Jean de La Hire (1878-1956), de son vrai nom Adolphe d’Espie, ancien secrétaire de Willy1, est un des auteurs majeurs de la première science-fiction française, mais comparativement à des figures comme J.H. Rosny aîné, Léon Groc ou Jacques Spitz2, son itinéraire personnel est marqué par un engagement ouvert dans la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale (il fut membre du RNP3 de Marcel Déat) ; il se retrouve d’ailleurs, après la guerre, condamné par contumace à la dégradation nationale et à dix ans d’emprisonnement. La tentation est alors grande de chercher dans ses œuvres antérieures les traces, les signes avant-coureurs de ce choix politique. Une vision téléologique que nous essayerons de démonter, sans pour autant oblitérer les caractéristiques idéologiques marquées des romans de La Hire, qui s’inscrit ce faisant dans un courant profond du genre science-fictif d’alors, en en appuyant seulement les traits. Ce faisant, nous nous efforcerons de compléter la dernière étude de fond en date, celle d’Emmanuel Gorlier, Nyctalope ! L’univers extravagant de Jean de La Hire4, parue en 2011.
Un tayloriste de l’écriture
Ce qui impressionne d’emblée avec Jean de La Hire, c’est l’ampleur de sa production écrite, pas moins de trois cents titres en une cinquantaine d’années, couvrant aussi bien le roman historique, les romances amoureuses, les histoires militaires, les romans policiers ou à destination de la jeunesse (Les grandes aventures d’un boy scout, qui s’inscrivent souvent dans la science-fiction). Lancé dans la carrière de la plume par Pierre Louÿs, il fait le choix en 1908 du roman populaire, qui lui procurera un succès certain. Feuilletonniste, il avait pour habitude de dicter plusieurs histoires en parallèle, au risque de se plagier lui-même. La première incursion de Jean de La Hire dans l’univers du merveilleux scientifique, ainsi que le genre avait été baptisé au début du XXe siècle, est un roman indépendant, La roue fulgurante, plusieurs fois réédité par la suite (pas moins de six, dont les plus récentes en 1973, 1998 et 2006), et qui narre les aventures d’un groupe de Terriens, enlevés par un astronef précurseur des fameuses soucoupes volantes puis éjectés sur une Mercure riche en formes de vie autres. Mais son personnage le plus célèbre est sans aucun doute Léo Saint-Clair, alias le Nyctalope. Il s’agit d’un Français, doté par accident du pouvoir de percer les ténèbres, équipé d’un cœur artificiel et maître en occultisme, dont la rédaction des nombreuses aventures s’étale de la veille de la Première Guerre mondiale à l’immédiat après Seconde Guerre. La prose de Jean de La Hire est pourtant loin d’être toujours fluide, alourdie par un rythme parfois poussif et des descriptions trop nombreuses et systématiques, voire un certain surjeu. Sans oublier la dimension sentimentale, extrêmement convenue. D’autre part, pour alimenter une production aussi conséquente, Jean de La Hire, en plus d’user de plusieurs pseudonymes, n’hésitait pas à se plagier lui-même ! Il n’empêche, l’auteur sait parfois lâcher la bride à son imagination, et envoie son héros sur Mars ou sur la planète Rhéa, à la découverte d’une civilisation oubliée au sommet de l’Himalaya ou deux siècles dans l’avenir.
Le Nyctalope et la clef de l’anticommunisme
Jean de La Hire semble avoir un penchant pour les personnages issus de la bourgeoisie et de l’aristocratie (il était lui-même comte par son père), à commencer par Léo Saint-Clair, classe dont il a une vision majoritairement positive, à l’image du milliardaire philanthrope du Nyctalope contre Lucifer5. Avec la création du CID (Centre d’information et de défense) au début des années 1930, financé par des mécènes aisés, des entreprises et des États européens6, le Nyctalope défend de manière encore plus explicite les intérêts des possédants et des dominants. Il est également croyant et sexiste, bref un personnage inséré dans une pensée dominante et des préjugés bien de son temps. Faisant nôtre l’hypothèse d’Emmanuel Gorlier selon laquelle « Il ne me paraît donc pas douteux de considérer le Nyctalope comme un double littéraire de son créateur (…) »7, nous avons là autant de précieux éléments permettant de mieux situer le romancier. La principale difficulté reste bien sûr de qualifier politiquement Jean de La Hire. Selon nous, l’homme était plutôt radical au début du XXe siècle, avec une forme appuyée d’anticléricalisme. Il est d’ailleurs l’auteur en 1921 de Sainte Thérèse d’Avila, un roman mis à l’index par l'Église catholique pour son lien entre mysticisme et sexualité. On constate toutefois à compter des années 1930 un retour dans le giron catholique – Jean de La Hire avait fait sa scolarité chez les Jésuites –, au point d’écrire en 1931 La merveilleuse histoire de Sainte Bernadette Soubirous ! Il semble également, à la même période, éprouver des sympathies pour le fascisme italien. Ce qui, selon nous, permet de comprendre cette évolution, c’est l’anticommunisme de La Hire. Le Nyctalope est un anticommuniste déclaré, favorable à la paix sociale et à la collaboration de classes, patriote au service du gouvernement quel que soit ce dernier, ayant même des rapports quasi fraternels avec les dirigeants du pays8. Le Nyctalope contre Lucifer n’est pas à cet égard un cas isolé9, puisque le héros patriote parvient à éviter des révolutions dans L’Amazone du Mont Everest ou Le Sphinx du Maroc, celle de ce dernier titre se plaçant dans la continuité de la guerre du Rif. Il est également assez significatif de voir que plusieurs adversaires du Nyctalope sont ou des anarchistes (Leonid Zattan), ou des bolcheviques (la Princesse rouge).
Le Nyctalope, véhicule du racisme ?
Comme bon nombre d’auteurs de sa génération, Jean de La Hire est extrêmement influencé par les idées de Darwin et leur prolongement. Le Nyctalope, surhomme construit, s’inscrit pleinement dans ce cadre, celui d’une supériorité supposée de la « race » blanche, plus exactement les « races » latines face aux « races » anglo-saxonnes et surtout aux « nègres »10. Cette problématique raciste, au premier sens du terme, traverse l’ensemble des aventures du Nyctalope comme un fil rouge, sans en être bien sûr exclusif11. A la différence du racisme nazi, toutefois, le surhomme n’est pas exclusif des « races » latines : le compagnon de Saint-Clair, Gnô Midang, un japonais familier de l’empereur, s’en rapproche nettement, tout comme le baron von Glô Varteck alias Lucifer ou, pour citer d’autres auteurs contemporains de Jean de La Hire, le célèbre Fu Manchu de Sax Rohmer. Il n’y a bien que chez les noirs que le prototype du surhomme ne semble pouvoir émerger sous les plumes occidentales. Le personnage du Nyctalope témoigne même d’un certain machiavélisme, comme une répercussion de la brutalisation supposée de la société : dans Le Nyctalope contre Lucifer, il n’hésite pas à se servir de l’amour d’une jeune fille pour parvenir à ses fins, et utilise d’autres personnes pour leur soutirer des renseignements, jusqu’à les faire mourir pour cela. Sur cette question du surhomme, nous préférons donc privilégier une focale large, plutôt qu’une interprétation seulement psychologique telle qu’Emmanuel Gorlier a pu le faire12. Sans être fausse, l’idée d’une volonté de La Hire de compenser par la fiction ses propres faiblesses (une mauvaise vue et des problèmes respiratoires dus aux gaz respirés dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale) apparaît par trop réductrice.
Pour autant, peut-on considérer le Nyctalope comme le premier super-héros contemporain ? Il est en effet doté de pouvoirs particuliers, nyctalopie et cœur artificiel (élément scientiste par excellence), néanmoins, il s’agit plutôt d’un chaînon entre les héros littéraires du XIXe et les super-héros étatsuniens comme Superman, ne serait-ce qu’en raison du fait qu’il n’a pas été suivi d’une postérité conséquente, à la différence de ce qui s’est passé de l’autre côté de l’Atlantique. D’autant qu’il reste peu probable que les créateurs de Superman, par exemple, ou de Batman et Captain America, à qui il ressemble davantage13, aient connu son existence. Quant à la dimension occultiste du personnage, plutôt que d’y voir une apparente contradiction avec le scientisme de l’époque, il faut au contraire l’appréhender comme la volonté d’intégrer ces éléments spirites à une vision rationnelle plus large14. Le Nyctalope peut être alors défini comme la parfaite métaphore de l’idéologie du progrès, son acuité visuelle hors du commun étant un véritable triomphe des Lumières… tout au moins d’une partie d’entre-elles.
Là où la création de Jean de La Hire a dépassé son géniteur, c’est dans la postérité tardive dont il a bénéficié15. Les éditions étatsuniennes Black Coat Press, créés en 2003 par Jean-Marc et Randy Lofficier, puis son pendant français Rivière blanche, ont en effet ramené le Nyctalope sur le devant de la scène, en une quête des origines susceptible d’intéresser le public d’outre-atlantique. D’abord dans une série d’anthologies, Tales of the Shadowmen (Les Compagnons de l’ombre en français) dans lesquelles on découvre un personnage bénéficiant des acquis de l’historiographie et d’une vision plus nuancée sur la collaboration (on peut y voir l’influence du livre d’Eric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas). Ensuite via des rééditions de Jean de La Hire (Le Nyctalope contre Lucifer, ainsi que Le mystère des XV et L’assassinat du Nyctalope mais seulement en langue anglaise). Dans la même décennie des années 2000, Serge Lehman et Fabrice Colin, dans leur bande dessinée inspirée des comics étatsuniens, La Brigade chimérique, ont également repris le Nyctalope pour en faire un de leurs personnages principaux, dans une incarnation plus classique, celle du patriote pacifiste prêt à tout pour éviter un nouvel embrasement, lesté d’une charge plus tragique.