Quelle définition donner à l’extrême gauche en Europe ? Comment saisir son actualité « paradoxale » comme son extrême diversité ? Pour l’auteure1, l’extrême gauche est un laboratoire (pour observer les liens passé / présent, les compromis et les adaptations, les scissions, les mutations), un acteur politique européen et se comprend en regard des systèmes politiques et des Etats. De facto, le poids de l’extrême gauche dans les mouvements sociaux et culturels, s’il est noté, demeure en dehors du champ de son analyse. Ouvrage de vulgarisation, le travail de Christine Pina, s’il s’avère plus sérieux que ceux d’un Antoine Bourseiller (pourtant régulièrement cité en notes de bas de page) ou d’un Christopher Nick, énonce trop souvent des données généralement connues, appuyées en outre sur une bibliographie plus que contestable : des titres souvent datés (le Dictionnaire de l’extrême gauche de 1945 à nos jours de Roland Biard publié en 1978 (Belfond), par exemple), et strictement aucun travail universitaire, alors qu’ils se sont pourtant multipliés ces toutes dernières années : citons par exemple les DEA de Florence Joshua, Céline Malaisé, Karim Landais ou Julien Raimbault, ainsi que les thèses de Alain Cuénot et de Jean-Paul Salles, membre par ailleurs de la rédaction de notre collectif de recherches Dissidences, collectif lui aussi ignoré par Christine Pina2. Sans doute faut-il chercher là la source de plusieurs erreurs historiques voire d’analyses politiques superficielles.
Le registre comparatif souligne les difficultés actuelles d’une définition de l’extrême gauche. Un bref rappel des origines en fournit une a minima, en partie construite par l’apport de l’histoire conceptuelle du politique (Winock / Rosanvallon / Furet) : l’extrême gauche se lit comme une passion de l’égalité3. Une courte typologie en circonscrit les principales familles. L’invocation insurrectionnelle, fondée sur l’exemple de la Révolution française, convoque Baboeuf et Blanqui entre autres, icônes d’un messianisme de la révolution des masses. Seconde famille, le trotskysme et le caractère central qu’il donne au parti dans la révolution ; c’est un héritage sans emploi (Bensaïd) pour les temps contemporains. Face à la centralité du parti, un troisième rameau s’inscrit davantage dans la topique de la spontanéité des masses (luxembourgisme, conseillisme, Internationale situationniste…). L’anarchie (Proudhon / Bakounine) clôt ce tour d’horizon des racines européennes de l’extrême gauche qu’enrichît ensuite la prise en compte du maoïsme, réponse à l’abandon du léninisme par les autres « familles ». La quête des origines dit la diversité, plus que l’unité, des expériences d’extrême gauche en Europe. Néanmoins, cette typologie reste critiquable par sa trop grande simplification d’une extrême gauche souvent plus complexe et plus diversifiée. A ce titre, Michel Winock est-il vraiment le mieux placé pour faire référence sur le sujet ?4
Christine Pina résout pour partie cette difficulté arguant de la visibilité des partis d’extrême gauche à l’occasion de l’élection des eurodéputés au suffrage universel à partir de 1979. La construction européenne serait une chance pour l’extrême gauche ; les élections sont une grille légitime de lecture pour apprécier l’extrême gauche. Pour autant, cette visibilité par les urnes ne dégage aucune explication monocausale. Les contextes sont par trop discordants en Europe. Jouant le jeu d’un marché politique concurrentiel dans son rapport au socialisme et au communisme, l’extrême gauche européenne trouve, dans les conditions d’une greffe social-démocrate réussie, un terrain propice à son développement (cas danois, hollandais et suédois) ; l’inverse est également vrai (France, Portugal, Espagne, Italie). La discrétion -l’invisibilité électorale- convient pour se saisir de la Grande Bretagne, de l’Allemagne, de la Belgique. Ce tour d’horizon géographique, qui fait preuve de bien des lacunes (quid, au Royaume-Uni, du SWP ? Du Scottish socialist party ?) se clôt à nouveau sur le constat -discutable- d’une impossible généralisation ; l’argument de la visibilité échappe au seul champ électoral pour rendre compte d’une réalité politique dotée d’une force dont on mesure mal encore les effets. La visibilité de l’extrême gauche passe également par son extrême violence. Intitulant son troisième chapitre Aux armes révolutionnaires ! Le choix du terrorisme, l’auteure synthétise les interprétations de la violence terroriste au détour de la décennie 70, discutant les travaux d’Isabelle Sommier, Michel Wieworka, Ami-Jacques Rapin. A l’analogie produite par la contemporanéité de ces expériences, elle oppose les différences structurelles et contextuelles des mouvements allemands, italiens, français, décomposant la vulgate tensions / professionnalisations (clandestinité) / radicalisation. La conclusion se comprend à nouveau en regard du système politique et des sociétés européennes pour qui ces violences sont irruptives et aveugles, puissamment corrosives des institutions ; en somme, un antimouvementsocial comme le définit M. Wieworka, qu’elle cite sans explicitement adopter l’analyse.
L’hétérogénéité quasi-structurelle de l’extrême gauche sous la plume de Christine Pina mène enfin à l’examen des différentes tentatives d’unification qui, toutes faillirent. Le rapide examen du socle des trois Internationales débouche sur l’analyse de la IVe, de son éclatement. Ici l’extrême gauche devient la gauche radicale (entendre trotskyste) qui, au tournant de 1990, trouve dans les nouveaux mouvements sociaux un lieu et des sas pour rejoindre la gauche mouvementiste. Nonobstant cette typologie nouvelle, dont les rapports avec les panoramas précédents sont tus, l’examen de ces liens saisit l’extrême gauche en termes d’espaces, dans des configurations mouvantes et des trajectoires militantes (C. Aguiton) dans la nébuleuse altermondialiste. Ce nouveau registre d’analyse implique, plus que les trop courtes pages qui lui sont consacrées, les mutations en cours bien qu’il souligne des résistances à ce phénomène (Lutte ouvrière), des difficultés. Un dernier chapitre porte sur l’extrême gauche française, exception européenne ? L’interrogation a d’autant plus de sel qu’elle ne trouve aucune réponse, sinon dans la reprise de l’argument d’une passion révolutionnaire française (Révolution française, Commune) à même d’expliquer la pérennité de l’extrême gauche française. Celle-ci se réduit d’ailleurs au trotskysme, ses filiations sur le siècle. Le choix des urnes opéré après 1968 par celle-ci motive sans doute l’analyse qui statue sur la fidélité à une ligne, une image, propre à capter un espace que le PCF laisse en déshérence. L’extrême gauche française, malgré ses fragilités, est donc championne en Europe. Par extension, la place de l’extrême gauche en Europe n’est donc ni une aberration, ni une survivance : elle peut tabler, tentant le jeu des élections, sur la force du mythe révolutionnaire.
On pourrait conclure le compte rendu sur cette note sorellienne. L’insatisfaction pourtant convient davantage. L’absence de définition propre, qui construisait en énigme l’introduction, mène à des lectures où l’extrême gauche apparaît à géométrie variable, en lieu et place de critères plus fixes, telle l’appartenance au camp de l’alternative révolutionnaire. L’argument de la visibilité par l’élection avant toute chose, et plus généralement par la participation au jeu démocratique, déleste l’analyse de toute contingence sociale et mène à l’éviction de secteurs pourtant signalés dans les origines de l’extrême gauche - le conseillisme, l’anarchisme. Par extension, on notera que l’analyse de l’extrême gauche que propose Christine Pina manque d’un décryptage plus poussé des divers programmes et d’une réelle profondeur historique (l’extrême gauche française ne connaît pas un essor à compter de 1978, p.41) ; on a parfois l’impression que son étude a été composée par collage de différents morceaux autonomes sans qu’une cohérence globale bien nette ne s’affirme. L’altermondialisme, comme également le renouveau de la contestation sociale à partir des expériences italiennes ou de Seattle, peinent à trouver leur place. Finalement, selon l’auteure, l’extrême gauche semble se réduire au trotskysme partisan (partidaire). Pourquoi pas, à condition d’évoquer cette configuration d’emblée. Pourquoi pas, en nourrissant l’analyse d’une profondeur historique que les seuls travaux de Jean-Jacques Marie (Le trotskysme et les trotskystes) et Daniel Bensaïd (Les trotskysmes), marqués par leur militantisme respectif, ne pouvaient qu’effleurer, mais alors en se passant d’explications confuses, de raccourcis et d’incompréhensions, voire même de jugements de valeur relativement discrets. Pourquoi pas, à condition d’éviter les nombreux contresens et erreurs historiques qui émaillent le livre5. En somme, tout le sel de cette note tient aux regrets qu’elle nourrit…