Cette étude, à l'intitulé particulièrement explicite, est la transposition sous forme éditoriale d'un travail de thèse, solidement argumenté, et qui nous invite à découvrir les coulisses de l'idéologie d' état. La problématique est en effet de montrer qu'en dépit de l'abandon officiel de la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR) à compter de l'arrivée de De Gaulle au pouvoir en 1958, ses caractéristiques ont ressurgies les décennies suivantes et conditionnent encore aujourd'hui les politiques sécuritaires. Et de montrer comment ce qui relevait au départ de l'exception en arrive à devenir la norme. Cette socio-histoire, centrée sur les réseaux et leurs représentations des sources de désordre, est basée sur le dépouillement de la presse de la Défense nationale, mais aussi sur les archives inédites de l'Institut des hautes études de Défense nationale, au sein duquel se sont succédées des générations d'auditeurs volontaires issues des « élites » françaises. Trois parties se chevauchant chronologiquement articulent l'étude autour d'une véritable logique d'ensemble.
La première, allant de 1954 à 1962, s'intéresse à cette matrice idéologique de la contre-subversion qu'est la guerre d'Algérie. Dans un contexte où les cadres militaires voient les soulèvements coloniaux comme un élément de l'offensive du camp socialiste contre l'Occident, s'élabore en effet la DGR , basée sur le contrôle des populations colonisées, afin de les purger d'éléments subversifs, exogènes, et de les immuniser contre le germe révolutionnaire (le langage médical est un fil rouge de ces réflexions1). Pour ce faire, il convient de pouvoir s'émanciper des règles du droit. En découlent en Algérie même, la création des 5èmes bureaux dédiés à la guerre psychologique, le quadrillage de la population, la torture, et la recherche de collaboration d'une partie des colonisés. Surtout, on assiste là à la disparition progressive d'une frontière nette entre guerre et paix, grosse d'une longue descendance. L'auteur y voit l'influence de la « guerre totale » théorisée par Ludendorff, mais peut-être faudrait-il élargir l'approche jusqu'à la thèse de « brutalisation des sociétés »… Le plus intéressant, est de remarquer que ces conceptions ont eu une influence dépassant la seule Algérie : création de la « Défense opérationnelle du territoire » ; dispositions accentuant le pouvoir exécutif dans la constitution de la Ve République ; massacre du 17 octobre 1961, vu comme le moyen d' « expérimenter la contre-subversion dans Paris » (p.100).
La seconde partie du livre, qui court de 1959 à 1981, confirme ces tendances, entre abandon officiel d'une contre subversion dont la majorité des tenants se trouve dans le camp de l'Algérie française - l'OAS étant interprétée comme application pratique de la DGR sous sa forme la plus dure - et transmission de leurs acquis théoriques aux États-unis, à divers pays du bloc occidental (Argentine) et aux anciennes colonies africaines dans le cadre de rapports néocoloniaux ( la DGR aurait ainsi joué un rôle dans la préparation du génocide au Rwanda). Avec les événements de Mai 68, le retour de la contre subversion est plus explicite, comme l'illustre la grâce des anciens de l'OAS, parallèle à la dissolution de plusieurs organisations d'extrême gauche. Marcellin s'intègre parfaitement dans cette évolution, lui qui criminalise les mouvements « gauchistes » (au passage, Rigouste présente la dissolution de la Ligue Communiste en 1973 comme ayant été préparée par une véritable provocation policière). Déjà, à compter du mitan des années 1960, se manifeste la crainte de l'immigration tiers-mondiste et se déploient des efforts visant à instiller un « esprit de défense » au sein de la population, via les médias, l'enseignement ou la police… La politique sécuritaire s'accentue ensuite sensiblement sous le septennat de Valery Giscard d'Estaing, avec l'instauration de Vigipirate, des Quartiers haute sécurité et l'apparition du « sentiment d'insécurité » face à une multiplicité d'agitateurs.
La troisième partie, la plus longue, court de 1979 à 2008, partant du progrès dans la vision militaire de l'association entre immigration du sud et menace pour l'identité française (la peur d'un déclin moral et civilisationnel) ; une vision diffusée par capillarité vers les élites médiatiques et politiques. On assiste ainsi à la construction d'un nouvel ennemi intérieur, postcolonial ; l'immigré musulman, inassimilable et potentiel terroriste, à l'abri dans des banlieues imaginées comme véritables foyers de subversion. A partir de la fin du bloc soviétique, les partisans des « nouvelles menaces » et ceux de la contre-subversion opèrent leur jonction en développant le discours sur la sécurité ; promesse de juteux marchés pour le privé. La menace islamiste est d'ailleurs brandie en parallèle, dans la première moitié des années 1990, par les réseaux français et les militaires algériens (jusqu'aux attentats de 1995, avec la responsabilité probable des généraux algériens). Ce faisant, Mathieu Rigouste démontre bien que les attentats du 11 septembre 2001 n'ont provoqué qu'une accélération de tendances antérieures, qui mènent à « l'industrialisation des machines sécuritaires » (p. 244) telle que nous la connaissons actuellement. Les émeutes de 2005 ont d'ailleurs servi de test pour se préparer au fantasme de guérilla urbaine, tout comme le mouvement anti CPE a pu également subir ce retour désormais officiel de la DGR (pourrissement avancé de manifestations, qui se remarque également à l'occasion du sommet de l'OTAN à Strasbourg, début avril 2009) ; quant à l'affaire Coupat, elle augure sans doute de la construction d'une nouvelle figure de l'ennemi intérieur, celle de « l'anarcho-autonome », gauchiste terroriste qui constituerait l'essence même des idéologies d'extrême gauche...
Cette stigmatisation d'un ennemi intérieur supposé conduit finalement à encourager la production de ce contre quoi elle prétend protéger le pays ; une version contemporaine de ces fameuses « classes laborieuses, classes dangereuses ». Loin d'être déconnectée de la réalité du capitalisme néo libéral, cette tendance conduit selon l'auteur à la mise en place d'un véritable « capitalisme sécuritaire », un stade nouveau dont on peut toutefois relativiser la pertinence, à travers le risque de tout annexer à cette thèse2. Une plongée très instructive dans la genèse de l'idéologie d' é tat, qui nous montre des analyses issues de la sphère militaire proches de l'autisme, tant les seules réponses envisagées sont de l'ordre de l'agression, loin de toute solution socio-économique d'envergure et déconnectées d'une quelconque remise en cause du capitalisme. Mais ainsi que l'auteur lui-même le déclare en conclusion : « la domination n'est jamais limitée que par la résistance qu'on lui oppose et la mise en pratiques de ce nouvel ordre sécuritaire n'occupe que l'espace que les opprimés veulent bien lui laisser » (p.303).