La Coupe du Monde du Moyen-Orient ?

  • The World Cup in the Middle East

DOI : 10.58335/football-s.82

p. 17-26

Abstracts

La désignation du Qatar pour organiser la Coupe du monde 2022 a été à un choix contestable et contesté en raison de la nécessité de construire de grands stades dans un petit territoire et de l’emploi d’une main d’œuvre soumise à des conditions de travail terribles. Sans compter, entre autres, un bilan carbone négatif en raison de la climatisation des stades. Mais le Qatar est aussi un choix par défaut dans un espace footballistique, le Moyen-Orient, divisé par les conflits du xxe siècle et qui s’est converti récemment au football via notamment l’argent du pétrole. Il révèle aussi l’appétence des dirigeants de la FIFA pour les pays émergents qui ont été choisis depuis 2010 pour organiser la compétition suprême (Afrique du Sud, Brésil, Russie et Qatar). Un espace qui fait aussi peu de place aux femmes et qui est prisonnier de la logique continentale de la FIFA : de grands pays de football comme l’Égypte ou la Turquie auraient mérité d’être désignés s’ils ne faisaient partie l’un de la CAF, l’autre de l’UEFA et non de l’AFC comme le Qatar.

The choice of Qatar to host the 2022 World Cup was both a questionable and contested choice because of the need to build big stadiums in a small area and the employment of a workforce subject to terrible working conditions. Not to mention the carbon footprint of stadiums that will have to be air-conditioned. But Qatar is also the difficult choice in a footballing area, the Middle East, divided by the conflicts of the 20th century and which has recently converted to football, notably through oil money. It also reveals the preference of FIFA’s leaders for the emerging countries that have been chosen since 2010 to organise the supreme competition (South Africa, Brazil, Russia and Qatar). A space that also makes little room for women and is trapped in FIFA’s continental logic: major football countries such as Egypt and Turkey would have deserved to be chosen if they were not part of CAF and UEFA respectively, and not of the AFC like Qatar.

Outline

Text

La Coupe du monde 2022 a donc lieu au Qatar du 21 novembre au 18 décembre. Faut-il rappeler dans quelles conditions cette candidature a été promue, lors d’un repas organisé à l’Élysée le 23 novembre 2010, repas auquel, outre le président Sarkozy, participaient Michel Platini, l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al-Thani ainsi que son premier ministre ? Son objectif était de convaincre Michel Platini, alors président de l’Union des associations européennes de football (UEFA), de voter pour le Qatar lors de la réunion du Comité exécutif de la Fédération internationale de football association (FIFA) qui devait se tenir à Zurich le 2 décembre suivant pour désigner la fédération organisatrice de la Coupe du monde 2022. Ce que l’ancien numéro 10 des Bleus fit et, comme ses fameux coups-francs, son vote fut décisif. Il est de notoriété publique que l’attribution de la Coupe du monde à ce petit émirat (11 586 km2, 2 881 000 habitants dont 80 % sont des étrangers), précédée par la mise en place d’un immense centre de formation sportive, l’Aspire Academy en 2004 et suivie de l’achat en 2011 du Paris Saint-Germain par Qatar Sports Investment, atteste du rôle promotionnel qu’entend faire jouer au sport et au football en particulier ce riche État du Golfe persique. En d’autres termes, la Coupe du monde prouverait la force du soft power du Qatar, cette déclinaison de la puissance relevant davantage de l’influence et dont il n’est pas toujours facile de déterminer l’efficacité dans la géopolitique mondiale. D’autant que, comme nous allons le rappeler, les travaux et la préparation de la Coupe du monde ont mis en lumière les options et pratiques de l’émirat mettant en question le choix de la FIFA et de Michel Platini : le soutien du Qatar aux Frères musulmans, sa définition particulière des droits de l’homme, signalée notamment par l’exploitation des travailleurs originaires de l’Asir du Sud et du Sud-Est1. Aussi, bien que la Coupe du monde 2022 soit disputée effectivement au Qatar, on peut se demander si le Moyen-Orient2 n’offrait pas de pays et de lieux plus légitimes pour l’accueil de la compétition disputée pour la première fois il y a 92 ans.

Un choix contestable et contesté

La désignation du Qatar appelle d’autres commentaires et leçons sur les critères d’élection d’une fédération candidate à l’organisation d’une Coupe du monde de football. Certes, depuis ses premiers statuts de 1904, les dirigeants de la FIFA se sont fixé comme objectif « de régler et de développer le football international » (art. 2)3. Ce qui implique évidemment la possibilité d’organiser ses compétitions dans le monde entier. Toutefois, depuis 1960 et l’inclusion dans les critères d’admission à la FIFA d’une clause prohibant toute « discrimination raciale, religieuse, politique » au sein des fédérations membres4, la FIFA est devenue autre chose qu’une simple fédération sportive promouvant toutefois le « rapprochement des peuples5 » autour de l’amour du ballon rond. Comme le note Christiane Eisenberg, « la FIFA est sans aucun doute aujourd’hui l’une des organisations non gouvernementales les plus puissantes financièrement6 ». Ce qui lui donne un pouvoir unique tout en lui assignant des responsabilités nouvelles dans ce moment complexe de la mondialisation, marqué par l’invention difficile d’un monde multipolaire ou à nouveau bipolaire, et les enjeux posés par le réchauffement climatique. Des thématiques toutefois déjà très présentes en 2010.

Ainsi, les membres du comité exécutif de la FIFA ne semblent pas avoir réfléchi au bien-fondé de l’attribution de la Coupe du monde à un État qui ne dispose pas d’un nombre suffisant d’installations sportives, a fortiori quand le climat et la protection sociale sont défavorables pour justifier un programme majeur de construction. Tel est le cas au Qatar où l’édification des stades dans un laps de temps réduit, dans des conditions inhumaines et sous un climat torride, a engendré une catastrophe. Selon le Guardian7, 6 500 ouvriers, originaires des États les plus pauvres d’Afrique et d’Asie, sont morts pendant ces travaux, un chiffre qui contraste avec le faible nombre de décès officiellement (et scandaleusement) décomptés par les autorités qatari : « seulement » 39. Quant aux possibilités d’assister en direct à ce spectacle, elles sont très limitées : se déroulant en automne pour des raisons climatiques, la Coupe du monde aura lieu à une période de travail pour les Européens, une grande partie des Asiatiques, et non, comme habituellement, à une période de vacances dans l’hémisphère nord. La Coupe du monde, fréquentée, vu les coûts du déplacement et de l’hébergement, par des amateurs fortunés (les supporters ordinaires, à l’exception des Anglais, suivant les épreuves à la télévision de leur pays), est, au Qatar, inaccessible aux fans les plus décidés : on a évalué à 6 000 euros les frais nécessaires (avion, billets, hôtel) pour assister, au départ de la France, aux matchs de l’équipe nationale. Ce bilan carbone déjà bien négatif sera encore alourdi par la climatisation de 7 stades sur 8, dans un pays où la température peut monter à 30° en novembre-décembre. Ce recours à la réfrigération, coûteuse en énergie, est - faut-il le souligner ? - une aberration écologique. Ces graves problèmes rappelés, l’attribution de la Coupe du Monde au Qatar a au moins une vertu : c’est la première fois que cette épreuve est attribuée à un pays du Moyen-Orient, une région du monde où l’on apprécie particulièrement le football. Le derby de Téhéran, entre les deux principaux clubs de la capitale, Esteghlal et Perspolis, attire quelque 100 000 spectateurs dans le grand stade Âzâdi8 ; en Arabie saoudite, le match entre Al Ittihad, le club de Djeddah, en tête du championnat, et Al Hazm de Rass qui occupe pourtant la dernière place a attiré en 2022 plus de 52 000 spectateurs.

L’impossible Asie du football

Cependant, les obstacles ne manquent pas sur le chemin d’une unification, ou du moins d’une concorde, footballistique dans cette région du monde. Témoins de ce morcellement, les affiliations des fédérations à telle ou telle confédération : la Turquie et Israël sont ainsi affiliés à l’UEFA pour des raisons inverses : la Turquie a été membre de l’AFC (la Confédération asiatique de football), de 1954 à 1962 puis, pour des raisons tenant à son niveau international et à la distance géographique de ses rivaux, a demandé puis obtenu son adhésion à l’UEFA (Galatasaray a gagné la coupe du même nom en 2000) ; Israël, à l’inverse, rayonnait en Asie et son intégration dans le football européen se solda par des revers mais cette nouvelle affiliation résulta de raisons géopolitiques. Israël appartenait à l’AFC depuis la création de cette confédération en 1954 ; son équipe nationale fut sacrée championne d’Asie en 1964, Maccabi Tel Aviv gagna la Coupe d’Asie des clubs champions en 1969 et 1971 mais par forfait, cette dernière fois, d’Al Shorta de Bagdad. C’est que les équipes nationales du monde arabo-musulman s'interdisaient, dès 1958, de jouer contre un adversaire israélien. Ce fut d’abord la Turquie, puis l’Indonésie, l’Égypte, le Soudan qui refusèrent d’affronter Israël qui faillit ainsi être qualifié pour la phase finale de la Coupe du monde cette année-là à la suite de ces matchs gagnés par forfait. Une victoire in extremis du Pays de Galles dans un match de barrage mit un terme à cette situation ubuesque. Israël fut, à la suite de la guerre « israélo-arabe » de 1973, sous l’impulsion de la fédération koweitienne et avec l’assentiment de leurs homologues de l’Asie du Sud-Est, exclu de l’AFC en 1974 et rattaché à … la Confédération océanienne, une formule qui prédomina de 1974 à 1991 avant que la fédération nationale israélienne soit officiellement intégrée dans l’UEFA en 1994. L’Égypte pourrait dans cet ensemble faire figure de leader9. La sélection égyptienne a en effet été la première équipe arabe à participer au tournoi olympique de football (1920, 1924 et 1928) et à une phase finale de la Coupe du monde en 1934 (Italie). Mais la division géographique continentale du football la conduit à créer en 1957 la Confédération africaine de football (CAF) avec les fédérations éthiopiennes, soudanise et sud-africaine et à en tirer un parti certain puisque le siège de la CAF est toujours installé au Caire. Même constat pour le Maroc, grand pays de tourisme et de passion populaire pour le football, qui est devenu le second pays arabe – et africain – à concourir dans la phase finale de la compétition majeure en 1970 au Mexique. À l’inverse, la Coupe arabe des nations, qui réunit depuis 1963, à intervalles irréguliers, pays du Maghreb et du Machrek, laisse de côté des États moyen-orientaux dont la population a d’autres origines (Iran, Turquie, Afghanistan). La seule structure qui réunit tous les États de la région (à l’exception donc d’Israël et la Turquie) est l’Asian Football Confederation, l’AFC, mais elle englobe, comme son nom l’indique, toute l’Asie (les Corée-s, le Japon, la Chine, la Birmanie, le Cambodge… mais aussi l’Australie), des nations bien éloignées du Moyen-Orient.

Une conversion récente au football

Le Moyen-Orient souffre aussi de sa tardive conversion au football. Si la Turquie a dès 1923 adhéré à la FIFA, les autres fédérations du Moyen-Orient ont beaucoup plus tardé : le Liban en 1935, la Syrie en 1937, l’Iran en 1948, l’Irak en 1950, l’Arabie séoudite en 1956, le Qatar en 1960, Bahrein en 1966… Des raisons politiques expliquent cette disparité (le Liban et la Syrie étaient sous le mandat de la France dont les soldats contribuèrent sans doute à cette diffusion). Cette implantation tardive peut avoir d’autres causes, telle la prééminence de sports traditionnels. Ainsi en Iran où le sport national, avant l’irruption du football, était la lutte qui a valu à l’Iran sa première médaille d’or aux jeux olympiques de Melbourne en 1956, médaille remportée par Takhti, champion légendaire au destin tragique. Mais la lutte est un sport en déclin, aussi bien sur le plan national qu’international, au point qu’elle a été menacée d’exclusion des compétitions olympiques en 2013 et n’a dû son sauvetage qu’à une alliance conjoncturelle, dans les protestations, entre l’Iran et les États-Unis, le président de la Fédération américaine proclamant que des Jeux olympiques sans lutte ce serait comme un MacDonald sans frites ! Cette prééminence traditionnelle de la lutte en Iran peut rendre compte du retard pris ici dans la diffusion du football qui est devenu, comme dans la plupart des pays, le sport national.

En Arabie saoudite et dans les émirats du Golfe, ce sont des pratiques sportives, elles aussi bien éloignées du football, qui en expliquent la tardive diffusion. On se passionne ici traditionnellement pour la chasse au faucon, plus récemment pour les compétitions de sprint entre ces volatiles, pour la course de chameaux et de chevaux. Le football a d’abord été introduit et pratiqué par les employés des compagnies pétrolières à partir des années 1940. Le spectacle de Britanniques courant après un ballon de cuir semblait bien exotique aux habitants des divers émirats comme le rappelle Ibrahim al-Muhannadi, membre du gouvernement et du Comité national olympique qataris : « Nous n’avions aucune idée qu’un tel sport puisse exister… Mais nous aimions regarder cet étrange spectacle10 ».

Signe de cette conversion tardive intervenue dans les années 1970-1980, la participation de la sélection koweïtienne à la phase finale de la Coupe du monde en 1982, suivie de son homologue irakienne quatre ans plus tard. Une participation un peu folklorique pour la première marquée par la fameuse intervention du cheikh Fahad al-Ahmed al-Jaber al-Sabah, président de la fédération koweïtienne. Mécontent de la validation d’un but marqué par Alain Giresse, celui-ci descend des tribunes pour intimer l’ordre à ses joueurs de quitter la pelouse et parvient à faire annuler le but français11. Plus sinistre fut la participation de la fédération irakienne, dirigée d’une main de fer par Uday, le fils de Saddam Hussein, qui avait l’habitude de faire torturer les joueurs de l’équipe nationale, lorsqu’il était mécontent de leurs résultats, en leur faisant notamment battre la plante des pieds12. Si le pouvoir mobilisateur du ballon rond a été bien identifié par les dictateurs, le jeu garde toutefois un statut relativement mineur notamment dans les pétromonarchies où il reste un produit d’importation. Les entraîneurs des équipes nationales sont, la plupart du temps, des ressortissants des grandes nations d’Europe ou d’Amérique du Sud : Vieira, Ivič, Ivankovič, Queiroz, Skočić… en Iran ; Puskas, Zagallo, Carlos Alberto Perreira, Frank Rijkaard, Hervé Renard… en Arabie saoudite ; Berti Vogts, Carlos Alberto Pereira, encore !, Vitezslav Lavička… au Koweït. La naturalisation de joueurs étrangers est un moyen, pour de petits États fortunés et au médiocre passé footballistique, de faire figure honorable ; ainsi au Qatar où Almoez Ali est d’origine soudanaise, Pedro Miguel portugaise, Boualem Khoukhi et Karim Boudiaf algérienne, Ahmed Suhail irakienne…, une situation qui n’a pas manqué d’alarmer la FIFA.

Le Moyen-Orient « compliqué » et divisé

Un autre obstacle majeur sur le chemin d’une unité moyen-orientale, est d’ordre géopolitique, on en a déjà donné un exemple. Le président de la FIFA, Gianni Infantino, rêve d’organiser en 2030 une Coupe du Monde en Israël et aux Émirats arabes unis (qui ont noué récemment des relations diplomatiques et footballistiques). Mais imagine-t-on l’équipe d’Iran se déplacer en Israël quand on connaît les rapports entre ces deux États ? Les relations entre l’Iran (chiite) et l’Arabie saoudite (sunnite) ont été rompues en 2016 et l’exécution capitale en dans le royaume saoudien de 81 condamnés (des chiites pour la moitié d’entre eux) a suspendu la timide reprise qui s’esquissait. Autant dire que la perspective de participer ensemble à l’organisation d’une compétition est peu vraisemblable. Se tournera-t-on vers l’Irak, la Syrie dévastés ou le Liban, ruiné ? Dans ce dernier pays, avant l’explosion qui a frappé Beyrouth en août 2020, le championnat avait dû être arrêté entre 1975 et 1990 en raison de la guerre civile. En Irak, le match amical contre l’Ouganda dans l’Al-Madina International stadium récemment construit à Bagdad fait figure d’exception au fil des quarante dernières années. « Entre la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, la guerre du Golfe en 1990 et 1991, l’invasion américaine de 2003, les conflits civils de 2006 à 2009 puis de 2013 à 2017, en passant par Daesh et plus dernièrement, la tentative de révolution de la jeunesse irakienne matée dans le sang en 2019, on ne peut effectivement pas dire que le pays a offert le cadre le plus peace pour accueillir les sélections étrangères », écrit à juste titre Alexis Esposito dans So Foot13. Entre l’Irak et l’Iran, la guerre avait laissé des traces, si bien que, jusqu’en 2001, les matchs entre les équipes d’Irak et d’Iran se disputaient sur terrain neutre (à Koweït City en 1989, à Doha en 1993, à Dubaï en 1996, à Saïda en 2000). À l’intérieur même des États les tensions peuvent être fortes ; ainsi en Iran où le sentiment national est fortement ancré, le club de Tabriz, Traktorsazi, est l’emblème populaire par excellence des revendications nationalitaires des Turcs d’Azerbaïjan.

Azərbaycan diyarımız, L’Azerbaïjan est notre terre,
Tirəxtur iftixarımız. Traktor est notre fierté

chantent les supporters qui arborent tenues et drapeaux rouges et se sont baptisés les « loups rouges », couleur et animal symboliques des peuples turcs14. Dans le sud-ouest du pays qui comporte une importante minorité arabe, c’est le club de Fulad, champion en 2014, qui est le vecteur des revendications identitaires. Au Liban, à Beyrouth, les équipes symbolisent la fragmentation confessionnelle et les antagonismes religieux : Al Ansar est le club sunnite, Safa le club druze, Al Ahed le club shiite, La Sagesse le club de l’archevêché maronite, Homenetmen le club arménien… Seul Nejmeh s’affiche multiconfessionnel. Les équipes peuvent aussi symboliser des revendications nationales. En Irak, une équipe du Kurdistan a été récemment créée (2006) et participe à la Viva World Cup qui réunit les fédérations de peuples (les Lapons, les Tamul-s…) non affiliées à la FIFA ; cette équipe aligne surtout des joueurs du Kurdistan irakien mais aussi des autres espaces de cette nation : Syrie, Turquie ou Iran. L’équipe nationale de Palestine, créée en 1962, popularisée par un match contre le Variétés club de France qui incluait Platini, Giresse, Tigana… en 1993 et affiliée à la FIFA depuis 1998, est l’exemple le plus marquant de ces revendications nationales contestées et de l’instabilité de cette région du monde. Les résultats de cette équipe témoignent de la précarité du peuple que celle-ci représente : victorieuse, en 2014, de l’AFC challenge Cup, regroupant peuples et nations footballistiquement « émergents » (Maldives, Afghanistan, Philippines…), l’équipe de Palestine fut cependant battue lors des différents matchs de Coupe d’Asie 2015 que sa victoire, en 2014, lui avait permis de disputer.

Où sont les femmes ?

Et que dire d’un Mondial en République islamique d’Iran où la présence des femmes dans les stades où se déroulent des compétitions d’hommes est interdite ? Sous la pression de la FIFA – Gianni Infantino était venu en 2018 à Téhéran dans ce but – le régime avait autorisé les spectatrices à assister à certains matchs internationaux. Mais les revendications des femmes et leurs espoirs déçus rythment la vie footballistique en Iran, désormais le seul pays du Moyen-Orient prohibant aux femmes d’assister à des compétitions d’hommes (l’Arabie saoudite a levé cet interdit en janvier 2018). Que l’on nous permette ici un plus long développement. Ce problème – la présence des femmes iraniennes dans le stade – s’est reposé avec une particulière intensité lors des matchs internationaux auxquels assistaient des femmes… étrangères. Ainsi, en novembre 2001, lors du match Iran-Irlande, qualificatif pour le Mondial de 2002, des Irlandaises furent admises dans l’enceinte du stade, après de multiples volte-face et décisions contradictoires des autorités, alors qu’une nouvelle fois les femmes iraniennes se voyaient interdire l’accès au spectacle. En janvier 2003 on annonça que, sous la pression des réformateurs, l’interdiction allait être levée et que des gradins particuliers allaient être réservés aux femmes mais la tendance conservatrice prévalut et les passionnées furent contraintes de rebrousser chemin à l’approche des guichets. À l’automne 2004, 11 femmes tentèrent d’assister au match amical Iran-Allemagne, mais elles furent refoulées tandis que des Allemandes pouvaient, elles, pénétrer dans le stade. « En quoi sommes-nous différentes d’elles ? », protestaient les rebelles. Dans Offside qui a obtenu « l’ours d’argent » au festival de Berlin en février 2006, mais dont la diffusion est interdite en Iran, Jafar Panahi met en scène l’histoire d’une jeune fille qui se déguise en garçon pour accéder au stade Azadi. Ces déguisements font l’objet de recherches de plus en plus sophistiquées par les jeunes filles qui veulent assister subrepticement aux matchs. Les présidents de la République islamique, les candidats à la présidentielle (Rafsandjani, Ahmadinejad, Rohani) ont tous manifesté le souhait d’autoriser les femmes à assister aux matchs de football. Mais le président de la République n’est pas celui qui détient le pouvoir en Iran. Ceux qui tiennent les rênes en sont le guide, Ali Khamene’i et les grands ayatollah-s, « sources d’imitation », auxquels doivent se référer les croyants. Dans un avis officiel, publié dans le journal gouvernemental du 10 avril 2015, le guide établit que cet acte (permettre aux femmes d’accéder au stade) est interdit car étant un outrage. Les « sources d’imitation » consultées sur le sujet adoptèrent la même position. Les raisons données à cet interdit sont de deux ordres. D’une part, pour une femme, voir « le corps à moitié nu d’un homme inconnu » est prohibé (harâm) ; d’autre part, « l’ambiance du stade ne convient pas à la présence de femmes » et ce mélange des deux genres « serait la cause de nombreux problèmes moraux et sociaux ». Khamene’i et les grands ayatollahs reprenaient ainsi un fatwâ émis par Khomeyni en 1987. Tous les espoirs de voir cette mesure rapportée ont été finalement déçus. En septembre 2017, on crut que ce bannissement était enfin levé ; des femmes avaient pu réserver on line des tickets pour assister au match Iran-Syrie. Mais in extremis la Fédération déclara que c’était une erreur, que l’interdiction demeurait et que les billets seraient remboursés. L’achat des billets en ligne demeure interdit car il ne permet pas de distinguer le sexe des individus. On crut cependant que, sous la pression de la FIFA, le bannissement allait être levé. Cet espoir se confirma quand 35 000 femmes furent admises à assister, dans une tribune séparée, à Iran-Cambodge, match éliminatoire pour la Coupe du monde 2022, auquel assistaient très peu de supporters masculins. Mais cet espoir fut de courte durée et, à la reprise du championnat national, la ségrégation coutumière reprit son cours. Pressée par la FIFA, la Fédération iranienne a déposé, en octobre 2021, un projet de loi auprès du Parlement iranien, projet autorisant la présence des femmes dans les stades de football. Ce texte sera-t-il adopté ? La décision de faire jouer le récent Iran-Corée du sud (12 octobre 2021) à huis clos a-t-elle été prise pour éviter la diffusion du Corona virus (ce fut l’explication officielle) ou pour maintenir l’interdiction faite aux femmes de pénétrer dans un stade de football, pour un match dépendant de la FIFA, hostile à la position iranienne ? La seconde hypothèse semble la bonne. Elle fut cependant remise en question lors du match Iran-Irak en janvier 2022, assurant la qualification de l’Iran pour la Coupe du monde au Qatar. Mais le dernier match qualificatif, pourtant sans enjeu, entre l’Iran et le Liban qui a eu lieu à Mashhad, dans l’est de l’Iran, le 29 mars 2022, s’est déroulé sans la présence de femmes, alors que 2 000 d’entre elles avaient acheté des billets. L’entrée du stade leur a été cependant interdite. On voit mal la FIFA attribuer la Coupe du monde à un pays qui refuse à ses femmes de faire partie du public sportif quand il s’agit de compétitions d’hommes.

Et pourquoi pas la Turquie ?

Parmi les arguments qui plaident contre l’attribution de la Coupe du monde à un pays du Moyen-Orient, il en est un qui reste loin d’être négligeable : le faible nombre de spectateurs enregistré même lors de compétitions internationales. Si les rencontres décisives de la Coupe arabe des nations intéressant les meilleures équipes attirent, comme on l’a vu, une foule importante (64 339 personnes étaient, par exemple, présentes pour le quart de finale Qatar-Émirats arabes unis lors de la dernière édition en 2021), les matchs à enjeu moindre, opposant des équipes de seconde zone, réunissent un très faible nombre de spectateurs, comme si le supportérisme, avec ses associations et son obligation de fidélité, n’avait pas encore pris racine dans cette région du monde. Sans doute, en Arabie saoudite, Al Ittihad attire à domicile plus de 30 000 spectateurs en moyenne, mais il s'agit d'une exception le nombre de spectateurs étant, dans la majorité des cas, inférieur à 6 000. La plus faible assistance à un match de première division, Al-Qadsiah-Ohod, réunit en Arabie saoudite lors de la saison 2018-2019 (la dernière avant le Covid brouillant les statistiques) 420 spectateurs ! Cet intérêt limité pour les compétitions nationales in praesentia a pour contrepartie une prédilection pour les retransmissions télévisées, en particulier pour les grands matchs des championnats européens, suivis de chez soi dans un cadre confortable.

Le Moyen-Orient ne comporte actuellement pas de Fédération qui puisse accueillir une Coupe du monde dans les meilleures conditions, à une exception près : la Turquie15, si toutefois sa dérive politique ne l’amène à se brouiller irrémédiablement avec d’autres États de la région. Mais rappelons que la Turquie, avec ses belles installations sportives disséminées sur tout son territoire, dont sept stades de plus de 30 000 places, sa grande tradition footballistique (la Turquie a terminé troisième de la Coupe du monde 2002), fait footballistiquement partie de l’Europe. Ce qui était le vœu des dirigeants de la fédération turque lorsqu’ils opposèrent une fin de non-recevoir au Comité exécutif de la FIFA qui désirait que la Turquie rejoigne l’AFC dans la seconde moitié des années 195016, reste toujours d’actualité. D’autant que les compétitions européennes permettent à la sélection et aux équipes turques de rejouer les relations complexes de la Turquie à l’Europe, entre rapprochement et confrontation.

Du Qatar à l’Amérique du Nord

La Coupe du monde disputée au Qatar en 2022 constitue la fin d’une séquence entamée en 2010 avec l’édition sud-africaine et poursuivie en 2014 au Brésil et en 2018 en Russie. Dans une atmosphère de corruption révélée par les investigations américaines et le départ forcée du président de la FIFA Sepp Blatter en 2016, quatre éditions de Coupe du monde ont été confiées, au nom d’un roulement entre continents à des pays émergents. Avec des résultats mitigés. Le football, sport des Noirs d’Afrique du Sud n’a pas profité de la popularité temporaire des Bafana Bafana pour s’imposer et remplir des stades devenus des exemples des « éléphants blancs » construits en Afrique. L’accident sportif de la demi-finale perdue 1-7 par la seleção face au futur champion du monde allemand a accompagné des dépenses somptuaires pour la construction de stades inutiles comme à Brasilia ou Manaus et la gentrification des enceintes déjà existantes comme le Maracanã. A posteriori, la mégalomanie des organisateurs brésiliens peut passer pour un signe annonciateur de la crise que connaît depuis leur pays. Quant à l’édition russe, elle semblait avoir profité dans un premier temps au régime de Vladimir Poutine et à son image dans le monde : excellente organisation, accueil sans accroc des foules multiethniques de supporters et performance honorable de la sélection russe. Jusqu’à ses menées en Afrique subsaharienne et à l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Quel héritage et quel souvenir laissera l’édition qatarie ? Signale-t-elle aussi un basculement de la géopolitique du sport quand les pétromonarchies sont devenues des étapes du circuit ATP, d’athlétisme et même du cyclisme et, bien sûr, des sports mécaniques ? Constituera-t-elle une étape dans la réflexion nécessaire sur la durabilité des mega events et de leur bilan carbone sans compter le respect des droits de l’homme et de la femme ? Le passage du format de la phase finale la Coupe du monde de 32 à 48, effectif à partir de l’édition 2026 organisée conjointement par les fédérations canadienne, états-unienne et mexicaine va apporter une réponse ambiguë. Certes la compétition bénéficiera de stades déjà construits et qui seront pleins, mais les distances à parcourir en avion ne plaident pas pour un bilan carbone en accord avec les préconisations du GIEC. En tout cas, mis à part un État continent comme la Chine, l’organisation des compétitions futures sera partagée. L’occasion, peut-être un jour, d’une véritable Coupe du monde du Moyen-Orient avec des matchs organisés à Badgad, Beyrouth, Damas, Dubaï, Istanbul, Koweït City, Mascate, Riyadh, Téhéran et, peut-être même, à Jérusalem. Mais, entre la politique fiction et l’uchronie, le pas est vite franchi.

Notes

1 Pour plus de détails sur cette candidature contestée, voir Brannagan, Paul Michael et Danyel Reiche, Qatar and the FIFA 2022 World Cup. Politics, Controversy, Change, Londres, Palgrave Macmillan, 2022. Return to text

2 L’expression Moyen-Orient est entendue ici dans son acception française (Turquie, Iran, Levant, Mésopotamie, péninsule Arabique), et non dans son interprétation extensive anglophone qui fait courir cet espace du Pakistan au Maroc. Return to text

3 Statuts modifiés de 1905, reproduits dans le Bulletin officiel de la Fédération Internationale de Football (Association), n° 2, 1er septembre 1905. Return to text

4 Archives FIFA, Résolution votée le 22 août 1960, Procès-verbal du XXXIIe Congrès tenu à Rome. Return to text

5 Selon le titre et le contenu de l’opuscule écrit par son président Jules Rimet : Le football et le rapprochement des peuples, Zurich, FIFA, 1954. Return to text

6 Christiane Eisenberg, « FIFA et politique 1945-2000 », in Yvan Gastaut et Stéphane Mourlane (dir.), Le football dans nos sociétés. Une culture populaire 1914-1998, Paris, Autrement, 2006, p. 128. Return to text

7 The Guardian, 18 mars 2021. Return to text

8 Sur le football en Iran, voir Houchang Chehabi, « The Politics of Football in Iran », Soccer & Society, April 2006, p. 233- 261 et Christian Bromberger, « Le football en Iran. Sentiment national et revendications identitaires », in Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault (dir.), Soutenir l’équipe nationale de football. Enjeux politiques et identitaires, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2016, p. 73-81. Return to text

9 Sur la genèse de l’engouement pour le football en Égypte, voir Paul Dietschy, Histoire du football, Paris, Perrin, 2010, p. 86-87. Return to text

10 Cité par James M. Dorsey, The Turbulent World of Middle East Soccer, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 241. Return to text

11 Sur cet incident et l’émergence internationale des pays arabes et du Moyen-Orient, cf. coll., Foot et monde arabe. La révolution du ballon rond, Paris, Hazan, 2019. Return to text

12 David Goldblatt, The Ball is Round. A Global History of Football, Londres, Penguin, 2006, p. 865. Return to text

13 So Foot, 24 janvier 2022. Return to text

14 Sur le club Traktorsazi comme symbole des revendications des Turcs d’Azerbaïjan iranien, voir Vahid Rashidi, « Tractor Sazi FC and the Civil Rights Movement of Turks in Iranian Azerbaijan », The International Journal of Sport and Society, 2019, 10 (2), p. 57-68. Return to text

15 Sur le football en Turquie, voir, entre autres, Draghan Irak et Jean-François Polo, « Turkey », The Palgrave International Handbook of Football and Politics, Londres, Palgrave Macmillan, 2018, p. 659-676. Return to text

16 Cf. Paul Dietschy, Histoire du football, op. cit., p. 355-356. Return to text

References

Bibliographical reference

Christian Bromberger and Paul Dietschy, « La Coupe du Monde du Moyen-Orient ? », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 17-26.

Electronic reference

Christian Bromberger and Paul Dietschy, « La Coupe du Monde du Moyen-Orient ? », Football(s). Histoire, culture, économie, société [Online], 1 | 2022, 17 November 2022 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.82. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=82

Authors

Christian Bromberger

Professeur émérite d'ethnologie à l’université d’Aix-Marseille

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Paul Dietschy

Professeur d'histoire contemporaine à l’université de Besançon

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