Jérôme Latta, Ce que le football est devenu

p. 217-238

Bibliographical reference

Jérôme Latta, Ce que le football est devenu, Paris, Éditions Divergences, 2023, 200 p.

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Figure n° 4 : couverture de l’ouvrage Ce que le football est devenu.

Figure n° 4 : couverture de l’ouvrage Ce que le football est devenu.

Jérôme Latta est un journaliste bien connu pour ses analyses critiques sur le football. Il est le cofondateur des Cahiers du football et écrit pour Le Monde, Médiapart, Arrêt sur images ou Alternatives économiques. Son livre, Ce que le football est devenu, paru à l’automne 2023, a rencontré un public certain et a fait l’objet de nombreuses recensions dans la presse.

L’objet de l’ouvrage est situé dans le temps et dans l’espace : il concerne le football européen de sa période « postmoderne » qui démarre dans les années 1990. Le livre est composé de cinq grands chapitres aux titres évocateurs et à une conclusion qui l’est tout autant : « Un autre football est-il possible ? » (devise des Cahiers du football). Dans le premier, « Une métamorphose économique », l’auteur décrit l’évolution du football professionnel depuis trente ans dans les principaux championnats européens (le Big 5). Dans le deuxième, « La libéralisation du marché des footballeurs », Jérôme Latta analyse l’évolution du marché du travail des footballeurs et ses conséquences notamment sur les inégalités salariales, qui n’est pas sans effets sur les inégalités entre clubs et entre ligues (traitées dans le troisième chapitre, « La machine inégalitaire »). Dans le quatrième chapitre, « Une révolution insensible », il s’attaque au « laissez-faire » des instances, des pouvoirs publics et des médias qui n’ont pas pu éviter que le football devienne ce qu’il est devenu, un « football qui ne s’appartient plus ». Enfin, dans le cinquième, « La crise permanente », il s’intéresse à la fragilité du football et à ses crises permanentes (supporterisme, corruption, etc.).

Le sous-titre de l’ouvrage (« Trois décennies de révolution libérale »), plus explicite, fait référence aux années Reagan, ou plutôt Thatcher en Europe, et donne la tonalité des propos. Cette lecture de l’évolution du football au travers du prisme « libéral » n’est pas sans rappeler celle du philosophe Jean-Claude Michéa dans son ouvrage Le plus beau but était une passe1 : « Si le football doit donc devenir lui aussi, une industrie où seule la victoire est rentable, […], il apparaît donc tout à fait normal de le soumettre à ces mêmes principes libéraux… »

Comme le dit l’auteur dans une de ses interviews, « […] si ce livre poursuit un but, c’est d’abord celui de contribuer à lancer enfin un vrai débat sur le football et ses évolutions. À en faire enfin un objet politique, histoire d’avoir prise sur ce que le football deviendra. » Le livre se laisse lire volontiers avec intérêt et ne se résume donc pas à une analyse économique du football de ces trente dernières années. Il veut également proposer une lecture politique de son évolution : en d’autres termes, une sorte de critique de l’économie politique du football. Et c’est en ce sens qu’il peut y avoir débat.

Ainsi, dès l’introduction, le discours militant se substitue à la simple analyse. On le constate à l’utilisation du terme « néolibéral », terme souvent galvaudé s’il en est, pour définir le capitalisme des sociétés occidentales par les militants de gauche : « À la faveur de sa transformation en industrie culturelle mondialisée, dans le courant des années 1990, le football européen a en effet constitué pour la doctrine néolibérale un formidable champ d’application et de promotion, en particulier au travers de sa capacité à organiser et légitimer les inégalités. » Tout serait calculé et organisé pour exploiter les plus faibles : « La révolution libérale du football a été tacitement organisée par des acteurs institutionnels, économiques et médiatiques qui ont veillé à ce qu’elle ne fasse jamais débat. ». Cette analyse « systémique » définit le football européen des années 1990 comme une sorte d’idéal-type d’une économie de marché. Ce parti pris idéologique n’est pas gênant en soi puisqu’il est clairement affirmé. Mais, sur certains points de fond, il suscite cependant des interrogations.

Jérôme Latta ne nous parle pas de l’évolution du football en général mais de celle du Big 5, championnats qui ne sont en rien représentatifs, ni de la plupart des ligues européennes, ni a fortiori des fédérations dans le monde. Les droits TV en sont l’illustration : « Cette croissance [des droits TV] a varié selon les compétitions et les nations, mais c’est elle qui a constitué le principal moteur de celle du secteur tout entier. » Hors Big 5, et dans une moindre mesure Turquie et Portugal, la plupart des équipes concourant dans les championnats européens ne vivent que peu des droits TV. Ainsi, dans les championnats « intermédiaires » de pays comme la Belgique, les Pays Bas, la Suisse, l’Autriche et le Danemark, les montants annuels que se partagent toutes les équipes oscillent entre 32 millions d’euros pour l’Autriche et 80 millions pour les Pays Bas, soit dix fois moins qu’en France. En conséquence, la part des droits TV dans le chiffre d’affaires des clubs de ces championnats est très faible, entre 7 % pour la Suisse et 23 % pour le Danemark. On pourrait multiplier les exemples de ce type où l’auteur prend pour preuve les quelques cas où l’argent a effectivement joué une part de plus en plus forte. Mais il faut rappeler que dans de nombreux pays le football reste une activité très peu rémunératrice pour tous les acteurs.

De manière plus générale, il y a, selon nous, un problème méthodologique à vouloir appliquer sans précaution des principes « libéraux » au football alors que son économie reste très spécifique sur de nombreux aspects. Ainsi, durant les « trente glorieuses » du football (1990-2020), les clubs n’ont en général dégagé que très peu de profits contrairement à ce qu’auraient dû être ceux d’une entreprise classique dans une économie de marché en croissance. L’argent du football (qui n’est pas aussi abondant qu’on le dit par rapport à l’intérêt populaire qu’il suscite) durant cette période a en fait profité aux « travailleurs » du football, à savoir les joueurs. Comme le disait l’économiste Daniel Cohen, « Il y a quelque chose d’un peu Robin des bois dans cette histoire où les gosses venus de nulle part arrivent à prendre l’argent de la caisse. » On est bien loin des conséquences supposées du « néolibéralisme » sur la paupérisation des masses laborieuses. Autre spécificité économique, très peu de clubs font faillite et ces « entreprises » du beau jeu sont, pour nombre d’entre elles, plus que séculaires. Par ailleurs, un championnat est d’une certaine manière une « production jointe » à l’envers : un match de football nécessite la participation de deux « entreprises » indépendantes. Enfin, les supporters de football, au moins pour la plupart, sont loin de se comporter comme des consommateurs « classiques ». La prise en compte des spécificités de l’économie du football est indispensable pour pouvoir bien analyser son fonctionnement.

Par ailleurs, une analyse « systémique » de l’économie du football ne peut faire l’impasse sur l’organisation des sports collectifs aux États-Unis, notamment la MLS. En effet, la ligue américaine fonctionne à front renversé par rapport à celle du vieux continent selon les principes d’une économie planifiée dans une économie de marché : ligue fermée organisée comme une « entité unique », plafond salarial, draft, etc. Cette forte régulation permet aux franchises de fixer en début de saison, après discussion entre parties, le partage salaires/profits et de permettre en principe aux clubs de dégager des bénéfices. Les Américains ont bien compris qu’un objectif de profit était difficile dans l’économie des sports collectifs ou la motivation des clubs demeure la victoire. Cette mise en perspective permet de mieux envisager l’univers des possibles pour le football, entre une économie de marché dérégulé, une économie mixte et une économie planifiée.

On rejoindra davantage Jérôme Latta sur le constat des inégalités dans le football (chapitre 3). Comme le dit l’économiste Branko Milanovic, « le football a été un miroir de la société, où les inégalités se sont accrues de manière exponentielle au cours des trois dernières décennies. » Ces inégalités concernent aussi bien, les ligues, les clubs que les joueurs : car le football « a en tout cas été l’objet d’un processus brutal de libéralisation, de dérégulation et de financiarisation – trois termes pour dire à peu près la même chose et décrire un mouvement d’accaparement des richesses. » La vraie réflexion sur les réformes éventuelles se situe à ce niveau où des politiques de redistribution et une régulation peuvent être envisagées.

Les tendances récentes de l’économie du football évoquées à différents endroits dans le livre que sont l’arrivée des fonds de placements, notamment américains, le développement de la multipropriété, la création d’une Super League, etc. semblent montrer que le beau jeu se situe à un tournant historique et passe de sa période postmoderne à son ère « hypermoderne ». Ces tendances posent effectivement de réelles questions quant à son avenir. Mais il vaut mieux prévoir et encadrer les retombées du succès que de penser l’apocalypse.

Heureusement, l’auteur lui-même l’avoue, la plupart du temps et pour la plupart d’entre nous, le football reste ce sport populaire pratiqué par des millions d’adeptes à travers le monde où l’on oublie tout quand le ballon roule : « Au niveau amateur, malgré une forme de contamination dans les clubs qui cherchent à faire émerger de futurs professionnels et imposent aux enfants un régime de compétition et de concurrence, la pratique du football reste un formidable support de liens sociaux et d’apprentissage. On y observe aussi un foisonnement de clubs à vocation militante qui embrassent diverses causes comme celle des LGBTQI ou de la défense des droits des migrants. La FSGT poursuit sa mission d’éducation populaire par le sport et propose une pratique conviviale. » Le foot… plus simplement.

Notes

1 Jean-Claude Michéa, Le plus beau but était une passe, Paris, Flammarion, 2018. Return to text

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References

Bibliographical reference

Luc Arrondel and Richard Duhautois, « Jérôme Latta, Ce que le football est devenu », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 4 | 2024, 217-238.

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Luc Arrondel and Richard Duhautois, « Jérôme Latta, Ce que le football est devenu », Football(s). Histoire, culture, économie, société [Online], 4 | 2024, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=706

Authors

Luc Arrondel

CNRS-PSE

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Richard Duhautois

CNRS-LIRSA

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