« (…) les exigences croissantes de la liberté humaine donneront à l’histoire de Spartacus, sans que les termes du récit aient à être changés, des surcroîts de sens que nos connaissances « scientifiques » sont bien impuissantes à déceler. »
Jean-Paul Brisson, avant-propos à la seconde édition de son Spartacus en 1969.
« Les gens parlaient déjà de Spartacus et des anciennes calamités,
car le peuple désire et redoute à la fois les révolutions. »
Tacite dans ses Annales au sujet d’une révolte de gladiateurs en 64
A propos de :
- Benoît Malon, Spartacus ou la guerre des esclaves, Lyon, Jacques André éditeur, 2008 (édition originale en 1873), 230 pages.
- Arthur Koestler, Spartacus, Paris, Calmann-Lévy, collection « Le Livre de poche », 1974 (édition originale en 1938), 320 pages.
- Marcel Brion, La Révolte des gladiateurs, Paris, Amiot-Dumont, collection « L’Histoire en flanant », 1952, 214 pages.
- Howard Fast, Spartacus, Paris, J’Ai Lu, 1955 (édition originale en 1951), 448 pages.
- Joël Schmidt, Spartacus et la révolte des gladiateurs, Paris, Mercure de France, collection « Histoire romanesque », 1988, 208 pages.
- Gérard Pacaud, Spartacus. Le gladiateur et la liberté, Paris, Éditions du Félin, 2004, 272 pages.
- Jean Guiloineau, Spartacus. La révolte des esclaves, Paris, Éditions Hors Commerce, 2005, 304 pages.
- Max Gallo, Les Romains 1. Spartacus : la révolte des esclaves, Paris, Fayard, collection « J’Ai Lu », 2006, 384 pages.
- Thierry Rollet, Spartacus ou la chaîne brisée, Paris, Calleva, collection « Traces », 2009, 212 pages.
- Riccardo Freda, Spartacus (Spartaco), Italie / France, 1953, avec Massimo Girotti, Ludmilla Tchérina, Gianna Maria Canale, Carlo Ninchi, Yves Vincent.
- Stanley Kubrick, Spartacus, États-Unis, 1960, avec Kirk Douglas, Laurence Olivier, Charles Laughton, Peter Ustinov, Jean Simmons.
- Robert Dornhelm, Spartacus, États-Unis, 2004, avec Goran Visnjic, Alan Bates, Angus Macfadyen, Rhona Mitra.
- Steven S. DeKnight (producteur), série télévisée Spartacus, États-Unis, 2010-2013, saison 1 : Le sang des gladiateurs, préquelle : Les dieux de l’arène, saison 2 : Vengeance, saison 3 : La guerre des damnés.
Pour les mouvements révolutionnaires contemporains, la figure de Spartacus, l’esclave révolté, a joué un rôle fondamental, qui se matérialisa en particulier dans le choix du patronyme donné par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg à leur courant politique en 1915. On pourrait également citer les Spartakiades, créés par l’URSS à la fin des années 20, en une réplique « prolétarienne » des jeux olympiques « bourgeois », ou cette représentation récurrente dans l'iconographie des organisations socialistes puis communistes, dont la Comintern, celle du travailleur brisant ses chaînes. Bien que Spartacus ne soit pas le seul esclave rebelle de l’Antiquité dont le nom ait traversé l’histoire jusqu’à nous, il est celui dont la résistance à Rome a été la plus solide, au point d’éclipser totalement les autres, ainsi de Salvius, qui tint la Sicile sous contrôle servile plusieurs années durant à l’extrême fin du IIe siècle avant Jésus. De par son éloignement dans le temps, celui d’une Antiquité où les sources demeurent par force lacunaires, Spartacus est un personnage malléable, dont on peut faire le champion de bien des causes, y compris les plus improbables ou étonnantes. Rien n’empêche, par exemple, de voir en lui un précurseur du libéralisme ! C’est à cette postérité fictionnelle et mythique que nous avons choisi de nous intéresser, non sans poser en préalable quelques jalons historiques. Pour ce faire, notre corpus se limite à un ensemble significatif de romans parus en langue française au XIXe et surtout au XXe siècle, ainsi qu’aux films, téléfilms et séries télévisées réalisés depuis la Seconde Guerre mondiale (nous n’avons en effet pu visionner les films réalisés en Italie avant la Première Guerre mondiale). Sont donc écartés les autres œuvres d’art ayant eu Spartacus au cœur, pièces de théâtre, poèmes, ballets ou même comédie musicale1.
L’histoire avant la légende
Rappelons d’abord les faits sur un plan strictement historique, qui se résument finalement à peu de choses au vu des maigres sources antiques dont nous disposons2. Il s’agit essentiellement de Plutarque, de Salluste, de Florus et d’Appien. Dans une Italie du sud qui avait particulièrement profité de la massification de l’esclavage, un ancien auxiliaire thrace, déserteur repris par l’armée romaine et vendu à Rome comme esclave au laniste Lentulus Batiatus, s’enfuit de son ludus (ie l’école de gladiateurs) à l’été 73 avant Jésus. Il est accompagné de sa compagne, une thrace prêtresse de Dionysos, et d’environ 70 compagnons, gladiateurs armés d’instruments de cuisine, qui, au sortir de Capoue, profitent de la confiscation d’une charrette rempli d’armes pour s’équiper de meilleure façon. Spartacus et ses compagnons se réfugient alors sur le Vésuve, effectuant des raids sur la région pour survivre. Rejoint par des esclaves travaillant comme bergers, mais également par des ouvriers et petits paysans libres, exclus de la prospérité, Spartacus se retrouve rapidement à la tête de plusieurs milliers d’hommes. Ne parvenant pas toujours à canaliser ou juguler la violence des dominés qui s’exprime dans la prise des villes ou des propriétés, il se distingue toutefois par le souci d’un partage égalitaire du butin, aux antipodes de ce qui se pratique alors au sein des légions romaines. Après avoir réussi à vaincre sans mal la médiocre milice de Capoue, Spartacus et ses 10 000 combattants doivent affronter sur le Vésuve les troupes du préteur Clodius Glaber, défait par surprise, tout comme les autres préteurs envoyés de Rome pour écraser la révolte. A l’hiver 73, l’armée de Spartacus semble se monter déjà à 70 000 hommes. L’année suivante, les insurgés se séparent : tandis que l’armée dirigée par un lieutenant de Spartacus, Crixus (l’autre lieutenant, Oenomaus, avait été tué à l’automne 73), est massacrée par un des consuls de Rome, Spartacus parvient coup sur coup à défaire les deux titulaires de la magistrature suprême. La remontée vers le nord qu’il mène en parallèle, s’expliquant probablement par l’espoir – vite dissipé – de rallumer les braises de la guerre sociale, le conduit jusqu’aux rives du Pô. Là, il bat les troupes du gouverneur de Gaule cisalpine, et au lieu de marcher sur Rome, repart vers le sud de la péninsule. Son armée nomade, dont le pic des effectifs semble avoir été de 120 000, bat une nouvelle fois les deux consuls et s’installe un temps dans la cité de Thurii. Rome décide alors d’envoyer un nouveau préteur, le richissime Crassus, pour mettre fin à cette révolte. Rappelons tout de même que les meilleurs généraux et les troupes les plus aguerries de la République sont alors à la manœuvre sur deux fronts distincts, celui d’Asie contre Mithridate (Lucullus) et celui d’Espagne contre Sertorius (Pompée). Tandis que Spartacus, qui souhaitait passer en Sicile, terre des deux plus grands soulèvements serviles une cinquantaine d’années auparavant, ne parvient pas à ses fins, suite à la trahison de pirates qu’il avait pourtant payé, Crassus, en dépit d’une défaite partielle initiale qui le conduit à réactualiser le châtiment de la décimation, parvient à isoler Spartacus et ses hommes à l’extrême sud de l’Italie, près de Rhegium. Ces derniers réussissent finalement à traverser les fortifications massives érigées pour les conduire à la famine, et les ultimes affrontements contre l’armée de Crassus se soldent par la mort de Spartacus et la défaite de ses combattants, dont 6 000 sont crucifiés par Crassus le long de la voie Appienne entre Capoue et Rome.
Les Spartacus de papier
Spartacus communard
Le livre de Benoît Malon (1841-1893), le plus ancien que nous ayons pu recenser, semble bien oublié de nos jours : il échappe ainsi à la sagacité de Claude Aziza dans son Guide de l’Antiquité imaginaire3 (le premier roman est pour lui celui de Raphaël Giovagnoli en 18744) et à celle d’Eric Fournier, qui cite pourtant un texte de Benoît Malon, La Troisième défaite du prolétariat français, replaçant la Commune dans la longue durée historique des révoltes des opprimés. Ce premier roman de l’ère contemporaine consacré au célèbre esclave, écrit au début des années 18705, s’inscrit dans la prégnance d’une culture antique qui occupe alors une large place dans l’enseignement, et irrigue nombre de références littéraires ou journalistiques. Benoît Malon donne ainsi l’impression de vouloir dresser un contrefeu face aux nombreuses attaques visant la Commune, et qui usent de parallèles avec les bacchanales, les orgies, Erostrate6 ou l’incendie de Rome sous Néron7, d'où sans doute la dénomination injurieuse de « pétroleuses » pour caractériser l'action des communardes. Son intrigue s’articule en deux temps. Dans la première partie du roman, Spartacus n’est qu’un nom, une référence, et c’est un de ses compagnons, le grec Hermoz, que l’on suit au cœur de la capitale romaine, chargé qu’il est de retrouver l’épouse du chef révolté, enlevée et vendue comme esclave. L’occasion rêvée de brosser le portrait d’une civilisation romaine répulsive. A l’inverse, la seconde partie permet de plonger au cœur du camp rebelle, qui contraste radicalement avec la métropole prédatrice. Mais cette belle aventure, celle d’une libération de l’humanité souffrante, est finalement mise à terre à cause de l’action d’un traître au service de Crassus, un homme que Spartacus avait pourtant recueilli comme un des siens…
Plaisante et volontiers romantique dans l’évocation de ses fils amoureux, la prose de Benoît Malon est surtout explicitement vulgarisatrice, y compris par des notes de bas de page tantôt renvoyant à des auteurs antiques, tantôt permettant à l’écrivain de laisser libre cours à ses propres opinions. Se dressant contre une certaine orthodoxie scolaire, il appelle à ce que l’on nommerait de nos jours une contre-histoire de Rome, qu’il voit comme inaugurant « (…) une ère de réaction et de déviation dont nous ne sommes pas encore sortis. » (p. 25) ; au risque d’ailleurs de faire l’éloge de la religion gauloise, censée être plus humaine que le christianisme. Benoît Malon ne cesse en effet de mettre à bas de leurs piédestaux classiques les grandes figures tel Cicéron, et stigmatise les jeux du cirque, la corruption du vote, les mœurs décadents des patriciens (luxe débridé, cruauté gratuite et jouissance des tortures) et l’esclavage, vu de manière sans doute unilatérale (l’accent est mis sur les travailleurs des campagnes et des mines plutôt que sur les esclaves domestiques). Dans sa vision des luttes de classes à Rome, Benoît Malon semble toutefois voir d’un œil un peu trop complaisant les leaders des populares, Marius en particulier8, leur attribuant des velléités de réforme sociale favorable aux masses, là où ils poursuivaient avant tout des ambitions personnelles. Parmi les apports plus personnels de l’auteur, on peut noter une place importante accordée aux femmes, l’ajout d’un fils pour Spartacus, véritable incarnation de la survivance de la volonté de lutter – une idée promise à un bel avenir9 –, ou la présence aux côtés du chef esclave de philosophes pythagoriciens dont il apprécie l’enseignement. Outre Hermoz, il y a surtout le vieil Achoeus, qui est censé avoir participé aux guerres serviles siciliennes10. On a là comme un grossissement de la remarque de Plutarque, saluant en Spartacus un esprit proche des Hellènes, cette dimension donnant de surcroît aux esclaves une aura intellectuelle, réflexive, qui s’oppose à l’esprit vil et bassement matériel des élites romaines (une analyse renforcée par le statut originel de Spartacus, berger et non aristocrate thrace). Benoît Malon prête d’ailleurs à Spartacus des visées larges et désintéressées, universelles11, envisageant une alliance entre les esclaves et la plèbe, et s’incarnant dans son projet de République sans esclaves en Grande Grèce. Surtout, Benoît Malon n’oublie pas de tirer de cette épopée antique des leçons pour les luttes à venir, afin que les échecs du passé soient constructeurs12 : être une avant-garde chargée d’éclairer les masses13 ; réussir à se hisser au-delà des particularismes nationaux qui ont divisé les esclaves (la scission avec Crixus s’opérant ici sur le plan stratégique), par-delà également tout désir de vengeance individuel, incarnée dans la figure de Vindex, l’esclave meurtrier de son ancien maître. Il défend, ce faisant, sans trop d’illusions, une certaine pureté révolutionnaire opposée à la loi de la guerre (et à la fin de la Commune). L’empreinte de son anticléricalisme y est également marquée, Spartacus exprimant des doutes sur les dieux dans la lignée d’Epicure, ou le dernier chapitre, lourdement démonstratif, voyant le descendant de Spartacus s’opposer à Paul, lui récitant des extraits de ses textes… Ce qui n’empêche pas les dernières phrases d’être marquées du sceau de la désespérance, à l’image du traumatisme de l’écrasement de la Commune14. Il est assez notable, également, de voir que Benoît Malon ne met aucunement en valeur la gladiature, au contraire de nombre de ses successeurs ; peut-être faut-il y voir une marque de son rejet de toute violence gratuite ?
Spartacus Lénine manqué
Une soixantaine d’années plus tard, c’est dans un tout autre contexte qu’Arthur Koestler (1905-1983), tout juste en rupture de ban avec le mouvement communiste stalinien, propose une nouvelle variation sur le mythe. Écrit entre 1935 et 1938, son Spartacus devient pour lui, a posteriori, le premier volet d’une trilogie constituée de Le Zéro et l’Infini et Croisade sans croix. L’intrigue s’articule en quatre temps, ponctués par des pauses narratives centrées sur un personnage de fonctionnaire médiocre et aigri de Capoue, qui sont autant de marqueurs assurant la stabilité d’un édifice orienté du côté des esclaves, traversé par les vents de l’aventure15. La révolte est d’abord contée dans sa spontanéité et sa simplicité, avant que Spartacus ne subisse comme une illumination (« L’ascension ») ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les révoltés se réfugient initialement dans une île marécageuse, symbole de l’isolement mortifère, avant de migrer vers le Vésuve, volcan capable d’illuminer le monde. Dès lors, justement, l’équipée prend une envergure plus universaliste, d’abord sous le signe de la violence aveugle (« La loi des détours »), puis sous celle de l’utopie en actes (« La Cité du soleil »), avant la chute inévitable (« Le déclin »). On retrouve, comme un fil rouge, la symbolique de la chaîne : brisée, elle accompagne les faisceaux comme emblème du pouvoir de Spartacus ; fondue, elle sert à forger des armes, retournement ironique de la célèbre citation romaine « De leurs socs, ils forgèrent des glaives ». De cette évocation, où la vulgarisation historique se fait par des biais habiles (la pièce de théâtre de Bucco le paysan), et pour laquelle des extraits d’une chronique tenue par un partisan des révoltés sont enchâssés16, un certain fatalisme se dégage, bien loin de la prose plus optimiste et romantique17 de Benoît Malon. Surtout, le Spartacus de Koestler prend davantage de libertés avec l’histoire authentique18, et semble transpirer par davantage de pores le poids de l’expérience historique récente : ainsi que le dit Fulvius, « Nous vivons au siècle des révolutions avortées. » (p. 14)19. Batuatus est ici une caricature de bourgeois sûr de lui, ayant eu une carrière politique brillante à Rome, tandis que chez les gladiateurs, Crixus devient entraîneur, Oenomaus un jeune débutant et Spartacus un ancien berger thrace, toujours habillé d’une peau de bête, prototype de l’homme sorti de rien. Le sens d’avoir une mission à accomplir lui est transmis par un vieil essénien (ici communiste de la pauvreté), qui voit en lui un possible « Fils de l’Homme » (sic), ce qui fait de Spartacus à la fois un intermédiaire avec Jésus20 et surtout, un homme issu du Livre, l’interprétation des prophéties de l’Ancien Testament valant citations des textes canoniques de Marx, Engels ou Lénine… Il se place dès lors à l’avant-garde : « (…) il comprit que ces derniers [ses compagnons] se conduisaient comme des aveugles ou comme de simples animaux ; qu’il fallait les surveiller et les guider, même contre leur gré, dans la bonne voie. » (p. 149).
Véritable Janus, Spartacus présente une face lumineuse, celle de l’idéologie généreuse, du projet utopique, et une face ténébreuse, implacable avec ses opposants internes (la figure du martyr étant celle d’Oenomaus, pur dans sa jeunesse). La première le voit devenir brillant chef de guerre, exercer un charisme fédérateur, donnant à son armée une véritable conscience pour soi21. La seconde face est dupliquée dans le personnage de Crixus, partisan d’une violence gratuite, jouisseur et désorganisé. Un des apports les plus importants d’Arthur Koestler réside dans le projet nourri par Spartacus, celui d’une confédération de Villes des esclaves, un État du soleil22 renouant avec l’Âge d’or, trait juste de la mentalité antique comme support d’une extrapolation audacieuse. La mise en place de la première de ces villes, près de Thurium, donne à l’auteur l’occasion d’une réflexion sur les révolutions et le totalitarisme23. En effet, si dans le sac et la destruction de villes comme Nola, au début de l’équipée, la violence des esclaves est surpassée par celle de la répression des maîtres, la mise en place de l’utopie « spartacienne » conduit à enchaîner les esclaves libérés au travail d’édification, et à exécuter les récalcitrants pour l’exemple24. Une spirale de terreur qui s’accentue avec le surgissement de la disette, et touche jusqu’à un proche de Spartacus en la personne d’Oenomaus : la Cité du Soleil devient de plus en plus une Cité de la Nuit25. Cette tragédie est rendue d’autant plus sensible qu’un esclave récemment rallié, Publibor, finit par retourner sous l’égide de son maître. Il faut dire que l’entreprise de Spartacus demeure cruellement isolée, en dépit de projets d’alliances avec Sertorius, Mithridate ou les pirates, « déshérités de la mer » (p. 175). Le parallèle avec l’analyse de l’évolution de la révolution russe est ici patent, à ceci près que Spartacus, à défaut de devenir un nouveau Staline26, décide de reprendre le cheminement des esclaves, jusqu’à l’anéantissement, ce qui ramène pourtant optimisme et bonne humeur chez les révoltés. Plutôt la Commune de Paris que celle de Petrograd, en somme.
Dans cette lignée d’un propos plutôt défiant à l’égard de la révolution, influencé par les suites de la révolution bolchevique de 1917, on trouve un livre ambiguë, paru en 1952, puis repris pour la jeunesse par Michel Duino en 1958 sous le titre de Spartacus fléau de Rome. La Révolte des gladiateurs, de Marcel Brion, a été publié dans une collection dirigé par André Castelot, et se veut en effet ouvrage de vulgarisation historique. Le problème, c’est que l’auteur prend de sérieuses libertés avec ce qu’on sait de la réalité historique, au point de carrément verser dans la fiction. La compagne de Spartacus, devineresse thrace devenue esclave prostituée, est rencontrée à l’occasion d’une étreinte permise par Batiatus, ce qui fait naître chez l’homme son rêve généreux d’égalité ; au crépuscule de son aventure, Spartacus a, comme chez Koestler, une entrevue avec Crassus ; ce dernier bénéficie de l’aide des soldats de Lucullus, simple rumeur en réalité. Marcel Brion considère par ailleurs que la révolte de Spartacus enclenche une véritable révolution, menaçant les fondements de l’ordre social romain, « (…) un cataclysme capable d’ébranler toute la société romaine, et – qui sait ? – l'ordre même de toute l’Europe (…) » en usant de la métaphore de l’éruption du Vésuve (p. 78). Mais au fil de son propos, Marcel Brion peint un personnage tiraillé entre son objectif personnel, trouver une terre de liberté en dehors des territoires romains, et l’ampleur de la tâche qu’on attend de lui27. Un personnage également contraint d’accepter la nature duelle de la révolution28, pleine d’espérance mais aussi de violence haineuse et de profits immédiats (« Impossible d’être pur quand on traîne avec soi de pareils alliés [ceux qui se servent de la révolution]. », p. 102), et qui n’est tout simplement pas à la hauteur de la tâche que l’opportunité lui proposait de remplir29. Finalement, les sentiments profonds de l’auteur finissent par émerger : « Au nom de la justice et de l’égalité, on instaurera de nouvelles injustices et un autre genre d’inégalité. C’est dans la nature de l’homme, et la leçon de l’histoire l’a bien montré. » (p. 126)30 Cela l’amène d’ailleurs à prendre la défense de Verrès face à un Cicéron injuste, celui qu’il accuse ayant prouvé son efficacité en subvertissant les pirates et en sauvegardant de la sorte l’ordre social romain.
Spartacus révolutionnaire christique
Une douzaine d’années après le roman d’Arthur Koestler, c’est un écrivain étatsunien, Howard Fast (1914-2003), alors membre du Parti communiste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui signe un nouveau roman sur Spartacus dans un contexte pourtant hostile, celui du maccarthysme ; son édition fut d’ailleurs laborieuse, obligeant l’auteur pourtant déjà connu à user de l’auto-édition. Son rayonnement sera décuplé par l’adaptation que Kirk Douglas et Stanley Kubrick en feront quelques années plus tard (voir ci-dessous). La structure du roman s’inspire de celle de Koestler, mais en la complexifiant. Le cœur de la narration est en effet une villa romaine, sise à quelques kilomètres de Rome, dans laquelle sont réunis plusieurs personnages : outre Antonius Caius, patricien propriétaire des lieux et son épouse Julia, sont présents Crassus, vainqueur des armées d’esclaves, Cicéron l’arriviste carriériste, Gracchus, sénateur émérite, Caius, jeune patricien qui ne pense qu’aux plaisirs égoïstes et se fait porte-voix de la conscience de classe supérieure, sa sœur Helena et une amie de cette dernière, Claudia. C’est dans ce cadre champêtre, celui d’une nature domestiquée, que les convives évoquent l’histoire de Spartacus, évocation qu’ils poursuivent lors de leurs pérégrinations respectives ultérieures. Rome incarne alors la rationalité conquérante (via la métaphore transparente de ses voies), voire stérile31, tandis que l’utopie généreuse est du côté de Spartacus. Howard Fast a choisi de ne retenir que quelques épisodes de la révolte, ses prolégomènes, ses premiers succès (la généralisation de la révolte et des ralliements étant gonflée), et sa fin. Il prend en outre de sérieuses libertés avec la réalité historique. Crassus, personnage central, est ici un bel homme au physique avantageux, la qualité des légions restant en Italie est exagérée32 (rien n’est dit sur le théâtre extérieur d’Asie, une mythique paix romaine étant même postulée p. 180), l’encerclement du Vésuve par l’armée de Glaber évacué, et l’ampleur de l’armée des esclaves est réduite à 45 000 hommes au maximum. Quant à Spartacus, loin d’avoir déjà connu la liberté, il est ici dans la servitude depuis trois générations, et a souffert sa passion dans les mines d’or d'Égypte, véritable géhenne. Tout, dans Spartacus, donne l’impression d’être amplifié, réduit à un face à face entre Rome et les esclaves. Howard Fast ayant voulu faire de son livre une tragédie au sens général, « (…) l’énigme de l’homme enchaîné qui veut atteindre les étoiles. » (p. 104), nouveau Prométhée, ainsi qu’il l’écrit avec force lyrisme.
Pour la première fois dans un roman, on découvre également de plus près Lentulus Batiatus, un ancien chef de bande à Rome devenu richissime, habité par un véritable désir d’ascension sociale, et qui finit égorgé par un de ses esclaves. Enfin, si Spartacus est entouré de Gannicus, un compagnon thrace, et du gaulois Crixus (devenu ancien esclave révolté de Sicile, donnant davantage de profondeur à l’insurrection, reflet ténu de l’Achoeus de Malon), deux personnages de son entourage proche ont droit l’une à une relecture complète, l’autre à une création ex-nihilo. Varinia, l’épouse de Spartacus, devient en effet une Germaine, grande blonde que le futur révolté rencontre chez Batiatus et dont il tombe amoureux. Varinia est ici l’incarnation d’une féminité combative, d’un désir d’émancipation de son sexe, une des marques distinctives de la prose d’Howard Fast. Elle est en outre achetée par Crassus, désireux d’égaler Spartacus à ses yeux, et accouche d’un fils que son père n’a pas le temps de connaître, comme pour mieux représenter la transmission nécessaire de la révolte. L’autre personnage majeur a pour nom David. Juif d’origine paysanne, il permet d’emblée de renforcer le cosmopolitisme de la révolte, en une prescience de l’internationalisme futur, nous y reviendrons. David, véritable garde rapprochée à lui seul de Spartacus, remplit un rôle dramatique crucial, puisqu’il est le dernier des prisonniers à être crucifié, aux portes de Capoue. Autre apport original d’Howard Fast, l’homosexualité, présente principalement par la relation entre Caius et Crassus. L’ancrage communiste de l’auteur se ressent par un certain nombre d’éléments, à commencer par la dédicace33, mais se décline aussi dans la critique de l’ordre social romain34, l’humanisme anticlérical déclaré de Spartacus35 (moins velléitaire que celui de Benoît Malon), son programme visant à l’égalité des sexes et à la propriété commune36, jusqu’à la prédominance des forces matérielles sur la seule individualité37. Et puis, il y a bien sûr toutes les références à la postérité de Spartacus, de son combat, à l’avenir de son espoir, à ces prolétaires futurs combattants de la lutte des classes : « Pourtant, alors qu’ils quittaient la fabrique [de parfum], Caius se sentait envahi par une impression de malaise. Ces hommes étranges, silencieux, barbus [ouvriers libres], qui travaillaient si vite et avec une telle dextérité, lui inspiraient une sourde crainte » (p. 357). Sans oublier un apport original d’Howard Fast, la création par les esclaves, sur les flancs du Vésuve, d’un ensemble statuaire évoquant peut-être en partie le réalisme socialiste (une grande statue d’esclave brisant ses chaînes, tenant un enfant et une épée, et un groupe composé d’un Thrace, d’un Gaulois et d’un Africain accompagnés d’une femme tenant truelle et pioche [sic], p. 232-233). A l’inverse, la violence des esclaves est peu abordée, justifiée38, mais finalement amoindrie (les combats de gladiateurs organisés par Spartacus avec les restes d’une légion vaincue sont ici réduits à un simple duel entre patriciens romains) afin sans doute de purifier le camp des révoltés et d’éviter de tracer une équivalence entre violence des oppresseurs et des opprimés.
Mais ce qui peut paraître de prime abord plus surprenant, ce sont les parallèles que l’on peut repérer entre Spartacus et Jésus, figure de fraternité. Sa femme dit de lui qu’« Il était pur » (p. 399), ses compagnons le surnomment « Père », manifestant une véritable communion avec lui dès la révolte entamée39 ; David renie ainsi la foi de ses ancêtres au profit de la confiance en son nouveau mentor, qui porte sur lui tout le poids de ses semblables40. C’est d’ailleurs lui, le juif, qui est l’ultime crucifié, et qui lance en guise de derniers mots « Spartacus, Spartacus, pourquoi avons-nous échoué ? » (p. 302), qui ne peuvent que rappeler le « Mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » du Jésus de l’évangile de Mathieu. La métaphore de la croix est d’ailleurs centrale, presque obsédante, dans le roman41. Ainsi que le déclare explicitement un des esclaves crucifiés au début du roman, « Je reviendrai et je serai des millions » (p. 18) Le Spartacus d’Howard Fast fait ainsi figure de manifeste d’un humanisme œcuménique, tranquille, évident : « Il m’a montré [Spartacus] comment les hommes pouvaient se transformer, devenir nobles et généreux s’ils vivaient en frères et s’ils partageaient tout ce qu’ils possédaient. (…) Ils étaient quelque chose que le monde n’avait encore jamais vu. Ils étaient ce que les gens peuvent être. » (p. 404).
Spartacus fanatique religieux
Il faut attendre près de quarante ans pour que paraisse en France un nouveau roman consacré à Spartacus. Sans doute peut-on y voir la conséquence du rayonnement acquis par le film de Stanley Kubrick et, en retour, par le roman d’Howard Fast, que d’aucuns doivent juger difficilement franchissable. Joël Schmidt, historien de son état et auteur de précédents romans historiques, propose un livre très accessible, proche de la démarche d’un Marcel Brion, qui fait en outre le choix d’un déroulé linéaire, sans l’ambition formelle d’un Fast ou d’un Koestler. La principale originalité de son Spartacus et la révolte des gladiateurs, c’est de consacrer un bon tiers de son récit à la jeunesse de Spartacus, sur laquelle les sources disponibles sont muettes. Prenant au mot une remarque de Plutarque placée en exergue du livre, Joël Schmidt fait de son héros un véritable intellectuel ! Petit-fils de paysans riches, il a pu bénéficier d’une éducation digne de ce nom, imprégnée de culture grecque et d’histoire romaine. Son nom est à l’image de ce croisement, puisqu’il conjugue la Sparte admirée de son père (sans que l’on sache bien pour quelle raison) et la terminaison latine. C’est ce qui amène son Spartacus à faire des références à Brennus ou même à Aristarque de Samos, scientifique franchement inconnu du grand public d’alors… Influencé par le stoïcisme, il semble également porter sur ses épaules le poids des années 1968, rêvant d’une vie simple et rurale, respectueuse de la nature42. Spartacus est aussi un nouvel Œdipe, véritable prototype du héros qui parvient encore enfant à tuer un loup. Sa mère étant morte peu de temps après sa naissance, il est élevé par l’esclave de son père, seconde mère avec qui il finit par laisser s’exprimer ses pulsions sexuelles d’adolescent, provoquant l’ire de son géniteur, la mort de l’esclave en question et le poussant à assassiner son père… On a là également les linéaments psychanalytiques de sa révolte future, puisqu’aimant une esclave et lui devant son initiation sexuelle, il rêve de leur offrir la liberté qu’ils méritent. Désormais sans attaches, Spartacus s’engage en tant qu’auxiliaire auprès des Romains, ce qui lui permet de se lier d’amitié avec Oenomaus et Chrysos (Crixus), puis d’entamer une relation amoureuse avec Thracica, prêtresse de Dionysos, guérisseuse, incarnation d’une nouvelle femme forte, dans la lignée de la Varinia d’Howard Fast. La rencontre avec celle-ci, à Nicée, est aussi le moment où les trois amis font le choix de déserter face à la violence de leurs officiers romains. Ils sont ultérieurement capturés, vendus comme esclaves à un Batiatus vulgaire et ridicule, et c’est durant leur voyage jusqu’à Capoue que Spartacus découvre les traces de la guerre sociale et prend conscience du fait que la pauvreté touche également les hommes libres : un élément qui renforce d’autant sa conscience. Car dès son arrivée au ludus de Batiatus, il prépare, avec la complicité de ses amis, un plan visant à la révolte43 (les trois hommes vont jusqu’à servir de cuisiniers à Batiatus, une première !) ; fort de sa culture, Spartacus bénéficie en outre de la présence, parmi les esclaves les plus récents, de soldats romains. Il faut attendre les derniers dénouements de l’histoire pour voir Joël Schmidt apporter de nouveau des éléments inédits. Isolé par Crassus à l’extrême pointe de l’Italie, Spartacus songe à un exode en Afrique, mais la négociation qu’il envisage et pour laquelle il envoie (bien imprudemment !) Thracica est remplacée par la capture de cette dernière, prostituée par les Romains, avant de s’enfuir (un scénario là aussi bien peu crédible).
Ce ne sont pas les combats de gladiateurs qui intéressent vraiment Joël Schmidt, ni même la violence, surtout constatée et acceptée44, mais la religion, l’arrière-plan de la révolution iranienne étant le contexte possiblement à invoquer. Loin d’un programme égalitaire détaillé (tout au plus a-t-on droit à l’égalité entre les sexes et à l’instruction des esclaves analphabètes45), c’est la figure de Dionysos qui domine cette vision du mythe. Il est ici sacré dieu de la fraternité, de l’égalité et de la liberté (p. 92 et 111), et les esclaves se laissent plusieurs fois aller à de véritables bacchanales, qui peuvent inviter à y voir une explicitation de leur violence (p. 142-14346). Spartacus est également comparé à Moïse, lorsqu’il envisage de guider hors d’Italie son peuple de révoltés, et à l’inévitable Jésus, que Spartacus précède en choisissant de son plein gré la crucifixion solidaire (p. 205, une de ses dernières paroles étant « J’ai soif », comme le pseudo fils de dieu). On note d’ailleurs une certaine idéalisation de l’histoire authentique, sensible à travers l’amitié indissoluble du trio Spartacus / Oenomaus / Chrysos47 (ce sont leurs morts successives qui, déboussolant Spartacus, annoncent l’échec final), l’amplification du succès de la révolte et de sa capacité d’attraction48, ou la survie de Spartacus et Thracica à l’issue de l’ultime bataille. Thracica entrevoit même, au détour d’une vision récurrente, une postérité de la révolte en les personnes des spartakistes, nommément cités mais fantomatiques.
Les bégaiements d’un mythe
Les romans suivants n’apparaissent que dans les années 2000, et ce sont pas moins de quatre titres différents qui sont recensés, pour se limiter aux auteurs français. Sans doute doit-on y voir une conséquence des progrès de l’auto-édition, et peut-être du regain d’intérêt pour les péplums, à la suite du succès commercial du Gladiator de Ridley Scott en 2000. Spartacus. Le gladiateur et la liberté, de Gérard Pacaud, en 2004, ne brille pas vraiment par son originalité. Le récit débute à la veille de la fuite du ludus de Batiatus, et se clôt sur le retour à l’ordre et la première diatribe de Cicéron contre Verrès. Le principal défaut de ce roman, c’est sa dimension didactique trop lourdement déclinée. Cela nous vaut de nombreuses considérations sur la civilisation romaine, mais également des dialogues entre personnages qui s’adressent uniquement au lecteur, tant ils recèleraient d’évidences pour un citoyen romain… L’auteur prend en outre plaisir à multiplier les apparitions de célébrités, là aussi jusqu’à l’excès. Un repas organisé par le consul Varron (que Gérard Pacaud confond d’ailleurs avec l’érudit homonyme contemporain) rassemble ainsi Crassus, César, Caton d’Utique, Cicéron et Lucrèce ! Il met également en scène les épouses ou femmes de l’entourage de ces hommes, en train d’élaborer les bases d’un véritable mouvement féministe à Rome ! Spartacus, que l’on découvre gaucher, ce qui lui donne un avantage dans ses combats individuels, est fils d’un roi thrace. Devenu par défaut sous-officier dans l’armée romaine, il tue quatre de ses camarades pour sauver sa future compagne de viol. Condamné à mort, il est sauvé par l’action en sous-main de cette dernière, qui le fait acheter par Lentulus Batiatus. Comme Joël Schmidt, Gérard Pacaud accorde en effet une place importante à la compagne de Spartacus, nommée ici Arcanoë, également prêtresse de Bacchus, et grande ordonnatrice de bacchanales pour les esclaves révoltés. Ce culte devient même une religion de l’égalité49, comme une transposition à peine transparente du communisme vu comme religion politique, séculière (Spartacus croit ici dans les dieux antiques). Autre intrusion nette du présent dans ce passé réécrit, le fait que Spartacus devienne un véritable théoricien de la guérilla, avec des groupes de combattants nommés Arcanes qui usent de toutes les ruses possibles (utilisation d’abeilles, de lassos ou de « liquide urticant », p. 195). Spartacus incarne d’ailleurs une violence contrainte, parfois nécessaire, mais qu’il faut réduire au minimum ; ce faisant, il prend la posture d’un défenseur de la liberté, à l’opposée d’un discours révolutionnaire plus traditionnel et substantiel (il prévoit d’abord un retour de chacun dans son pays, et la Cité dont il rêve par la suite demeure toujours brumeuse). Une des variations les plus notables de Gérard Pacaud tient d’ailleurs à la séparation bien nette entre Spartacus d’un côté, Crixos et Oenomaus de l’autre : ces deux derniers sont ici des esclaves révoltés du nord de l’Italie, ayant rejoints le prince thrace par goût du pillage et intérêt pour la force coalisée qu’ils pourraient constituer ensemble ; ces ralliés temporaires s’opposent ainsi à une harmonie supposée de la horde de Spartacus, tout au moins jusqu’à la sédentarité temporaire près de Thurium, qui marque le début de l’amollissement des révolutionnaires et l’annonce de l’échec final. La fuite que Spartacus orchestre avec plusieurs de ses camarades gladiateurs apparaît aussi improvisée que peu crédible (les fuyards passent par l’arrivée d’eau). De même, le scénario envisagé par Arcanoë, à savoir, en lieu et place d’une Cité des esclaves à fonder en Afrique via la Sicile, faire proclamer Spartacus dictateur de Rome par sa plèbe citoyenne, est aussi audacieux qu’hasardeux et peu convaincant. Au-delà de ses innovations limitées, Spartacus. Le gladiateur et la liberté apparaît donc surtout comme une chambre d’échos de ses devanciers en écriture.
Paru l’année suivante, Spartacus. La révolte des esclaves, de Jean Guiloineau, se distingue par un respect plus marqué de la trame historique connue et une écriture esthétisante, véhicule d’une indéniable empathie avec les révoltés (quelques romances, entre esclaves occidentaux et orientaux, ou entre esclave et femme libre, renforcent cette dominante). La violence est d’ailleurs pleinement justifiée50, voire transfigurée51, ses excès mis en scène à de rares occasion (le sac de Condate). Le récit suit chronologiquement les événements, en se concentrant presque exclusivement sur le point de vue des esclaves. Par le biais d’un vieil esclave, on bénéficie d’ailleurs, comme chez Benoît Malon, d’un rappel historique sur les révoltes serviles de Sicile. Spartacus tire ici son nom de son village thrace d’origine, Spartake, et sa compagne, Aselina, apparaît bien plus effacée que dans les précédents livres. L’apport personnel sans doute le plus notable de Jean Guiloineau, c’est son interprétation de la séparation entre Crixus et Spartacus. Le premier fait figure d’anti-traître, face à une conspiration vite déjouée, et tous deux demeurent jusqu’au bout unis dans leur objectif (comme chez Joël Schmidt), celui de rallumer les braises de la guerre sociale et de détruire Rome elle-même, et non un hypothétique retour dans une tout aussi hypothétique patrie52. La construction inachevée d’une cité des esclaves libérés, près de Thurium, antithèse de celle de Koestler, longuement décrite, possède à cet égard une forte charge symbolique, comme si l’édification concrète d’une utopie, d’une alternative révolutionnaire était désormais, dans une époque de forte légitimité de la criminalisation du communisme, inenvisageable. Mais si la dimension internationaliste de cette lutte des opprimés est accentuée, la difficulté d’aboutir à une révolution victorieuse est tout autant soulignée, la stabilité de l’ordre en place étant indéniablement rassurante53. Surtout, de cette lutte puissante et tragique, Jean Guiloineau semble avant tout retenir l’objectif de liberté54, au détriment de l’égalité.
L’année suivante, le prolifique Max Gallo débute une série de romans consacrés aux Romains avec un nouveau récit sur Spartacus. Outre une écriture plutôt plate et des répliques trop théâtrales, Spartacus. La révolte des esclaves se distingue de ses prédécesseurs par un manque d’originalité criant, et des reprises transparentes. Spartacus est ici d’origine royale, et sa femme, Apollonia, est prêtresse et oracle de Dionysos ; tous deux ont été officiellement mariés, dans ce roman finalement très conventionnel. De Howard Fast, Max Gallo reprend l’idée d’un combat de Spartacus, ancien auxiliaire déserteur, contre un guerrier qui manque le tuer, avant de se sacrifier en s’en prenant aux Romains (p. 93). Mais c’est surtout Arthur Koestler qui est le plus réutilisé (la dédicace le signale explicitement : « Pour Arthur Koestler, pour son Spartacus. En hommage et en souvenir », p. 7). Spartacus est entouré d’un compagnon grec et surtout d’un autre, juif, essénien (il cite souvent le fameux Maître de la justice), qui transforme l’aventure de la révolte en une véritable mission divine55. De même, face à l’impasse de la révolte, qui n’est pas rejointe par un éventuel soulèvement de la plèbe romaine privée d’approvisionnement frumentaire, la volonté d’ordre manifestée par Spartacus dans un souci d’efficacité vaut critique, voire condamnation des processus révolutionnaires soi-disant dévoyés56 ; le paradoxe est ici tragique, puisque la foule des esclaves est présentée comme bestiale57, mais toute volonté de la discipliner de par la volonté d’un chef est finalement amorale58... Le discours sur l’égalité est d’ailleurs pour le moins superficiel et léger. L’hommage se substitue ici à un véritable apport personnel, sinon dans le prétexte narratif, peu crédible (un légat de Crassus épargné par Spartacus et relâché avec Apollonia, Jaïr et Posidionos, dont il va prendre soin), et dans le portrait de Crassus, tellement à charge qu’il en devient ridicule dans sa cruauté facile et gratuite (p. 191). Le laniste, Balatius, fait également preuve d’une gestion de son « cheptel humain » franchement absurde, sacrifiant son capital bien trop légèrement, et se retrouvant même qualifié de meilleur laniste de la République ! On sent également, à certains moments, la critique de la violence et des morts bien trop nombreux engendrés par ce genre d’affrontements, vision mortifère obsédante (p. 65 par exemple).
Le dernier traitement littéraire en date du mythe Spartacus est dû à la plume de Thierry Rollet. Spartacus ou la chaîne brisée, comme les précédents, reprend des éléments caractéristiques des classiques du thème, et là où l’ensemble devient plus personnel, c’est au prix de choix peu clairs ou d’erreurs historiques, sinon de détails sans grande importance (Spartacus est roux, signe supplémentaire du réprouvé, et il est dénué de toute compagnie féminine, comme un signe de sa pureté et de son détachement). Ainsi, le laniste s’appelle ici Marcalla, et c’est son fils Valerus, arrogant et méprisant, qui déclenche la révolte des gladiateurs suite au mauvais traitement infligé à l’un d’entre eux. Marcalla, en un parallèle du roman de Fast (ou du film de Kubrick ?), fait venir Pompée afin qu’il sélectionne certains combattants pour les jeux de Rome ; Spartacus y connaît d’ailleurs un franc succès. Le hic, c’est que Pompée est présenté comme consul, alors qu’il ne l’avait encore jamais été à cette époque, et qu’il était surtout censé être en Espagne, luttant contre la sécession de Sertorius59… Autre liberté prise avec ce que l’on sait des événements, le siège mené par Spartacus et ses troupes autour de Capoue. Quant à l’entrevue entre Crassus et Spartacus, elle est directement inspirée de celle décrite par Fast60. Spartacus ne meurt pas sur le champ de bataille, mais ayant fui en Grèce, on perd ensuite sa trace… La narration choisie par Thierry Rollet se concentre sur Spiros, un médecin grec, qui a participé dans sa jeunesse à la révolte, lorsqu’il était esclave de Marcalla, et qui la raconte à son petit-fils orphelin afin de le ramener sur le droit chemin. La révolte des esclaves, parabole sur la révolution, est présentée sous deux faces : sa face obscure, surtout concentrée sur Crixus, celle d’une violence gratuite et vengeresse (le massacre de Métaponte), dont Spartacus lui-même n’est pas toujours exempt ; sa face généreuse61, celle de Spartacus donc, qui répugne à tuer autrui62, surnommé l’Homme (on reconnaît là le parallèle avec le Fils de l’Homme). Comme chez Koestler, Spartacus édifie une éphémère Cité du Soleil à deux faces, où règne l’égalité (un réfectoire commun y existe, et la nourriture y est partagée équitablement63), mais aussi une certaine sévérité (peine de mort et puritanisme moral). Mais même avec la figure de ce Spartacus, le doute sur la justesse de l’entreprise révolutionnaire est souligné. Si le soulèvement en lui-même est héroïque, la réalisation concrète d’une alternative révèle que tous ne peuvent s’y adapter, générant l’ombre d’une possible répression, et Spartacus se retrouve finalement isolé d’une humanité inculte et insuffisamment éclairée64… Mais comment la faire progresser, si ce n’est en avançant ? Le roman demeure prisonnier de cette quadrature du cercle. On retrouve également la critique des mœurs dégradés des riches Romains (gloutonnerie, luxure), mais Thierry Rollet s’efforce de ne pas présenter une vue manichéenne des camps en présence. Certains vétérans romains se rallient à Spartacus, tandis que des partisans de ce dernier font preuve d’avarice et d’égoïsme. Ultime développement de ce roman, qui le rattache encore plus fermement à celui de Koestler, le village dans lequel Spiros et son petit-fils sont installés n’est autre que Nazareth, au moment même de la naissance du Christ, dont le dit petit-fils devient disciple puis martyr chrétien. La boucle est ainsi bouclée.
Les Spartacus de pellicule
Si l’on excepte donc les films produits avant la Seconde Guerre mondiale, le long-métrage réalisé par Riccardo Freda (qui allait signer peu de temps après un autre péplum, Théodora, impératrice de Byzance), production franco-italienne du début des années 1950, marque le retour de Spartacus sur grand écran. Filmé en noir et blanc, Spartacus est bâti sur une histoire originale, mais souffre de nombreux défauts qui en font un véritable échec en la matière. Passons rapidement sur les problèmes de réalisation, avec des scènes accélérées pour accentuer l’action, mais qui frisent dès lors le ridicule (la poursuite à cheval de Spartacus, la bataille finale, particulièrement confuse dans son montage), et des incohérences notoires (pour descendre du Vésuve, les esclaves sont censés utiliser les pieds de vignes tressés… qui ont tout, ici, de la classique corde !). Le plus désolant tient en effet au scénario. Certes, Spartacus est bien un auxiliaire romain, thrace d’origine, mais il se retrouve dès le début au cœur d’un triangle amoureux, et l’aspect central de ces romances débridées en devient vite parasitaire. C’est pour sauver la fille d’un archonte grec assassiné de sang-froid par son supérieur, Rufus, et qui avait tenté de le venger en poignardant ce dernier, que Spartacus frappe celui-ci. Réduit à l’esclavage en représailles, il devient gladiateur sous la responsabilité de Batiatus. Mais deux femmes veulent s’attirer son amour : Amitis, la jeune grecque du début, devenue également esclave, et Sabine, la fille de Crassus. Pour dramatiser les enjeux, l’action se passe d’abord à Rome, et surtout, Crassus est l’adversaire de Spartacus dès son arrestation ! Il apparaît d’ailleurs comme l’unique dirigeant de Rome, véritable alter-égo d’un Mussolini. Image de l’insoumis, Spartacus se rebelle contre les soldats romains qui l’emmènent se faire vendre, puis contre Batiatus, les punitions qu’il subit renforçant son désir de révolte. C’est après un affrontement dans l’arène contre des fauves qui menaçaient Amitis qu’il décide de fuir avec ses compagnons d’infortune. Cela nous vaut ce qui restera sans doute comme la seule belle idée visuelle du film, le combat des esclaves révoltés contre leurs geôliers à coups de torches enflammés, comme un symbole de la liberté. On rejoint alors une partie de la trame historique, puisque l’armée de Spartacus se retrouve sur le Vésuve, et qu’elle parvient à battre par surprise celle de Rufus devenu entre-temps consul. Toutefois, Spartacus est tiraillé entre les deux femmes de sa vie, au point, à l’issue de sa fuite devant des cavaliers romains, de se retrouver – le hasard faisant décidemment bien les choses – dans la maison de Sabine, à qui il finit par succomber. Parallèlement, comme si cela ne suffisait pas, Amitis est courtisée par un chef esclave, rival de Spartacus. On a là l’image d’un Spartacus, représentant du peuple italien, pris entre les deux feux du fascisme et de la résistance, et qui souhaite une réconciliation de tous (il refuse de tuer les anciens maîtres, appelant à la justice). C’est particulièrement sensible dans l’entrevue qu’il a avec Crassus à la fin du film, avant l’ultime bataille. Crassus lui propose en effet de devenir gouverneur de province (sic !), y compris une Germanie encore insoumise (re sic !), et de libérer tous les esclaves révoltés ! On est ici dans l’absurdité la plus totale, qui couronne un film définitivement de mauvais goût, noyé dans l’eau de rose. La transmission de son épée pour son futur fils sur le champ de bataille ouvre sur une suite possible, Le Fils de Spartacus, que nous n’évoquerons pas ici.
Avec l’ambitieuse fresque rêvée, voulue et produite par Kirk Douglas (1960), on franchit un degré sensible dans la qualité artistique. Il faut dire que ce film réalisé initialement par Anthony Mann, puis repris par Stanley Kubrick, fait preuve d’une toute autre ambition. Inspiré du roman d’Howard Fast, il adopte toutefois une narration plus linéaire, mettant en parallèle deux hommes, deux allégories, Spartacus, incarnation de la liberté pour tous les hommes, et Crassus, personnalisation de l’ordre et de la hiérarchie traditionnelle65, de la dictature même (il fait tout pour se faire proclamer Premier Consul, un statut qui n’existait pas dans la Rome républicaine mais a tout de la proximité bonapartiste), Crassus annonçant de la sorte César et Octave. Spartacus est ici fils d’esclave, rêvant d’emblée de la liberté généralisée. Travailleur dans les mines de Lybie, il est racheté par un Batiatus joué sur un mode très convaincant par Peter Ustinov, qui en fait un personnage précieux, flagorneur, opportuniste et couard, capable toutefois d’aller à l’encontre de ses penchants les plus vils. Apprenti gladiateur, Spartacus décide de passer à la révolte suite au sacrifice d’un de ses compagnons dans l’arène devant Crassus et au départ de Varinia, vendue à ce dernier. Après le soulèvement victorieux des pensionnaires du ludus, qui nous vaut cette belle image des grilles des enclos d’entraînement transformées en armes contre la garnison, l’objectif initial n’est pas de marcher vers le nord de l’Italie, mais de partir vers le sud, afin de prendre la mer. Ce n’est que dans un second temps que Spartacus et son armée sont contraints de marcher sur Rome, pris en tenaille par Pompée et Lucullus (là encore, un contre-sens complet avec le déroulement de l’histoire tel qu’on le connaît, mais qui permet de renforcer davantage le caractère supposément invincible de l’armée des esclaves). Entre-temps, Crassus aura réussi à surmonter l’opposition de son ennemi juré, le sénateur Gracchus, finalement trahi par un César jusqu’alors son protégé. Là encore, cette vision d’une opposition patriciens / plébéiens est en décalage avec les réels enjeux du Ier siècle avant notre ère, fixés surtout sur le choix entre conservation de l’ancienne République et réforme profonde du système politique. Plus novateur, en dehors de la participation du scénariste Dalton Trumbo, jusqu’alors sur la liste noire anticommuniste depuis octobre 1947 (pour refus de répondre devant la Commission des activités anti-américaines), et défendu par Kirk Douglas66, la présence d’une dimension homosexuelle, certes atténuée par la censure, mais particulièrement frappante dans une scène coupée à l’époque, qui voit Crassus expliquer à son esclave Antoninus qu’il apprécie à la fois les huîtres et les escargots, à la fois les relations hétérosexuelles et homosexuelles. Le Spartacus de Kirk Douglas est par contre singulièrement émoussé, car presque non violent. Certes, il se bat contre les Romains, mais lorsque ses hommes veulent faire s’affronter deux patriciens romains dans l’arène, Spartacus les arrête, en totale contradiction avec ce que l’on sait des actions du Spartacus historique… De même, les vues de l’armée des esclaves ne communiquent pratiquement que joie de vivre, harmonie et bonne humeur, les seules marques de tristesse venant des morts dues aux conditions naturelles hostiles et aux Romains. La fin de Spartacus, crucifié aux portes de Rome, renforce cette dimension d’un pré-Jésus. En dehors de l’opposition Spartacus / Crassus, qui nous vaut un parallèle frappant entre leurs deux discours publics et une fantastique séquence de bataille mettant en valeur la discipline des légions romaines, et cette magnifique scène dans laquelle les survivants déclarent tous « Je suis Spartacus ! », ce qui fait battre le rythme du film, c’est la romance développée entre Spartacus et Varinia, une Varinia pour laquelle il témoigne un respect profond, et qui illumine véritablement son existence, l’amour qu’ils échangent étant comme la réplique de celui de Spartacus pour le genre humain. Spartacus, en dépit de sa très grande liberté prise avec l’histoire, est un film puissant, épique et touchant, une véritable symphonie cinématographique, porté par ses interprètes, ses dialogues frappants et la musique d’Alex North67.
Il faut ensuite attendre la première moitié des années 2000 pour voir une nouvelle production consacrée à l’esclave révolté contre Rome. Il s’agit cette fois d’un téléfilm, un format alors de plus en plus en vogue, et qui permet de limiter les coûts. Mais on comprend très vite que la version qui nous est proposée est en grande partie un décalque du film de 1960. Certes, des différences existent : Spartacus est le fils d’un homme libre exécuté par les Romains, Varinia une gauloise violée et capturée par les mêmes, son premier enfant d’avec Spartacus est mort-né, Spartacus meurt sur le champ de bataille (dans le même temps où son fils voit le jour) et c’est le juif David qui est crucifié le dernier, comme dans le roman de Fast… Surtout, et c’est sans doute ce qui fait la principale originalité de cette nouvelle réalisation, les combats sont bien plus nombreux et présents, incluant des affrontements dans l’arène de Capoue et une séquence sur les fortifications de Crassus, une tendance que la série Spartacus approfondira considérablement (voir ci-dessous). Mais on retrouve bien les grands axes du traitement scénaristique de Dalton Trumbo. Tandis qu’à l’instar du roman d’Howard Fast, Spartacus est acquis par Batiatus dans les mines d’or d'Égypte (avec une peau bien peu marquée par un tel traitement !68), et fait simultanément son apprentissage de gladiateur et de l’amour vis-à-vis de Varinia, à Rome, l’opposition entre Agrippa, tenant de la République, et Crassus (bien trop jeune ici, et joué sur un mode trop théâtral), partisan d’un pouvoir fort, fait rage. C’est après le combat privé sollicité par ce dernier chez Batiatus que la révolte éclate au sein du ludus. Plus, certaines situations sont directement rejouées du film de Stanley Kubrick : l’ouverture dans les mines, la première rencontre avec Varinia, la visite de Crassus chez Batiatus qui voit David se dénuder devant les visiteurs curieux et le noir Draba se sacrifier au lieu de tuer Spartacus, l’échange entre Crassus et Batiatus au sujet de Spartacus devenu chef des révoltés, l’armée de Spartacus devant affronter à la fois les légions de Crassus, Pompée et Lucullus… Il n’est pas jusqu’à des lignes de dialogue que l’on retrouve pratiquement telles quelles dans le téléfilm (Draba défendant le refus de sympathiser entre gladiateurs, ou Crassus interrogeant Varinia afin de savoir « qui était Spartacus ? »). Des erreurs géographiques ou historiques sont en outre à relever, ainsi de la végétation, bien éloignée de celle de l’Italie du sud, ou de la désignation des consuls qui ne se fait normalement pas par le Sénat. Par ailleurs, la dichotomie entre Agrippa et Crassus est pour le moins caricaturale, les deux hommes étant pratiquement les seuls intervenants au Sénat, incarnant en outre une opposition totalement anachronique, celle de la « démocratie » (sic, quand on connaît la nature de la République oligarchique romaine, ce qui n’empêche pas Agrippa d’approuver finalement la révolte servile !) et d’un « nouvel ordre mondial » (re-sic, une référence qui s’explique par le regard critique porté sur la politique extérieure étatsunienne sous George W. Bush69). Le combat de Spartacus, surévalué quant à son impact réel – Crassus évoque une civilisation romaine « au bord du gouffre » –, s'il est ici aussi axé sur la liberté, laisse une place certaine à l’idéal d’égalité, celle des sexes et même la propriété commune des biens acquis (à l’exception des armes). Néanmoins, comme chez Kirk Douglas, la violence est ici finalement condamnée. Certes, au début, Spartacus laisse s’exprimer la violence des opprimés tant que ceux-ci respectent les lois communes, mais il défend ensuite la justice contre la vengeance, s’opposant, comme dans le long métrage de 1960, au combat entre aristocrates romains, même s’il ne peut l’empêcher concrètement. La réalisation opère toutefois à ce moment un parallèle clair avec la décimation pratiquée par Crassus. La morale qui en ressort est nette : toutes les violences se valent, et entachent l’humanité, sa dignité, une position prônée sans hésitation par Varinia, à laquelle Spartacus finit par se rallier. Même la scène reprise des auteurs antiques, qui voit normalement Spartacus tuer le cheval qu’on lui tend pour l’ultime affrontement, est ici transmuée en une grâce et une protection des animaux oh combien politiquement correcte !
La série télévisée Spartacus est l’exemple le plus récent et le plus consistant de déclinaison du mythe sur un support visuel. Composée de quatre saisons, elle n’en comprend que trois dans lesquelles apparaissent Spartacus lui-même. Cette série n’aurait certainement jamais vu le jour sans l’impact considérable de la série Rome, qui proposait une vision de la Rome antique, celle allant de la victoire de César à Alésia jusqu’à la fondation du Principat par son héritier Octave, pleine de violence et de sexe, de réalisme charnel, en particulier dans la vision d’une métropole crasseuse et dangereuse. Le choix fait pour Spartacus a consisté à accentuer ces éléments, ce qui nous vaut des scènes de sexe dignes de films érotiques70, et des quantités d’hémoglobine abondamment versées. On repère également, à cet égard, l’influence des films 300 surtout et Sin City, avec une ambiance proche des comics, une esthétisation du sang et de la violence, usant abondamment des ralentis. L’image qui transparaît de la société romaine est franchement caricaturale, que ce soit dans l’hystérie déclenchée par des combats de gladiateurs qui ne sont pourtant pas encore à leur apogée (que de spectatrices exhibant leurs poitrines, fascinées qu’elles sont par les combattants !) ou dans le stupre des classes favorisées.
La première saison, Spartacus. Blood and Sand (Le sang des gladiateurs en français), diffusée en 2010, est composée de treize épisodes, et retrace le parcours de Spartacus, de son engagement dans les troupes auxiliaires romaines sous les ordres de Glaber jusqu’à la révolte au sein du ludus de Batiatus. On y découvre surtout un homme traumatisé par la perte de son épouse, qui découvre peu à peu la vérité sur sa disparition, et ne souhaite alors qu’une chose, tuer les Romains qui en sont responsables. L’acteur principal ayant été contraint de prendre du recul pour soigner un cancer qui l’a finalement emporté, une saison intermédiaire a ensuite été mise en chantier : Spartacus. Gods of the Arena (Les dieux de l’arène), diffusée en 2011, est en réalité une préquelle en six épisodes qui revient sur la vie du ludus de Batiatus avant l’arrivée de Spartacus. Elle permet surtout de présenter un nouveau personnage, Gannicus, alors champion de Capoue, qui parvient à l’issue des épisodes à gagner son affranchissement. Après le décès d’Andy Whitfield, Liam McIntyre est engagé pour tenir le rôle de Spartacus dans Spartacus. Vengeance, seconde saison de dix épisodes diffusée à la télévision nord-américaine en 2012. Les gladiateurs en fuite ont trouvé refuge dans les égouts de Capoue71, et gagnent la campagne campanienne suite aux efforts déployés par Glaber pour écraser cette rébellion (la moitié de la saison voit toutefois se poursuivre les combats de gladiateurs). Les troupes de Spartacus s’étoffent alors au fil des attaques de villas romaines, mènent une expédition dans des mines72 (afin de sauver la compagne de Crixus), bénéficient du ralliement de Gannicus, avant d’être contraintes de se réfugier sur le Vésuve face à l’offensive de Glaber. La saison se termine par la victoire des esclaves et la mort de Glaber des mains de Spartacus. Spartacus. La guerre des damnés, diffusée en 2013, se compose de dix épisodes, et renouvelle une bonne part du casting côté romain. Crassus fait ainsi son entrée, assisté par un Jules César franchement hors-sujet (il est barbu et bagarreur, se fait passer pour un esclave, évoquant davantage l’aventurier que le patricien bien installé, mais séducteur comme son alter égo historique). On assiste à la conclusion de l’histoire, une temporalité accélérée, la défaite de deux généraux romains en ouverture du premier épisode, puis leur décapitation par Spartacus lui-même, valant condensée de toutes les victoires des révoltés. Certains épisodes font écho au film de 1960, ainsi du combat entre deux Romains (ici pour un quignon de pain), de l’intervention des pirates ciliciens ou de l’utilisation dans la dernière bataille de Crixus de l’arme des masses enflammées. On retrouve également déclinées, comme dans le téléfilm de 2004, les fortifications édifiées sur ordre de Crassus, placées ici sur une crête montagneuse, en une accentuation quelque peu forcée de la dimension tragique de la chose. Le dénouement reprend, simplement retardé dans le temps, la division entre Spartacus, désireux de mener les esclaves libérés au-delà des Alpes, et Crixus, symbole d’une accoutumance à la chose guerrière, partant à l’assaut désespéré de Rome. Sans oublier l’affrontement des prisonniers romains (augmentés ici d’un fils de Crassus) contre les gladiateurs, en un retournement particulièrement lourd de sens à l’échelle de la série. Autre clin d’œil au film de 1960, le « Je suis Spartacus » entonné par les principaux compagnons du chef des rebelles au début du tout dernier épisode. Comme dans le roman de Howard Fast, Spartacus et Crassus ont une entrevue, et la mort du premier s’accompagne d’une obscurité qui ne peut qu’inciter au parallèle avec la mort de Jésus sur la croix.
Sur le plan scénaristique, Spartacus fait preuve d’une rouerie affirmée et d’un savoir-faire incontestable pour accrocher le spectateur, multipliant les intrigues et les rebondissements73. Pour une série télévisée, certains épisodes sont de magistrales performances, des réalisations dignes d’un film, que ce soit le dernier épisode de la première saison, règlement de comptes gore digne d’un Quentin Tarantino, l’épisode central de la seconde saison (qui voit l’effondrement de l’amphithéâtre de Capoue) ou les tous derniers épisodes de l’ultime saison. L’essentiel demeure toutefois, chez les Romains comme chez les esclaves, axé sur les relations personnelles, ambitions de carrière, amours et haines diverses, tromperies et conspirations alambiquées, infiltrations, menées tortueuses et trahisons. La libération d’esclaves germains, leur rivalité avec les Gaulois et leur difficile incorporation aux troupes de Spartacus permet par contre d’insister sur le caractère bigarré de l’armée servile, tandis que la liberté nouvelle ouvre sur des problèmes intéressants, la difficulté de l’accepter, de l’assumer (une des anciennes esclaves recherchant à toute force la protection d’un mâle dominant en lui offrant son corps), ou les difficultés alimentaires qui cohabitent avec une réelle liberté d’expression. Un personnage de la seconde saison, Lucius, romain ruiné à cause de Sylla, permet d’illustrer – très brièvement – le ralliement d’hommes libres à la révolte de Spartacus. Ce dernier insiste ici sur certains points de son programme : désir de partage équitable du butin, mise en commun de l’or. A ses côtés, les principaux personnages représentent des allégories : Agron, en plus d’incarner l’homosexuel affiché, est celui qui défend une violence jusqu’au boutiste74 en alternance avec Crixus, Naevia, aux motivations plus psychologiques75, se révélant plus constante en la matière, tandis que Gannicus l’hédoniste incarne initialement la volonté de réconciliation, repoussant la violence des Romains comme celle des insurgés. Entre les deux, Spartacus tente de canaliser en partie la violence des anciens opprimés, comme au moment de la prise de la ville de Sinuessa, où il met fin aux exécutions, ou lorsqu’il s’oppose au massacre aveugle des prisonniers76. Il se distingue ainsi de Crassus, dont la décimation est, comme dans le téléfilm de 2004, mise en parallèle avec l’exécution des prisonniers romains (« Décimation » est d’ailleurs le titre de cet épisode). A ce titre, on ne peut s’empêcher de voir dans le portrait qui est fait de certains révoltés, avides de sang qui coule, l’ombre portée de ces terroristes mis en avant depuis le 11 septembre 200177, même si une certaine « brutalisation » des deux camps semble prédominer. Mais le principe central du duel entre Spartacus et Batiatus, Glaber, puis, dans la dernière saison, entre Spartacus et Crassus78, confirme un trait saillant de cette série, l’importance des individualités et des passions humaines79 en lieu et place des enjeux collectifs et des idéaux désintéressés. A l’échelle d’un tel espace fictionnel, d’autant d’heures disponibles (39 épisodes d’environ cinquante minutes) pour traiter de l’épopée de Spartacus, on ne peut que ressentir de la déception, tant ce traitement est à la fois conventionnel et déséquilibré.
Conclusion : Spartacus : une légende écartelée
Sans que cette étude ne prétende à l’exhaustivité, l’appréhension des diverses déclinaisons du mythe Spartacus permet d’en retenir deux enseignements prédominants. D’abord, qu’il existe une temporalité assez binaire des traitements écrits, entre une longue période marquée par les idéaux socialistes et/ou communistes, allant du XIXe siècle aux années 1950 – le Spartacus de Kirk Douglas, avec trois communistes ou ex-communistes au générique (Howard Fast, Dalton Trumbo, Alex North) représentant une sorte de final de cette période80 – et une époque nouvelle, depuis les années 1980, où Spartacus, sorti du trou noir de sa mise au pas sous un marxisme en grande partie ossifié, peut refaire jaillir toute la multiplicité de ses lumières. Avec toutefois un paradoxe frappant : le caractère conventionnel de ces nouvelles et nombreuses déclinaisons, qui se répondent les unes les autres, puisent aux mêmes épisodes, aux mêmes images d'Épinal, et ne vont guère au-delà de Spartacus, défenseur d’une liberté tellement générale qu’elle en perd sa singularité. Car Spartacus, et c’est là la seconde caractéristique du mythe, est un personnage promis à une actualité constante, la distance croissante qui nous sépare de lui permettant de le modeler en évacuant des enjeux contemporains, d’autant que sa lutte contre l’esclavage ne peut désormais que faire l’unanimité, à la différence des combats révolutionnaires plus contemporains. C’est sans doute une des explications permettant de comprendre le portrait finalement grandement favorable qui est fait de Spartacus : même lorsque les penchants des esclaves devenus nouveaux maîtres sont stigmatisés, Spartacus est le plus souvent épargné par les critiques, celle-ci n’étant finalement que bénignes ou limitées, tout à l’opposé du traitement réservé aux mythes de Robespierre ou de Lénine. Mais ceci est une autre histoire ...