Alfred Wahl, 1979. Le Racing champion de France

p. 235-239

Référence(s) :

Alfred Wahl, 1979. Le Racing champion de France, Portet-sur-Garonne, Éditions Midi-Pyrénéennes, 2022, 48 p.

Texte

Couverture de l’ouvrage 1979. Le Racing champion de France.

Couverture de l’ouvrage 1979. Le Racing champion de France.

C’est un ouvrage aux dimensions surprenantes que nous tenons entre les mains : 17 x 10 centimètres pour 48 pages seulement. C’est qu’en réalité, ce format est propre à la collection des éditions Midi-Pyrénéennes intitulée « Cette année-là ». Les villes de Bordeaux, Clermont-Ferrand, Nantes, Toulouse et en l’occurrence Strasbourg font l’objet de plusieurs ouvrages qui sollicitent le regard d’un historien confirmé, chargé de revisiter l’histoire de la ville à partir d’une année singulière. Après Pierre Krieger, qui analyse l’élection du maire communiste et autonomiste Charles Hueber en 1929, le second fascicule consacré à Strasbourg est rédigé par Alfred Wahl, père fondateur de l’histoire du football en France. L’unique titre de champion de France de football obtenu à l’issue de la saison 1978-1979 par le club phare de la ville, le Racing Club de Strasbourg, est mis en relief par l’historien strasbourgeois, à la plume toujours aussi incisive malgré la concision de l’ouvrage. Il respecte néanmoins le cahier des charges fixé par la collection, qui implique une rédaction en trois parties distinctes. La première, obligatoirement consacrée à l’évènement, donne la parole aux principaux intéressés : les joueurs, l’entraîneur Gilbert Gress, mais aussi des acteurs influents comme des personnalités politiques, certains journalistes des Dernières nouvelles d’Alsace (DNA), ainsi que des supporters témoins du sacre. La seconde partie replonge le lecteur dans les différents contextes, économique, social, culturel… La troisième explore une question qui se pose avec une acuité croissante dans le monde sportif depuis quelques décennies : celle de l’héritage laissé par un évènement, donc ici ce titre de champion de France obtenu en 1979.

L’épopée du Racing, le seul et unique club méritant cette dénomination aux yeux de nombreux Alsaciens, est celle de toute une région. Elle est l’aboutissement et le point d’orgue d’une revanche, celle obtenue par ceux qui s’autoproclament les « opprimés de l’Est de la France », ce sentiment palpable d’un « complexe provincial » qui se manifeste face à la suspicion des « Français », p. 4. Afin d’expliquer ces représentations alsaciennes, Alfred Wahl expose bien les doutes émis par la presse nationale face à la perspective d’un hypothétique titre national des Strasbourgeois tout au long de la saison. Suite au succès obtenu le soir du 1er juin 1979 sur le terrain de Lyon, ce n’est pas uniquement la ville, mais toute une région qui manifeste sa liesse. Le train qui ramène les joueurs en gare de Strasbourg est stoppé à plusieurs reprises à partir de Mulhouse, y compris lors d’arrêts inattendu, afin que la foule puisse ovationner ses héros de plus près. Le 2 juin, la réception des joueurs devant plusieurs dizaines de milliers de fans, place Broglie puis dans les salons de l’hôtel de ville, se déroule en présence de l’ancien ministre André Bord et du maire et ancien président du Conseil Pierre Pflimlin. Elle témoigne de la portée de l’exploit réalisé par les joueurs du Racing. La fierté ressentie par les Alsaciens est mise en lumière par la presse régionale qui attribue le parcours du club à de prétendues qualités propres aux autochtones, telles que le travail, la ténacité, l’esprit d’équipe… Certains journalistes vont jusqu’à débusquer chez les joueurs des « valeurs traditionnelles partagées par les joueurs du Racing », alors que les équipes adverses en auraient été dépourvues. Pour d’autres encore, ce sont les six joueurs alsaciens du onze de base, Deutschmann, Ehrlacher, Gemmrich, Marx, Specht et Tanter qui ont suscité l’esprit de corps de l’équipe et ont réussi à fédérer autour d’un projet commun leurs coéquipiers issus d’autres régions. Ainsi, à travers une revue de presse bien ciblée, Alfred Wahl montre comment toute une région en vient sinon à corréler les causes d’un triomphe aux représentations partagées d’un caractère typiquement alsacien, du moins à savourer cette revanche sur ce qu’ils perçoivent comme la France de l’intérieur. Mais l’ouvrage dépeint aussi la riposte des classes populaires et moyennes à travers le football, face aux pratiques culturelles de la bourgeoisie comme le théâtre et l’opéra, subventionnés par la municipalité dans des proportions vingt fois supérieures à celles du ballon rond. La victoire du Racing en 1979 consacre de ce fait « la légitimité sociale du football », p. 44. Alfred Wahl offre donc une analyse qui permet de s’affranchir des raccourcis opérés par certains journalistes et par de nombreux supporters et décrypte les mécanismes qui expliquent les corrélations fréquentes établies avec une présumée identité alsacienne autoproclamée.

L’historien exploite ensuite plusieurs de ses thèmes de prédilection en brossant l’histoire du club. De sa création en 1906 sous l’étiquette FC Neudorf à sa dénomination définitive en 1920, il remet en perspective l’amateurisme marron des années 1920, ainsi que le rapport au professionnalisme adopté en 1933. Face à des rivaux locaux et régionaux demeurés amateurs ce nouveau statut renforce son pouvoir d’attraction, illustré ici par l’affluence de 25 000 spectateurs enregistrée à la Meinau à l’occasion d’un match contre Sochaux lors de la saison 1934-1935. Cette fréquentation des tribunes prouve que le Racing est devenu « un phénomène social d’importance, une véritable institution dans la ville », p. 20. La période 1939-1944 voit des joueurs alsaciens évacués reconstituer l’équipe du Racing à Périgueux en 1939, avant que les joueurs rapatriés n’évoluent sous tutelle nazie sous les couleurs amateurs du Rasensportclub Strassburg. Après la Libération, le parcours du Racing s’apparente à l’ascenseur bien connu de certains clubs professionnels, ponctué de descentes et de remontées, corrélées à une perpétuelle valse des entraîneurs. Il est balisé également par deux victoires en Coupe de France, la première en 1951, la seconde en 1966 sous la houlette du regretté Paul Frantz. Ce dernier succès s’accompagne aussi d’un beau parcours européen en Coupe des villes de foire face à des formations aussi huppées que le FC Barcelone et l’AC Milan. Mais entre fusions avortées avec des clubs régionaux, changements de direction multiples, querelles internes incessantes, le club gagne dans certains organes de presse le surnom péjoratif de « Marseille de l’Est », p. 20. Le parcours en dents de scie du RC Strasbourg s’accompagne d’une désertion des spectateurs au mitan des années 1970. C’est ce qui, selon Alfred Wahl, explique l’engouement suscité par le triomphe de 1979, dans la mesure où il représente une réelle surprise après ces années noires ou sans relief. C’est d’ailleurs autant le succès final que le parcours du futur champion qui mène à la liesse populaire finale, dans la mesure où le Racing prend la tête du championnat à l’issue de la cinquième journée pour ne plus jamais la lâcher. Ces résultats inespérés couplés à la régularité des performances provoquent le retour du public, à tel point que deux records d’affluence sont battus à l’occasion de la venue du FC Metz puis de celle du PSG lors de l’avant-dernière journée de championnat. En la circonstance, 35 000 spectateurs, dont certains ont forcé l’entrée du stade en raison de leur incapacité à se procurer un billet, ont répondu présent. Le triomphe du Racing n’est pourtant pas totalement impromptu. En effet, en 1976, le jeune industriel Alain Léopold a accédé à la présidence du club et collaboré avec l’ancien ministre et président du conseil général du Bas-Rhin André Bord. Ce dernier permet dès lors au Racing de bénéficier de subventions municipales et départementales plus significatives. L’arrivée de joueurs internationaux ou futurs internationaux comme Francis Piasecki, Raymond Domenech et Jacky Novi contribue à renforcer l’ossature de l’équipe constituée jusqu’ici majoritairement de joueurs alsaciens. Alfred Wahl incite donc à une nécessaire prise de recul pour analyser les différents facteurs qui président à ce titre obtenu en 1979, en définitive à l’issue d’un terme de plusieurs années et non comme le couronnement d’une saison miraculeuse. Les lendemains du titre sont par contre moins glorieux. Le club retourne à une honorable mais peu satisfaisante cinquième place dès la saison suivante, puis le mythique Gilbert Gress est licencié de son poste d’entraîneur dès septembre 1980 après avoir commis l’erreur de recruter, ou d’avoir accepté de recruter le buteur rémois Carlos Bianchi. Les qualités de ce dernier font qu’il ne rentre pas dans le schéma de jeu préconisé par Gress et, crime de lèse-majesté, qu’il est davantage médiatisé que lui.

La dernière partie de l’ouvrage atteste que le Racing de Strasbourg est désormais un lieu de mémoire immatériel. Pour autant, le processus a été long et sinueux. Le dixième et le vingtième anniversaire du titre n’ont pas suscité de réaction significative et n’ont pas contribué à perpétuer la mémoire de l’exploit de 1979. La succession de directions sans enracinement local à la tête du club, de Daniel Hechter au PDG du groupe IMG Mc Cormack (représenté par l’ex-tennisman Patrick Proisy) a sans doute contribué à ce manque d’intérêt. En 2009, les célébrations du trentième anniversaire ont été impulsées non pas par les dirigeants du club, alors en situation délicate, mais par les DNA et par le monde amateur, personnifié pour l’occasion par l’ancien footballeur Albert Gemmrich, président de la Ligue d’Alsace de football. Dans un numéro spécial des DNA, les anciens joueurs offraient des avis divergents, les uns dithyrambiques, les autres plus mesurés. Seul parmi eux Raymond Domenech louait positivement l’action de Gilbert Gress… mais si Alfred Wahl mentionne bien sa position de sélectionneur national en 2009, c’est sans aucun doute pour suggérer qu’elle l’empêchait d’émettre un avis négatif sur son ancien entraîneur. En réalité, c’est le quarantième anniversaire qui est décisif dans la constitution du titre et de la date de 1979 en tant que « “lieu de mémoire” strasbourgeois et alsacien », p. 43. Elle doit beaucoup au président du club Marc Keller, lui-même ancien joueur professionnel, sensibilisé à la problématique du patrimoine historique lors de ses séjours dans des clubs allemand et anglais et qui a été marqué par la célébration mémorielle de son ancien club West Ham. Marc Keller organise alors en 2019 une commémoration marquante en invitant les joueurs de 1979, ponctuée de retrouvailles chaleureuses et émouvantes et mettant en scène leur présentation au public avant le match de championnat de France de ligue 1 contre le Stade Rennais. De concert avec le président délégué de 1979 René Maechler et avec Albert Gemmrich, Marc Keller souligne la « nécessité de pérenniser la mémoire du club et d’entretenir des liens entre générations pour le plus grand profit du Racing d’aujourd’hui ». L’exploit de 1979 accompli par le club strasbourgeois a connu différentes phases : « l’oubli, l’indifférence, la redécouverte et enfin l’appropriation par le Racing aujourd’hui », p. 45. Mais Alfred Wahl remet en perspective ce lieu de mémoire immatériel, en se référant à une phrase de l’attaquant Joël Tanter, pour lequel la durée de vie de cette mémoire s’arrêtera lors de l’obtention d’un nouveau titre.

En résumé, cet ouvrage succinct s’adresse évidemment aux Strasbourgeois en particulier, aux Alsaciens plus généralement, mais également à ceux que passionne le football. On y rencontre les joueurs, dont les regrettés Francis Piasecki, Rémy Vogel et Dominique Dropsy, les supporters, les dirigeants, on y perçoit les influences politiques, les conflits internes, les luttes de pouvoir, les bruits de couloir. Ce livre pourrait inspirer des productions similaires dans d’autres villes de la collection : on pense par exemple au premier titre de champion de France du FC Nantes de José Arribas en 1965. On aurait certes aimé en apprendre davantage sur la personnalité controversée de Gilbert Gress, qui avait privé les joueurs d’une fête pour célébrer le titre, au prétexte d’une demi-finale de Coupe de France à disputer. On aurait souhaité croiser davantage de vedettes comme Oscar Heisserer ou Stojaspal, qu’Alfred Wahl n’omet pas de mentionner. Mais plutôt que d’incriminer le format réduit de cet ouvrage, il est plus judicieux de penser qu’il incitera les historiens à approfondir cette recherche. On se prend aussi à rêver que le Strasbourgeois Alfred Wahl rédige l’ouvrage de référence sur l’histoire du club, pour illustrer plus richement le processus par lequel le football, à partir du titre de 1979, est devenu un objet de culture légitime dans la capitale alsacienne. Enfin, ce petit livre revêt l’avantage de questionner le rôle de la mémoire et de la commémoration d’un évènement, notamment en France, où la question du patrimoine historique est bien moins développée que dans d’autres clubs européens. Il pourrait fournir une piste de réflexion au sein des clubs français dans l’optique de cultiver d’indispensables relations entre les différentes générations.

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Référence papier

Laurent Grün, « Alfred Wahl, 1979. Le Racing champion de France », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 3 | 2023, 235-239.

Référence électronique

Laurent Grün, « Alfred Wahl, 1979. Le Racing champion de France », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 3 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=580

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Laurent Grün

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