Introduction
L’arbitrage du football a toujours engendré des polémiques sur le terrain et en dehors, des profusions argumentaires démultipliées par les différents médias des époques concernées1. La VAR (assistance vidéo à l’arbitrage dans le football) apparaît aux yeux du grand public lors de la Coupe du Monde de 2018. La vidéo y est peu utilisée mais fonctionne relativement bien. En revanche, l’été suivant, la même compétition, cette fois-ci féminine, est le théâtre de nombreuses polémiques autour de l’interprétation des images et du protocole d’application2. Dès lors, dans les différents championnats européens, les recours à la VAR engendrent ces mêmes polémiques quasiment tous les week-ends. La VAR pose donc problème car elle reconfigure l’administration de la justice sportive et interfère avec des enjeux multiples (techniques, éthiques, économiques, politiques).
En football, deux camps se démarquent, opposés dans leurs discours vis-à-vis des techniques audiovisuelles constitutives de la VAR. Il existe, d’une part, des défenseurs du droit à l’erreur dans le sport, au nom de sa glorieuse incertitude. Il est par exemple possible de placer dans cette catégorie certains acteurs au carrefour du football et du monde universitaire, à l’exemple de l’ancien arbitre reconverti consultant Tony Chapron ou du journaliste Jérôme Latta. D’autre part, certains dirigeants fédéraux promeuvent une rationalité numérique, visant à supprimer toute possibilité d’erreur humaine, comme le président de la FIFA Gianni Infantino ou le directeur de l’arbitrage du rugby français Franck Maciello. En résumant, il serait possible de dissocier les technicistes d’un côté, qui sont pour l’essor du numérique dans la prise de décision des arbitres, et les puristes de l’autre, qui sont contre3. Ceci dit, il subsiste de nombreux indécis face à cette innovation qui constitue une controverse sportive ; autrement dit, une dispute entre acteurs aux divers intérêts, dispute longue et étayée par différentes stratégies argumentaires et expertises4.
En précurseur, le rugby, commence à utiliser à partir de 2001 la vidéo (TMO, Television Match Official) pour juger, a posteriori, si le ballon est bien aplati pour valider l’essai ou non. Dans les discours médiatiques comme dans ceux des passionnés de ces deux sports qui ne faisaient qu’un jadis, « les preuves de l’utilité de l’arbitrage vidéo rugbystique » en font un exemple à suivre pour le football5. Autre réalité, celui du respect envers les referees qui est impressionnant de la part des joueurs qui plaquent, tandis que ceux qui jouent la balle au pied s’illustrent parfois par des attitudes parfois injurieuses, voire violentes. Dans quelle mesure la VAR pacifie le jeu ? Les protagonistes accueillent-ils favorablement des dispositifs qui font office de filet de sécurité au cœur d’une activité sous haute tension ? Peut-on dire qu’elle peut occasionner des polémiques qui placent les arbitres dans des situations délicates ?
Le cœur de notre propos ambitionne de comparer VAR et TMO en expliquant pourquoi la controverse est (quasi) inexistante du côté du rugby à XV, tout en donnant la parole aux officiels de ces deux sports sur les axes d’amélioration des protocoles de la VAR. Ces propos seront aussi l’occasion de brosser les contours d’un tableau des différents enjeux de l’arbitrage moderne : technologisation via la vidéo donc, mais aussi sonorisation, féminisation et reconversion dans les clubs à des fins de formation. Pour ce faire, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs auprès des arbitres de Ligue 1 et de Ligue 2 dans le cadre d’un protocole de thèse de doctorat validé par la Direction Technique de l’Arbitrage du football français (DTA). Souvent cités sous couvert d’anonymat, les arbitres ont été interrogés sur leur accueil de la VAR et sur ses usages ; certains ont accepté d’être mentionné nommément. C’est aussi le cas de Romain Poite. Nos échanges ont largement porté sur le TMO, mais aussi sur la reconversion de cet ancien arbitre international de rugby, désormais en charge de la discipline d’une équipe professionnelle. Le second type de données aide à récolter davantage de propos d’acteurs en convoquant l’arène médiatique, et notamment la presse sportive (investiguée à l’aide du logiciel Europresse). Le traitement socio-discursif de ces données a été effectué grâce à une grille6 de classification argumentaire inspiré de notre cadre théorique. Celui-ci est inspiré d’une sociohistoire pragmatique appliquée aux controverses de l’innovation, dans une démarche qui s’attache à analyser les stratégies argumentaires des acteurs pour les remettre en perspective avec les jeux de savoirs-pouvoirs qui traversent l’arène sociotechnique concernée7.
VAR & TMO : dynamique comparée de deux implémentations
En football, le besoin d’objectivité et de rigueur intervient surtout lors de l’action ultime, le but. Ce dernier est valable lorsque le ballon a entièrement franchi la ligne séparant les deux poteaux. Or, dans l’histoire du football, de nombreuses polémiques ont éclaté pour des buts, refusés ou acceptés, dont la validité stricte n’a pas pu être établie in vivo par le corps arbitral (du ghost goal de l’anglais Geoffrey Hurst en finale de coupe du Monde 1966 jusqu’au but non accordé de Franck Lampard, largement rentré dans la cage de Manuel Neuer en Afrique du Sud, 2010). À la suite de cette « nouvelle erreur d’arbitrage plaidant pour l’utilisation de nouvelles technologies », le dispositif Goal Line Technology (GLT) a été adopté à partir de 2012 et se révèle aux yeux du grand public lors du Mondial brésilien de 20148. Tout comme au tennis et au cricket, la GLT de l’entreprise Hawk-Eye fonctionne grâce à un calcul de triangulation et permet de déterminer strictement si ballons et balles franchissent la ligne entièrement. L’entreprise Hawk-eye, fondée par Paul Hawkins gagne en importance depuis 2001. Ce chercheur en intelligence artificielle et ancien joueur semi-professionnel de cricket semble être parmi les premiers scientifiques qui ont tenté de moderniser l’arbitrage dans la perspective d’en limiter les erreurs.
Selon Paul Hawkins, « ceux qui regardent le match de chez eux ont connaissance de la bonne décision à prendre, ce qui n’est pas le cas de l’arbitre9 ». L’assistance vidéo est donc utilisée, en premier lieu, par des chaînes de télévision, qui mobilisent leurs ressources économiques pour gagner des parts de marché en attirant de nouveaux téléspectateurs à qui on offre des images pour se faire un avis sur la validité des coups de sifflet. En somme, le spectacle sportif accompagne, voire suscite les innovations dans l’arbitrage. Face au pouvoir de l’image, et au regard des enjeux financiers considérables d’un spectacle télévisé à l’échelle planétaire, face à la possibilité d’une reconfiguration de la justice sportive, il faut néanmoins noter que certains acteurs sont critiques à l’égard de la preuve vidéo. Ils mettent en avant la crainte de « l’américanisation » du football en exprimant leur rejet d’une vision mercantile du football, tout en déplorant les coupures publicitaires qui accompagnent la vérification des actions de jeu par les arbitres et leurs conséquences sur un jeu de plus en plus haché10. VAR et TMO sont fréquemment justifiés par les journalistes par un discours qui porte l’ambition d’un nouveau contrat de justice sportive, qui serait plus égalitaire et objectif, ce qui rentre parfois en tension avec la réalité de l’arbitrage qui porte une part de subjectivité et d’adaptation au jeu11. Outre ces références académiques qui présentent des arguments éthiques à l’égard de la logique de preuve vidéo, mentionnons également aussi le média alternatif Les cahiers du football dirigé par Jérôme Latta et alimenté par l’iconoclaste Jacques Blociszewski. Cet auteur de plusieurs manifestes contre « l’arbitrage vidéo de la FIFA qui tue le football12 » exprime la crainte d’une surenchère technologique. A contrario, pour Pascal Garibian, directeur technique de l’arbitrage français de 2013 à 2023, la vidéo n’empiète pas sur l’humain, elle ne fait que l’aider dans des cas précis, d’autant que les arbitres français se professionnalisent. Il leur faut donc des outils robustes :
Notre volonté, c’était d’emmener de l’excellence à l’arbitrage français. L’IFAB a lancé une réflexion et a invité certaines fédérations. […] Ils nous paraissaient essentiels qu’on soit présent pour apporter ni plus ni moins qu’un filet de sécurité à nos arbitres. La FFF et l’arbitrage français ont toujours été innovants en matière d’outils d’aide à la décision (entretien Pascal Garibian, 9 décembre 2021, bureaux de la DTA, siège de la FFF).
Mobiliser ces rhétoriques au sujet du numérique dans l’arbitrage amène ensuite à dire que les dispositifs binaires tel la GLT ont préfiguré la VAR, dans un enchaînement d’innovations qui est récurrent à l’ère de la rationalisation numérique13. Du côté de l’ovalie, depuis 2001 pour les compétitions internationales, 2006 pour le Top 14, un arbitre vidéo est appelé à se prononcer sur la validité d’un essai dans l’en-but. Aux États-Unis, pays pionnier et moteur du sport-spectacle, la vidéo est également utilisée dans les sports américains majeurs afin de revoir et de juger des actions complexes litigieuses. Pareillement, le TMO voit son utilisation progressivement étendue par le World Rugby et par les fédérations nationales, jusqu’à deux temps de jeu précédant l’essai, pour les en-avant. L’arbitre vidéo peut aussi alerter l’arbitre central en cas de jeu déloyal ou dangereux, et le protocole TMO peut être déclenché en cas de doute, par exemple sur la réussite ou pas d’un coup de pied. Il est ici important de préciser que le rugby à XV est un sport de séquences (tout comme les sports US), ce qui autorise peut-être davantage les intermèdes TMO, alors que le football doit son immense succès anthropologique à son rythme continu14. En rugby à XIII, en Australie, l’assistance vidéo apparaît dès la fin des années 1990 et le championnat wallabies a introduit en 2020 le Captain Challenge15 qui voit le porteur du brassard obtenir le pouvoir de demander l’intervention du TMO. Toutefois, en France, le XIII est moins médiatisé et seules les rencontres retransmises à la télévision autorisent l’assistance vidéo à l’arbitre, le producteur fournissant les images. Sinon, des arbitres supplémentaires officient en plus au niveau de l’en-but. En football, cette solution des arbitres de surface a longtemps été privilégiée au niveau européen par Michel Platini, à la tête de l’UEFA de 2007 à 2015. Voici ce qu’en pense un ancien arbitre expérimenté de rugby :
Au départ, un peu comme en foot avec les arbitres de surface, on avait des juges d’en but pour aider à évaluer les essais. Mais l’œil de la vingtaine de caméras est plus puissant que celui de l’homme […] On est donc passé à la vidéo, c’était incontournable au regard des enjeux financiers et politiques du rugby, du foot. Il fallait limiter le champ d’erreur. On n’a pas le droit de se tromper sur ces actions binaires, celles de la précision dans la zone de marque. Sur les phases techniques, sur les phases de conquête, c’est l’expertise technique de l’arbitre central qui prime […]. Vous savez, le rugby est un sport très légiféré. Il y a vingt-six règles ramifiées en sous-règles. Si vous donnez cela à un ordinateur ou même à une intelligence artificielle, au bout de dix minutes, il y aura eu mille coups de sifflet et il n’y aura plus personnes dans les tribunes, il n’y aura plus de spectacle sportif. L’arbitrage du rugby, c’est bien connaître les règles mais surtout les appliquer à justes doses, et ce au service du jeu et non contre le jeu. […] D’ailleurs, au début de l’outil vidéo il y avait trop d’appels à la vidéo, les arbitres se réfugiaient trop dans des vérifications qui prenaient trop de temps, cela a été l’erreur, le point négatif du démarrage. Ensuite, l’usure de l’outil, l’expérience de son utilisation ainsi que l’évolution des protocoles TMO ont fait qu’aujourd’hui, il y a entre deux et trois appels par match16.
Cette longue citation d’un acteur que nous retrouverons plus tard dans la réflexion résume une grande part des différents arguments autour du dosage de l’assistance vidéo à apporter aux arbitres de football et de rugby. Ces officiels sont également liés par le dossier de la sonorisation de leurs propos au cours du match.
Ouvrir la boîte noire de l’arbitrage et de l’assistance vidéo : la sonorisation des hommes de l’ombre
Le nouveau directeur de l’arbitrage du football français, l’ex-arbitre Antony Gautier, a récemment réaffirmé les liens entremêlés entre VAR et logique communicationnelle. Au moment de sa prise de fonctions, L’Équipe mardi 7 février 2023, lui demande sa « position sur l’assistance vidéo » et sur « la parole plus libre des arbitres après les matchs », voici les déclarations du maire nordiste :
J’ai la volonté de rendre encore plus transparent le fonctionnement du VAR, même s’il y a toujours une part d’interprétation de l’arbitre. L’IFAB vient de décider mi-janvier d’autoriser, à titre expérimental, pour les douze prochains mois, l’arbitre à communiquer aux spectateurs et téléspectateurs sa décision à l’issue d’un visionnage en bord de terrain. C’est une première étape très appréciable pour expliquer la façon dont les décisions sont prises par l’assistance vidéo. La FFF, au lendemain de la réunion de l’IFAB, a candidaté pour que la France expérimente ce nouveau dispositif et plus globalement la sonorisation en continu et en direct sur les rencontres. […] La volonté d’ouverture est claire, tout le monde s’exprime sur tous les sujets du football, le seul acteur qui ne le fait pas est l’arbitre. Je suis favorable à une prise de parole mais dans un cadre à définir, dans des contextes nécessitant une communication mais avec, en amont, une formation ».
On retrouve ici la volonté – déjà prégnante lors du mandat de Garibian – de placer l’arbitrage français à la pointe de l’innovation de façon à se tenir prêt à mettre en place ces évolutions lorsque l’IFAB les autorisera. Ces tendances s’expliquent également par le positionnement de l’influent Éric Borghini, président de la commission fédérale des arbitres et membre du comité exécutif de la FFF. Borghini, par ailleurs ténor du barreau de Nice, est un acteur important de la gouvernance du football français et de son arbitrage. Dans un entretien à L’Équipe (19 janvier 2023) – média qui confirme au passage son rôle incontournable au sujet de l’information quotidienne sur l’arbitrage du football – Borghini se fait l’avocat de ce nouveau tournant pour l’arbitrage du football.
On va travailler sur la sonorisation, pour laquelle il nous faut l’autorisation de la FIFA. On va monter un dossier pour y arriver, comme au rugby. On est partisans d’une sonorisation de A à Z, micro ouvert du début jusqu’à la fin du match. Pour lancer l’expérience, on nous demandera peut-être de tenter une ouverture des micros seulement sur les visionnages terrain, quand le VAR envoie les images. Mais l’objectif est d’ouvrir les micros tout le temps. […] On ne craint absolument pas de travailler en toute transparence. […] On va aussi aller vers une prise de parole des arbitres après les matches. Ils vont s’exprimer devant la presse tout de suite après le match. Avant, il faut les préparer, leur donner une formation en média-training, en communication de crise, pour gérer les problèmes graves. J’ai dit aux arbitres qu’il fallait arrêter avec cette opacité.
Ces propos illustrent la dialectique opacité/transparence qui revient souvent à propos de l’arbitrage français, et même plus globalement au niveau de la justice. Sonorisation et VAR sont liés, et sont implémentés avec l’espoir d’améliorer la transparence des décisions et la communication des arbitres. Les amateurs de rugby auront évidemment réagi tant la sonorisation des arbitres est ancrée depuis les années 2010 et bien menée dans ce sport de gentlemen, comme en atteste l’extrait d’entretien suivant :
Porter un micro engendre des devoirs qui s’imposent. Le rugby est un sport très légiféré et les micros ont aidé à mieux faire comprendre nos décisions en les verbalisant. On a appris à bien accompagner nos décisions. Je n’aime pas donner de leçons et je n’en donnerai pas aux arbitres de foot. Je n’aime pas caricaturer en disant que le foot est un sport populaire. On met souvent en opposition ces deux sports, ces deux arbitrages, mais il y a des bonnes et mauvaises choses des deux côtés. Simplement, la population des joueurs de rugby est effectivement moins populaire, et surtout, la formation du joueur de rugby est basée sur l’apprentissages des vingt-six règles et sur le respect des décisions arbitrales. C’est tout autant un sport de conquête que de discipline. Bien sûr qu’il y a de l’adversité, des partis pris et des dérives [en témoignent les légendaires bagarres qui émaillent l’actualité de l’ovalie]. Mais le joueur de rugby, les entraîneurs, comprennent vite que celui qui maîtrise la règle maîtrise le jeu. Donc historiquement et encore aujourd’hui avec la FFR et le DNA [Directeur National de l’Arbitrage, Franck Maciello, ancien arbitre], l’apprentissage du règlement est central à l’école de rugby, rugby qui est un sport de combat. C’est peut-être là une différence avec le football. Ensuite, une autre grosse arme disciplinaire dans l’arsenal de l’arbitre de rugby correspond à la possibilité d’influer de différentes manières sur le rapport de force en sanctionnant des comportements déviants. Par exemple, l’expulsion temporaire ou les pénalités pour sanctionner les mauvais gestes limitent grandement ces derniers17.
Si l’on souscrit à la sociologie du numérique de Dominique Boullier18, ces outils (assistance vidéo, GLT, oreillettes, micro) sont caractérisés par leur « capacité de transformation » et leur dimension « pervasive » : ils s’immiscent partout en évoluant. Dès lors, il y a fort à parier que le hors-jeu semi-automatique, la sonorisation des arbitres, et d’autres aides numériques viennent continuer de reconfigurer l’arbitrage. Pour autant, il est difficile de prédire avec davantage de précision ces mutations permanentes des TIC appliquées à l’arbitrage du football : le numérique est porteur d’énormément de labilité. Par ailleurs, ce caractère incertain se retrouve aussi dans l’après-carrière des arbitres.
Les reconversions des arbitres : arbitre assistant vidéo, cadre technique, consultant, entraîneur
Les deux premières parties ont démontré par l’étude socio-discursive des discours arbitraux qu’il existe une croyance en la promesse d’une amélioration de la VAR au fil du temps. Pour tendre vers la réalisation de cette promesse, on repère dans les discours la volonté de constituer des équipes arbitrales davantage fixes. Nous sommes ici bien dans le registre « technicien » propre à la Direction Technique de l’Arbitrage Pascal Garbian :
On a connu des évolutions, la spécialisation de l’arbitre de touche qui est devenu un arbitre assistant, la constitution des équipes arbitrales, mais aussi le drapeau-BIP, les oreillettes […] On est dans un travail d’équipe, avec des trios, donc naturellement on est convaincu que dans le futur, les choses pourront s’améliorer avec la constitution d’équipe avec des arbitres VAR.
Ces propos font écho aux constats de l’anthropologie cognitive située qui a bien établi qu’au sein des collectifs hiérarchisés d’arbitres, différents outils et procédures favorisent une intense activité communicationnelle codifiée19. Dès lors, il est probable que les premiers dysfonctionnements constatés au début de l’implémentation de la VAR s’amenuisent. Les autres membres de l’ancienne équipe dirigeante de la DTA (interrogés le même jour que Garibian, dans les mêmes locaux) abondent dans ce sens :
Stéphane Lannoy (directeur adjoint) :
Plus on aura d’anciens arbitres qui deviennent arbitre vidéo, plus on aura de facilité à créer des équipes avec des arbitres terrains et des anciens arbitres au centre de visionnage. C’est une idée à essayer de mettre en place dans les années à venir.
Sébastien Moreira (responsable VAR) :
Former un arbitre vidéo, ça prend, a minima, 12 à 16 mois, et faut répéter, travailler. Bon, on a ceux qui vont arrêter en tant qu’arbitre de Ligue 1 et qui vont continuer en tant qu’arbitre vidéo.
Un élément important concernant la dynamique de carrière des arbitres semble évident : la fonction d’arbitre VAR pourra probablement constituer de plus en plus une possible reconversion dont les modalités sont à anticiper. En effet, différents enjeux connexes (de carrière, financiers, de réputation) sont liés à l’évaluation de l’arbitrage sous VAR et peuvent interférer dans les coordinations de ce petit monde social riche en tensions20. Voici l’exemple d’un arbitre remonté envers la DTA21, il évoque les points d’achoppement entre ces différents statuts d’arbitres et de carrières :
Le problème, c’est qu’il y a trois mondes dans ce dossier de la VAR : les arbitres, les dirigeants de la DTA et les arbitres vidéo. Ce sont des anciens arbitres qui officient désormais qu’en tant qu’arbitre VAR, quand les arbitres en activité alternent entre le terrain et le poste d’arbitre VAR. Et aujourd’hui, tout est fait pour ces trois mondes ne cohabitent pas. La direction fait tout pour ne pas nous donner les informations. Et parfois, la direction protège certains arbitres et surtout, elle protège ses statistiques. Il y a bien plus d’erreurs VAR que ce qui remonte officiellement dans les chiffres diffusés. Tony Chapron l’avait dit dans un Late football Club, il m’avait fait rire… Il est clivant, mais il m’avait fait rire. Il avait dit « demander à la DTA de défendre la VAR, c’est comme demander à Monsanto de défendre le désherbant ». Monsanto ne va pas dire que c’est toxique, la DTA ne va pas dire que la VAR ne marche pas, ou du moins qu’elle est biaisée par des bugs liés à la technique et/ou aux hommes.
Une autre possibilité de reconversion des arbitres de football et de rugby se repère également au cœur des staffs techniques. Lors de la saison 2022-2023, une équipe de Ligue 1 mobilise un arbitre fraîchement retraité du sifflet. À l’issue de sa carrière d’arbitre professionnel, Frank Schneider intervient auprès de toutes les équipes du Racing Strasbourg, de l’Académie à la Ligue 1 en passant par l’équipe féminine sénior. Pour la première fois dans le football français, un arbitre endosse les couleurs d’un club pour former les jeunes aux lois de ce sport. Mais aussi pour mieux faire comprendre le fonctionnement de la direction du jeu aux professionnels, dans un but avoué de performance, celui de la connaissance fine des ficelles de l’arbitrage et notamment de la VAR, ficelles transmises au staff. Voici comment cet ancien arbitre international, décrit sa fonction, inédite pour le football professionnel hexagonal.
Une saison compliquée avec Strasbourg oui, j’ai connu trois coachs différents, trois visions différentes. Mais il y aussi eu beaucoup d’aspects positifs malgré la première partie de saison avec des résultats compliqués. J’ai eu un super accueil du staff de Julien (Stéphan)… Mais ensuite, avec la période de crise, cette situation de survie que l’on a eue, Julien puis Mathieu (Le Scornett) m’ont fait comprendre que ce n’était plus la priorité de travailler l’arbitrage. Puis Frédéric Antonetti est arrivé. À première vue, il n’était pas fan de l’idée. Puis finalement, sur le terrain, il a été convaincu des apports de mon intervention. Et avec le maintien, il m’a fait part de son étonnement et de sa satisfaction par rapport à mes missions. […]. Très concrètement, le jeudi sur les séances sur grands espaces, j’arbitre en adoptant le style de l’arbitre que l’équipe va avoir le week-end. Pendant le match, je suis en tribune avec l’analyste vidéo et je transmets des indications au staff, par exemple concernant l’utilisation de la VAR… (entretien téléphonique avec Frank Schneider, 14 juin 2023).
Rétrospectivement, lors des deux années passées au sein du staff de l’académie du Stade Rennais (de 2017 à 2017), nous avions eu l’opportunité d’échanger avec Julien Stéphan au sujet de l’actualité de l’arbitrage. Ce dernier vivait alors sa première expérience d’entraîneur principal en Ligue 1. Malgré ce statut fort exposé et très prenant, ce travailleur acharné, acteur passionné et curieux, avait pris le temps de répondre à nos questions sur les débuts de la VAR. Il a été interrogé sur l’impact des évolutions récentes de l’arbitrage sur le match.
Un impact, sur la manière de se comporter, un petit peu. Dans le sens où on a vécu à Marseille une expérience qui n’était pas favorable. […] Quand on voit la manière comment ça se passe, on a plutôt intérêt, quand il y a une action litigieuse, à sortir le ballon rapidement des limites du terrain pour que l’arbitre puisse très vite vérifier s’il se passe quelque chose. […] Dans un temps très court, le temps pour l’adversaire de mettre un petit de pression. Temps très court, action très litigieuse, on essaie de faire ce qu’il faut… encore faut-il qu’on soit sûr de l’action litigieuse22.
Outre l’analyse du jeu, voilà pourquoi les staffs de football et de rugby ont tant d’écrans sur le banc et en tribune : les actions potentiellement litigieuses sont sous (vidéo) surveillance. Ce qui explique la mobilisation de Frank Schneider par Strasbourg : Julien Stéphan en était l’entraîneur et il savait depuis quelques années l’importance de la connaissance des rouages de l’arbitrage et de la VAR dans la performance finale de son équipe. Pour sa part, voici comment Frank Schneider évoque dans la presse le regard de ses anciens collègues sur ses nouvelles fonctions :
Il y a ceux qui sont très favorables, parce qu’ils y voient enfin une ouverture et voient le changement dans les comportements. Et puis il y a ceux qui se disent « Mince, ça va nous mettre en difficulté ». Pourquoi ? Il faudrait leur demander. En tout cas ce qui est sûr, c’est que tous ceux qui sont venus à Strasbourg aujourd’hui l’ont vu d’un très bon œil en se disant que c’est top. […] Les arbitres de manière générale demandent cette ouverture, cette communication, ces échanges avec les clubs. Donc c’est un premier pas23.
Ce pas a été franchi plus précocement par le rugby, comme en témoignent les entretiens effectués avec Romain Poite. Au début du xxie siècle, Romain Poite, avec Joël Dumé24 et Joël Jutge, a été l’un des représentants les plus demandés de l’arbitrage français à l’international. La sonorisation évoquée plus haut permet de se délecter des compilations de leurs interactions avec joueurs, tantôt sur le mode facétieux, tantôt avec un autoritarisme que les joueurs respectent stoïquement. Concernant le dernier nommé, « il met un terme à sa carrière en 2009 et occupe le poste de manager des arbitres internationaux de 2012 à 2016, poste qu’il retrouve à partir de 2021, après avoir été responsable des arbitres de l’European Professional Club Rugby (EPCR) de 2016 à 2020. Joël Jutge joue alors potentiellement un rôle très important dans l’âge d’or de l’arbitrage français qui dure de 2015 à 201925.
Romain Poite, ne doit cependant qu’à sa préparation physique de haut niveau, combinée à sa science du jeu et de ses règles, le fait d’être désigné pour officier les meilleurs matchs au monde. Il prend sa retraite d’arbitre en 2022 et intègre l’encadrement du Rugby Club Toulonnais. Tout comme Frank Schneider, Romain Poite assure différentes missions :
Je suis centré sur la règle et ses applications. J’effectue des clips analytiques a posteriori des matchs, notamment grâce au son du micro des arbitres, afin d’apporter mon expertise technique sur les phases de conquête. J’effectue entre 80 et 100 clips par matchs sur les comportements attendus pendant le match, par exemple sur la zone d’affrontement. En accord avec la DNA, j’ai la possibilité d’échanger avec les arbitres pour débriefer des décisions, améliorer des comportements des joueurs, avant ou après la rencontre. J’essaie d’adapter la règle à notre forme de jeu lors des touches, des mêlées, des rucks. Ensuite, je profile évidemment l’arbitre de la rencontre. J’analyse aussi la discipline de l’équipe adverse, son comportement, ses déviances par rapport à la règle. […] Enfin, ce qui me plait dans ma mission au RCT, c’est le projet transversal d’éducation des jeunes aux règles, à la discipline26.
Gageons que les expériences pionnières de Frank Schneider en football et de Romain Poite en rugby (on peut aussi citer Alexandre Ruiz, Jérôme Garcès) enfantent d’autres initiatives de ce type. L’éducation du jeune sportif doit passer par l’apprentissage des règles ainsi que par la formation au respect de l’autorité, tout en apprenant à dialoguer assertivement.
Conclusion
Au moment de conclure, autorisons-nous une remarque de terrain : en tant que joueur et éducateur, il nous semble que les rares rencontres arbitrées par une femme sont très souvent apaisées. Ce qui fait écho aux observations réalisées lors des matchs de Ligue 1 dirigés par Stéphanie Frappart : les joueurs se permettraient-ils moins d’agressivité lorsqu’une femme est au sifflet ? Rien n’a encore été prouvé, mais la question mérite d’être posée. Le sujet s’ouvre à la timide féminisation de l’arbitrage impulsée par la FFF. En sous-main, les directrices de jeu des niveaux amateurs manquent encore de formation, alors que le football féminin de haut niveau est dépourvu des outils technologiques mobilisés dans l’arbitrage des garçons. En 2020, la coach de Chealsea Women, Emma Hayes dénonçait vivement cette inégalité qui, au moment d’écrire ces lignes, est criante : « Nous nous sommes tous habitués au VAR et à la GLT, donc je pense que ne pas l’avoir dans le football féminin, c’est comme être des citoyens de seconde zone27 ». Si l’on reprend les termes de l’historien Olivier Chovaux dans son article consacré aux « femmes de l’ombre » de l’arbitrage, ce milieu est bien un « bastion de la masculinité 28 ». Seule une femme évolue en tant qu’arbitre central dans les deux premières divisions françaises masculines. Il s’agit du symbole Stéphanie Frappart, et la médiatisation prononcée de cette exception n’occulte pas la stricte séparation des sexes à l’œuvre dans l’arbitrage professionnel français. Si cet article a défendu la thèse d’une certaine exemplarité de la posture des arbitres et des joueurs de rugby par rapport à ceux du football, s’il a été dit que le TMO génère moins de polémique que la VAR, il est aussi possible d’affirmer que le ballon rond a pris de l’avance sur l’ovale, du moins dans la médiatisation des filles. Les acteurs de ces deux sports ont encore à poursuivre et améliorer cette féminisation d’un arbitrage moderne et juste.