Le Musée d’Art Moderne de Paris (MAM) a organisé du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024 une rétrospective très riche de l’œuvre et de la vie de Nicolas de Staël1. Pierre Wat et Charlotte Barat-Mabille2 ont été les commissaires de l’exposition. La vie de Nicolas de Staël3 se déroule en des temps de mise à l’épreuve d’utopies politiques du xxe siècle. Il nait russe, dans une famille d’officiers du tsar, fils d’un gouverneur de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, très proche du tsar Nicolas II. Sa famille est forcée à l’exil après la Révolution bolchévique. D’abord installé en Belgique, après avoir perdu ses deux parents en Pologne, il découvre la France lors d’un séjour estival. Menant une pittoresque vie parisienne mâtinée d’un fort tropisme pour la Côte d’Azur, terre de prédilection des Russes blancs, il se lie d’amitié avec nombre d’artistes comme Delaunay et Kandinsky4 mais surtout avec le poète René Char, devenu un ami intime. Si son œuvre est tout d’abord figurative, il choisit l’art abstrait comme un moyen d’exprimer le choc physique du monde et l’exaltation qui le dévorent. Nonobstant il réfute, selon son expression, son affiliation au « gang de l’abstraction avant » (allusion au gang de malfaiteurs français de l’immédiat après-guerre des « Tractions Avant » de Pierre Loutrel, dit Pierrot le fou), afin de refuser les étiquettes et assumer sa liberté créatrice. Son œuvre, unique, requalifiée aujourd’hui, d’un homme habité, torturé et extravagant, à la recherche de la clarté du monde, sera définitivement interrompue par son suicide à 41 ans à Antibes en mars 1955. Il nous reste la contemplation du tableau « Parc des Princes », sorte d’idéal type, qui invite à approfondir nos recherches sur la mise en art du football et plus généralement du sport.
Le 26 mars 1952, un match amical de football oppose l’équipe de France à celle de la Suède. Si le match connait une certaine postérité, ce n’est pas en raison de la victoire de la Suède (0-1). Il s’agit en fait du premier match joué en nocturne grâce à des projecteurs électriques au Parc des Princes (Paris). Pour Nicolas de Staël5, c’est aussi la première fois qu’il assiste à un match de football. Accompagné de son épouse Françoise, il est submergé par l’émotion. Anne de Staël, sa fille, fait le récit « de cette “sortie”, où ce soir-là ils avaient mis leurs plus beaux habits pour aller voir ce qu’ils n’avaient jamais vu. Il leur arrivait de se rendre à de grands spectacles, comme à l’opéra, voir Les Indes Galantes de Rameau à partir desquels le peintre réalisait ensuite de grands événements picturaux qui semblaient vouloir rivaliser de splendeur6 ». Il est sidéré par la féerie chatoyante des couleurs, l’ambiance inédite pour lui agencée par des odeurs, des chants, des clameurs, des efforts mis en scène par les jets de lumières des projecteurs « où ce qui se jouait était le propre cœur de chacun incarné dans le « ballon ». Il participe à la ferveur de ce public très masculin qui fait du jeu un moment où une vérité cachée du monde semble se révéler. Dès son retour à l’atelier, il s’entête à jeter sur la toile sa persistance rétinienne besognée par sa mémoire, pour que « la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au départ de Paris ». Le tableau dit du « Parc des Princes » prend forme. Dans une lettre écrite à son ami René Char, en date du 10 avril 1952, il évoque avec le lyrisme et la naïveté d’un Alexander Von Humboldt, explorateur fasciné par l’exotisme du monde tropical, son émerveillement. « Je pense beaucoup à toi, quand tu reviendras on ira voir des matchs ensemble, c’est absolument merveilleux, personne là-bas ne joue pour gagner si ce n’est à de rares moments de nerfs où l’on se blesse7. » Le stade est l’artefact d’incarnation de cet évènement magique, profondément humain, de cet univers étranger ses habitudes sociales. Par un ensemble de petits tableaux et d’esquisses il façonne son œuvre, maintes fois reprise, dans une quête insatiable de perfection. In fine, le tableau est de grande taille8, d’art abstrait, et propose un agencement de formes géométriques à dominante de rectangles. En bas le vert de la pelouse, dégradé en plusieurs nuances, entre en tension avec le noir, la nuit, qui couvre tout le haut du tableau, alors que des rectangles de lumière, celle des projecteurs, découpent l’ensemble. D’autres rectangles expriment le mouvement, en particulier celui du joueur, avec un rond pour la tête. Le ballon est absent ou confondu avec la tête, geste technique du même nom propre au football. Inconfortable tableau, abstrait aux intentions figuratives, baigné dans une ambiance chromatique qui rappelle la période bleue de Picasso, mais investi d’une puissance à la gloire de l’évènement global et intemporel qu’est le match de football9. Qu’il ait été réalisé par un béotien au monde du ballon rond, foudroyé par la bouleversante complexité de l’évènement, élève encore l’œuvre. Le tableau sera mal accueilli par ses contemporains en raison de son titre, décalé par rapport aux codes sociaux des amateurs d’art de l’époque et par sa posture assumée d’interface entre art figuratif et abstrait.