Une compétition internationale de football sans polémique ni controverse en 2022 ? Oui, cela a existé. L’Euro féminin initialement prévu à l’été 2021 s’est déroulé du 6 au 31 juillet 2022 en Angleterre, dans une ambiance sereine mais stimulante. Cet Euro anglais a permis au football féminin d’effectuer un pas en avant significatif, que ce soit sur le plan médiatique mais également du point de vue technique. En effet, cette édition a enregistré un regain d’intérêt significatif par rapport aux précédentes, à la fois en termes de spectateurs et de téléspectateurs, mais également en matière d’adhésion au spectacle proposé par les footballeuses. Les progrès techniques et tactiques de ces dernières, validés par les experts internationaux, ne sont pas étrangers à cet élan impulsé au football féminin, que ses défenseurs acharnés espèrent pérennes. Du côté de l’Angleterre en particulier, les Three Lionesses (le surnom de la sélection féminine Anglaise) espèrent capitaliser non seulement sur leur victoire sportive, mais également sur leur succès médiatique. Des bénéfices concrets sont espérés par les joueuses à titre collectif bien sûr, mais également individuel grâce aux retombées de cet Euro 2022 dans un sport jusqu’ici genré masculin.
Un succès médiatique incontestable
574 875 spectateurs ont assisté aux 31 matches de la compétition, ce qui représente plus du double du total de l’édition précédente disputée aux Pays Bas. La moyenne de spectateurs par match a également enregistré une progression spectaculaire, avec un total de 18 544 par rencontre, pulvérisant les scores de l’édition la plus suivie jusqu’alors, disputée en Allemagne en 1989. Une moyenne de 9 000 spectateurs était alors présente dans les tribunes. Pourtant, la Football Association2 (FA) n’avait pas anticipé un tel succès populaire. En effet, elle a admis avoir dédommagé financièrement quelques clubs préalablement à la compétition afin qu’ils acceptent d’accueillir dans leur enceinte des matches de cet Euro3. De surcroît, le taux de fréquentation aurait pu être sans doute plus élevé encore, si l’UEFA n’avait pas poursuivi des visées trop modestes pour les quarts et les demi-finales de la sélection anglaise, disputés respectivement au Brighton Amex Stadium et au Bramhall Lane de Sheffield United4. Ces deux stades se sont avérés trop exigus pour satisfaire les demandes des supporters anglais. Néanmoins, ce manque d’ambition des instances n’a pas empêché un bond spectaculaire de la fréquentation, qui s’explique en partie par une juvénilisation des tribunes. En effet, 100 000 des billets vendus l’ont été à des jeunes, qui ont payé des prix relativement modérés compris entre 5 et 25 livres sterling5. Accompagnés de leurs parents, ces enfants et adolescents ont contribué à diffuser une atmosphère joyeuse et amicale dans les stades6.
Cependant, si cette édition a été suivie de près dans les tribunes, l’ambiance autour des terrains n’a pas forcément toujours été au rendez-vous, la compétition n’ayant pas systématiquement déchaîné les passions en dehors des stades7. Ainsi, certaines fans zones n’ont pas été ouvertes aux supporters, alors que d’autres fermaient précocement leurs portes, comme celle de Brighton close à 18 heures alors que le match Angleterre – Norvège ne se disputait qu’à 21 heures. Mais au fur et à mesure de l’avancée de l’épreuve, à partir des matches à élimination directe et corrélativement au parcours sans faute des Three Lionesses, les fans zones se sont remplies et ont témoigné d’une ambiance familiale, bon enfant et festive8.
Les rencontres à la télévision ont également été très suivies. L’UEFA a annoncé le spectaculaire total cumulé de 365 millions de téléspectateurs, alors qu’au Royaume-Uni, avec 17 millions de téléspectateurs, la finale entre l’Angleterre et l’Allemagne a pulvérisé le record d’audience pour un match de football féminin, devenant l’évènement le plus regardé de l’année à cette date. En France également9, l’évènement a été largement diffusé. Si le groupe Canal + a retransmis l’intégralité des 31 matches de la compétition, 14 d’entre eux l’ont été également sur les chaînes gratuites, en particulier ceux disputés par les Bleues de Corinne Diacre. Le quotidien l’Équipe, fait inédit, a consacré deux « unes » consécutivement à l’équipe de France de football, avec en particulier des gros plans sur la capitaine Française Wendy Renard en pleine action, le jour et le lendemain de l’élimination des Bleues contre l’Allemagne10. Cette exposition médiatique témoigne aussi d’une conjoncture favorable au football féminin, sans aucun doute amplifiée par le spectacle de qualité prodigué par les équipes présentes en Angleterre.
Dans le stade de Wembley, 87 192 spectateurs dont l’attaquant de Tottenham et des Three Lions Harry Kane ainsi que la légende masculine Gary Lineker11, tous deux très enthousiastes, ont assisté au triomphe de leurs compatriotes dirigées par la coach néerlandaise Sarina Wiegman, déjà victorieuse de l’Euro 2017 à la tête de la sélection des Pays Bas. Ce chiffre dépasse la meilleure affluence jamais enregistrée pour un match de l’Euro, y compris masculin, et ce succès a été jugé sur le moment susceptible de redonner le sourire à une nation divisée, selon le quotidien The Independent12. L’Euro 2022 a donc sans aucun doute été une « bonne affaire »13 pour le football féminin anglais.
Cet engouement doit certes beaucoup à la couverture médiatique déployée, aux tarifs pratiqués, aux facilités touristiques, autant de recettes du succès que la FA a eu le temps de concocter en raison du report d’une année de la compétition pour cause de Covid14. Il confirme que le nouvel âge de couverture médiatique du sport féminin15, amorcé lors de la Coupe du monde 2015 disputée au Canada, est définitivement entériné16. Il est certain que l’aspect spectaculaire du jeu développé par les sélections présentes n’est pas étranger à cette reconnaissance. Le nombre de buts marqués, 3,06 par match soit 95 buts, est en très nette augmentation par rapport aux éditions précédentes. Il était de 2,19 lors de l’Euro hollandais de 2017 pour 68 buts.
D’indéniables progrès techniques et tactiques
Cette spectacularisation ne doit rien au hasard. En effet, le football de haut niveau pratiqué par les sélections nationales a atteint une qualité jusqu’ici inédite17. Comparé à l’édition 2017, l’Euro 2022 se singularise par davantage d’attaques, de passes, de centres, de tirs au but, de possession… En clair, indicateurs tangibles à l’appui, l’ensemble de l’arsenal offensif des joueuses présente les signes d’une indéniable progression. Entre les deux dernières éditions, la précision des passes, tous matches confondus, est passée de 74 % pour 1 but toutes les 41 minutes à 78 % pour 1 but toutes les 29 minutes, ce qui confère au jeu une dimension plus spectaculaire. Une joueuse comme la capitaine des Three Lionesses Leah Williamson, à la relance très sûre depuis son poste de défenseure centrale, illustre la qualité de ce secteur de jeu. Le rapport technique de la compétition édité par l’UEFA18 met en évidence la qualité du jeu de transition de nombreuses équipes, déployée notamment par la sélection allemande capable d’amener en 5 ou 6 secondes un ballon récupéré dans sa propre surface de réparation jusqu’à la surface adverse. Dans cette logique, la valorisation des centres a constitué un point clé relevé par tous les experts. Le premier match du groupe B entre l’Allemagne et le Danemark a mis en évidence la précision de ce geste technique réalisé par l’attaquante allemande Svenja Huth. Mais toutes les sélections ont pu compter sur des joueuses excentrées, attaquantes ou défenseures, capables de porter le danger devant le but adverse grâce à leurs centres. En conséquence, le jeu de tête, longtemps considéré comme un point faible du football féminin a acquis une nouvelle dimension. En effet, 30 % des buts marqués l’ont été de la tête. Sur un total des 27 buts, 14 ont été marqués sur action de jeu, contre 13 suite à un coup de pied arrêté. Le coup de tête décisif de la capitaine allemande Alexandra Popp lors de la demi-finale contre la France, s’il témoigne d’une détermination hors pair et d’un sens du timing parfait, ne constitue même pas une action isolée de cet Euro anglais. Le jeu long de l’arrière gauche autrichienne Verena Henschaw pour la tête victorieuse de sa coéquipière Nicole Billa contre la Norvège lors d’une rencontre du groupe A est également un modèle du genre en matière de relation centreuse-buteuse.
En comparaison, le pourcentage de buts marqués de la tête lors de l’Euro 2021 disputé par les hommes n’était que de 19 %. Cette nouvelle dimension apportée au jeu offensif féminin est liée aux habiletés techniques des joueuses de couloir, dont la vitesse est également une arme essentielle. Des joueuses comme la française Delphine Cascarino ou les anglaises Beth Mead et Lauren Hemp illustrent à merveille ces prédispositions. La précision dans le jeu a également augmenté par rapport à l’édition précédente, puisque le pourcentage de passes réussies est passé de 74 % en 2017 à 78 % en 2022, les joueuses de la sélection anglaise enregistrant pour leur part un pourcentage de 82 %. Parfois, le jeu pratiqué par une sélection féminine est très semblable à celle de son homologue masculine : dans le groupe B, lors du match Espagne – Allemagne, les Ibériques ont eu la possession du ballon durant 64 % du temps. Mais, bien organisées autour de la défenseure centrale Marina Hegering, les Allemandes l’ont emporté par 2 à 0, délivrant 9 tirs au but contre 5 seulement pour leurs adversaires. Les caractéristiques des Espagnoles, comparables à celles de la Roja (la sélection masculine), ne manque pas d’interroger, même si elles ne prouvent pas que les sélections féminines et notamment les sélectionneuses et sélectionneurs à leur tête s’inspirent systématiquement du jeu des hommes.
Même si le rapport technique de l’UEFA ne le mentionne pas spécifiquement19, la capacité collective à trouver des triangles et l’habileté individuelle à remiser en une touche ont fait partie intégrante de l’arsenal offensif des sélections. Le quatrième but français marqué lors de la victoire 5-1 contre les Italiennes en offre une illustration parfaite : de son poste d’arrière droite, à l’intérieur de la moitié de terrain italienne, Ève Périsset déclenche une passe verticale pour son attaquante de pointe Bernadette Katoto qui a décroché à 35 mètres du but transalpin et sollicite le ballon dans les pieds. La remise en une touche de balle de cette dernière trouve Grâce Geyoro lancée en pleine course, qui perfore la défense pour aller dribbler la gardienne et marquer.
Mais les habiletés défensives ne sont pas restées à la traîne. Deux fois plus de tacles ont été délivrés par les défenseures par rapport à 201720, ce qui témoigne non seulement d’une intensité et d’un niveau d’engagement plus élevés, mais également de rencontres plus disputées. Ici par contre, les tactiques défensives semblent s’aligner sur celles des hommes. Lors de l’Euro 2021, le pressing haut dans le camp adverse avait été l’option la plus utilisée par les équipes nationales masculines21. Chez les femmes également, défendre loin dans le camp adverse est devenu non pas une initiative fortuite ou parcimonieusement usitée, mais bien la norme. Il en a résulté des récupérations de balles beaucoup plus hautes. Bien entendu ce nouveau type de contrepressing engendre des efforts supplémentaires, qui requièrent une condition physique plus développée ainsi qu’une agressivité collective bien maîtrisée mais intense, comme l’a démontré la sélection allemande entraînée par Marina Voss-Tecklenburg. Les prises à deux ou à trois sur une joueuse attaquante ont également été réalisées à la perfection par les Allemandes. Ainsi, lors de la demi-finale, la véloce attaquante française Delphine Cascarino se voyait pressée non seulement par l’arrière droit Giulia Gwinn, mais également par les milieux Lena Oberdorf et Lina Magüll. Sur l’aile opposée, afin de contenir Kadidiatou Diani, l’arrière gauche Felicitas Rauch recevait invariablement le renfort de la milieu Sara Däbritz voire de l’attaquante Svenja Huth.
En corollaire de cette débauche d’énergie collective, les distances parcourues par les joueuses ont, elles aussi, augmenté de façon significative. Les deux milieux de terrain espagnols Patricia Guijaro et Aitana Bonmati ont ainsi parcouru plus de 14,5 kilomètres par match. Les 114,9 kilomètres de distance par matchs parcourus par les Three Lionesses sont en tous points comparables aux 115,3 kilomètres couverts par leurs homologues hommes des Three Lions lors de l’Euro 2021. De surcroît, les sélections n’ont pas enregistré de baisse de régime sur le plan physique, les matches se disputant à intensité élevée y compris lors des prolongations. Lors du quart-de-finale Pays Bas – France, des joueuses comme Sakina Karchaoui ou Charlotte Bilbaut côté Bleues, ou Jackie Groenen et Vivianne Miedema côté Oranjes, ont disputé l’intégralité des 120 minutes sans jamais baisser le pied. Pour arriver à une telle exploitation des qualités physiologiques tout au long du match, nul doute que les ingrédients de l’entraînement à haut niveau, dont l’intensité, l’abnégation et l’engagement maximal font partie intégrante, sont désormais entrées dans les mœurs des femmes et ne peuvent plus, comme il y a quelques années encore, être considérés comme nouveaux22.
De plus, afin d’optimiser le rendement physiologique de leurs équipes respectives, les différents sélectionneurs ont également su tirer parti des évolutions du règlement international, qui autorise désormais 5 remplacements par match. En Angleterre, le nombre moyen de changements de joueuses a été de 3,41 par match. Le coach nord-irlandais Kenny Shiels et son homologue italienne Milena Bertolini ont utilisé cette possibilité à 100 % en effectuant les 5 changements autorisés lors de chaque rencontre disputée par leur équipe. Ces remplacements en cours de partie ont porté leurs fruits, puisque 17 buts, soit un cinquième du total, ont été marqués par des joueuses venues du banc de touche. La palme revient à l’attaquante anglaise Sandra Russo, qui en marquant à quatre reprises mériterait le qualificatif de « super remplaçante »23.
On ne saurait omettre le poste qui a toujours été considéré comme le point faible du football féminin : celui de gardienne de but. Ce tournoi a mis en évidence une modification majeure : la consécration d’excellentes spécialistes du poste, corrélative d’une élévation du niveau d’ensemble. Cette tendance a été amorcée très récemment. En effet, pour la première fois depuis la création de la Women’s Super League (WSL)24 en 2010, le taux d’erreur des gardiennes conduisant directement à un but a été inférieur à celui de leurs homologues hommes lors de la saison 2021-2022 : 1,5 % pour les gardiennes, 2,5 % pour les gardiens. Ce taux pour les gardiennes était encore de 13,5 % lors de la saison 2014-201525. Dès le match d’ouverture de cet Euro 2022, l’autrichienne Manuela Zinsberger et l’anglaise Mary Earps, qui sera élue meilleure gardienne du tournoi, donnent le ton. Elles seront imitées par d’autres spécialistes : la hollandaise Daphne van Donselaar, l’allemande Merle Frohms, la française Pauline Peyraud-Magnin, la belge Nicky Evrard… Très sûres sur leur ligne, capables d’aller très vite au sol, elles sont en outre plus agiles, plus athlétiques, plus proactives, mieux positionnées et couvrent davantage d’espace que leurs consœurs qui les ont précédées dans les buts lors de l’édition 201726.
Tous ces indicateurs prouvent les progrès des sélections dans tous les secteurs du jeu. Mais les équipes nationales sont aussi l’émanation des différents championnats continentaux. Selon Vera Pauw, l’une des expertes de l’UEFA, ce n’est pas une coïncidence si les deux équipes en finale, l’Angleterre et l’Allemagne, représentent les deux pays qui possèdent les deux ligues les plus compétitives, au sein desquelles les joueuses disputent des matches à haute intensité chaque semaine27.
Un avenir plein d’espérances, au moins pour les Anglaises ?
Ce bilan positif laisse augurer de belles promesses pour le football féminin en Angleterre. Cependant, dirigeants et joueuses se gardent de crier victoire trop rapidement. Il faut se rappeler avant tout que si l’Euro 2005, déjà organisé en Angleterre, avait lui aussi attiré une certaine attention médiatique, il n’avait en revanche pas réussi à rendre le football très attractif pour de potentielles joueuses28. De surcroît, en 2018 encore, la plupart des équipes affiliées aux clubs professionnels perdaient de l’argent, à l’image de Manchester City, qui avait dû injecter 1,5 million de livres sterling dans son équipe féminine, pourtant deuxième du championnat et éliminée seulement en demi-finale de la Champions League cette saison-là29.
Cependant, après cet Euro 2022, la Premier League qui régit le football masculin professionnel de haut niveau semble croire désormais en l’avenir de la WSL. Ce championnat est actuellement géré par la FA, qui a adopté pour les femmes une gouvernance indépendante du secteur amateur et du football masculin30. Cependant, les dirigeants de la majorité des équipes se déclarent favorables à une scission avec la FA31. Cette position n’est pas nouvelle et ne fait pas suite au triomphe des Three Lionesses. Elle prévaut en effet depuis quelques années et est largement relayée au sein des équipes, même si la plupart se sont tout de même prononcées il y a deux ans contre une mise sous tutelle de la Premier League32. Néanmoins, les mentalités évoluent. Pour Emma Hayes, la general manager de Chelsea, la WSL doit absolument quitter le giron de la FA pour se professionnaliser définitivement. Cela passe par une injection massive de capitaux de la Premier League, qui deviendrait alors l’organe de tutelle de la WSL, même si Emma Hayes n’exclut pas le fait de la confier à un organisme indépendant33. Une proposition d’acquisition de la WSL comprise entre 100 et 150 millions de livres sterling de la part d’une société de capital investissement, dont le nom n’a pas été révélé, aurait par ailleurs été refusée par la FA juste avant le début de l’Euro, alors que des équipes majeures telles que Manchester City et Chelsea avaient manifesté leur intérêt. Le projet de cette société portait sur trois points : la création de nouvelles structures de management, les installations sportives, et le développement des joueuses34.
La Premier League a sans doute entendu les appels de la WSL, mais a attendu pour cela le succès de l’équipe nationale Anglaise en cet été 2022. Sans pour autant prendre le contrôle de la ligue, elle a néanmoins investi dans la WSL 21 millions de livres sur trois ans, en déclarant notamment vouloir consacrer cet argent au « grassroots football »,35 c’est-à-dire au développement du football amateur et surtout des jeunes voire des très jeunes joueuses36. L’avenir pourrait consacrer le passage des femmes dans l’ère de la professionnalisation définitive, sous réserve semble-t-il, qu’elles s’émancipent de la gouvernance de la FA. À cette condition, la WSL en particulier et le football féminin en Angleterre en général pourraient bénéficier de revenus propices à leur expansion.
Cette manne financière potentielle est à considérer au regard des accords actuels de retransmission télévisée, d’une hauteur de 8 millions de livres par saison. Un partenariat crucial avait été signé dès l’été 2021 entre la chaîne de télévision Skysports et la BBC, afin d’attirer l’attention sur le football féminin. Néanmoins, plusieurs facteurs freinent l’élargissement de l’audience : l’heure du coup d’envoi du grand match du dimanche soir ne se heurte certes pas à la concurrence des rencontres masculines mais est peu en adéquation avec les habitudes du fan de base. De plus beaucoup de stades sont inadaptés aux retransmissions télévisées37. Il est vrai que de nombreuses équipes féminines ne bénéficient pas de vestiaires comparables à ceux de leurs homologues masculins, tant s’en faut. Lors de la saison 2019-2020, des équipes aussi huppées que Manchester United, Liverpool ou Tottenham n’avaient pas accès aux installations sportives des hommes pour l’entraînement38. Lors de la saison 2021-2022, seule l’équipe de Leicester a pu disputer la plupart de ses rencontres officielles sur le même terrain que l’équipe officielle, alors que des équipes comme Liverpool, Manchester City ou Chelsea se voyaient généreusement octroyer le droit de fouler la pelouse de l’enceinte masculine une seule fois dans la saison39.
Si les footballeuses anglaises ont désormais comme mission de capitaliser sur leur succès, l’objectif premier est de reproduire chaque week-end le même niveau de performance sur les terrains de la WSL. En effet, la qualité avérée du jeu pratiqué en WSL est un facteur déterminant dans la constitution de clubs de supporters, notamment féminins40. Et cette constitution d’une fanbase est un des facteurs sine qua non de l’expansion du football féminin. Mais il n’est pas le seul. Les joueuses elles-mêmes en sont parfaitement conscientes. À l’initiative de la défenseure Lotte Wubben-Moy, les Three Lionesses ont adressé quelques jours après la finale de l’Euro une lettre ouverte aux deux leaders conservateurs Rishi Sunah et Liz Truss, candidats à la succession de Boris Johnson au poste de Premier ministre. Dans cette missive, elles ont demandé au futur gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour garantir deux heures hebdomadaires d’éducation physique à toutes les jeunes filles du Royaume-Uni, sachant que seules 63 % d’entre elles en bénéficient dans l’enseignement secondaire. De surcroît, elles ont voulu attirer l’attention sur l’importance de recruter des enseignantes d’éducation physique de sexe féminin. À ces deux conditions seulement, les écolières pourraient se voir offrir la possibilité de pratiquer du football pendant leurs heures d’enseignement obligatoire et ainsi être susceptibles de prolonger leur pratique en club41. On le voit, alors que les sportives ne sont pas réputées être les meilleures propagandistes du féminisme42, ici les Three Lionesses ont effectivement agi activement pour servir de role models43 aux écolières britanniques et faire en sorte que le trophée durement conquis puisse servir de base à l’expansion de leur sport dans l’ensemble du Royaume-Uni, mais aussi dans le monde entier. Elles ont profité de l’élan donné par leur succès en particulier, mais aussi par l’image positive projetée globalement par le football féminin lors de l’ensemble de la compétition. Ces effets commencent à être ressentis hors du Royaume-Uni. C’est ainsi que le chancelier Olaf Scholz a pris publiquement position en demandant officiellement à la Fédération allemande de football d’accorder aux joueuses de l’équipe nationale une prime équivalente à celle de leurs homologues masculins44. Cette décision avait au préalable été adoptée par la Fédération espagnole de football en juin 202245 et pourrait constituer un précédent dans lequel d’autres nations vont s’engouffrer, dans la mesure où l’Euro 2022 a offert aux footballeuses et à leurs qualités une visibilité indéniable.
D’autre part, à titre individuel, les joueuses anglaises ont vu leur valeur augmenter. Keira Walsh, élue meilleure joueuse de la finale, a été recrutée dans la foulée par le FC Barcelone pour 460 000 euros, ce qui constitue le record mondial absolu en matière de transfert. Pour ne pas se faire déposséder de leurs joueuses en fin de contrat, Chelsea et Manchester City ont respectivement prolongé les contrats de la défenseure Millie Bright et de la buteuse Chloe Kelly avec à la clé une augmentation substantielle. La gardienne Mary Earps, la milieu de terrain Fran Kirby, l’attaquante Alessia Russo peuvent également espérer en 2023 des prolongations de contrat couplées à une augmentation de 50 000 livres sterling par an dans leurs clubs respectifs46. Comparé aux salaires annuels d’environ 70 000 livres dans des clubs phares comme Arsenal et Manchester City, ce chiffre témoigne significativement d’une valeur accrue subitement acquise par ces footballeuses. En ce sens, l’Euro n’a pas uniquement aidé le football anglais à asseoir sa visibilité et à augmenter son audience et son attractivité à tous les niveaux, des plus jeunes aux professionnelles. Il a également permis aux joueuses anglaises, mais sans aucun doute aussi aux stars des autres sélections, d’augmenter leur valeur marchande.
Conclusion
Tout comme la Coupe du monde 2019 disputée en France, l’Euro féminin 2022 en Angleterre a montré que cette épreuve est également devenue une compétition majeure du calendrier sportif international47. Même s’il est prématuré de se prononcer, cette édition a sans doute laissé un héritage sur lequel le football anglais commence à capitaliser. La WSL était déjà une ligue très attractive pour les joueuses avant l’Euro, elle l’est devenue davantage encore. La présence de joueuses comme la hollandaise Vivianne Miedema, la suédoise Stina Blackstenius ou la danoise Pernille Harder avant la compétition, celles depuis cette saison depuis cette saison de la suédoise Lina Hurtig ou la française Ève Périsset en témoigne. Avant l’Euro 2022, la WSL était déjà la seconde ligue mondiale en termes d’internationalisation du marché du travail, avec 19,6 % d’étrangères (derrière la série A italienne)48 et nul doute que ce chiffre devrait croître dans les années à venir. La compétitivité de la Ligue constitue en effet un atout de choix pour attirer les meilleures joueuses du monde entier. Bien entendu cette compétitivité devrait s’accroître avec l’intérêt porté par la Premier League ou par un éventuel organisme indépendant qui pourrait injecter de l’argent pour le développement du football féminin. Mais cette potentielle manne financière, les Three Lionesses et leurs dirigeantes en sont conscientes, ne doivent pas uniquement être dévolus aux équipes de la WSL, mais également aux écoles de football et aux clubs de jeunes.
Dans l’immédiat, le bilan de la WSL, effectué en décembre 2022, montre à la mi-saison une hausse de ses affluences de 227 %, comparée à la saison précédente. En outre, le nombre total de clubs féminins amateurs affiliés à la FA a progressé de 5 % entre juin et décembre 2022, alors que pour les équipes de jeunes, la hausse du nombre de joueuses est de 15 %. Enfin, le nombre d’arbitres féminines à tous les niveaux du football anglais est en progression de 21 % depuis l’Euro49. Les prémices d’une amélioration sont donc tangibles, reste au football féminin anglais voire européen à faire fructifier les bénéfices de l’Euro.
Sur le plan sportif, de l’édition 2022 on ne retiendra pas uniquement Chloe Kelly qui célèbre son penalty victorieux contre l’Allemagne en retirant son maillot, une célébration iconique50 certes mais empruntée à l’américaine Brandi Chastain, auteure du même geste dans les mêmes circonstances lors de la finale victorieuse contre la Chine lors de la Coupe du monde 1999. L’Euro 2022, c’est aussi la dernière compétition d’Ellen White, attaquante mythique des Three Lionesses, encore buteuse à cette occasion. C’est le titre de meilleure jeune joueuse de la compétition décernée à la teigneuse et infatigable allemande Lena Oberdorf, emblème d’une jeunesse apte à prendre la relève des anciennes. C’est enfin et surtout l’élévation du niveau de pratique dans tous les secteurs du jeu, qui a rendu la compétition aussi séduisante. Alors oui, cet Euro a posé les bases d’une possibilité de Yes Future pour le football féminin anglais et sans doute européen.