José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve. Poèmes en prose (1912-1930)

Référence(s) :

José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve. Poèmes en prose (1912-1930), Philippe Dessommes, Michel Dubuis et François Géal (trad.), Lyon : Presses Universitaires de Lyon, coll. « ida y vuelta / aller-retour », 2020, 280 p., ISBN 978-2-7297-1228-0

Texte

Comme l’écrit Miguel Ángel Leal à propos de José Antonio Ramos Sucre (1890-1930), « Le poète vénézuélien arrive au lecteur comme l’héritier de certaines des grandes traditions littéraires de l’Europe du XIXe siècle : romantisme, modernisme notamment, mais également l’avant-gardisme des années vingt » (2021, en ligne). Marqué par ces courants esthétiques, Ramos Sucre choisit le poème en prose comme moyen d’expression ; José Ramón Medina écrit, quant à lui, que « Ramos Sucre concilia, con admirable lucidez, el poder fundamental del narrador con la fuerza sugestiva de la poesía » (1980: X). Traduire cet important poète en français est donc une gageure en raison de l’hybridité inhérente au poème en prose dont il est l’un des grands représentants, mais aussi de la complexité de ses écrits et de l’hermétisme qui les caractérise.

C’est toutefois un défi que relève avec succès l’équipe de traducteurs composée de Philippe Dessommes, Michel Dubuis et François Géal et qui, se partageant la tâche – Géal traduisant La tour de timon, Dubuis Les formes du feu et Dessommes Le ciel d’émail –, proposent une traduction en français de l’anthologie La substance du rêve. Poèmes en prose (1912-1930), parue aux Presses Universitaires de Lyon en 2020.

L’anthologie de belle facture, dont la couverture est illustrée par une reproduction d’une œuvre de Jérôme Bosch, comporte 280 pages. Les trois recueils dont sont extraits les poèmes sélectionnés ont été publiés originellement en 1925 pour le premier et en 1929 pour les deux autres, et ils révèlent une cohérence tant du point de vue thématique que de l’écriture en elle-même. On appréciera la présence de deux textes placés en fin de volume, écrits au début et à la fin de la carrière de Ramos Sucre et que celui-ci n’avait inclus dans aucune anthologie (2020 : 253-255). Après une brève préface, dont on peut regretter le fait qu’elle ne soit pas inédite car elle a été publiée précédemment en 2005 dans une revue espagnole, on découvre une riche introduction de François Delprat situant l’auteur dans son époque, proposant un intéressant parcours à travers les recueils de Ramos Sucre et rappelant les liens de ce dernier avec la France. L’ouvrage se termine par une réflexion traductologique (« Note sur la traduction ») écrite par Philippe Dessommes, permettant de mieux comprendre le travail effectué par l’équipe de traducteurs et la réception critique de l’œuvre du poète vénézuélien.

En se penchant sur l’écriture de Ramos Sucre, le lecteur découvre que celui-ci, grâce à sa parfaite maîtrise de la pratique du poème en prose, raconte dans chacun de ses textes savamment construits une histoire. En effet, comme l’écrit Suzanne Bernard, « Le poème en prose suppose, je l’ai déjà dit, une volonté consciente d’organisation en poème ; il doit être un tout organique, autonome […] : si complexe soit-il et si libre en apparence, le poème doit former un tout, un univers fermé, sous peine de perdre sa qualité de poème »
(1988 : 14).

La voix poétique, s’exprimant souvent à la première personne, fait de l’errance un motif thématique central de son discours ; ainsi, « le fugitif » explique-t-il : « Je fuyais angoissé, les pieds endoloris, en rase campagne » (Ramos Sucre 2020 : 32), puis le Moi écrit que « [p]our pénétrer dans le royaume de la mort, j’ai franchi le portail en bronze qui interrompait les murailles sinistres » (Ramos Sucre 2020 : 52), sans oublier d’évoquer sa volonté de « franchir la frontière du pays maléfique » (Ramos Sucre 2020 : 67), ou, dans le poème « Le traînard », de concerter sa « fuite avec un homme dans le besoin, de race aborigène » (Ramos Sucre 2020 : 70) avant de partager « ma visite au pays des ruines légendaires » (Ramos Sucre 2020 : 210). Cette errance physique et géographique semble aller de pair avec celle du sens lui aussi fuyant que le lecteur se voit contraint d’élucider par une lecture attentive des vers de Ramos Sucre. En outre, la voix poétique partage sa méditation ainsi que ses grandes interrogations comme l’ « inquiétude métaphysique » mentionnée par Dessommes (2020 : 264) que la traduction en français restitue : angoisse et solitude, spleen (Ramos Sucre 2020 : 101), nostalgie d’une jeunesse défunte, traversée de paysages inquiétants, conscience de la finitude de l’être et présence de la mort envahissent les paragraphes de ces poèmes en prose, tandis que l’amour et la sensualité permettent de soulager les affres du discours poétique tourmenté de Ramos Sucre.

La traduction des titres des poèmes – souvent littérale car elle s’y prête particulièrement – permet de percevoir l’ouverture de Ramos Sucre à la littérature universelle comme Schiller et Shelley (2020 : 48), mais aussi de façon plus large à l’Art comme le prouve l’allusion à Michel-Ange (2020 : 46). Les figures bibliques tel Moïse et les festivités religieuses comme le mercredi des cendres ou, plus largement, la présence du rite (Ramos Sucre 2020 : 46, 50, 95) empreignent le discours poétique d’un mysticisme invitant le lecteur à se laisser porter par la force des images et des associations d’idées, souvent proches des avant-gardes poétiques de l’époque, tel cet « aigle, ennemi des bestioles et des dragons terrestres, [qui] s’était posé sur un masque de granit aux proportions démesurées et aux yeux creux dépourvus de paupières » (Ramos Sucre 2020 : 121). La présence d’un cadre historique, comme le révèle la figure de Simón Bolívar (Ramos Sucre 2020 : 57), ancrent le discours poétique de l’auteur dans des événements ayant profondément bouleversé le monde latino-américain, tout comme une conscience, voire une dénonciation, des injustices sociales est manifeste lorsque le Moi se réfère au « patron [qui] impose à ses hommes, pour seule attitude, le dos courbé du serf » (Ramos Sucre 2020 : 59). C’est également une réflexion sur la poésie qui est menée, comme dans « Sur la poésie éloquente » (Ramos Sucre 2020 : 68-69) où le Moi semble prôner l’utilisation de « l’image [qui] manifeste une émotivité fine » (Ramos Sucre 2020 : 68).

Mais Ramos Sucre nous invite également au voyage en nous transportant dans des espaces horrifiants où les monuments sont dévastés (Ramos Sucre 2020 : 89), ou bien dans des territoires plus amènes et oniriques comme le « royaume du soir » et les « îles entourées de prodiges » (Ramos Sucre 2020 : 77) ainsi que jusqu’à « l’île aux madrépores » (Ramos Sucre 2020 : 96) ou la Chine (Ramos Sucre 2020 : 98), ce dernier exemple étant représentatif des relents modernistes contenus dans les poèmes de Ramos Sucre : le cosmopolitisme, l’exotisme – Inde et monde musulman (2020 : 134-135,156-157), bédouins (2020 : 206-207) –, la présence du cygne (2020 : 217), symbole de l’inspiration poétique cher à Rubén Darío et les références aux matières précieuses, comme l’ivoire (2020 : 104) en sont la preuve.

Les poèmes en prose de Ramos Sucre se caractérisent par des successions de paragraphes et souvent par des phrases brèves concluant les textes. Cette structure particulière introduit rythme et dynamisme dans les poèmes en prose, aspects pris en compte par les traducteurs. On apprécie tout particulièrement le soin apporté par ces derniers aux aspects formels, lexicaux et acoustiques : ainsi, le mot “agua” est-il judicieusement traduit par “onde” (Ramos Sucre 2020 : 44) tandis que de jolies sonorités et rimes internes sont introduites spontanément dans certains vers comme : « herbes cendreuses dans la mer mélodieuse » (Ramos Sucre 2020 : 40) qui, même si elles ne figurent pas dans le texte source, sont les bienvenues. Parfois, les traducteurs recourent à l’adaptation comme dans le poème « Le coupable » où le terme de « maleza » qui, en espagnol, renvoie à une épaisseur formée par une multitude d’arbres ou de buissons, est traduit par « maquis » (Ramos Sucre 2020 : 63), vocable renvoyant, dans son acception première, à une réalité paysagère méditerranéenne, sans doute plus parlante pour un lecteur français ou francophone.

Toutefois, bien que cela ne nuise aucunement au texte source, quelques libertés non nécessaires sont par moments prises vis-à-vis de la ponctuation et du choix des articles – « el desierto de nieve » est traduit par « un désert de neige » (Ramos Sucre 2020 : 31) –, tout comme des sauts de lignes, absents des vers originels, sont ajoutés. Rarement, on constate quelques maladresses ou incorrections dans la traduction comme, par exemple, la structure « s’était férue de l’éloquence » (Ramos Sucre 2020 : 213).

Une version bilingue de l’anthologie aurait été appréciable afin que le lecteur puisse se référer, quand cela s’avèrerait nécessaire, au texte source, mais nous comprenons que, probablement pour des raisons d’épaisseur, la version unilingue française ait été privilégiée. En outre, les noms des traducteurs, dont le travail remarquable est une fois encore à souligner, auraient pu figurer également en couverture afin de les mettre davantage en exergue.

Cette traduction de grande qualité permet non seulement de diffuser un poète vénézuélien majeur trop peu connu en France, mais aussi de donner au genre hybride qu’est le poème en prose toute sa place. Elle réhabilite un poète dont les « deux derniers recueils ont trouvé dans le milieu cultivé un accueil assez froid » (Dessommes 2020 : 261) et met en avant la poésie généreuse et empathique d’un auteur concerné par les problèmes de son temps, mais qui les dépasse grâce à l’universalisme et la grande actualité de ses vers atemporels.

Bibliographie

Suzanne Bernard, Le poème en prose. De Baudelaire jusqu’à nos jours, París, Nizet, 1988.

Philippe Dessommes, « Note sur la traduction », in : José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve. Poèmes en prose (1912-1930), Philippe Dessommes, Michel Dubuis et François Géal (trad.), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. « ida y vuelta / aller-retour », 2020, pp. 257-280.

José Ramón Medina, « Trayectoria de José Antonio Ramos Sucre », in : José Antonio Ramos Sucre, Obra completa, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1980, pp. I-LXXXV.

Miguel Ángel Real, « José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve », Recours au poème, https://www.recoursaupoeme.fr/jose-antonio-ramos-sucre-la-substance-du-reve/ (page consultée le 26/08/2021).

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Référence électronique

Benoît Santini, « José Antonio Ramos Sucre, La substance du rêve. Poèmes en prose (1912-1930) », Textes et contextes [En ligne], 16-2 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3341

Auteur

Benoît Santini

Professeur des Universités en littérature et civilisation latino-américaines, Université du Littoral Côte d’Opale, UR 4030 HLLI

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