Lorsqu’en décembre 1863 se constitua en Angleterre une fédération nationale de football (la Football Association), les partisans du rugby moquèrent cette pratique « émasculée », tellement peu virile que même des Français pourraient rapidement y exceller1. Ils n’avaient pas totalement tort puisque, 160 ans après ces événements, l’Hexagone est détenteur de deux Coupes de monde de football là où nos voisins n’ont conquis qu’un seul Graal. En revanche, la déculottée subie par le XV de la rose sur ses terres lors du Crunch de 2023 (victoire 53-10 des Français à Twistâmes) n’était, semble-t-il, pas envisagée par les rugbymen de l’époque victorienne. Entre temps, le ballon ovale avait en effet traversé la Manche : contrairement aux autres pays d’Europe continentale, la France a ainsi connu une évangélisation rugbystique précoce et réussie, au point de parvenir à régulièrement battre les Anglais à leur propre jeu. Cette filiation sportive n’est pas propre aux seuls sports de ballon. En dehors du cricket, la plupart des loisirs athlétiques « anglais » forgés au cours des xviiie et xixe siècles ont été introduits avec succès dans l’Hexagone. La France, fille aînée des sports britanniques, a vu nombre de ses citoyens embrasser avec enthousiasme les jeux venus d’outre-Manche ; mais elle a aussi bénéficié de plusieurs passeurs venus d’Albion qui acceptèrent de partager leurs loisirs avec les autochtones. C’est cette histoire première du rugby en France que nous souhaiterions évoquer en insistant sur les transferts culturels entre les deux rives de la Manche qui l’ont rendue possible.
Le rugby franchit la Manche (années 1860-1880)
La pratique des sports modernes est devenue un élément central de l’identité britannique au cours du xixe siècle. On le mesure notamment en étudiant les communautés d’expatriés installées aux quatre coins du monde durant cette époque2. Outre l’érection de temples anglicans et la création d’écoles pour transmettre la langue de Shakespeare et la culture d’Albion, les « colonies anglaises » fondent en effet des clubs de sports, en particulier de cricket, de lawn tennis, mais aussi de football. Qu’ils soient au pied ou à la main (le terme de football recouvre au départ les deux pratiques), les jeux de ballon deviennent ainsi l’un des moyens de recréer une petite Angleterre au-delà des mers. Dans l’Hexagone, où l’on compte environ 55 000 Britanniques sous le Second Empire3, les sources attestent de la fondation de football clubs à Boulogne-sur-Mer dès 1862 et à Paris au cours de l’hiver 18634. Lors de la décennie suivante, Le Havre (1872) et Bordeaux (1876) voient apparaître leurs premiers cercles, tandis qu’à Biarritz les résidents britanniques affrontent régulièrement les touristes de passage.
Parmi les premiers pratiquants, certains précisent qu’ils adoptent les règles du rugby, à l’instar du Boulogne FC (1862)5 ou du Paris FC (1877)6 ; d’autres choisissent les codes de la Football Association7. Ces préférences sont avant tout liées aux origines scolaires des joueurs. L’équipe du Havre FC de 1873 est par exemple bâtie autour du révérend George Washington et du jeune négociant Harry Bateson, tous deux formés à l’université de Cambridge où le jeu au pied est roi : il en découle une préférence des joueurs locaux pour le « dribbling game » (football)8. Mais les rencontres organisées face à d’autres clubs conduisent le plus souvent les capitaines à négocier un ensemble de règles composites : l’usage autorisé ou non des mains, le droit de plaquer ou de donner des coups de pieds sous les genoux (hacking), le décompte des points… font l’objet de discussions la veille dans un pub local. La chose est tout à fait classique et répandue outre-Manche, et ce n’est qu’avec la création de grandes coupes nationales (en particulier la FA Cup en 1871 pour le football) que les règles fixées par les grandes fédérations s’imposent progressivement à tous de manière uniforme9. En France, il faut attendre les années 1890 pour que les deux types de footballs soient clairement distingués10 : un championnat de « rugby football » est ainsi créé en 1892, tandis que celui de « football association » apparaît deux ans plus tard.
Il convient de souligner la précocité de ces premières rencontres et structures. En Angleterre, les clubs pionniers de rugby, tel le Blackheath FC, sont en effet fondés au cours des années 1850 et constituent une fédération nationale (la RFU) en 1871 : l’exportation en France de ce sport est par conséquent très rapide. La proximité géographique entre les deux pays, la croissance des liaisons maritimes et la libéralisation des relations commerciales à la suite du traité de libre-échange de 1860 favorisent ce transfert culturel. Ils ouvrent la voie à des circulations de négociants, de touristes, d’entrepreneurs et autres ingénieurs britanniques qui s’installent en France pour quelques mois, quelques années, voire à demeure.
Jouer n’est pas diffuser
Le rugby joué sur les pelouses françaises des années 1870 et 1880 est le plus souvent pratiqué par des Britanniques, pour les Britanniques. Ce sont les villes abritant les principales colonies anglaises qui voient les ressortissants d’Albion se réunir entre eux, dans un entre-soi national assumé : le secrétaire du Boulogne FC déclare ainsi que son cercle est « restreint à la race anglo-saxonne11 », tandis que le journal anglophone de Paris, le Galignani’s Messenger, affirme que « le maintien d’un certain esprit de clan est une chose tout à fait saine entre les personnes d’une même race établies à l’étranger. […] Si nous souhaitons préserver notre langue et nos singularités nationales […] intactes, nous devons conserver des relations sociales entre nous12. » Ce communautarisme sportif n’est pas propre à la France : on le retrouve notamment dans plusieurs colonies de l’Empire. Il se traduit par un recrutement de membres britanniques uniquement, mais aussi par l’organisation de matchs en interne ou contre d’autres équipes anglaises : à Boulogne, le football club cherche à affronter un XV de la « colonie » de Calais. Les joueurs du Havre se rendent quant à eux à Southampton pour défier une équipe du Hampshire. Ce fonctionnement communautaire et en archipel est un frein à la diffusion du sport et explique la disparition d’un certain nombre de cercles, incapables de s’ouvrir et par conséquent de se renouveler13.
Faut-il en conclure une forme de condescendance et de rejet de la part des Britanniques vis-à-vis de leurs hôtes ? On a parfois eu tendance à interpréter les déclarations moqueuses des sportifs d’Albion comme révélatrices de telles mentalités. Il faut dire qu’elles sont récurrentes et la remarque des rugbymen de 1863 citée en introduction s’inscrit dans une sorte de tradition : le prétendu efféminement des Français est un préjugé régulièrement convoqué dans le domaine des sports. Le Sheffield Daily Telegraph affirme ainsi en 1884 « qu’en France, un individu assez vaillant pour s’engager dans le jeu de “foot the ball” est considéré comme un héros. Il fait son testament et ses adieux à ses amis au moment de revêtir son maillot, et lorsqu’il revient au sein de sa famille sans être blessé on lui fait une ovation14 ». Côté français, la presse est également prompte à critiquer la brutalité des sports anglais qui illustreraient la barbarie et l’absence d’esprit de John Bull15. On aurait cependant tort d’accorder une attention trop excessive et naïve « aux accès rhétoriques d’anglophobie en France et de francophobie en Grande-Bretagne16 ». Ces déclarations cherchent en effet le plus souvent à provoquer ou à faire rire et ne sauraient masquer l’estime que se portent, malgré eux, les deux peuples. En témoignent la crainte et l’admiration que suscite avant 1870 la figure du soldat français dans l’opinion d’outre-Manche : à l’occasion de la guerre de Crimée (1853-1856), les successeurs de la Grande Armée n’ont-ils pas brillamment conquis la forteresse de Malakoff tandis que leurs alliés britanniques échouaient le même jour au pied du Grand Redan ? Quelques années plus tard, c’est au son de La Marseillaise que les élèves de la célèbre école privée de King’s School à Canterburry entament une révolte contre leurs enseignants17 : provocation adolescente certes, mais la référence aux vainqueurs de Valmy en dit long sur la place que tient l’Hexagone dans l’imaginaire britannique du xixe siècle… En fait de féminité, les Français semblent bien incarner l’esprit de révolte et le courage militaire, autant de qualités considérées comme éminemment viriles à l’époque.
En réalité, si les Britanniques partagent au départ assez peu leurs sports, c’est que là où ils sont suffisamment nombreux, ils sont peu intégrés : les colonies anglaises possèdent leurs propres épiceries, leurs pubs, leurs médecins, leurs dentistes, leurs pasteurs… on y parle mal la langue de Molière et on épouse rarement une fille ou un garçon du coin18. Ce fonctionnement communautaire, somme toute assez classique dans l’histoire des migrations, favorise une pratique des sports peu ouverte aux Français. De leur côté, les Froggies ne connaissent pas ces sports, ce qui les rend souvent indifférents ou incapables de se joindre aux parties en cours.
La transmission du feu sacré
En dépit de cette fermeture initiale, les sphères britannique et française ne sont pas totalement étanches : il existe un ensemble d’individus jouant le rôle de passeurs culturels. Certains sont français, à l’image du jeune parisien Louis Serrié confié par ses parents à des amis anglais de Richmond en 1889. Les quelques mois passés outre-Manche lui permettent de développer une véritable passion pour le rugby et de fonder à son retour l’un des premiers clubs de la capitale, l’Inter-nos19. D’autres entremetteurs sportifs sont d’authentiques immigrés britanniques amenés à s’insérer professionnellement et socialement dans leur pays d’accueil. C’est par exemple le cas du professeur d’anglais Courtney Heywood, ancien officier de l’armée des Indes qui initie ses élèves du lycée Buffon aux principes du rugby à partir de 1889. Il est ensuite nommé président d’un cercle athlétique fondé quelques années plus tôt par de jeunes parisiens, le Stade Français. Parmi ces passeurs culturels, une catégorie en particulier joue un rôle central : ce sont les « hommes doubles20 », des individus possédant un pied sur chacune des rives de la Manche, une double appartenance identitaire. Franco-britanniques ou anglo-français, ils évoluent dans deux environnements culturels distincts et sont en quelque sorte prédisposés à transmettre les originalités de l’un vers l’autre. Ainsi en va-t-il d’Alfred Swann (1863-1928), jeune dandy de la Belle Époque, et inspirateur de l’un des plus célèbres romans de Marcel Proust21. Né à Paris d’un père anglais, pharmacien de son état, et d’une mère française, petite-fille d’un maréchal d’Empire, le jeune Swann grandit dans le très huppé seizième arrondissement de la capitale. Parfaitement bilingue, il suit régulièrement ses parents dans les stations balnéaires du sud de l’Angleterre. C’est d’ailleurs lors d’un séjour estival à Brighton qu’il découvre les jeux athlétiques anglais que sont les courses à pied, les footballs et le lawn tennis. De retour à Paris, au lycée Condorcet, il réunit un certain nombre de ses camarades pour constituer une Société des Courses du Bois de Boulogne, laquelle prend l’habitude de se rendre tous les jeudis sur les pelouses du « Hyde Park parisien ». Swann transmet alors « le feu sacré », présentant les principales règles du rugby et de l’athlétisme, constituant les premières équipes, en un mot acculturant ses jeunes amis français aux loisirs anglais.
Cette étape première de la diffusion du rugby est-elle intentionnelle ? La réponse est affirmative pour un certain nombre de passeurs. C’est en toute conscience qu’Alfred Swann fait découvrir les sports modernes à ses camarades : ces jeux possèdent une dimension ludique et fashionable qui les rend désirables. L’anglomanie des lycéens de Condorcet, tout comme leur désir de s’affronter dans des défis physiques, en font ainsi de parfaits disciples. Ces transferts intentionnels font cependant rarement l’objet d’une justification théorique : les vertus morales, physiques et civilisationnelles des sports anglais, tant vantées par Hippolyte Taine22 ou Pierre de Coubertin23 dans le dernier tiers du xixe siècle, justifient et favorisent la diffusion des sports, mais elles n’expliquent pas les scènes primitives. On initie des amis, des camarades, des collègues aux jeux athlétiques dans le cadre de relations personnelles et relativement gratuites. De surcroît, nombreux sont les passeurs inconscients, sortes de Messieurs Jourdain de la diffusion des sports. On en trouve l’archétype en la personne d’Arnold Bideleux (1869-1952), un représentant de commerce britannique ayant passé une grande partie de son existence en France24. Après avoir contracté le virus du rugby durant sa jeunesse dans la banlieue de Londres, c’est en « super-contaminateur » qu’il franchit la Manche à 18 ans pour intégrer l’entreprise d’import-export de son oncle. Ses mutations professionnelles et sa parfaite maîtrise du français font le reste : partout où il se rend, Arnold Bideleux travaille mais consacre une large part de son temps libre à jouer. Du Havre à Marseille, en passant par Paris, il intègre les équipes locales ou participe à leur création, dirige certains clubs ou commissions, diffuse des techniques de jeu inconnues des néophytes français ou encore arbitre de nombreux matchs. À quarante ans passés, et après dix fractures de la clavicule25, on le croise encore sur les terrains de sport où sa réputation finit par le précéder. Ce faisant, il en vient à acculturer de nombreux Français au rugby. Mais ses intentions sont avant tout personnelles : profondément amoureux des sports et de la vie sociale des clubs, il n’a pas véritablement conscience de participer à une propagande sportive par le fait. Au travers de cette figure, on mesure que la diffusion du rugby est avant tout une succession d’actions hétéroclites, locales et individuelles, sans plan d’ensemble ni ambition collective. D’impérialisme culturel il ne saurait être question.
Les Britanniques s’avèrent donc de possibles passeurs culturels, transmettant en France ou outre-Manche le feu sacré aux premiers pratiquants autochtones. Ils enclenchent ainsi un mécanisme, une chaîne de transmission. Au sein des clubs de rugby pionniers, les premières générations de joueurs français acculturés par leurs camarades d’Albion apprennent ensuite les grands principes du jeu aux débutants. Ainsi, alors que les meilleures équipes sont au départ, dominées par des membres anglais ou français ayant vécu outre-Manche, la première décennie du xxe siècle voit une génération de rugbymen, « nés et élevés dans l’Hexagone26 », devenir majoritaire. Par ailleurs, certains clubs deviennent les points de départ d’une propagation nationale. Tel est le cas du Stade Français : l’introduction précoce du rugby en son sein par Courtney Heywood lui permet de devenir le premier champion de France de l’histoire (1892), mais surtout un formidable foyer de diffusion de ce sport. Certains jeunes stadistes apprennent le jeu à Paris, avant de partir en province pour des raisons professionnelles. Emportant dans leurs valises un ballon ovale, ils deviennent des apôtres de ce sport, contribuant à développer des sections ou des clubs qui à Bordeaux, qui à Pau, qui à Nantes. Le Stade Bordelais (7 fois champion de France entre 1899 et 1911), le Stade Nantais Université Club27 ou encore la Section Paloise sont autant de monuments du rugby français qui constituaient, au départ, des sortes de filiales de la maison mère parisienne28.
Imiter ou s’émanciper des Britanniques ?
L’influence des Britanniques sur le développement du rugby français avant la Grande Guerre ne se limite pas à ce premier contact. Certes, dans leur volonté de nationaliser le jeu, plusieurs commentateurs de l’époque ont cherché à l’émanciper de la tutelle d’Albion en lui donnant des racines françaises (la fameuse soule ou choule normande29). Certains sont allés jusqu’à prétendre avoir inventé des styles de jeux nouveaux, à l’image de la méthode bayonnaise qui aurait permis au XV basque de remporter son premier championnat de France en 191330. Ces discours de la Belle Époque ont trouvé un curieux écho dans les travaux plus récents de certains sociologues, persuadés d’avoir décelé les origines du « French Flair » dès les premières confrontations franco-britanniques des années 189031. L’idée que la France ait développé un style de jeu particulier est déjà séduisante, mais que le rugby champagne possède des racines aussi anciennes, voilà une édifiante preuve de notre génie national ! L’histoire est belle, mais fausse. Les premières décennies de la pratique du rugby en France ne sont pas celles d’une émancipation nécessaire, mais d’un mimétisme assumé. Les joueurs des débuts sont en effet des néophytes ne maîtrisant que les rudiments de ce sport : de leur rencontre avec des équipes britanniques expérimentées naît la prise de conscience de ces archaïsmes et, partant, la volonté d’imiter les Anglais pour mieux combler ce retard32.
Il faut dire que les rugbymen d’outre-Manche, tout comme les footballeurs, possèdent une avance certaine. Ayant délaissé le jeu individuel et quelque peu anarchique des débuts, ils ont largement rationalisé la pratique de leur sport : spécialisation des postes, développement d’un jeu beaucoup plus collectif et rapide au moyen de passes, science du crochet et de « l’échappade », expérimentation de mêlées à 7, 8 ou 9 joueurs… tous ces éléments sautent aux yeux des équipes françaises qui les affrontent régulièrement à partir de 1892. Leur réaction est tout à fait logique et pragmatique : elle consiste à traduire les ouvrages spécialisés publiés outre-Manche, à engager un ou deux joueurs susceptibles d’opérer les mises à jour nécessaires avec le logiciel britannique le plus récent, ou encore à multiplier les rencontres avec des équipes d’Albion pour mieux les observer et mesurer les progrès réalisés. On est aujourd’hui frappé par l’intensité des circulations d’équipes de part et d’autre de la Manche. Nombreux sont ainsi les XV britanniques invités à effectuer des tournées en France. Ils utilisent les moyens de transports modernes que sont les bateaux à vapeur et le chemin de fer, effectuent quelques matchs contre des équipes locales et profitent de l’occasion pour visiter la capitale ou un coin d’Hexagone : aux Français les joies de recevoir les maîtres du jeu, aux Anglais celles de voyager en France. La première mondialisation à l’œuvre avant la Première Guerre mondiale trouve dans ces circulations rugbystiques transmanche une incarnation tout à fait saisissante.
Outre les équipes, un certain nombre d’entraîneurs et de joueurs britanniques sont sollicités. Dépositaires de techniques et tactiques modernes, ils suscitent un véritable engouement et une féroce compétition entre les clubs français cherchant à les recruter. Quelques noms sont restés célèbres : les internationaux gallois Rowland Griffiths et Percy Bush à La Rochelle et à Nantes33, le demi d’ouverture Harry Owen Roë à Bayonne, ou encore le centre du XV de la Rose Leslie Hayward à Tarbes. À leur contact, les joueurs français progressent, ainsi que le démontre le déploiement de la séduisante « méthode bayonnaise » qui n’est rien d’autre que la stricte application des principes de jeu gallois importés par Roë en terre basque. Mais l’embauche de cette main-d’œuvre très qualifiée n’est pas sans poser problème. Le rugby français à XV étant strictement amateur, à l’imitation de son parent britannique, aucune rémunération des joueurs ne peut avoir lieu au sein des clubs. Il en résulte rapidement un contournement de ce principe au travers d’un système qualifié d’« amateurisme marron » : les clubs français prennent en effet l’habitude de fournir un emploi factice aux joueurs britanniques qui sont en réalité de véritables professionnels, payés pour jouer et entraîner. Cela donne lieu à de savoureuses tentatives de démasquement de la part des instances fédérales : en 1910, le président de la commission de rugby de l’USFSA Charles Brennus effectue ainsi un voyage express et incognito à Nantes dans l’objectif de confondre Percy Bush, recruté à prix d’or par le Stade Nantais mais disposant d’un emploi de lecteur d’anglais de façade. Prévenus à temps de la visite, les dirigeants du club reconstituent dans l’urgence une fausse salle de classe et installent des élèves devant un demi d’ouverture quelque peu hésitant, mais qui parvient à sauver les apparences, pour le plus grand malheur de l’inspecteur Brennus34. Ce n’est finalement qu’avec la mise en place, à partir de 1912, d’une licence spéciale pour les joueurs étrangers, que l’USFSA parvient à lutter efficacement contre le professionnalisme voilé : chaque rugbyman non français (c’est-à-dire britannique) fait ainsi l’objet d’une demande spécifique de recrutement de la part de son club. Ce dernier doit fournir un certificat d’amateurisme de son joueur, les motifs de son séjour en France, l’emploi qu’il occupe, ainsi que le nom du club étranger auquel il a appartenu. La fédération est alors libre d’attribuer une licence ou de mener une enquête complémentaire sur l’impétrant « par les voies et les moyens qu’elle jugera les plus convenables35 ». Au-delà du respect de l’ethos amateur, il faut voir dans ce dispositif administratif particulier une volonté de contrôler l’afflux de rugbymen britanniques dans le championnat français. Ce protectionnisme sportif n’est pas sans rappeler la récente mise en place par la Ligue nationale de rugby du dispositif des joueurs issus des filières de formation. Ce dernier oblige tous les clubs de Pro D2 et de Top 14 à disposer d’un effectif comprenant plus de 40 % de joueurs formés dans l’Hexagone. Comme en 1912, il s’agit d’une mesure permettant de favoriser la formation française sans pour autant porter à atteinte à la liberté de circulation des travailleurs.
Conclusion : de l’exception rugbystique française
Lorsqu’en janvier 1910 l’équipe de France de rugby fait son entrée dans le Home Nations Championship (devenu Tournoi des Cinq Nations), elle fait figure d’exception en Europe continentale. Entre les premiers plaquages effectués à Boulogne-sur-Mer ou à Paris au début des années 1860 et la défaite inaugurale concédée face au XV du Poireau à Swansea (49-14), près d’un demi-siècle s’est écoulé. Pourquoi l’Hexagone est-il devenu, durant ce laps de temps, une terre de rugby tandis que ses voisins belges, hollandais, allemands ou italiens restaient globalement rétifs à ce sport ? Le succès de ce transfert culturel trouve d’abord son origine dans une multitude de liens interpersonnels tissés entre individus des deux pays : dépassant les clivages communautaires, ces relations professionnelles, amicales, de voisinage… produisent une acculturation qui entraîne à sa suite un mécanisme de transmission sportive. Mais ce dernier n’aurait pu s’enclencher en l’absence d’un environnement général favorable. La diffusion du rugby profite en effet d’un certain rayonnement de la culture britannique en France : prenant parfois le nom d’anglomanie, le regard curieux et parfois admiratif des autochtones sur Albion ne relève pas de la béatitude, mais d’une forme de patriotisme pragmatique cherchant à emprunter à la plus grande puissance mondiale d’alors certaines clés de son succès. Dans ce cadre, la pratique des sports apparaît séduisante à une partie des élites françaises qui souhaitent répondre à la crise née de défaite militaire contre la Prusse et ses alliés. Si l’on a beaucoup glosé sur la crise allemande de la pensée française36, sans doute a-t-on quelque peu négligé l’influence du modèle culturel anglais après 1870-1871 : ses sports virils et ludiques, à commencer par le rugby, sont considérés comme susceptibles de redonner sa vigueur à une jeunesse en berne. D’autant que les relations diplomatiques entre les deux pays sont marquées par une paix relative depuis 1815 ; et la signature de l’Entente cordiale en 1904 rapproche un peu plus les ennemis d’hier face à la puissance germanique. Ces affinités culturelles et politiques profitent de la première mondialisation, laquelle intensifie les connexions et circulations entre les deux rives de la Manche : les télégrammes entre clubs et fédérations sont nombreux, les déplacements d’équipes britanniques à Paris en à peine trois jours deviennent possibles et la liberté de circulation est grande. Last but not least, la diffusion du rugby en France se fait dans le cadre d’une balance culturelle relativement équilibrée : comme le souligne en 1894 l’ambassadeur du Royaume-Uni à Paris lord Dufferin, si les rugbymen anglais rayonnent au sud de la Manche, la Comédie Française a « trouvé une seconde patrie à Londres37 ». Ces échanges culturels dans les deux sens équilibrent quelque peu les relations, rendant les transferts sportifs plus acceptables.