I – Ce qu'on nomme l'affaire Sacco et Vanzetti (The Sacco-Vanzetti Case) débute un soir de mai 1920, le 5 précisément, à Brockton (Massachusetts). Nicola Sacco, ouvrier dans une usine de chaussures et Bartolomeo Vanzetti, vendeur ambulant de poisson, tous deux d'origine italienne, tous deux militants anarchistes sont arrêtés. La police les accuse de deux cambriolages à main armée, dont le second, l'attaque et le vol de la paye d'une usine de chaussures de South Braintree, petite ville proche de Boston a coûté la vie à deux convoyeurs de fonds, le 15 avril 1920. Après un procès qui dure 45 jours, dans lequel les preuves de la culpabilité des deux Italiens apparaissent plus que douteuses, Sacco et Vanzetti sont déclarés coupables le 14 juillet 1921 et condamnés à mort. Une campagne militante de mobilisation, d'abord limitée au milieu libertaire italien, puis qui devient internationale, dénonce ce déni de justice et fait de cette affaire ce que l'opinion publique anglo-saxonne nomme une cause célèbre [en français dans les textes]. De nombreux intellectuels engagés, dont Upton Sinclair1 et John Dos Passos, y prennent part. Des manifestations nombreuses, répétées et parfois violentes se déroulent dans les principales villes européennes. A Paris, la manifestation du 23 août se heurte aux forces de l'ordre, il y a des scènes d'émeute avec barricades et pillages2. André Breton et Louis Aragon s'en souviendront....3 Tout cela en vain. La justice de l'État du Massachusetts reste impavide et intraitable. Après sept ans de procédure judiciaire, dont en dernière instance le rejet des appels à la Cour suprême de l'État (le dernier rejet a lieu en janvier 1926), le juge Thayer confirme la peine de mort le 9 avril 1927. Ils sont exécutés sur la chaise électrique le 23 août 19274. Pour les autorités du Massachusetts, Sacco et Vanzetti ne sont pas des inconnus. Ils militent dans des organisations ouvrières anarchistes du courant « galléaniste »5, ils ont participé activement à des grèves, ils figurent sur les « listes noires » des patrons et ils ont fui la conscription en 1917. Lorsqu'ils sont arrêtés, ils ont en poche des tracts dénonçant l'emprisonnement illégal (8 semaines !) d'un imprimeur anarchiste, Andrea Salsedo, et son probable assassinat par la police le 3 mai 1920 : son corps est retrouvé sur le trottoir, à New York, sous les fenêtres des bureaux du Département de la Justice, au 14e étage, où il était retenu ... 6 Les deux militants craignent pour leur vie, dans cette atmosphère de chasse aux éléments subversifs, et ils donc sont armés. Pour l'accusation, il s'agit d'un élément à charge supplémentaire, même si les balles des revolvers saisis sur Sacco et Vanzetti ne correspondent pas à celles retrouvées dans les corps des convoyeurs de fonds.
II – John Dos Passos écrit son ouvrage pendant le procès. C'est un pamphlet qui est publié par le Comité bostonien de défense des deux hommes. Resté inédit en France jusqu'à ce jour, il est traduit et préfacé par Alice Béja, spécialiste de littérature américaine (elle travaille sur les rapports entre la littérature et la gauche aux États-Unis). Elle a également mis au point l'appareil critique des notes de bas de page. Celles-ci, ainsi que la préface, s'avèrent très utiles pour le lecteur peu au fait de l'histoire de la gauche et de l'extrême gauche américaine des années vingt. Dos Passos, en publiant cet ouvrage engagé, poursuit trois objectifs, qui sont également ceux des défenseurs de Sacco et Vanzetti. Il tient tout d'abord à rappeler l'atmosphère de « délire rouge » (p. 88) qui s'empare des classes dominantes et de l'État dès 1919, suite à la vague de grèves – dont celle des 350 000 sidérurgistes de la Manufacturing Belt, le cœur industriel du pays, au mois de septembre – et aux échos de la révolution bolchevique. Atmosphère complaisamment entretenue par la grande presse, qui se traduit dans les faits par les « Palmer Raids »7. Ainsi, le gouvernement américain brise avec une violence inouïe les courants radicaux du mouvement ouvrier8. La seconde dénonciation est celle du racisme, omniprésent dans les villes industrielles de l'est et du centre-est du pays. En effet, entre 1880 et le début des années 1920, sont arrivés aux États-Unis 26 millions d'émigrants, dont 3,8 millions d'Italiens, 3,4 millions de Slaves, 1,8 million de juifs etc.9 Suivant Alice Béja, « le melting pot, cette capacité des États-Unis de fondre toutes les cultures en une même identité, semblait incapable d'assimiler ces nouveaux arrivants (...). La méfiance à l'égard de « l'étranger » augmenta »10. Émigrants non encore assimilés, stigmatisés comme inassimilables, subversifs de surcroît, Sacco et Vanzetti sont, comme tant d'autres militants de ces années-là, assignés à une forme bien particulière d'américanisation : le rejet violent, la mise à l'écart, la chute dans le monde des Unamerican, des non-Américains11. Ainsi se lit le sous-titre du livre de Dos Passos : Histoire de l'américanisation de deux travailleurs étrangers. Le dernier objectif, à l'évidence, est de dénoncer les irrégularités du procès, la faible valeur des soi-disant preuves, la partialité totalement assumée de l'appareil judiciaire, l'ignorance d'aveux ultérieurs, comme celui d'un certain Madeiros, qui avoue avoir participé, avec un gang italien, au hold-up meurtrier de South Braintree, etc.
III – John Dos Passos est un des plus importants auteurs américains du XXe siècle. Sa technique d'écriture, qui s'inspire de l'éclatement de la représentation dans la peinture cubiste, adaptée à la littérature, le place parmi les grands révolutionnaires de la modernité littéraire. Ici, Dos Passos construit son récit en y intercalant des documents, des extraits de presse, méthode de montage qu'il expérimente plus ou moins, et dont la maîtrise totale apparaît plus tard dans 42e parallèle, 1919 et La Grosse galette (1930-1936) qui forment sa trilogie USA12. Si ses romans apparaissent comme la construction d'un espace autobiographique13, ce livre en faveur de Sacco et Vanzetti scelle pour une dizaine d'années l'engagement public de Dos Passos aux côtés du Parti communiste américain, non sans crises, doutes et désillusions, jusqu'à la rupture finale en 193714. En effet, les campagnes de soutien aux deux anarchistes italien sont assez rapidement prises en main, tant sur le sol américain qu'en Europe, par les différents partis communistes, avec une implication réelle des organisations « auxiliaires » du Comintern15 , dont le Secours rouge, qui aux États-Unis s'appelle l'ILD (International Labor Defense). En 1927, Dos Passos est l'envoyé spécial à Boston de l'organe du Parti communiste, le Daily Worker, et il écrit articles et chroniques sur Sacco et Vanzetti dans la revue culturelle du Parti, The New Masses, dirigée par Michael « Mike » Gold. Très impliqué dans cette revue depuis sa création en 1926, il y écrit en juin de cette année à propos d'une grève qui eut un certain retentissement à l'époque, celle des ouvriers et ouvrières du textile, à Passaic (New Jersey). Si certains auteurs comme Stephen Koch16 présentent l'engagement d'intellectuels « de gauche » sous le seul angle d'opérations de propagande lancées par d'habiles manipulateurs aux ordres de Moscou, tels le célèbre Willy Muenzenberg17, ne peut-on pas plutôt analyser leur compagnonnage avec les communistes comme un espace de rencontre, de sociabilité, une offre d'opportunités nouvelles, un vecteur pour atteindre un autre public ? Dans le cas de Dos Passos, cette hypothèse peut être une des clés de ses rapports avec ces derniers, auxquels il ne cesse d'adresser des critiques, alors que l'on connaît fort bien, par ailleurs, son inclinaison en faveur des wobblies18. Néanmoins, outre le déclin des syndicalistes des IWW sur la « scène » du radicalisme social, leur absence dans le domaine culturel n'a pu satisfaire Dos Passos, en quête, comme tant d'artistes, de reconnaissance et de prestige personnels. Le Parti communiste, « milieu partisan » et « entreprise culturelle », au sens que donne à ces expressions le sociologue Frédéric Sawicki19, offre ce type de gratification symbolique. A ce titre, le voyage qu'effectue Dos Passos dès l'été 1928 en URSS, un an après sa défense de Sacco et Vanzetti, lie sa trajectoire au communisme de même que sa participation active, de nouveau, à diverses campagnes très militantes dans les années suivantes.
IV – Les figures victimaires ou héroïsées de Sacco et Vanzetti resurgissent lors des périodes de répression ou lorsque il est besoin d'un retour aux « origines ». En octobre 1952, à l'acmé du moment maccarthyste aux États-Unis, la presse communiste française nomme Ethel et Julius Rosenberg « les Sacco et Vanzetti de 1952 », en butte à l'« Amérique hystérique et bestiale des lynchages et de la chasse aux rouges »20. Les années 1950 rejouent les années 1920. Vingt ans plus tard, la sortie d'un film franco-italien de Giuliano Montaldo, Sacco et Vanzetti (1971, 1h 55mm), dans lequel Gian Maria Volonté interprète Vanzetti et Riccardo Cucciolla Sacco, permet à la jeunesse révoltée ou pacifiste des « Années 68 » d'ajouter un refrain nouveau, Here's To You, à son répertoire militant, grâce à la célèbre chanson du film interprétée par Joan Baez : « That agony is your triomph. Que votre agonie soit votre triomphe ».
V – En démontant les différentes pièces du dossier judiciaire de condamnation, vide et contradictoire, avec une rigueur implacable, page après page, Dos Passos convainc aisément le lecteur qu'avec Sacco et Vanzetti les États-Unis possèdent leur propre affaire Dreyfus. Une certaine épaisseur historique du mouvement ouvrier américain du XXe siècle et d'un de ses compagnons de route se laisse appréhender par ce livre. A ce titre, il est document d'histoire, source première qui contribue utilement à ce travail de reconnaissance et de connaissance de ce mouvement, ainsi qu'à un nécessaire travail de mémoire des luttes passées pour le développement de la solidarité internationale.