Dans les années 1960, être du « bon côté du monde » signifiait pour les révolutionnaires être aux côtés des combattants anticolonialistes et anti-impérialistes du tiers-monde, cette partie de la planète qu'eux-mêmes appelaient plus souvent, à la suite des communistes chinois, la « zone des tempêtes »1. Rappelons en effet que cette expression se trouve dans la fameuse « Lettre en 25 points » du Comité central du Parti communiste chinois aux Soviétiques, le 14 juin 1963, à propos des continents périphériques, Asie, Afrique et Amérique latine, qui constituent « la principale zone des tempêtes de la révolution mondiale qui assène des coups directs à l'impérialisme ». A partir de cette périphérie, les « masses révolutionnaires » encercleraient les « centres impérialistes ». Et en 1962, pour des révolutionnaires français, la périphérie était proche. Il suffisait de traverser la Méditerranée et de se mettre au service du peuple algérien (les porteurs de valises avaient déjà « sauté le pas », mais leurs actions se déroulaient principalement dans l'hexagone) qui venait, après plus de sept ans d'une guerre de libération cruelle et meurtrière, de conquérir son indépendance. On les appela les « pieds-rouges »2, le surnom leur resta mais leur histoire, elle, comme celle de nombreuses expériences progressistes vécues au-delà du « périmètre parisien », tomba dans l'oubli des histoires officielles, en France et en Algérie, quand bien même elle concernait probablement plusieurs dizaines de milliers d'individus. Ce qui est également dérangeant, mais guère étonnant pour nous [le collectif Dissidences ] c'est l'extrême discrétion, pour ne pas dire plus, qui prévaut chez les historiens des mouvements ouvriers et socialistes. En introduction à leur somme sur La guerre d'Algérie (Robert Laffont, 2000), Mohammed Harbi et Benjamin Stora évoquent le « poids » des « groupes porteurs d'une mémoire enfouie » qui pèse sur l'histoire de cette guerre et de ses suites. Manifestement, les pieds-rouges ne pèsent que peu. Même si un œil expérimenté arrivait à repérer, incidemment, ici un roman policier (François Muratet, Le pied-rouge , Editions Le Serpent à plumes, 1999), là quelques livres de souvenirs (Anne Leduc, Le Chant du lendemain , Editions Bouchene, 2004 ; Didar Fawzy-Rossano, Mémoires d'une militante communiste (1942-1990) , L'Harmattan, 1997; Stanislas Tomkiewicz, C'est la lutte finale etc. , Editions de La Martinière , 2003, où il évoque son action et celle d'autres pieds rouges pour former des aides médicaux ruraux, inspirés des « médecins aux pieds nus » chinois) ou, plus ancien (1987), une dizaine de pages dans le tome 1 ( Les Années de rêve ) de Génération , de Hervé Hamon et Patrick Rotman. Cette expérience n'était donc ni absente des mémoires particulières, ni totalement niée. Mais d'étude fouillée et problématisée, point.
Le travail de Catherine Simon3 est donc important à plus d'un titre. Il résulte d'une enquête menée durant deux ans, se basant sur une large bibliographie et sur toute une série de témoignages collationnés en France. Son objectif est de redécouvrir cette aventure humaine, qui, selon elle, n'a toutefois joué qu'un rôle mineur dans l'histoire politique des premières années de l'Algérie indépendante. Les bornes chronologiques choisies sont, fort logiquement, l'indépendance de 1962 d'un côté, et l'année 1969 de l'autre, marquée à l'été par le festival panafricain d'Alger, un terminus ad quem plus contestable. C'est en effet la période 1962-1965, jusqu'au coup d'Etat de Boumediene, qui s'impose comme la plus riche en espoirs, pleine d'ébullition et de souffle révolutionnaire. C'est l'époque de l'engagement des pieds-rouges dans l'aide médicale (Annette Beaumanoir, ex-résistante communiste, ex-porteuse de valises, devient directrice de la formation médicale au ministère de la Santé , par exemple), la presse (« Les petites mains de l'agit-prop », chapitre 4), l'éducation, la culture, etc. Et cet engagement est le bienvenu. En effet, l'état social du pays est catastrophique sur bien des plans et Catherine Simon ne se prive pas, à juste titre, de le rappeler. La colonisation, dont une récente loi4 voulait nous faire apprécier le « rôle positif », laisse 80% d'analphabètes (sur environ dix millions d'habitants) et 1 médecin pour 300 000 habitants dans certaines régions ! De plus, la fuite quasi totale des fonctionnaires (500 acceptent de rester sur 50 000 !) et des cadres s'accompagne le plus souvent d'une politique de la « terre brûlée », par exemple dans les universités, où le matériel est systématiquement détruit (ainsi de la bibliothèque universitaire d'Alger incendiée sur ordre du doyen !). Les origines de ces pieds-rouges sont tout aussi diversifiées que leurs pratiques sur le terrain, trotskystes, bien sûr (dominés par l'engagement de Michel Raptis/Pablo en tant que conseiller sur le problème de l'autogestion de Ben Bella), mais également anarchistes, porteurs de valises divers, anticolonialistes de gauche, voire révolutionnaires plus romantiques. Passé 1965, ce sont les coopérants qui prennent la relève, même si quelques pieds-rouges persistent dans leur engagement, malgré le changement de contexte : ainsi l'agronome M. Ollivier et le médecin P. Oriol ne quitteront l'Algérie qu'en 1972, de même qu'Hélène Cuenat, la « tigresse » vilipendée par les médias français car figure emblématique des porteurs de valises.
Catherine Simon a toutefois tendance à insister davantage sur les failles de ces pieds-rouges, à savoir leur cécité sur un certain nombre de tendances inquiétantes, au risque d'ailleurs d'en faire des complices indirects et de privilégier une vision jugeant le passé à l'aune du présent. Citons en particulier les massacres des harkis juste après l'indépendance, le poids de l'islam et la problématique émancipation des femmes, les conflits entre Arabes et Berbères, l'émergence d'une couche bureaucratique parasitaire issue du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) - beaucoup de cadres politiques du FLN étant morts dans les combats - et l'autonomisation croissante de l'armée, allant jusqu'à l'utilisation de la torture. Assurément, certains acteurs anticolonialistes ont négligé ces points dans leurs analyses, et ce dès les prodromes de la guerre d'Algérie à compter de 1945. L'auteure insiste a contrario sur les textes très pertinents de Jean-François Lyotard (dans la revue Socialisme ou barbarie ), Daniel Guérin ou, plus méconnu, sur une enquête de Jeanne Favret-Saada consacrée à la pratique autogestionnaire. Un oubli, cependant, les analyses de l'Internationale situationniste, qui fait publier à Alger lors du coup d' é tat de Boumedienne un texte intitulé « Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et de tous les pays », en faveur d'une « autogestion généralisée des paysans et des ouvriers », ainsi qu'une analyse du processus algérien, « Les luttes de classes en Algérie », dans le n° 10 de sa revue5.
Ce livre, axé sur le mode du récit, nourri de dizaines d'exemples très vivants – on retiendra, entre autres, la fameuse manifestation du 8 mars 1965 de milliers de femmes d'Alger, qui se termine au port, dans lequel pratiquement toutes ces femmes jetèrent leurs voiles6, manifestation qui sera suivi de centaines de répudiations – se lit avec un grand intérêt, journalisme oblige7, et s'impose comme une étude très riche avec laquelle il faudra désormais compter, afin d'approfondir ce qui reste comme la première synthèse générale sur le sujet8. Cet ouvrage permet également de repérer l'impact de la guerre d'Algérie sur une partie des militants « gauchistes » des années 68, qui firent là leurs premières armes9, ainsi que les prémices du maoïsme en France, avec la revue de Jacques Vergès, Révolution africaine . Il présente toutefois un certain nombre de limites. Passons sur une connaissance assez fragmentaire du trotskysme10, péché véniel, pour en venir à l'essentiel : le manque de contextualisation et de mise en perspective historique. Ainsi, par exemple, les craintes des dirigeants algériens à propos d'un éventuel renversement commandé de l'étranger, étaient une perspective loin d'être seulement fantasmée à l'époque. Il aurait également été possible d'inscrire cette expérience algérienne dans la longue durée, et nous songeons ici aux révolutionnaires européens ou anglo-saxons partis aider dès 1917 la Révolution russe (V. Serge, J. Reed) ou, à partir des années trente, les révolutionnaires chinois (N. Bethune, E. Snow, H. R. Isaacs), ou toujours dans les années 1960, mais en Afrique noire, à des militants comme Charles Bettelheim, qui ira travailler au Mali, en Guinée, ou à Pierre Fougeyrollas qui sera un temps conseiller de L. S. Senghor au Sénégal. à propos des témoignages, qui ont beau être passionnants, notons qu'ils donnent parfois l'impression d'être utilisés tels quels11, ne formant qu'une sorte de mosaïque pas toujours suffisamment travaillée. Le dernier chapitre illustre quant à lui, par la confrontation de certaines mémoires, qu'il s'agit bien d'un passé qui ne passe pas…
Enjeu des luttes nationales, l' é tat algérien était à mettre en place. Fut-ce une illusion pour ces militants de penser qu'il pouvait être construit dans une version révolutionnaire et socialiste, et qu'ils pouvaient y apporter leur « petite pierre » ? Assurément, l'enthousiasme tout à fait acritique en faveur de la lutte nationale du FLN, ainsi que les dangers encourus (clandestinité, emprisonnements) par les porteurs de valises ont oblitéré ces faits majeurs : le FLN ne s'était pas doté d'un appareil politique homogène, comme le FNL sud-vietnamien, par exemple, et il n'était pas plus porteur, globalement, d'une praxis révolutionnaire socialiste. Il n'avait jamais non plus, et pour cause, « basé sa stratégie sur la patiente construction d'une infrastructure politique au sein des populations » comme les Chinois pendant et après la Longue Marche , les Vietcongs ou les partisans d'Amilcar Cabral en Guinée portugaise (comme l'explique Gérard Chaliand dans son déjà ancien, mais toujours précieux Mythes révolutionnaires du tiers monde , Le Seuil, 1976, p. 103). Plus de 40 ans après les faits, il est sans doute facile de déceler les failles des engagements passés, d'autant plus pour des historiens. Il s'agit en tout cas d'un courant de fond, auquel appartiennent également les travaux d'un Jacques Simon visant à réhabiliter Messali Hadj et ses partisans face à un FLN jugé « totalitaire ».