L’opinion la plus répandue sur le rugby hexagonal concerne la géographie de sa pratique limitée au midi de la France. Le rugby aurait un accent, celui du Sud-Ouest et ce sport serait par ailleurs particulièrement adapté au tempérament des hommes de cette région. Il est même devenu un élément constitutif de l’identité régionale à l’exemple des propos tenus par le philosophe Michel Serres : « Je suis d’Agen par le XV d’Agen ». L’absence de rugbymen dans la France de l’Ouest s’expliquerait par des critères religieux et politiques selon le sociologue Christian Pociello qui met en avant l’hostilité et les réticences de la France de l’Ouest, catholique et monarchiste1. La présence du Rugby club vannetais dans le championnat de Pro D2 depuis la saison 2016-2017 confirmerait l’exception à la règle et Vannes ferait ainsi figure de village breton résistant à la vague du football.
L’étude sur le terrain, dans des services d’archives, des clubs de rugby présents pour certains sans interruption depuis plus de cent ans et auprès de familles de rugbymen, montre que les clubs de rugby de l’Ouest, nombreux avant la Grande Guerre, existent et qu’ils doivent faire face à une triple relégation historique, sportive et mémorielle2. Il s’agira de revenir sur la fondation précoce de clubs de rugby dans la France de l’Ouest puis d’étudier les difficultés auxquelles certains d’entre eux doivent faire face à la fin des hostilités, avant de chercher à comprendre les raisons de cet oubli.
L’Ouest, terre de rugby
« Si l’on en juge par la foule qui assiste aux réunions d’entraînement, sur le terrain du “Petit-Paris”, ce sport est en passe de devenir le plus populaire de la région3 » assure, en 1913, le quotidien sportif L’Auto en présentant la saison de rugby à Brest. S’agit-il de simples curieux désireux de découvrir un sport nouveau dans la région, d’une exagération du correspondant local ou existe-t-il de vrais passionnés du ballon ovale en Bretagne4 ? En février 1914, lors d’un match de rugby opposant les joueurs du Sporting club brestois à une équipe de marins anglais, la presse locale signale une assistance de plus de 3 000 spectateurs. Même s’il faut rester prudent face aux chiffres, toujours ronds, publiés dans les rubriques sportives, le public breton se déplace pour suivre ce match, attiré peut-être aussi par l’affiche « internationale », les rugbymen britanniques, comme les footballeurs, suscitant toujours un vif intérêt et concourant à remplir les stades. Le nombre de spectateurs n’est généralement pas communiqué dans La Dépêche de Brest ce qui ne permet pas de comparaison avec l’affluence habituelle des matchs de championnats de football et de rugby. Les sociétaires du Sporting club brestois, fondé en 19135, pratiquent l’athlétisme et le rugby au sein de deux équipes. Jean Steff est l’un d’entre eux. Il a découvert le rugby au lycée de Nantes où il poursuit ses études à partir de 1906 et intègre l’équipe scolaire du Stade nantais. Avec cette dernière, il devient champion de France interscolaire en 1907 après avoir triomphé du lycée Carnot de Dijon. La victoire des scolaires nantais n’est ni un hasard ni une surprise car les lycéens avaient déjà été les finalistes malheureux de cette compétition l’année précédente. Cette présence au haut niveau s’explique par l’ancienneté de la pratique du rugby dans l’établissement. L’association sportive du Stade nantais, née en mai 1886, est la première équipe provinciale à rejoindre l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA) et sa fondation précède celle de sociétés lycéennes parisiennes.
Les lycées sont des lieux essentiels de l’acculturation sportive ; l’éducation britannique, associant épanouissement intellectuel et physique, suscite l’intérêt pédagogique de quelques professeurs. Plusieurs sociétés sportives scolaires se créent dans l’Ouest et choisissent, dans un premier temps, de pratiquer le rugby. C’est le cas notamment, dès le début des années 1890, des Papillons de la Roche-sur-Yon, des Aiglons de Niort, de la Société athlétique du lycée de Laval, de l’association sportive du lycée de Chartres, des Francs Joueurs du lycée de Rouen ou des Volontaires de La Rochelle. Ces équipes sont également des pépinières d’excellents joueurs. Au lycée de Nantes, plusieurs d’entre eux intègrent principalement les équipes du Stade nantais université club (SNUC) lors des matchs du dimanche. À la fin de leurs études, quelques lycéens participent à la diffusion du rugby à la fois comme joueurs et dirigeants dans et en dehors du département. Plusieurs clubs de rugby de Loire-Inférieure6, le Sport athlétique castelbriantais, le Sport athlétique clissonais, l’Union sportive pornicaise, sont créés entre 1908 et 1911 dans les petites communes de Châteaubriant, Pornic et Clisson par d’anciens lycéens passés par le Stade nantais7. De retour à Brest, Jean Steff, joue un rôle important au sein du Sporting club brestois comme joueur et capitaine puis comme dirigeant après-guerre au sein du Rugby club brestois, dont il devient le président. Un autre Breton, François Cadoret, rugbyman au Stade nantais lors des saisons 1905-1906, puis joueur du Sporting club brestois, devient le premier président de la ligue française de rugby à XIII en 1934. Autre exemple, celui de Gustave Plantard qui cumule les fonctions de joueur et de président du Stade rochelais à partir de 1930. Alfred Eluère, président de la Fédération française de rugby (FFR) entre 1942 et 1952, a également découvert le rugby au lycée de Nantes. Il fait partie de l’équipe du Stade nantais entre 1908 et 1911 avant d’intégrer celle du SNUC. Le rugby laisse alors peu de place au football dans le département et les équipes sont rares. Il domine aussi à Trignac et Saint-Nazaire où des ouvriers des forges et des chantiers navals sont parmi les sportifs présents sur les terrains.
Le dynamisme de la pratique se maintient avant la Grande Guerre et le Parc des Sports, inauguré à Nantes en décembre 1911, accueille exclusivement des matchs de rugby. Les élèves des écoles nantaises, accompagnés de leurs instituteurs, peuvent y assister aux entraînements et 200 places gratuites leur sont réservées lors des matchs. « De spectateurs, ils deviendront acteurs8 » affirme alors Eugène Doceul, un des promoteurs du projet, confirmant ainsi la volonté de pérenniser la pratique du rugby exprimée aussi par le maire de la ville, Paul Bellamy, lors de son discours d’inauguration du Parc des Sports :
Nous n’avons pas seulement l’ambition d’aider au développement des arts, du travail et de la pensée, de faire de Nantes un centre intellectuel, industriel et commercial, nous avons aussi l’ambition d’en faire un centre sportif.
Effectivement, lors de la saison 1913-1914, le SNUC engage chaque semaine sept équipes de rugby et n’est pas la seule société sportive à proposer ce sport. La Nantaise, plus ancienne société de gymnastique de la ville, et le Véloce sport nantais (VSN), consacré initialement à la pratique de la bicyclette, comptent chacune plusieurs équipes de rugby. En 1913, de nouvelles sociétés sportives dédiées à cette pratique apparaissent comme le Football club feydiste, le Stadoceste nantais, le Stade chantenaysien, le Football club nantais, l’Amicale sportive de Nantes, le Rugby club nantais et le Docks-olympique club. Avec les joueurs des lycées nantais, le lycée Livet et le lycée de Nantes, et ceux des deux équipes du 65e Régiment d’infanterie engagées dans le championnat militaire, ce sont, durant cette même saison, plus d’une vingtaine d’équipes de rugby qui foulent alors les terrains nantais. Les équipes rencontrent régulièrement – mais pas exclusivement – les rugbymen des villes d’Angers, de Bordeaux, du Havre, du Mans, de Niort, de Poitiers, de La Rochelle, de La Roche-sur-Yon, de Saumur et de Tours. Le football, avec un seul club dédié à cette pratique, le Club nantais d’association, fait alors pâle figure à Nantes et le public est clairsemé.
En août 1914, la mobilisation et le départ de nombreux sportifs désorganisent les équipes, mais dès le début des hostilités, le Comité de l’Atlantique, dont le siège est à Nantes, décide d’organiser sa propre compétition sportive de rugby pour maintenir la pratique en l’absence de compétition nationale. En décembre 1915, la Coupe de l’Espérance, proposée à toutes les sociétés des Comités régionaux, fait ensuite office de Championnat de France. En 1916, la victoire du Stade Toulousain, champion de France 1912, semble confirmer la domination méridionale. Toutefois, lors de la deuxième édition en 1917, c’est l’équipe du SNUC qui remporte à Bordeaux cette compétition de guerre en triomphant du Stade toulousain, huit points à trois. L’écho de ce succès atteint les anciens snucistes mobilisés qui adressent leurs félicitations au club. Le soutien populaire peut aussi se mesurer auprès des enfants. Cette victoire est à l’origine du dessin, sans erreurs sur le résultat du match ni la couleur des maillots des rugbymen du SNUC, blanc avec ceintures rouge et verte, de Robert Vissuzaine, 12 ans, scolarisé à l’école de la rue Noire à Nantes qui a, peut-être, assisté à des matchs. Ce dessin a été conservé grâce au directeur de l’école, Jean Judic, qui l’a intégré au bilan annuel adressé à l’inspecteur primaire de la ville, en rappelant que plusieurs de ses anciens élèves font partie du SNUC ce dont il est particulièrement fier.
Une pratique devenue marginale après la Grande Guerre ?
« Un deuxième fait très caractéristique et sur lequel il convient de réfléchir est celui-ci : le rugby fait, peu à peu, place à l’Association9 » constate un journaliste du Phare de la Loire dans un article sur les sports en Vendée en décrivant le succès du football auprès des jeunes. La guerre est, selon lui, l’une des explications de cet état de fait :
La guerre a vulgarisé le ballon rond. Toutes les compagnies ou les bataillons du front comme de l’arière [sic] ont eu leur onze. Je n’ai pas beaucoup vu de quinze d’abord parce qu’il faut 30 hommes pour jouer au rugby, et qu’il en faut seulement 22 à l’association. […] le terrain de jeu est beaucoup plus facile à trouver10.
L’impact du conflit est réel, des clubs disparaissent, des joueurs et des dirigeants meurent ou sont blessés sur les champs de bataille, toutefois le rugby ne disparaît pas complètement du paysage sportif et se maintient dans plusieurs villes de l’Ouest. C’est notamment le cas à Angers où le rugby est présent depuis 1900. Le Sporting club de l’Ouest (SCO) fondé en 1919 et dédié initialement au football, propose aussi du rugby à partir de 1921. La section reste entraînée par Louis Pichereau, venu en 1911 du Sporting club universitaire de France (SCUF) pour intégrer le club de l’Angers université club (AUC) désormais dissous. Ici, ce sport ne devient pas confidentiel, les Gadzarts (de l’école des Arts-et-Métiers) et les élèves du lycée Chevrolier poursuivent également la pratique du rugby et la FFR décide d’y tenir son congrès annuel en 1932. La municipalité d’Angers fait par ailleurs le choix d’acheter en 1937, pour son musée des Beaux-Arts, une frise en plâtre de 5 mètres, réalisée par le sculpteur angevin René Guilleux, intitulée « Rugby » et représentant une mêlée11. Pour cette œuvre, récompensée d’une médaille de bronze au Salon de la société des artistes français en 1935, René Guilleux s’est déplacé à plusieurs reprises pour observer l’équipe du SCO qui lui sert de modèle et où son beau-frère, André Michaud, occupe le poste de trois-quarts.
À Nantes et Saumur, le rugby reste aussi le « sport roi » comme le rappellent les observateurs. Le SNUC compte toujours six équipes en 1938 et à Niort et Poitiers, le public demeure nombreux lors des matchs. D’autre part, de nouveaux clubs se créent comme le Sporting club lavallois qui permet au rugby de renaître à Laval. En 1921 celui-ci est, dans un premier temps, rattaché au Comité de Beauce-et-Maine, puis rejoint celui de Bretagne à partir de la saison 1922-1923, lors du retour d’une section de rugby au sein du Stade rennais université club (SRUC).
Si la pratique du rugby ne disparaît pas dans la plupart des grandes villes, des difficultés apparaissent ailleurs. C’est ainsi qu’en 1923, le journal L’Ouest en plein air signale le départ de nombreux rugbymen de Saint-Nazaire et Trignac vers d’autres régions en raison du chômage en Basse-Loire. Comme en Vendée, le football concurrence le rugby et l’offre de loisirs se diversifie. Le basket et le handball font de nouveaux adeptes tandis que les jeunes castelbriantais préfèrent le « dancing », selon Pierre Bernou, président du club de rugby. Le désintérêt du public et la baisse de la fréquentation sont sources de difficultés financières pour les clubs. C’est ainsi qu’en 1924, le Sporting club lavallois doit se résoudre à une fusion avec le Stade lavallois qui s’adonne au football, alors que dans une lettre précédemment adressée à la FFR, le secrétaire du club signalait l’hostilité du Stade lavallois à l’égard de sa société. Pour régler ces problèmes économiques et attirer de nouveaux spectateurs et pratiquants, des matchs de propagande sont régulièrement organisés. L’affiche oppose le plus souvent une sélection régionale à une équipe parisienne ou méridionale. Les villes de la Baule, Château-Gontier, Cossé, Fougères, Luçon et Saint-Brieuc accueillent également ce type de matchs qui fait office de démonstration sportive. Le succès est parfois au rendez-vous et des sections de rugby se créent ensuite à Fougères et à Saint-Brieuc tandis que le rugby fait aussi son retour en Vendée dans les villes de Luçon, Montaigu et des Sables-d’Olonne. Les initiatives se multiplient pour faire venir les spectateurs dans les stades. Une exhibition de boxe anglaise est notamment organisée à la mi-temps d’un match à Laval en 1922 tandis qu’à Brest, en 1937, un speaker commente la partie avec un haut-parleur dans une démarche explicative des phases de jeu.
Malgré tout, l’absence d’un maillage serré de clubs de rugby engendre des déplacements souvent longs et compliqués et le championnat de France envoie les sportifs de l’Ouest dans des zones distantes de plusieurs centaines de kilomètres. En 1923, les Nantais doivent se rendre à Bayonne et calculent qu’ils vont passer 40 heures en train pour 80 minutes de match. La même saison, dans le championnat de 2e série, l’Olympique caennais doit rencontrer le champion de la Côte basque à Soustons. Le club déclare forfait en arguant des frais de voyage, de nourriture, d’hôtel et des deux jours de chemin de fer pour l’aller qui font perdre quatre jours de salaire aux quinze joueurs « qui ne sont pas des nouveaux riches12 ». « Pitié pour la province » demande alors André Le Normand dans un éditorial en rappelant que l’équipe de rugby du Stade Malherbe Caennais a aussi renoncé l’année précédente à un trajet de 700 kilomètres13. Les équipes sont aussi dépendantes de la fréquence des liaisons ferroviaires et de la disponibilité des joueurs comme le précise, en février 1924, le secrétaire de l’Olympique caennais dans une lettre qu’il adresse à son homologue du Stade lavallois afin de lui demander que le match se déroule à Caen :
Par suite d’indisponibilité de plusieurs équipiers qui ne pourraient partir par le train du matin, plusieurs équipiers étant retenus pour leur travail aux Hauts Fourneaux. Ces joueurs ne sont disponibles que l’après-midi.
Outre ces difficultés, les rugbymen font l’objet de critiques liées à un sport dont la brutalité, réelle ou supposée, est régulièrement montrée du doigt. Cette situation n’est pas nouvelle et le risque d’accidents ou de blessures avait déjà amené le Recteur de l’académie de Rennes à interdire le placage en 1906, puis le rugby en 190814. Ces décisions constituent probablement l’un des éléments expliquant l’effacement du rugby en Bretagne. De nouveau, des proviseurs refusent la pratique de ce sport et tarissent ainsi la source de recrutement. Face à cette situation, le ministre de l’Éducation nationale s’adresse, le 12 décembre 1933, aux Recteurs pour leur rappeler que les chefs d’établissements peuvent contracter des assurances contre les accidents afin que les élèves jouent au rugby.
La violence du rugby hexagonal est aussi l’un des arguments utilisés par L’International Board pour exclure la France du Tournoi des Cinq Nations en 1931. Cette sanction contribue à fragiliser le rugby à XV et, à l’exemple de ce qui se déroule au niveau national, des clubs de rugby de la France de l’Ouest, comme ceux de Pornic ou Laval, disparaissent tandis que certains sportifs optent pour le rugby à XIII. Toutefois malgré les difficultés auxquelles les rugbymen de l’Ouest doivent faire face, la pratique se maintient entre les deux guerres et plusieurs des associations sportives, fondées au début du xxe siècle, existent toujours dans les grandes villes comme celles du SNUC, du Stade poitevin, du Stade rochelais ou du Football club yonnais de La Roche-sur-Yon en Vendée par exemple. Dans la petite commune de Clisson, le rugby n’a pas connu d’interruption de la pratique depuis 1911. Le Sport athlétique clissonais compte, en 2022, 405 licenciés et a ouvert une section de Baby rugby où le plus jeune pratiquant a trois ans15.
Comprendre l’oubli
Pour tenter de comprendre les raisons de l’oubli dont est victime le rugby de la France de l’Ouest, il convient de se pencher d’abord sur la construction de l’histoire de cette pratique. L’histoire du rugby en France a, dans un premier temps, été parisiano-centrée. L’un des premiers à examiner la question des origines est Georges de Saint-Clair, du Racing club de France, fondateur et premier président de l’USFSA. Il insiste sur son propre rôle et n’évoque aucune équipe provinciale :
Lorsque pendant l’hiver de 1888-1889, je jetais, le premier, un ballon de football entre les jambes de nos potaches, je ne m’attendais guère, je l’espérais seulement, que ce jeu dont j’avais pu apprécier le rôle puissant dans l’éducation athlétique anglaise, obtiendrait un aussi grand succès auprès de la jeunesse française. Mes espérances se sont réalisées et au-delà. Le Rugby est aujourd’hui le jeu de prédilection de nos associations scolaires et de nos clubs athlétiques16.
Ces sportifs et dirigeants font souvent appel à leurs souvenirs et les premiers ouvrages valorisent leur parcours. Des journalistes écrivent aussi sur les saisons sportives et présentent le plus souvent un récit linéaire des évènements qui fait la part belle aux vainqueurs des championnats de France.
Dans les années 1980, des géographes, des sociologues, des historiens17 se penchent sur le développement du rugby, mais ne se déplacent pas dans des services d’archives de l’Ouest confortés par le postulat de départ de l’absence de rugby au nord de la Loire. C’est ainsi que plusieurs ouvrages affirment notamment que le rugby ne se serait pas maintenu à Nantes18. Certains oublis questionnent comme l’absence de mention de la victoire nantaise de la Coupe de l’Espérance en 1917 alors que la victoire du Stade toulousain en 1916 est présentée comme critère de domination assurée du Sud-Ouest dans le championnat de France. Ce qui est commun à ces auteurs, c’est qu’ils font majoritairement référence à leurs racines du Sud-Ouest, à leurs pratiques ou à leur amour du rugby. Peut-on alors expliquer l’écriture de cette histoire par le contexte sportif à savoir celui de la domination incontestable du Sud-Ouest dans le championnat de France ? Leurs écrits seraient en quelque sorte le reflet de la situation sportive et seuls les habitants du Sud-Ouest porteraient un intérêt à l’histoire du rugby, d’où le périmètre de leurs travaux. Paradoxalement, depuis le début des années 1960 le rugby se diffuse plus largement en Bretagne, et des clubs qui avaient disparu dans les années 1930 refont surface comme à Brest, Lorient ou Vannes. De même à Laval, où le Rugby club lavallois est fondé en 1964. De fait, l’enquête sur le terrain est désormais facilitée par la mise en ligne des inventaires des services d’archives et par la numérisation de la presse ce qui permet une connaissance plus fine de la pratique sportive.
La responsabilité n’incomberait-elle pas aussi aux rugbymen de l’Ouest ? Vivaient-ils en vase clos, sans échanges avec les clubs du Sud-Ouest et à l’écart de cette dynamique ? Cette pratique n’aurait alors pas eu d’échos en dehors de leur région. Or, l’étude de la presse locale et régionale démontre que, malgré l’éloignement et dans la mesure du possible, les équipes effectuent ces longs déplacements. L’invisibilité de la pratique dont sont victimes ces sportifs est peut-être due au fait que, moins nombreux que leurs homologues méridionaux, leurs résultats sont noyés dans la masse. Un tel constat amène à se demander aussi à quel moment on considère qu’un club de rugby a droit à une histoire. L’oubli de la pratique du rugby à l’Ouest peut-il s’expliquer par la seule absence de résultats et de domination dans le championnat de France ? Cantonnés dans les bas-fonds des championnats de séries inférieures, les clubs de rugby de la France de l’Ouest partageraient ainsi le sort dévolu aux sportifs vaincus. L’échec de la mémoire de la pratique du rugby dans la France de l’Ouest serait donc une histoire classique dans le sport. Une histoire qui privilégie les vainqueurs, les champions et qui relègue les derniers dans les labyrinthes de l’oubli. Toutefois, ce qui distingue le rugby de la France de l’Ouest, c’est que son existence n’est même pas prise en considération. Cette situation est déjà montrée du doigt entre les deux guerres. « Le rugby n’est pas l’apanage exclusif du midi » rappelle le journal breton La Dépêche de Brest dans un point de vue qui conteste les décisions de la FFR négligeant de prendre en compte les régions où les clubs de rugby sont moins nombreux19. L’oubli ne caractérise pas uniquement ceux qui travaillent sur l’histoire du rugby, il est aussi institutionnel et touche par ailleurs quelques clubs. On peut alors parler de relégation mémorielle dans certaines sociétés sportives où les dirigeants actuels sont eux-mêmes persuadés de l’absence de rugby dans leur région avant les années 1970. Cette méconnaissance du passé sportif s’explique, quelquefois, par la disparition ou la destruction d’archives surtout lorsque les clubs fusionnent et n’est pas propre au rugby. La logique sportive n’a pas amené les clubs à s’intéresser à leur passé, un problème de transmission commun à de nombreuses associations. En outre, dans certains services d’archives départementaux, le présupposé de l’absence de rugby au nord de la Loire conduit le personnel, qui a intégré la vision d’une pratique localisée dans le Sud-Ouest, à nier la présence de ce sport. Travailler sur le rugby dans la France de l’Ouest, c’est être confronté à une forme de scepticisme et à la nécessité de lutter contre des préjugés, souvent tenaces.
Conclusion
Incontestablement, les clubs de rugby sont moins nombreux dans la France de l’Ouest que dans le Sud-Ouest. Néanmoins, le rugby y a été aussi un sport populaire drainant des foules comme le rappelle l’écrivain Julien Gracq dans ses mémoires. Ancien élève du lycée de Nantes, celui-ci évoque sa propre passion pour le rugby et la place que ce sport occupait à Nantes dans les années vingt :
Son équipe-phare, le SNUC (maillot blanc à ceinture vert, blanc et rouge) n’a pas laissé de souvenirs éblouis dans les annales du jeu ; elle se traînait ordinairement dans les profondeurs de la seconde division et n’accéda jamais – jamais – à la première. Mais elle avait un public, un public sur lequel il avait beaucoup plu, un public en or, à la fois résigné et fidèle, qu’aucun revers n’abattait, et qui n’avait nul besoin d’espérer pour persévérer20.
Parmi les spectateurs se trouvait peut-être le futur dessinateur de bande dessinée, Jean Graton, né en 1923 dans la capitale des Ducs de Bretagne, créateur de Michel Vaillant, héros de courses automobiles. C’est l’équipe du SNUC qui est au cœur de l’histoire « Le “Trois-quart-centre” ne passe plus ! » publiée dans le Journal de Tintin du 16 février 1956 et qui en fait la une.
Malgré tout, le récit dominant n’a pas laissé beaucoup de place à ces rugbymen ordinaires de la France de l’Ouest, présents tous les dimanches sur les terrains sans prendre la lumière. Des rugbymen qui se présentent comme de « vrais » amateurs, qui ont le sentiment de pratiquer « le vrai rugby » et de respecter la tradition britannique loin de la brutalité et du professionnalisme déguisé du Sud-ouest. Leurs dirigeants redoublent d’efforts pour diffuser le rugby. L’étude de la correspondance d’un club montre que le secrétaire multiplie les lettres chaque semaine pour organiser les matchs, s’assurer de la présence des joueurs, s’inquiéter des déplacements, des recettes et de leur répartition. L’investissement personnel au service du rugby est conséquent. Ces sportifs se considèrent comme les mal-aimés et les oubliés de la FFR qui contribue à les laisser sur le côté.
Ces dirigeants et ces rugbymen ordinaires aiment le rugby autant que ceux du Sud-Ouest ; ils méritent bien qu’en histoire aussi, on bouge les lignes.