Jean-René Chauvin fait partie de ces militants devenus trotskistes avant la Seconde Guerre mondiale, désormais fort peu nombreux. Son témoignage peut sembler tardif, mais il bénéficie ainsi d'un recul favorable à la réflexion, et d'une mémoire restée particulièrement vive. Son livre est en réalité triple : outre le récit de son propre vécu, de nombreux témoignages sur les camps de concentration et d'extermination sont convoqués, et Jean-René Chauvin lui-même apporte des éléments de réflexion sur ce qu'il appelle « la lèpre du 20e siècle », consubstantielle à notre modernité sociale et politique : les systèmes concentrationnaires nazi et stalinien (la variante maoïste n'étant qu'effleurée). De cette longue approche, au sein de laquelle quelques erreurs se sont glissées1, nous retiendrons surtout les renseignements biographiques, l'auteur étant le fils, tardif, d'un député guesdiste, René Chauvin, élu à Puteaux en 1893 sous l'étiquette du POF (Parti ouvrier français dirigé par Jules Guesde), et démissionnaire de la SFIO en mars 1914. Cette origine familiale explique son militantisme dans les rangs de la SFIO - tendance Gauche révolutionnaire -, puis dès avant 1939, dans ceux du mouvement trotskyste : il est à l'origine du premier groupe trotskyste à Bordeaux. Fasciné par son père, un modèle de rigueur et d'honnêteté, il se dit décidé « à participer à ce qui lui apparaissait comme une grande épopée libératrice du monde ouvrier » (p.59). Et J.-R. Chauvin a tenu bon, continuant à militer jusqu'à aujourd'hui dans le mouvement trotskyste : il est actuellement militant de la LCR.
Une fois démobilisé en octobre 1941, trop connu à Bordeaux pour pouvoir y militer, il monte à Paris où il diffuse La Vérité, le journal du Parti ouvrier internationaliste (POI), dans le XIe arrondissement, puis il est chargé des liaisons Paris-province. Arrêté le 15 février 1943, par hasard, dans une rafle, il connaîtra la déportation et les camps pendant plus de 2 ans : il n'est de retour à Bordeaux que le 9 juin 1945. Chauvin fut un déporté « ordinaire » en ce sens que s'il fut arrêté pour ses activités antinazies, il ne participa pas à l'organisation de résistance interne au sein des camps qu'il a fréquentés. Pour autant, ce qu'il nous dit sur son séjour dans les camps est passionnant. Il est d'abord à Mauthausen, plus spécialement dans un de ses Komandos, à la frontière avec la Yougoslavie, où il participe au creusement d'un tunnel. Comme dans les camps soviétiques, les détenus sont réveillés d'un coup de marteau donné sur un rail ; le clairon aurait fait figure « d'objet culturel sophistiqué » dans cet univers! Il est ensuite mineur dans un camp de travail annexe d'Auschwitz-Birkenau. Jamais ce récit de vie n'est larmoyant, c'est ce qui rend sa lecture si roborative, l'auteur insistant toujours sur les moments d'humanité, par exemple cet acte de solidarité des Slovènes qui déposaient une boule de pain pour les forçats attachés au creusement du tunnel, ou ce porion nazi qui entame avec lui une conversation politique au fond de la mine de charbon et qui ensuite s'arrange pour qu'il obtienne la ration de pain réglementaire dont il était privé jusque là. Il rencontra même deux militants communistes parisiens qui ne furent pas choqués d'apprendre qu'il était trotskyste et qui lui évitèrent d'être rossé, ou pire, par des militants staliniens. Mais il ne dut qu'à sa jeunesse – il avait 24 ans – et à ses qualités de sportif - de pouvoir survivre, notamment à la terrible évacuation d'Auschwitz, à pied sur des dizaines de kms, sous la neige, le ventre creux, ou pire encore dans des wagons découverts, dans lesquels les détenus s'entretuent pour une boule de pain.
Le rapatriement est émouvant, quand dans un camion une jeune fille aux cheveux rasés vient se blottir contre lui. On ne retrouve cependant pas dans son témoignage la densité de celui de David Rousset dans Les jours de notre mort ou L'univers concentrationnaire . Pour le dire en d'autres termes, bien que tragique (il raconte même s'être battu -et peut-être avoir tué pour cela- avec des détenus hongrois pour de la nourriture), l'expérience de Chauvin ne se différencie guère de celle de plupart de ses camarades, à l'exception d'un passage où il mentionne des insultes « d'hitléro-trotskiste » de la part de détenus communistes. Passionnant aussi est le dernier chapitre consacré à la situation du mouvement trotskyste à la Libération, un mouvement que tous – en premier lieu bien sûr les staliniens du PCF – s'acharnent à empêcher de vivre, au grand étonnement de J.-R. Chauvin qui pensait à juste titre avoir payé assez cher le droit à la parole. Secrétaire à l'organisation du Parti communiste internationaliste (PCI, nouveau parti trotskyste unifié), il nous livre ainsi des chiffres très précis sur ses effectifs, en janvier 1948 : 626 adhérents et 12 permanents. Ce développement s'achève malheureusement de manière trop abrupte.
Deux thèmes intriguent particulièrement l'auteur : la difficulté qu'a eu la population française à comprendre la réalité concentrationnaire ainsi que la genèse de cette machine à broyer les individus. Pour expliquer cela, J.-R. Chauvin ne se contente pas de revenir sur les premiers camps de concentration créés par les Anglais en Afrique du sud à la fin du XIXème siècle, lors de la guerre des Boers, il remonte aux guerres que se sont livrées l'Espagne et les Etats-Unis pour le contrôle de Cuba et des Philippines. Ensuite, cette forme d'emprisonnement se répand sur l'ensemble de la planète. Les démocraties, même hors du cadre colonial, n'en sont pas exemptes. Il consacre ainsi un chapitre entier au cas du camp de Gurs, camp de plus de 20 000 personnes qui a servi à « accueillir » les réfugiés espagnols en France, puis les antifascistes allemands durant la guerre. De même sous Vichy des camps de concentration ont été créés pour les tsiganes. On trouve de manière générale de nombreux détails, mais n'est-ce pas là consacrer trop de temps à ce qui n'est après tout qu'à la marge du sujet, comparativement aux camps nazis ou staliniens ? D'autre part, si le propos est souvent pénétrant (on y retrouve des accents des analyses d'Enzo Traverso, La violence nazie. Une généalogie européenne , La Fabrique, 2002), on peut regretter que Chauvin ne mette pas suffisant l'accent sur ce qui constitue l'unicité du système nazi, le seul à avoir construit des usines de mort pour les juifs. La bibliographie utilisée ne tient quant à elle pas compte des ouvrages les plus récents, et on ne peut que rester sur notre faim quant à la genèse des camps soviétiques, Jean-René Chauvin parlant de stalinisme dès le début des années 20, mais sans véritables explications précises sur les responsabilités éventuelles des bolcheviques… Sa plume élégante sait en tout cas faire preuve d'humour (comme sur ses aventures au sein de l'institution militaire), et les pages se succèdent trop rapidement.