans accent appellent l’attention sur les alternatives du mouvement. Ils rendent à la danse sa matérialité : les artistes restent attentifs au processus plutôt qu’au produit fini.

Le silence et la danse étatsunienne postmoderne se rejoignent, l’un est une provocation contre les codes académiques de la musique, l’autre, une provocation contre les codes académiques de la danse. Ils sont complémentaires. Outre la critique des formes existantes, une de leurs préoccupations est de rapprocher l’art de la vie. Les artistes ne prennent pas leurs sources dans des techniques préexistantes, le geste quotidien constitue le degré zéro de la danse, le silence constitue le degré zéro de la musique. Steve Paxton réduit la distance entre l’art et la vie en empruntant ses gestes à la réalité de tous les jours. Il opère dans la zone de l’anti-art et de la contre-culture. Il emploie les ready-made de l’activité humaine : manger, boire, marcher, s’asseoir, se vêtir, se dévêtir. Dans Satisfying Lover, en 1967, des dizaines de participants marchent, s’arrêtent, s’asseyent selon l’ordre établi par une partition écrite de mouvements et de déplacements. Une action simple devient porteuse de signification esthétique grâce à un degré élémentaire d’élaboration. Dans les années 1970, il travaille sur la danse contact en silence, « contact improvisation », en explorant les possibilités offertes par des duos, des trios, parfois des quatuors avec un contact qui ne doit jamais se faire avec les mains. Il introduit des mouvements qu’il a observés dans les arts martiaux. Le mouvement naît de la rencontre des corps évoluant dans le silence, obligeant à une écoute attentive de sons produits par le ou les partenaires. Une attention extrême est portée au corps de l’autre associée à la libre expression de son propre corps grâce à une liberté maîtrisée. Les interprètes improvisent mais restent à l’écoute l’un de l’autre. Ils évoluent sans support musical en retrouvant des temps, des dynamiques et des rythmes différents, en conservant une écriture des corps en harmonie. Dans de telles performances, aucun accompagnement musical n’est possible : à partir de l’énergie libérée par l’improvisation plastique, il s’agit pour les interprètes de concilier liberté et adaptation tout en respectant les contraintes de l’écriture qu’ils se sont imposées. Une grande liberté de mouvements est concédée aux intervenants qui actualisent leurs conditions d’exécution à chaque présentation. Le résultat reste indéterminé mais la démarche est mise en valeur, elle s’assimile à une véritable prise de risque.

La danse postmoderne oscille entre ces deux pôles, la danse contact de Steve Paxton, art de situation et d’improvisation, et le minimalisme de Lucinda Childs, art de la composition rigoureuse. Des pièces ouvertes, opposées à des pièces structurales, dans lesquelles le silence joue un rôle primordial pour que le spectateur se concentre sur la réactivité des corps dans un cas, et sur la construction minutieuse dans l’autre cas. Les artistes restent plus attentifs au processus qu’au produit et réagissent contre la massification artistique monotone et rigide.

Simone Forti, élève d’Ann Halprin qui privilégie l’improvisation expérimentale, crée une chorégraphie dans le silence, intitulée Twig (brindille) (1968) inspirée par des gorilles en train de jouer. Ils changent continuellement de position dans une succession régulière de déplacements de poids. Comme ils jouent sur un terrain à plusieurs niveaux, la chorégraphe utilise une table basse pour pouvoir grimper et descendre. Elle prend une brindille qu’elle enroule avec ses doigts et ses orteils, elle la ramasse avec les lèvres, la tient entre les dents, la pince du doigt comme l’avait fait un chimpanzé, ce qui crée un son dans sa tête. La danseuse termine sa chorégraphie en reprenant une attitude humaine : elle est assise à l’établi, la brindille à la main comme pour écrire. L’artiste approfondit donc ses recherches sur le mouvement sans accompagnement musical en observant les animaux du zoo : elle analyse la structure de leurs déplacements, ainsi que ce qui peut relever de la danse.

Trisha Brown donne également au mouvement toute sa valeur, et à la chorégraphie la richesse de combinaisons infinies dans l’espace et dans le temps. Elle libère l’art chorégraphique de toute tutelle en dansant dans le silence. Á la Judson Church, elle présente Trillium(1961) dans laquelle elle explore un mouvement en utilisant trois positions du corps : assis, couché et debout. Elle passe de l’immobilité totale avec un corps allongé ou assis à de violentes explosions d’énergie dans des sauts et elle analyse les changements perceptibles dans le corps. Trisha Brown travaille sur l’improvisation structurée et sur l’accumulation, comme dans Arman, dans les années 1963/1964, avec accumulation de rouages de polyester sur plexiglas. Dans sa première accumulation, en 1971, elle développe une structure pendant 55 minutes, sans musique, cherchant à conserver la clarté et l’indépendance de chaque mouvement alors que la répétition tend à les estomper et à les fondre. Dans Group Primary Accumulation (1972), quatre danseurs exécutent la même structure, allongés sur des radeaux, tels des nénuphars se reflétant dans l’eau. Split Solo joue également du dédoublement de l’image puisque deux danseurs y interprètent en symétrie Primary Accumulation (1972), placés côte à côte. Avec Planes (1968), sa première danse d’équipement, elle lance un défi, comme dans Walking down the Side of a Building (1970) où il s’agit de retrouver le naturel de la marche en descendant la façade d’un immeuble de sept étages alors que la pesanteur vient contredire le geste. Dans Floor of the Forest (1969), elle propose d’autres obstacles : un tube (3,50/4,50) suspendu à hauteur des regards, dans lequel sont disposés des cordes nouées et des vêtements où deux performeurs s’habillent et se déshabillent, puis se fraient un passage. Lorsque la chorégraphe réfléchit à sa démarche, elle déclare chercher le mouvement pur, ni fonctionnel, ni pantomime. Elle emploie des gestes personnels et familiers qui ont pour elle une signification particulière mais qui, pour le public, restent abstraits. Elle glisse parfois vers le geste banal de façon à ce qu’on se demande si elle s’est arrêtée de danser. Elle déroute l’attente et accentue l’ironie. Elle a besoin de la difficulté, d’affronter la pesanteur et les obstacles de l’espace. Elle aménage des plages de silence dans d’autres chorégraphies, des moments où elle fait l’inventaire de son projet. Le silence interrompt ses intentions : elle reprend la narration un temps suspendue, la porte sur une certaine distance, et s’efface de nouveau, réduite au silence dans le silence par une multitude d’actions ou bien par la résonance d’un mot énigmatique, déroutant, qui brise le silence.

Dans les chorégraphies postmodernes, l’importance accordée aux instants de silence est remarquable : pour House Guest (1974) de Viola Farber, pas de musique, uniquement la respiration des intervenants et la respiration du mouvement. De même que les sons doivent être vécus comme étant ce qu’ils sont, de même le silence doit être pensé comme ce qu’il est réellement et naturellement, comme l’ensemble des bruits de fond. Le bruit est alors accepté comme espace sonore. Les moments de silence deviennent des contrastes de rêverie, au milieu des bruits extérieurs.

Les chorégraphes étatsuniens interrogent le langage silencieux de la danse interprétée dans le silence et en font ressortir l’efficacité paradoxale. Lorsque le silence accompagne le mouvement, il ne s’agit pas d’une redondance mais au contraire d’un apport de sens. Le silence en danse relève de l’expérimentation artistique pour mettre en cause une définition de la danse restrictive : une danse obligatoirement accompagnée de musique. Le silence fait apparaître un désir de théâtre dans la mise en représentation du mouvement. Loin d’être une perte ou une carence, le silence apparaît comme puissance positive, porteuse d’affects et génératrice d’effets, dotée d’une valeur tant esthétique qu’expressive.

Conclusion

Aux États-Unis, certains chorégraphes précurseurs ont choisi délibérément le silence dès le début du XXe siècle pour mener des expérimentations sur le mouvement. La danse ne se concevait jusqu’alors qu’associée à la musique, au point d’en arriver petit à petit, après les musiques à danser, les ballets de cour et les musiques de ballet, à presque tyranniser les compositeurs du XIXe siècle. Aujourd’hui tout est devenu possible : le chorégraphe peut collaborer étroitement avec un compositeur, il peut créer séparément, choisir une musique d’accompagnement, allant de l’improvisation sur scène à l’environnement sonore, il peut se passer de musique et travailler dans le silence. La musique n’est ni une illustration obligée ni une nécessité. Artaud, dans Le Théâtre et son double signalait cette importance du silence, et pensait qu’il était indispensable de ménager de temps en temps des étendues suffisantes de silence et d’immobilité. 

Les chorégraphes étatsuniens, depuis le début du XXe siècle, même soucieux d’un accompagnement musical, refusent la domination de la musique et veulent donner toute sa force à la danse. Le silence élargit leur champ de conscience car il suggère et dit sans dire. Il permet de déceler une présence intérieure : la vie du mouvement. Chez les chorégraphes étatsuniens, le silence devient éloquent en donnant la parole aux images mobiles vivantes. L’efficacité paradoxale du silence surgit du non-entendu. Mais, loin d’être une simple négation, une absence de sons, un refus de paroles, le silence est un langage, et pour John Cage, le silence est même musique, vecteur de sens et d’expressivité. La danse peut être liée au silence, lorsqu’elle se dégage de la présence de la musique ou de la parole, elle réinvente le lien entre son et image vivante. L’image vivante silencieuse a une force évocatrice, voire subversive. Qu’il s’agisse d’élaborer une nouvelle esthétique à partir de l’effacement, d’affirmer un positionnement critique par l’extinction des sons, le silence semble constitutif du pouvoir de l’image. Il suppose une nouvelle attention au monde, une valeur nouvelle accordée au non-verbal, un espace ouvert à la pluralité et à l’ambivalence.

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Notes

1 “A great dancer needs no music for music limits her movements, and doesn’t mean complete freedom. The greatest dancer needs as much freedom as possible.”  Retour au texte

2 “It expresses all human and divine emotions, it is dance.” Retour au texte

3 “I would like someone to help me learn more about music, and study more exactly its different relations to dancing…Does the dance spring from the music, as I think it does, or should the music accompany the dance – or should they be born together?” Retour au texte

4 « Rhythmic movements running through nature » Retour au texte

5 « Dance is an independent art, subject to its own laws. » Retour au texte

6 Pour elle, la ‘Danse des Heures’ fait référence à la danse classique. Retour au texte

“The ‘Dance of the Hours’ was certainly not suited to all her (the dance) moods, and she demanded serious considerations from serious composers. Occasionally she even banished all music or went in for sound effects and odd instruments. Her contacts with the other arts produced changes, too.” (Humphrey, 1987: 16)

7 “Dance is a totally different art, subject to its own physical and psychological laws.” Retour au texte

8 “A mere visualization of music is not enough to give birth to movement.” Retour au texte

9 “Dance can do without sounds and be interpreted in silence.” Retour au texte

10 “After a whole section without music, sound is new again and fresher than if it had been continuous.” Retour au texte

11 “The choreographer must seize special opportunities like these and profit from them with advantage.” Retour au texte

12 “There is a time to speak and a time to keep silent.”  Retour au texte

13 “ When the dance was completed, Louis would watch the dance, record the counts, and return with a score that fit splendidly.” Retour au texte

14 “The movement had such flow it needed no more support.” Retour au texte

15 “Do we need music to walk?” Retour au texte

16 “When I dance, it means this is what I do. A thing is simply that thing.” Retour au texte

17 Judson Church : le mouvement de la Judson Church à New York animé par Yvonne Rainer dans les années 1960 réagit contre la « mainstream culture », la culture dominante et contre l’« Establishment ». Retour au texte

18 Grand Union, collectif d’artistes engagés travaillant sur l’improvisation, qui prend le relais de la Judson Church dans les années 1970. Retour au texte

19 “ I play with tiny movements, repetitions and improvisations, what I find interesting without knowing why.” Lucinda Childs, Post Scriptum, Film de Patrick Bensard, Paris, Injam Production, 2011. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Claudie Servian, « Le traitement du silence dans l’espace chorégraphique étatsunien au XXe siècle : vers la primauté de la danse », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, publié le 30 avril 2019 et consulté le 19 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2111

Auteur

Claudie Servian

Maître de conférences, Université de Grenoble-Alpes, claudie.servian [at] univ-grenoble-alpes.fr

Droits d'auteur

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