Fabienne Federini, Écrire ou combattre. Des intellectuels prennent les armes (1942-1944), Paris, La Découverte, 2006, 312 p.

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Résistance, Intellectuels, Historiographie

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Issu d’une thèse, l’ouvrage de Fabienne Federini prend place dans la collection « Laboratoire des sciences sociales » dirigé par Bernard Lahire aux éditions La Découverte. Il participe de l’essor de la socio-histoire, travaillant le champ de l’entre-deux-guerres et de la Résistance comme naguère Gérard Noiriel, Gisèle Sapiro1. Son questionnement porte sur l’engagement intellectuel, dont il s’agirait de rendre sociologiquement compte à partir des biographies croisées de Jean Cavaillès et Jean Gosset. Philosophes, tous deux participèrent à la première résistance armée, s’engageant physiquement, trouvant la mort et une position marginale au panthéon des figures de l’engagement intellectuel. L’ambition de F. Federini est triple : elle interroge l’histoire de la Résistance comme celle des intellectuels, questionne enfin la pertinence de la notion de champ pour se saisir de ces objets.

Du point de vue d’une histoire de la Résistance, la précision par le registre biographique de ces engagements singuliers restitue à la première résistance une part de ses conditions de possibilité. Sans nier l’individualité du choix résistant, l’auteure revenant sur la socialisation politique des deux hommes (milieu familial protestant pour Cavaillès, laïc pour Gosset / Ecole Normale Supérieure), rend compte des prémisses de cet engagement résistant. La démonstration s’achève sur l’hypothèse d’une génération résistante (celle de la première heure), marquée par l’importance des liens d’amitiés et les sociabilités normaliennes. Marquée également par le sentiment d’un déracinement (familial, politique, intellectuel), cette génération est en sorte en porte à faux social. Ici se devine l’une des dispositions à la dissidence dès 1940 : « ainsi ce n’est pas la Résistance qui crée la rupture sociale, mais ce sont des acteurs déjà eux-mêmes soit en rupture avec leur milieu familial soit en marge de leur groupe social d’origine qui créent la Résistance. En cela, leur position marginale, « isolée », de résistant n’est jamais que l’expression politique de ce rapport social au monde (p 252). » Si la démonstration convainc, notamment par l’effet de seuil produit par le dernier chapitre (une génération de résistants) où des trajectoires singulières se comprennent dans l’épaisseur d’un réseau en étoile, on peut cependant regretter des références bibliographiques souvent restreintes, pour se saisir du contexte vichyssois, à l’ouvrage de Robert Paxton, certes pionnier, mais depuis précisé par de nombreux travaux qui pouvaient éclairer telle ou telle dimension. En parallèle à cette appréhension de la première résistance, la démarche et les instruments choisis portent toute une série de critiques à l’histoire des intellectuels telle qu’elle s’est définie en France depuis une vingtaine d’année2. La cote paraît bien taillée tant les trajectoires de Cavaillès et Gosset, physiquement engagé, proposent une autre lecture des schémas sartrien et dreyfusard. Reprenant l’analyse de lieux emblématiques de l’histoire des intellectuels (ENS), la démonstration révèle d’autres possibles et d’autres dispositions à l’engagement que le seul rapport au champ éditorial pour la guerre. En somme, publier ou se taire ne serait pas la seule alternative des intellectuels, à moins de lier cette catégorie à la définition dreyfusarde et métahistorique. L’analyse en contexte sert ainsi la déconstruction de cette histoire linéaire qu’est l’histoire des intellectuels. Elle invite d’autant plus à une relecture des années Trente à cette aune que les comparaisons tentées par Fabienne Federini, notamment avec la trajectoire de Georges Lefranc –normalien et condisciple de Cavaillès-, se lisent souvent comme les prémices d’une argumentation plus ample, mais implicite.

La Résistance, l’histoire des intellectuels dans un moment singulier : tel quel, l’ouvrage s’annonce copieux. Il se double d’une réflexion « sur la capacité heuristique de la sociologie à rendre compte de l’action résistante de Jean Cavaillès et de Jean Gosset (p 267) ». Ici l’auteur travaille à l’aide notamment de Bernard Lahire, parfois de Luc Boltanski3, avec et contre Bourdieu. Central dans l’interrogation, la notion de champ se discute par l’appel à celle d’ubiquité sociale. En effet, Cavaillès et Gosset évoluent quotidiennement dans des univers distincts (la résistance, le renseignement, la profession, la famille), cloisonnés par la nécessité de l’action. Prendre en compte cette pluralité des modes d’être enrichit ainsi la connaissance de cette première résistance. De courtes notations soulignent ainsi la contradiction nécessaire des témoignages, puisqu’à chaque univers correspond un rôle ; elles esquissent aussi les effets physiques et mentaux du passage à l’action armée. L’appareil théorique, parfois redondant de chapitre en chapitre, alourdit alors une lecture qu’après-coup, la conclusion rend convaincante.

Notes

1 Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999. Et Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999. Retour au texte

2 Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986. Retour au texte

3 Bernard Lahire, L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Retour au texte

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Vincent Chambarlhac, « Fabienne Federini, Écrire ou combattre. Des intellectuels prennent les armes (1942-1944), Paris, La Découverte, 2006, 312 p. », Dissidences [En ligne], Intellectuels, publié le 07 décembre 2012 et consulté le 29 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=545

Auteur

Vincent Chambarlhac

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