« Russie, la force des faibles », compte-rendu des quatrièmes doctoriales en études russes

  • ‘The Strength of the Weak’: A Review of Russian Studies Doctoral Day’

Notes de l’auteur

Journées organisées à l'Université de Franche‑Comté (Auditorium de la MSHE), 5‑6 juin 2018, par le Département d’études russes de l’université de Franche‑Comté, en collaboration avec le laboratoire ELLIAD, l’école doctorale LECLA et l’Association française des russisants.

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Affiche des quatrièmes doctoriales en études russes

Créées à l’initiative de l’Association française des russisants et organisées tous les deux ans par une université française, les quatrièmes doctoriales en études russes ont eu pour vocation principale de rassembler autour d’un large thème doctorants et jeunes chercheurs issus de tous les établissements français – et, cette année, suisses –, afin de consolider et de soutenir ce domaine de recherche – dont l’autonomie et l’existence institutionnelle dans des universités régionales sont souvent menacées –, et d’en renforcer le potentiel scientifique tout en faisant valoir un échange bilingue, interculturel et pluridisciplinaire. Constituant le leitmotiv du colloque, cet enjeu d’envergure a été souligné dès son ouverture par la présidente de l’AFR Armelle Groppo, le directeur‑adjoint de l’ED LECLA Pascal Lécroart, la vice‑présidente chargée de la Recherche et de la Valorisation de la Recherche à l’université de Franche‑Comté Olga Kouchnarenko, ainsi que par la responsable du département de russe à l’UFR SLHS Jasmine Jacq.

Le deuxième objectif des quatrièmes doctoriales était de proposer aux futurs intervenants un thème polémique dont la richesse des nuances d’interprétation engagerait des réflexions critiques approfondies, ainsi que des discussions de groupe constructives et fructueuses. Fut ainsi mise au cœur des quatrièmes doctoriales la dialectique du fort et du faible qui, se référant au thème classique de l’anthropologie culturelle du maître et de l’esclave, incitait les doctorants à s’intéresser aux phénomènes de binarité, d’altérité, de domination et d’influences, de rupture et de renversement déterminant le paradigme donné. Invitant à un véritable dialogue, le thème des quatrièmes doctoriales a ainsi appelé à confronter différents points de vue théoriques, à privilégier des recherches historiques et socio‑culturelles relevant des sciences humaines, économiques et sociales – toutes périodes confondues –, afin de mettre en valeur le caractère contradictoire, voire paradoxal et exclusif, de la dichotomie entre force et faiblesse.

Traité sous un angle à la fois linguistique, poétique et philosophique, le premier grand axe de recherche abordé durant le colloque a porté sur le rapport de force entre les éléments forts et les éléments faibles du système littéraire. Symptôme d’un changement sociétal, artistique et des mentalités, le phénomène de substitution d’une réalité poétique dominante par une approche littéraire nouvelle – et considérée jusque‑là comme mineure, dépendante, voire auxiliaire et marginale – a amené nombre de doctorants à s’intéresser au processus de renversement, ou du moins de remise en cause, de la hiérarchie traditionnelle des genres à des époques diverses.

Les deux premiers intervenants, Pavel Arsenev‑Rusakevich (université de Genève) et Joanna Teixeira, doctorante à l’université de Bourgogne (CPTC, ED LECLA), ont démontré ce phénomène d’alternance littéraire à travers, d’une part, l’émergence de la littérature du fait, ce mouvement d’avant‑garde qui mettait la chose au cœur de la narration, et d’autre part, à travers la réflexion des poéticiens formalistes, notamment Iouri Tynianov, avec l’histoire littéraire vue en tant que processus d’affirmation et d’affaiblissement des éléments dominants et dominés. La communication de Galina Subbotina (Inalco, CREE) a également illustré ce phénomène sur l’exemple des genres autobiographiques qui, se trouvant à la périphérie des zones centrales d’expression littéraire, ont acquis, au tournant du xixe siècle, une importance accrue de par leur valeur dialogique et d’expression de soi.

Une analyse davantage textuelle a permis aux doctorantes Yanina Mouton et Victoria Zayanchkauskayte, de l’université Jean Moulin Lyon 3, de voir dans la réalité discursive dichotomique d’un texte littéraire l’expression des rapports de force entre l’individu et l’État. Si la première intervenante s’est intéressée à l’écart de pouvoir dans le registre du quotidien des ouvriers et le discours autoritaire du chef du syndicat (Contribution à la question sur Derzavine de Grigori Gorin), la deuxième doctorante a présenté l’antagonisme des personnages « de cœur » et « de raison » dans La Confiture d’abricot d’Alexandre Soljénitsyne.

La discussion s’est également articulée autour de la dé‑ et la re‑construction de la dialectique dominant‑dominé dans l’histoire des mouvements socio‑culturels des xixe et xxe siècles. En effet, la révolution d’Octobre, qui a grandement participé à la création des nouveaux paradigmes dominants, a renversé les rapports de force établis dans plusieurs domaines de l’État, notamment dans l’enseignement supérieur, où la force oppositionnelle du corps étudiant à l’aube de 1917 devient l’une des principales voies de combat des Bolcheviks contre l’ancien régime (communication présentée par Darya Loyola, jeune docteure en sciences politiques, Paris II).

De même, l’implication croissante, au tournant du xxe siècle, des femmes dans la vie socio‑politique et culturelle du pays a entraîné le changement du paradigme patriarcal du genre, ainsi que la revalorisation du rôle du « sexe faible » dans un contexte a priori masculin. Ainsi, la montée en puissance du mouvement féministe russe dans les années 1860‑1900 et son rôle dans le renversement du pouvoir tsariste ont été présentés avec l’exemple de l’engagement socio‑politique et littéraire des sœurs Souslov par Lilia Androsenko, doctorante contractuelle au CRIT (UFC, ED LECLA). Deux autres communications, celle de Françoise Defarges, doctorante à l’Inalco, et de Karolina Foletti, de l’université de Lausanne, ont porté sur l’émergence d’un sujet féminin dans le monde littéraire et artistique avec l’exemple de deux femmes d’exception : d’une part, la poétesse, écrivaine et dramaturge russe de la période dite d’âge d’argent Lydia Zinovieva‑Annibal, et d’autre part, l’écrivaine, traductrice et journaliste Hélène Iswolsky qui publiait, malgré son statut d’immigrée politique et son appartenance au « sexe faible ».

L’épreuve de l’étranger a également fait l’objet des communications d’Amine Laggoune et d’Alissa Menshykova, tous deux de l’EHESS-CERCEC. Tandis que le premier a illustré l’intervention de l’État dans les domaines qui touchent à la vie privée de l’individu avec l’exemple du rapatriement forcé des femmes soviétiques depuis la France en 1944‑1947, la deuxième intervenante s’est intéressée à la construction de l’identité des immigrés politiques d’origine ukrainienne en France dans l’entre‑deux‑guerres, à la fois face à l’étranger et à la diaspora russe, à laquelle ils furent souvent associés.

Enfin, les deux dernières communications de ce grand axe ont été consacrées aux actions culturelles qui ont œuvré au rapprochement de la Russie et de la France. Dimitri Filimonov (Paris VIII) a analysé le rôle du « passeur médiatique » Sergueï Obraztzov dans la réception, dans la Russie de la guerre froide, du chanteur français Yves Montand, alors qu’Alexis Leprince, doctorant contractuel en littérature française (ELLIADD, UFC, ED LECLA), a parlé de son expérience de mise en scène des Règles du savoir‑vivre dans la société moderne de Jean‑Luc Lagarce au théâtre de Drame de Saratov, tout en mettant en lumière les relations de domination dans les rapports générationnels illustrées dans ladite pièce.

Le dernier grand axe des quatrièmes doctoriales était consacré aux politiques publiques, actions sociales et expressions individuelles (souvent présentées comme des éléments faibles ou mineurs) face à l’État (perçu comme un élément fort ou majeur). Six intervenants ont alors tenté de démontrer, notamment par le biais de sondages, d’enquêtes de terrain et de données statistiques, le caractère vulnérable et hétérogène, voire paradoxal, des relations entre l’individu et le pouvoir officiel à l’époque moderne.

Doctorante à l’université Paris Descartes, Svetlana Russkih a analysé le capital maternité, considéré par le gouvernement russe comme une action nécessaire et efficace face à la crise démographique – dans sa dimension sociale d’exclusion – lorsque la précarité sociale de certaines familles russes ne leur permet pas d’utiliser l’argent octroyé de la même manière que des familles plus aisées. Dans la même perspective, Camille Robert‑Bœuf (Paris Nanterre) a relié le phénomène de la datcha russe au moyen d’expression, d’affirmation, voire d’action de la population urbaine la plus pauvre. Elena Lyssac (EHESS‑Césor) s’est intéressée à l’entrée progressive des femmes russes contemporaines dans l’armée, qu’elle a expliquée entre autre par le processus de remise en cause des rôles genrés, ainsi que par de nombreux avantages socio‑économiques liés au service dans l’armée.

S’appuyant sur les résultats d’une enquête menée dans les régions de Pskov et Novgorod, Konstantin Shorokhov (université de Nantes) a analysé quant à lui le caractère paradoxal de l’action sociale de la Croix‑Rouge russe qui, amenée à aider les pauvres, se retrouve en position de faiblesse en tant qu’ONG. La fragilité des initiatives individuelles, notamment des PME, face à la politique de développement économique menée par l’État, a été démontrée par Guillem Archerman et Anna de Monfort‑Khlopova, deux jeunes docteurs en sciences économiques. Enfin, Elena Tislenko (Paris III) a réfléchi à l’inversion des rapports de force entre les maisons d’édition d’État et les maisons d’édition indépendantes au tournant de la crise économique des années 1900.

 

Riche en rencontres et découvertes scientifiques, les quatrièmes doctoriales ont donné la parole aux doctorants désireux de nourrir la réflexion scientifique autour des études russes, de contribuer à des échanges animés et à des discussions approfondies, tout en faisant valoir ce domaine de recherche.

Les meilleures communications ont été publiées dans le no 51 de la Revue russe (décembre 2018).

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Citer cet article

Référence électronique

Lilia Androsenko, « « Russie, la force des faibles », compte-rendu des quatrièmes doctoriales en études russes », Éclats [En ligne], 1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=203

Auteur

Lilia Androsenko

Doctorante contractuelle au laboratoire UR 3224 CRIT, Université Bourgogne - Franche‑Comté, ED LECLA

Droits d'auteur

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