« La balle dans l’aile, la mort est belle »

Les monuments aux morts rugbystiques

  • “The bullet in the wing, death is beautiful”. Rugby memorials

DOI : 10.58335/football-s.461

p. 27-37

Résumés

Le rugby est le sport collectif que l’on a sans doute le plus assimilé à la guerre. Les rugbymen français ont payé un lourd tribut pendant la Première Guerre mondiale. Dès les années du conflit les clubs ont lancé des souscriptions pour édifier des monuments funéraires mêlant attributs militaires et sportifs. Au son des fanfares, leur inauguration mobilise les notabilités politiques et la communauté sportive. La célébration des disparus se fait aussi par l’organisation de matchs de rugby, des banquets au cours desquels les adversaires d’hier se réconcilient. Le culte mémoriel des rugbymen est aussi célébré dans le monde anglosaxon à l’image de Dave Gallaher, premier capitaine des All Blacks mort à Passchendaele. Le rugby à XV n’eut pas l’exclusivité de ces célébrations mémorielles que l’on retrouve dans le XIII et jusque dans le football australien.

Rugby is the team sport that has probably been most associated with war. French rugby players paid a heavy price during the First World War. As early as the war years, clubs launched subscriptions to build funerary monuments combining military and sporting attributes. To the sound of brass bands, the unveiling of these memorials attracted the attention of politicians and the sporting community. The dead were also celebrated by the organisation of rugby matches and banquets during which former adversaries were reconciled. The memorial cult of rugby players is also celebrated in the Anglo-Saxon world, in the image of Dave Gallaher, the first captain of the All Blacks to die at Passchendaele. But rugby union was not the only sport to celebrate these memorials, which are also celebrated in rugby league and Australian football.

Plan

Texte

Si, jusqu’en 2022, la cité de Montpellier est restée l’une des rares grandes villes du Languedoc à ne pas avoir remporté le bouclier de Brennus, elle se distingue encore sur un point. La grande cité universitaire est la seule ville du Top 14 à ne pas posséder de monument aux morts pour ses rugbymen tombés pendant la Première Guerre mondiale1. À sa décharge, le Montpellier Hérault Rugby ne fut créé qu’en 1986 même si la pratique de la discipline dans la cité y fut bien antérieure. Sans vouloir relancer une guerre de clocher entre ballons rond et ovale, du côté de la Ligue 1, les édifices mémoriels se font beaucoup plus rares, limités à une demi-douzaine de clubs qui ont souvent accaparé l’héritage d’entités antérieures dont ils sont issus à l’exemple de l’Association de la Jeunesse Auxerroise pour le Patronage Saint Joseph ou le Stade de Reims descendant de la Société sportive du Parc Pommery.

Peut-on en déduire de manière un peu simpliste que le rugby ferait preuve d’un plus grand activisme mémoriel que son voisin du football ? Quelles seraient les spécificités et marques de ce dynamisme ?

Le titre de cet article, sans vouloir tomber dans la provocation, déforme une expression chère au célèbre suiveur du XV de France, Pierre Salviac, valorisant le jeu de mouvement et vise à montrer comment le processus mémoriel s’est gravé dans le marbre à travers l’idéalisation de la mort des rugbymen tombés au combat.

Cadrage-débordement : à partir d’une similitude trompeuse

Pour mieux situer la pratique mémorielle du rugby, il convient de rappeler que les clubs d’avant-guerre sont pour la plupart omnisports. Ainsi, une société sportive à l’identité rugbystique affirmée comme l’Aviron Bayonnais commémore sur son monument autant des rugbymen que des rameurs ou des pelotari2. Certains sportifs sont alors « multicartes », citons par exemple, le légendaire Georges Géo André, véritable athlète complet en tant que vice-champion olympique de saut en hauteur en 1908, recordman d’Europe du 400 mètres haies mais aussi international en rugby à XV avant de trouver la mort durant la Seconde Guerre mondiale, lors de la reconquête de Tunis. À première vue, on pourrait penser que le rugby serait la pratique sportive qui se rapprocherait le plus avec l’expérience de guerre au travers de l’intégration des différents gabarits, comme autant de conscrits, l’accoutumance à la violence, le jeu en mouvement et la mêlée qui silhouetterait une escouade. Toutefois, le rugby d’avant-guerre est sur le plan de la physiologie des joueurs plus homogène que celui d’aujourd’hui. Ainsi, dans l’effectif de l’Aviron Bayonnais (saison 2022-2023), trente-trois centimètres séparent Manuel Leindekar qui culmine à 2 m 03 de Guillaume Rouet haut d’1 m 70. À titre de comparaison la différence se réduit à treize centimètres pour l’effectif du club basque pour la saison 1912-1913 qui l’a vu terminer champion de France, entre Victor Labaste mesurant 1 m 62 et Achille Fortis 1 m 753. Le rugby n’a pas non plus l’apanage de la violence sur les terrains et pour Julien Sorez, dans son étude sur le football parisien, ce sport est tout aussi sinon plus brutal4. Il y présente le cas du joueur Zimmermann de l’AS Française qui, après avoir fracturé le tibia d’un adversaire, déclare « que c’était bien fait » pour le malheureux. Une pluie de coups s’abat alors sur lui, sans que cela soit sanctionné par la commission de discipline. Un environnement de violence qui est confirmé par l’analyse des procès-verbaux des commissions de football de l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques (USFSA) entre 1902 et 1906. Concernant les clubs parisiens, cinquante-sept footballeurs représentant vingt-cinq clubs sont sanctionnés. Ceci montre que la brutalité est diffuse dans le monde sportif5. Elle reste bien évidemment sans commune mesure avec celle subie dans les tranchées. Surtout, il ne faut pas voir de continuum entre le sport et le fait militaire au travers de la transposition de qualités athlétiques sur le champ de bataille. En effet, les spécificités de la guerre et notamment du premier conflit mondial annulent les aptitudes spécifiques de vélocité et de puissance des rugbymen. Le sportif, plus que tout autre soldat, subit le rapport au temps ou plutôt ce que Nicolas Beaupré qualifie de « suspension des temporalités6 ». D’autant que toute l’activité sportive est régulée par le temps. Or, l’altération de la perception du temps accompagne la vie d’un soldat projeté dans un conflit durant lequel la guerre d’attente est prédominante. Thierry Hardier et Jean-François Jagielski évoquent le passage « d’un temps linéaire à un temps cyclique, rythmé par le jeu des relèves et des alternances sur le front, temps dominé par la routine et la monotonie du quotidien7 ». Temps cyclique et surtout temps « de l’infinie patience, du gagne petit, un temps lent, celui de l’enlisement » que des sportifs pratiquant des disciplines demandant vélocité, rapidité, prise d’intervalles ou jaillissement durent en ressentir les effets avec beaucoup plus de puissance8. Outre les conditions de vie dans la boue et le froid, l’immobilisme de la guerre des tranchées peut être une cause des nombreuses demandes de transfert dans l’aviation de combat des rugbymen comme Maurice Boyau, les frères Mouronval du Stade Français, Henri Felloneau du Sporting Club universitaire de France ou Marcel Burgun du Castres Olympique. Dans la correspondance avec sa famille, le rugbyman catalan, vedette de l’Association Sportive Perpignanaise, Aimé Giral mentionne parfaitement cet immobilisme « nous ici nous n’avançons pas et ne reculons pas, on reste sur place »9. À partir de 1915, on combattait « le corps couché et l’uniforme camouflé 10 ». Le soldat vit ou plutôt survit caché, recroquevillé et rampe. Il s’enterre et se terre, la peur tenaillant son corps. En première ligne, la guerre de position est avant tout une guerre d’attente, la passivité, l’ennui rongeant le poilu que seuls les assauts rompent emportant de vie à trépas de nombreux joueurs qu’il faut alors honorer.

Le sportif héros de pierre

Si le rugby commémore ses morts avec intensité c’est avant tout car il perd de très « beaux joyaux », à l’exemple de Gaston Lane, seize sélections, capitaine de l’équipe de France et journaliste à Sporting. De plus, nombreux défunts allièrent pedigree sportif et hauts faits d’armes comme Maurice Boyau, l’international et As de l’aviation aux trente-cinq victoires en duel aérien homologuées ou Marcel Burgun, plus de dix capes dans le XV de France et une Croix de Guerre. La mort de ces deux derniers fut d’ailleurs l’objet d’un martyrologue de la presse, Burgun et Boyau faisant les unes de Sporting Éditions spéciales pendant la guerre, les 13 septembre 1916 et 25 septembre 1918. En outre, Gaston Lane, Marcel Legrain, Pierre Guillemin et Marcel Burgun avaient fait partie de la première équipe de France victorieuse d’une nation britannique durant un Tournoi des Cinq nations. Ils battirent l’Écosse, le 2 janvier 1911, durant ce que L’Auto qualifia de « journée inoubliable11 ». À titre de comparaison, le football association est plutôt épargné. S’il concède la perte de plus de vingt internationaux, beaucoup ne dépassaient pas une sélection. Ainsi, René Fenouillère évolua un temps loin des radars français et de la médiatisation à Barcelone tandis que les véritables vedettes de l’époque Eugène Maës et Pierre Chayriguès survécurent au conflit. Se développe alors une monumentalisation du martyr des rugbymen matérialisée, en 1921, par l’inauguration du monument des joueurs internationaux tués à l’ennemi au Stade de Colombes. Il comporte vingt et un noms : Joseph Andurand, René Boudreaux, Marcel Burgun, Jean Jacques Conilh de Beyssac, Paul Decamps, Julien Dufau, Paul Dupré, Albert Eutrope, Marc Giacardy, Pierre Guillemin, Emmanuel Iguiniz, Daniel Ihingoué, Henri Isaac, Maurice Boyau, Pierre Lacassagne, Gaston Lane, Léon Larribau, Marcel Legrain, Alfred Mayssonnié, Jean-François Poeydebasque et Théodore Varvier12. Un lustre plus grand fut donné au monument à travers l’inauguration précédant le match France-Angleterre par le maréchal Foch. Il faut noter que cet édifice fut détruit lors des travaux de modernisation du stade en vue des Jeux Olympiques de Paris en 1924, à une époque où les considérations de sauvegarde patrimoniale comptaient peu face aux nécessités architecturales. Ainsi la grande majorité des clubs dominants d’avant-guerre ont suivi le mouvement et érigèrent un monument en mémoire de leurs morts, le Stade Français, l’Aviron Bayonnais, l’Association Sportive Perpignanaise, le Stade Toulousain, le Stadoceste Tarbais, le Stade Bordelais, le Football Club Lyon comme autant de clubs champions de France ou finalistes sans compter bien d’autres de dimensions régionales ou locales. Ils financèrent leurs projets à travers des souscriptions tout au long du conflit. Le levier du sport est aussi utilisé avec l’organisation de compétitions, journées sportives dont les recettes abondèrent des caisses de financement. Ces rendez-vous virent parfois la participation de joueurs en repos ou en convalescence comme au Stade Toulousain celle de Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère. Lubin, pour les intimes qui reçut, pour souvenir du front, selon ses propres dires « quatorze balles dans le cul13 » et ressuscita d’entre les morts pour refouler les pelouses. Des canaux parfois novateurs sont empruntés comme des représentations théâtrales ou des conférences.

Figure n° 1 : Le monument à Maurice Boyau de Dax.

Figure n° 1 : Le monument à Maurice Boyau de Dax.

Œuvre du sculpteur François Cogné (1924), la statue de Maurice Boyau installé à l’entrée du stade de Dax veut rappeler l’as de la chasse française et la troisième ligne international.

Crédit : Camille Morata.

La célébration du sportif tombé au champ d’honneur

Une fois le budget établi, le prestige du monument doit aller de pair avec celui de son parrain, l’idéal étant la personnalité politique de dimension régionale mais à l’ancrage régional. Le Club Athlétique de Brive se porte sur Charles de Lasteyrie, également député de Corrèze de 1919 à 1924 et ministre des Finances de 1922 à 1924. Profil relativement semblable à Perpignan où l’ancien ministre de l’intérieur natif du département des Pyrénées-Orientales, Jules Pams, a la charge de présider aux cérémonies de l’Association Sportive Perpignanaise. Dans cette Troisième République où les voyages des hommes politiques en province sont l’occasion « d’une mise en fête de la ville14 », l’inauguration de ces édifices se fait en grande pompe. Les harmonies locales qui jouent La Marche Funèbre et La Marseillaise, l’Appel aux morts et la minute de silence précèdent le dévoilement et les discours. Est alors découvert l’édifice funéraire qui présente ses spécificités comme l’insertion d’attributs rugbystiques tels qu’un ballon ovale pour l’Union Sportive Montalbanaise, le Club Athlétique Ribéracois, le Stade Athlétique de Rochefort, le Stade Rochelais ou celui des sportifs appaméens. Comme ceux de leurs voisins footballeurs, on observe une profusion de Croix de guerre et de palmes funéraires, ces dernières symbolisant le martyre et traduisant l’immortalité de l’âme. Des coqs siègent parfois au sommet du monument, symbole patriotique mais également sportif car le gallinacé fit son apparition dans le rugby en étant apposé pour la première fois sur les maillots d’une sélection française « officieuse » affrontant une sélection irlandaise, en 190515. Les discours sont empreints de lyrisme, pleurant une jeunesse sacrifiée pour sauver les valeurs de la patrie. On vante également les mérites du sport, gage de l’excellence de ces soldats, sans oublier la dimension civique car c’est en admirant ces monuments que les jeunes générations doivent trouver la ligne de conduite à adopter.

La solennité du moment est rompue par les réjouissances sportives. En effet, l’après-midi est consacrée à l’effort physique et prend la forme d’un match de rugby. L’adversaire se veut bien souvent prestigieux soit par le palmarès ou la rivalité avec le club hôte. Le Stade Toulousain, champion de France de rugby 1912, inaugure son monument par une partie disputée avec l’Aviron Bayonnais qui lui a succédé au palmarès en 191316. L’équipe haute-garonnaise servit également de partenaire de match pour le baptême de la plaque de l’Association Sportive Biterroise17. L’Aviron Bayonnais rencontra « l’adversaire suprême » du Biarritz Olympique18. Idem pour le Castres Olympique qui affronta le Sporting Club Albigeois19. Ces réjouissances sportives ouvrent l’appétit et laissent la place à un banquet. Comme l’énonce l’adage « qui s’est rassasié oublie ses malheurs », les agapes lissent les antagonismes et instaurent une paix des braves. Ainsi le club de l’Union Sportive Dacquoise était gangréné par des querelles intestines avec des menaces de scission mais « à l’occasion d’un déjeuner intime offert par M. Eugène Milliès-Lacroix, le sympathique président de l’US Dacquoise au comité du monument Maurice Boyau et à quelques vieux sportifs, la réconciliation s’est opérée sous l’égide du grand as disparu… Ce fut une scène réconfortante que celle où les loyales poignées de main d’Abel Guichemerre et de Milliès-Lacroix scellèrent le nouveau pacte d’amitié 20 ». Les comptes rendus d’inauguration de monuments aux morts footballistiques comme celui du Racing Club de Roubaix ou de l’Union Sportive Tourquennoise relatent les mêmes points de passage dans le financement, la recherche d’un parrain prestigieux, le déroulé de l’inauguration devant les « cercles de deuil 21 » avec la place laissée aux réjouissances sportives.

Le monument aux morts sportif s’imagine comme une troisième voie entre celui de la commune et celui de la paroisse en empruntant certains usages comme la présence de l’homme d’Église. À Clermont-Ferrand, l’évêque de la cité auvergnate siège à la cérémonie d'hommage à Marcel Michelin et aux morts du club22. À Dax, l’archiprêtre de la ville vient bénir la statue de Maurice Boyau, le jour de son dévoilement23. Il devient un véritable lieu de sociabilité avec un dépôt de gerbes à l’occasion du 11 novembre, de matchs importants parfois par les équipes adverses ou lors des célébrations de titres sportifs. Le souvenir des rugbymen disparus se vit dans la pierre mais également dans la laine. Ainsi en 1919, à Perpignan, les deux clubs de la cité roussillonnaise, l’Association Sportive Perpignanaise et le Stade Olympique Perpignanais, décimés par le conflit, décident de fusionner pour créer l’Union Sportive Perpignanaise. Il faut alors doter la nouvelle entité de couleurs officielles. Jules Chevalier, le président du comité directeur, fraîchement élu, tranche pour le bleu. En effet, cette couleur rappelle le bleu horizon de l’uniforme des poilus et commémore les membres des deux clubs tombés au combat. Plus de cent ans plus tard, l’azur est toujours une des couleurs de maillot de l’Union Sportive Arlequins Perpignanais héritière de l’USP et les défunts des deux entités originelles sont rassemblés sur le monument aux morts installé à l’entrée du stade Aimé Giral.

Figure n° 2 : Monument funéraire à l’entrée du stade Giral à Perpignan.

Figure n° 2 : Monument funéraire à l’entrée du stade Giral à Perpignan.

Sur la plaque de droite sont gravés les noms des joueurs de l’Association Sportive Perpignanaise morts pour la France que l’on retrouve sur celle de gauche qui rend aussi hommage aux rugbymen du Stade Olympique Perpignanais tombés pour la France. Cette plaque a été réalisée par les dirigeants de l’Union Sportive Perpignanaise née de la fusion en 1919 entre les deux clubs cités précédemment.

Crédit : Camille Morata.

L’effervescence du Centenaire

Si le football ne se montra pas indifférent au Centenaire de la Grande Guerre comme le prouvèrent la promotion du bleuet de France par les équipes de Ligue 1, les cérémonies en hommage aux internationaux tués lors des combats comme Pierre Six, le footballeur du Havre Athletic Club, ou encore la rénovation du monument aux morts de l’Union Sportive Tourquennoise, entité champion de France de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques en 1910, le rugby a fait preuve d’un plus grand activisme. D’abord au sein des clubs avec l’érection de monuments aux morts souvent en remplacement d’une construction originelle détruite par un incendie pour le Stade Bagnerais ou pour la construction d’une piscine au Football Club Auscitain. Ils sont alors l’occasion d’inaugurations reprenant les codes de celles des années 1920 mêlant toutes les sociabilités sportives, politiques et militaires. Cependant de même qu’Antoine Prost a expliqué que « le temps de la mémoire… est inexorablement infléchi, modifié, remanié en fonction des expériences ultérieures, qui l’ont investi de significations nouvelles24 », les discours prononcés à cette occasion effacent tout antagonisme avec l’Allemagne. Cette volonté d’unifier la mémoire à travers les frontières s’observe également avec l’inauguration en septembre 2017 à Craonnelle sur le Chemin des Dames, du mémorial international aux joueurs de rugby morts durant la Grande Guerre. Le projet fut porté par les fédérations de rugby britanniques et françaises. L’œuvre, Les rubans de la mémoire, a été réalisée par l’ancien international mythique et désormais artiste Jean-Pierre Rives.

Si de nombreux rugbymen français ont trouvé la mort durant la Grande Guerre, il en va de même pour les nations dominantes de ce sport qui ont vu quelques-unes de leurs vedettes tomber loin de la mère patrie. L’entretien de la mémoire permet alors de briser la distance. Ainsi l’équipe néo-zélandaise, les fameux All Blacks, ne manquent pas d’honorer le souvenir de Dave Gallaher. Il fut le capitaine des Originals, la première équipe néo-zélandaise à se déplacer hors d’Océanie, effectuant une tournée en Grande-Bretagne puis en France et enfin en Amérique du Nord. Il tomba en 1917 lors de la bataille de Passchendaele avant d’être enterré au Nine Elms military Cemetery de Poperinge, en Belgique, où un petit comité de membres de l’équipe nationale actuelle emmené par le capitaine se rend lors des tournées d’automne durant lesquelles les équipes de l’hémisphère sud viennent affronter leurs homologues du nord. À ce titre, Français et Néo-Zélandais se disputent le Dave Gallaher Trophy. Une statue érigée peu avant le Centenaire devant l’Eden Park, le stade renommé d’Auckland, célèbre le capitaine légendaire. Les Anglais honorèrent la mémoire d’un de leurs plus prestigieux quinzistes tombés lors du conflit, le capitaine Ronald William Poulton-Palmer tué au front en Belgique, dont la légende voudrait que frappé d’une balle, il aurait prononcé en guise de derniers mots : « Je ne jouerai plus jamais à Twickenham25 ». Durant le Centenaire, on éparpilla de la terre extraite du terrain de Twickenham sur la tombe de Poulter-Palmer qui se trouve au cimetière d’Hyde Park Corner en Belgique et l’on en préleva de sa sépulture pour la déposer à l’entrée du tunnel donnant sur la pelouse du stade londonien afin que les joueurs la foule avant le match.

Figure n° 3 : France-Pays de Galles (5-6), 17 février 1920.

Figure n° 3 : France-Pays de Galles (5-6), 17 février 1920.

Les joueurs et dirigeants gallois rendent hommage aux joueurs de rugby tombés au front avant le match du Tournoi des Cinq Nations France-Galles.

Crédit : BNF/Gallica.

Ainsi, il s’agit pour la communauté regroupant supporters, joueurs, dirigeants, institutions de faire vivre un héritage qui désormais n’est pas que celui des morts de la Première Guerre mondiale mais englobe ceux des conflits suivants. Le club anglais des Tigres de Leicester donne une autre dimension à son monument inauguré en 2022, la tête de tigre en bronze hissée sur une colonne quatre mètres honore les cinquante-quatre joueurs qui ont perdu la vie dans des conflits mais également les rugbymen du club qui ont servi dans le régiment local du Leicestershire et ceux mobilisés durant la Grande Guerre qui ont eu la chance de revenir vivants26.

Et les autres rugbys ?

En 1895, les clubs de rugby à XV du nord de l’Angleterre vont acter à Huddersfield, une brouille définitive avec la Fédération anglaise de leur sport pour créer le rugby à XIII. Ce jeu est codifié par la Rugby Football League en 1906. Le Rugby à XIII traverse la Manche via notamment une exhibition entre l’Angleterre et l’Australie au Stade Pershing en 193327. La création d’une Ligue Française de Rugby à XIII et d’un championnat suivront de quelques mois cet évènement fondateur. Naturellement, dans l’Hexagone, les monuments aux morts rendant hommage à des treizistes n’apparaissent qu’après la Seconde Guerre mondiale. Le Racing Club de Carpentras éleva un monument dans son stade la Roseraie, en 1947, dans le contexte de renaissance de la discipline à la suite de l’interdiction décrétée par le Régime de Vichy, pour commémorer ses membres décédés lors de la Seconde Guerre mondiale mais l’ouvrage fut détruit lors d’une manœuvre de déplacement28. Seule une plaque rappelle le souvenir de l’édifice29. Au sein du Commonwealth, la greffe prit plus rapidement dès les premières années du xxe siècle. Cette antériorité se retrouve dans le marbre, en Australie, où le XIII supplante le XV en termes de popularité, à Warwick, dans le Queensland, la Warwick amateur rugby league érigea une plaque dès mai 1917, dont la liste des membres honorés fut complétée tout au long du conflit. En ce sens, le monument aux morts sportif, à travers sa répartition dans les territoires, peut constituer une clé de compréhension de la diffusion du sport et des disciplines.

Chaque année, la National Rugby League, le prestigieux championnat australo-néo-zélandais de rugby à XIII, organise son Anzac Round, sa journée de matchs se disputant autour de l’Anzac day. Ce dernier commémore à l’origine les soldats ayant servi lors de la Bataille de Gallipoli puis tous ceux mobilisés dans toutes les guerres, conflits et opérations de maintien de la paix auxquels l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont participé. Pour l’occasion les clubs treizistes créent un maillot spécial orné de représentations de diggers30, les soldats de l’Anzac, ou de poppys, le coquelicot commémoratif. En 2019, le champion de la National Rugby League doit affronter le vainqueur de la Super League, la compétition britannico-française pour la World Cup Challenge31. Sur le chemin de Wigan, en Angleterre, où ils doivent affronter l’équipe de la ville, les Warriors, les Sydney Roosters honorent de leur visite les lieux phares de la Bataille de la Somme comme Villers-Bretonneux et le Mémorial national australien, le Mémorial national néo-zélandais de Longueval où les membres néo-zélandais de l’équipe effectuèrent un Haka32.

Un autre sport est apprécié aux antipodes et beaucoup de codes du rugby, les plaquages, le ballon ovale, l’utilisation de la main et du pied, des poteaux relativement similaires avec des perches sauf le terrain ovale et le nom. C’est le football australien, surnommé Aussie rules sur l’île continent. Nombre de ses pratiquants sont tombés durant la Grande Guerre et leur souvenir est évoqué à travers des monuments aux morts comme, près d’Adélaïde, au bien nommé Edwardstown Soldiers Memorial Recreation Ground sorti de terre en 1922 où The Gate of Remembrance, une plaque salue « le sacrifice suprême » pour la patrie depuis 195833.

Conclusion

Le rugby ne resta pas à l’écart de la fièvre mémorielle qui s’empara de la France dans les années 1920. Les marques les plus visibles en furent l’érection de monuments aux morts dans leurs enceintes sportives. Nombreux furent les édifices mémoriels élevés au nom du rugby. Les commanditaires reprirent une grande partie des codes des monuments funéraires communaux en intégrant des spécificités comme des attributs sportifs sculptés dans la pierre (athlètes, ballons) parfois mélangés à des symboles militaires (canon de 75, casque Adrian) et patriotiques (coq) ou l’organisation d’une réunion sportive à l’issue du dévoilement du monument. Cependant, on peut relever des actes patrimoniaux plus originaux comme celui du Racing Club de France qui donna aux vestiaires du stade de Colombes le nom de ses internationaux disparus : Gaston Lane, Maurice Boyau, Pierre Guillemin, Paul Decamps, Marcel Legrain, Fernand Perrens. Leurs noms sont gravés sur des plaques de faïence blanche34.

Des compétitions sportives furent baptisées en l’honneur de ces sportifs tombés au champ d’honneur. Le rugby connut de 1985 à 1996, le Challenge Jean Bouin, du nom du vice-champion olympique du 5 000 mètres tombés dans les premières semaines de la guerre, opposant les deux perdants des demi-finales du championnat de France pour la place de troisième. Il était organisé par le Club Athlétique des Sports Généraux au Stade Jean Bouin de Paris, antre désormais du Stade Français35. La mémoire telle une onde de choc s’atténua dans le temps avant de reprendre corps durant le Centenaire de la Grande Guerre à travers l’érection, la rénovation d’édifices mémoriels, des cérémonies ou le port du bleuet sur les maillots de l’équipe de France et de ceux des clubs du Top 14… dont celui du Montpellier Hérault Rugby.

Notes

1 La Section paloise érigea un monument, aujourd’hui disparu tandis que Caluire-et-Cuire, commune jouxtant Lyon, héberge le monument aux morts du FC Lyon. Retour au texte

2 Bernard Behoteguy, Le monument aux morts de l’Aviron Bayonnais, étude non éditée (remise gracieusement à l’auteur), p. 2. Retour au texte

3 Forgues Fernand, Forgues Jules Forgues, La manière bayonnaise en football rugby, Bordeaux, Imprimerie Barthelemy et Clèdes, 1913, p. 58. Retour au texte

4 Julien Sorez, Le Football dans Paris et ses banlieues. Un sport devenu spectacle, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2013, p. 305. Retour au texte

5 Ibid., p. 300-301. Retour au texte

6 Nicolas Beaupré, « La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de guerre. Hypothèses pour une histoire du rapport au temps des soldats français de la Grande Guerre », Vingtième Siècle. Revue d’histoire [en ligne], 2013/1, n° 117. Retour au texte

7 Thierry Hardier, Jean-François Jagielski, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, Éditions Imago, 2014. Retour au texte

8 Ibid. Retour au texte

9 Aimé Giral, « Lettre du 31 mai 1915 », Amicale des anciens d’Arago, Livret de promotion Aimé Giral 2015-2018, Perpignan, 2015, p. 17. Il s’agit d’une des dernières lettres d’Aimé Giral tué au front en juillet 1915. Retour au texte

10 Stéphane Audoin-Rouzeau Stéphane, « La Grande Guerre et l’histoire de la virilité », in Corbin Alain, Courtine Jean-Jacques, Vigarello Georges (dir), Histoire de la virilité, t. 3, La Virilité en crise ? xx-xxie siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 404. Retour au texte

11 « La France bat l’Ecosse », L’Auto, 3 janvier 1911. Retour au texte

12 Théodore Varvier est décédé en 1913 d’une méningite tandis que Paul Faure international emporté par la grippe espagnole après avoir combattu dans les tranchées n’a pas obtenu le statut de Mort pour la France. Retour au texte

13 « Rugby : Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère, a star is borgne. », Libération, 29 février 2020. Retour au texte

14 Nicolas Mariot, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 2006. Retour au texte

15 « Naissance d’un coq olympique et sportif », site officiel Esprit Bleu, le site des équipes de France,14 avril 2015. Retour au texte

16 « Le stade toulousain inaugure son monument aux morts », L’Auto, 26 décembre 1920. Retour au texte

17 « Hommage aux morts de l’ASB », La Vie biterroise, 3 mars 1923. Retour au texte

18 « Par un point Biarritz bat Bayonne », L’Auto, 27 septembre 1920. Retour au texte

19 « Inauguration du Monument du Castres Olympique », La Dépêche, 8 décembre 1919, archives Municipales de Castres. Retour au texte

20 « La journée de Maurice Boyau », L’Athlète, 10 octobre 1924. Retour au texte

21 Pour reprendre l’expression de Jay Winter dans Sites of Memory, Sites of Mourning. The Great War in European Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, chapter 2 « Communities in mourning ». Retour au texte

22 « Cérémonie du souvenir à l’ASM », Bibnews (magazine interne de la manufacture Michelin), N° 35, Octobre 1946. Retour au texte

23 « Le monument Maurice Boyau a été inauguré hier à Dax avec éclat », L’Auto, 6 octobre 1924. Retour au texte

24 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 113. Retour au texte

25 Nigel McCrery, Into Touch. Rugby internationals killed in the Great War, Barnsley, Pen & Sword Books Ltd, 2014, p. 59. Retour au texte

26 « Monument unveiled at Remembrance Service », Site Officiel des Leicester Tigers, 11 novembre 2022. Retour au texte

27 « Sous le signe de la Rugby League. Aujourd’hui à Treize Angleterre-Australie », L’Auto, 31 décembre 1933. Retour au texte

28 Mike Rylance, Le rugby interdit : l’histoire occultée du rugby à XIII en France, Limoux, Cano et Franck, 2006. Retour au texte

29 Abdelmajid Arrif, « Le stade de la Roseraie-Carpentras », TEPAS. Territoire et patrimoine du sport, 14 novembre 2022. Retour au texte

30 Terme argotique employé pour désigner les soldats australien et néozélandais à partir du mot désignant un mineur. Retour au texte

31 Le club canadien des Wolfpack de Toronto intégra la Super League en 2020 avant de renoncer en raison de la crise Covid. Retour au texte

32 « World Cup Challenge Journal. A Day of Remembrance », Site Officiel des Sydney Roosters, 14 février 2019. Retour au texte

33 « The Gates of Remembrance », Site Monument Australia. Retour au texte

34 Cf. le cliché de l’agence Rol. Colombes, 8 avril 1922, rugby, RCF contre Blackheath, portrait des deux équipes, photographie de presse. BNF Gallica. Retour au texte

35 Pour l’anecdote, le Sporting Union Agen est le recordman de ce challenge ramenant trois fois le trophée dans son stade Armandie du nom d’Alfred Armandie, joueur de rugby et fondateur du club, mort au combat. Retour au texte

Illustrations

  • Figure n° 1 : Le monument à Maurice Boyau de Dax.

    Figure n° 1 : Le monument à Maurice Boyau de Dax.

    Œuvre du sculpteur François Cogné (1924), la statue de Maurice Boyau installé à l’entrée du stade de Dax veut rappeler l’as de la chasse française et la troisième ligne international.

    Crédit : Camille Morata.

  • Figure n° 2 : Monument funéraire à l’entrée du stade Giral à Perpignan.

    Figure n° 2 : Monument funéraire à l’entrée du stade Giral à Perpignan.

    Sur la plaque de droite sont gravés les noms des joueurs de l’Association Sportive Perpignanaise morts pour la France que l’on retrouve sur celle de gauche qui rend aussi hommage aux rugbymen du Stade Olympique Perpignanais tombés pour la France. Cette plaque a été réalisée par les dirigeants de l’Union Sportive Perpignanaise née de la fusion en 1919 entre les deux clubs cités précédemment.

    Crédit : Camille Morata.

  • Figure n° 3 : France-Pays de Galles (5-6), 17 février 1920.

    Figure n° 3 : France-Pays de Galles (5-6), 17 février 1920.

    Les joueurs et dirigeants gallois rendent hommage aux joueurs de rugby tombés au front avant le match du Tournoi des Cinq Nations France-Galles.

    Crédit : BNF/Gallica.

Citer cet article

Référence papier

Camille Morata, « « La balle dans l’aile, la mort est belle » », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 3 | 2023, 27-37.

Référence électronique

Camille Morata, « « La balle dans l’aile, la mort est belle » », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 3 | 2023, publié le 12 octobre 2023 et consulté le 30 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.461. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=461

Auteur

Camille Morata

Docteur en histoire contemporaine de l’université Paul Valéry (Montpellier)

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0