Ce recueil composé principalement de textes de Karim Mroué, dirigeant du Parti communiste libanais pendant près de trente ans, et de l'Egyptien Samir Amin, théoricien marxiste en économie politique1, s'avère aussi inégal qu'intéressant. La première contribution, « Interrogations et considérations sur les événements du Liban », rédigée par Karim Mroué en plein cœur de la récente intervention militaire d'Israël au Liban sud, apparaît un peu courte : si le Hezbollah comme les Etats arabes despotiques sont critiqués, le droit revendiqué pour le Liban à la « liberté, souveraineté et à l'indépendance » semble assez limité. Le dialogue qu'il a avec le philosophe marocain Abdel Ilah Belkeziz nous fait découvrir un communiste solidaire des expériences soviétique ou chinoise (il va jusqu'à analyser le soulèvement hongrois de 1956 comme étant « de caractère fasciste »), mais critique, défendant un marxisme évolutif, le pluralisme, et critiquant la répression de la place Tien An Men, à Pékin, en 1989, un peu à la manière d'un rénovateur. N'épargnant pas Gorbatchev, accusé d'être fort peu socialiste, il revient sur certains fragments de l'histoire du Parti communiste libanais, comme son souci d'éviter la guerre et la partition dans les années 1970, puis ce qu'il qualifie d' « illusions » concernant les changements progressistes que la guerre une fois en cours aurait pu permettre d'amener. Revendiquant un autre modèle d'organisation partisane que le modèle léniniste (vu à travers les lunettes staliniennes), et un bloc de classes non limité à la seule classe ouvrière, ainsi qu'une réforme de fond des Nations unies, il considère toutefois qu'aujourd'hui, la tâche prioritaire dans les pays arabes est le renversement du despotisme, sans se fixer pour l'heure d'objectifs directement socialistes, combinant ainsi éléments de réévaluation et fidélité à certains aspects de la doctrine communiste orthodoxe. Dans son second texte intitulé « Leçons de mon expérience dans le Parti communiste libanais », après avoir souligné son relatif isolement à compter des années 1980 quant à ses efforts de réforme du Parti, il effectue un rappel historique synthétique intéressant sur les divers mouvements communistes dans les pays arabes, particulièrement ceux du Moyen Orient. Le tableau qu'il en dresse conclut à leur échec, en dépit du courage des militants et de certaines luttes menées, les causes étant essentiellement une inféodation trop marquée à l'égard de l'URSS, la répression des pouvoir en place, une tendance marquée à la scission et une certaine distance entre le corpus idéologique et la réalité sociale archaïque de tous ces pays arabes. Samir Amin, de son côté, avec « Les communistes égyptiens face au défi de la modernité et de l'impérialisme », revient sur plusieurs épisodes de l'histoire du mouvement communiste égyptien, particulièrement son attitude à l'égard de la révolution de Nasser, qu'il qualifie pour sa part de « projet bourgeois ». On pourra comparer son témoignage avec celui de la militante Didar Fawzi-Rossano2. Par exemple, pour celle-ci, qui militait dans un groupe communiste [le Mouvement égyptien de libération nationale, de Henri Curiel, fondé en 1943, dit Hadeto ] opposé à celui de Samir Amin [le Parti communiste égyptien dit Raya ], il fallait soutenir, au début, le groupe des Officiers libres autour de Nasser et leur projet de réforme agraire. Le Parti Raya , lui, au contraire, le combattit, même si plus tard, en 1958-1959, lors de ce qu'il nomme « la lune de miel entre les communistes et le régime, à la suite de la nationalisation de Suez » (p. 188), Samir Amin travailla dans le secteur public avec d'autres économistes marxistes.
Un ouvrage très inégal, donc, et qui rend d'autant plus demandeur à l'égard d'études de fond sur les tentatives d'enracinement (réussies comme en Irak dans les années 1950-1960, ou avortées) et l'impact de l'extrême gauche, au sens large, dans le monde arabe. Nous devons cependant lui reconnaître un mérite, celui de replacer et de réimplanter dans l'espace public et savant la question de la révolution au Moyen-Orient. En effet, cet espace est en butte depuis plus de trente ans, encore plus que les autres espaces mondiaux, au retour du refoulé , toutes ces anciennes forces réactionnaires et obscurantistes, tant politiques que religieuses – qui prennent ici le visage d'un islam politique, force d'« adaptation au statut subordonné du capitalisme comprador » pour reprendre les termes de Samir Amin justement, dans un texte récent3 – un moment domptées ou tenues en lisière de la centralité des pouvoirs. Une histoire à construire des mouvements émancipateurs dans cet espace (communistes maghrébins, palestiniens ou soudanais, Ethiopie de Mengistu, luttes au Yémen et à Aden, communistes irakiens du Front populaire de lutte armée en 1968, etc.) devra prendre appui sur les quelques recherches existantes, outre les travaux de Samir Amin, comme par exemple celles de Maxime Rodinson4, René Gallissot5, Mahmoud Hussein6, Jacques Berque7, Walter Laqueur8, Hanna Batatu9 ou Didier Monciaud10. Un futur challenge pour l'équipe de Dissidences , peut-être…