Mack P. Holt, Des vignerons dans la ville. Vin, religion et culture politique à Dijon (1477-1630)

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Mack P. Holt, Des vignerons dans la ville. Vin, religion et culture politique à Dijon (1477-1630), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Histoires », 2022.

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Ce livre publié en 2022 par les Éditions universitaires de Dijon est la traduction française d’un ouvrage édité en 2018 par les Presses Universitaires de Cambridge sous le titre original de The Politics of Wine in Early Modern France: Religion and Popular Culture in Burgundy (1477-1630). Avec cette monographie, Mack P. Holt, professeur à l’université Georges Mason de Fairfax (Virginie) offre une étude tout à fait passionnante et éclairante de la vie politique municipale à Dijon, depuis la réunification de la Bourgogne au royaume de France en 1477 jusqu’au développement de l’État monarchique absolu au milieu du règne de Louis XIII. Cette traduction, impulsée par Jérôme Loiseau et assurée par Michèle Lurdos, a l’immense mérite de mettre le lecteur français en contact direct avec la riche historiographie anglo-saxonne concernant la ville de Dijon et l’histoire de la Bourgogne. Loin d’avoir la reconnaissance qu’elle mérite de notre côté de l’Atlantique, l’histoire de Dijon écrite depuis de nombreuses années en langue anglaise par des spécialistes tels de James Farr, Michael P. Breen et Julian Swann est pourtant d’un apport fondamental à la connaissance de cette histoire locale, dont le lecteur trouvera dans la bibliographie un grand nombre de références.

En soi, ce livre ne traite pas de l’histoire viticole, en tout cas telle que l’entendent les historiens traditionnels du vin. En tant que tel, on aborde même les premières pages avec un certain inconfort, qui met un certain temps à dissiper, certainement par manque des repères classiques. Mais plus qu’une faiblesse, c’est en fait la très grande force du livre justement, qui est absolument éblouissant. Mack P. Holt ne parle pas ou peu de vin, du produit, de son économie, des échanges, de sa consommation, etc., tous objets naturels à l’historiographie du vin. Non. Mais il parle avec un niveau de détails et de connaissance des archives impressionnant de ce qui constitue en général l’angle mort de toute cette histoire, le plus souvent réduite à quelques pages qui confinent plus à l’exercice obligé qu’à des analyses solides, et pourtant si essentiel à sa connaissance : je veux parler des vignerons. On sait qu’ils représentèrent jusqu’à un quart de la population de Dijon au xvie siècle, et pourtant on ne savait presque rien d’eux, excepté ce qu’en avaient révélé les trop rares articles que leur avait consacrés Claude Tournier dans les années 1950. Ce livre leur offre enfin l’existence et le rôle historique qu’ils méritent dans le destin tourmenté d’une capitale dont la richesse et le prestige, en dehors de l’héritage historique de ses ducs, reposèrent au xvie, au xviie et même au xviiie siècle, sur l’économie viticole.

En spécialiste de l’histoire politique, l’auteur cherche comment se nouèrent dans la sociabilité dijonnaise les relations de domination et de négociation entre les élites urbaines et les classes populaires (c’est-à-dire les vignerons) de 1477 à 1630. Il propose une thèse, celle de l’existence d’une modulation périodique du rôle politique du groupe des vignerons tout au long de la période, avec effondrement final, organisée autour de trois périodes.

De 1477 à 1560, les vignerons tiennent une place importante dans la vie politique locale. Après le rattachement à la couronne en 1477, les élites urbaines font en effet le choix de maintenir la conciliation avec les classes laborieuses pour conserver la stabilité entre les factions royalistes et celles de la « Foy de Bourgogne ». Le groupe des vignerons joue alors un rôle politique important en participant activement au rituel annuel de l’élection du vicomte-mayeur et des échevins, que l’auteur décrit fort précisément (p. 46-62). C’est surtout à partir des années 1520-1530 que leur rôle devient déterminant. L’unanimité des voix qui caractérisait le rituel de l’élection d’un candidat unique à la fin du Moyen Âge disparait en effet au profit de véritables campagnes pour choisir entre plusieurs candidats, qui n’hésitent pas à faire la cour aux vignerons et aux artisans. Les dons en vin et les promesses de banquets aux futurs électeurs provoquent de tels tumultes que les rassemblements populaires finissent même par être interdits avant les élections à partir de 1554. Les vignerons jouent alors non seulement un rôle politique, mais comme l’ajoute l’auteur, de manière peut-être encore plus importante, ils sont convaincus d’en jouer un, tant ce contexte de compétition électoral accentue les négociations avec les élites (p. 36). C’est alors, dans la première moitié du xvie siècle que l’effectif des chefs de feux se déclarant vignerons dans les documents fiscaux atteint son maximum historique de 25 %, alors qu’ils n’étaient que 10 % au début du xve siècle et qu’ils ne seront plus que 6 % au xviiie siècle, après le développement de l’État monarchique (p. 105).

L’arrivée de la Réforme et les guerres de Religion (c. 1550-c. 1595) ne bouleversent pas fondamentalement cet équilibre. Au contraire même, dans ce cadre chronologique envisagé comme la seconde période de son étude, Mack P. Holt note que les vignerons dijonnais étant majoritairement anti-protestants, tout comme le conseil de ville et le gouverneur Henri de Mayenne, leur rôle demeura fondamentalement associé à une vie politique urbaine profondément royaliste. À en croire l’auteur, la période qui commence avec les guerres de Religion en 1562 constituerait même de la période pendant laquelle la mainmise des vignerons sur les élections du conseil échevinal aurait été la plus forte, ceux-ci apportant leur soutien dans l’opposition au protestantisme. C’est aussi, revers de la médaille, une période de difficultés économiques violentes, pendant laquelle, sous le feu croisé des aléas climatiques, des déprédations guerrières et de l’augmentation de la fiscalité pour mener les conflits, le groupe des vignerons connaît un déclassement économique et une perte de son pouvoir d’achat confinant au drame. L’auteur met en évidence l’affaiblissement du niveau de vie moyen des vignerons par une analyse microéconomique très intéressante d’une rue de la ville (rue Vannerie). Le pourcentage de vignerons déclarés dans la ville, de plus en plus endettés et dépendants des notables par le système de la rente, est déjà tombé à 15 % en 1599.

La dernière période envisagée, qui s’étend de l’effondrement de la Ligue en Bourgogne en 1595 à la révolte du Lanturlu en 1630, soit la période du développement de l’État royal sous les règnes d’Henri IV et de Louis XIII est certainement la plus intéressante. Si le premier a laissé un excellent souvenir aux vignerons en réaffirmant les privilèges de la ville en 1595, le second a été perçu comme le fossoyeur de l’influence politique des classes laborieuses. Le développement de l’État royal en effet s’appuie sur une stratégie de concentration des pouvoirs au sein d’une oligarchie de plus en plus soumise à l’ingérence royale. En 1612, sous prétexte de mettre fin aux troubles occasionnés par le démarchage électoral des vignerons, que l’on considère comme des beuveries, un règlement royal exclut du vote pour l’élection du vicomte-mayeur tous ceux dont la contribution à la taille ne dépasse pas 40 sous : autrement dit, tous les travailleurs à la tâche et l’essentiel des vignerons, et en tout 50 % du nombre des votants traditionnels (p. 241-242). Parallèlement, l’administration royale veut réformer à partir des années 1620 la Bourgogne en un pays d’élection, elle qui avait toujours été un pays d’état et donc souveraine sur la question fiscale. Pour les Dijonnais, c’est une entorse inadmissible à ce qui reste de la « Foy de Bourgogne », c’est-à-dire l’entente tacite pour la cogestion des affaires locales entre la cité et le roi. En contexte de crise économique majeure, caractérisée par une hausse des prix des céréales de 300 % entre 1625 et 1630, et des prix du vin en baisse sur la même période (graphiques, p. 270-271), les récriminations populaires montent après la réception décevante du roi Louis XIII dans la ville en janvier 1629, qui fit l’affront, à l’encontre de l’attitude beaucoup plus conciliante d’Henri IV en 1595, de refuser son cadeau et, surtout, de renouveler la confirmation traditionnelle des privilèges locaux. L’émeute du Lanturlu éclate un an plus tard, sous la pression des difficultés économiques qui s’accentuent, les 27 et 28 février 1630. Les hôtels particuliers de sept parlementaires, pour la plupart favorables à la transformation de la Bourgogne en pays d’élection, sont saccagés sous les hourras de la foule et avec l’aide d’une certaine passivité des autorités échevinales qui laissent faire les émeutiers avant d’envoyer la milice bourgeoise. La réaction royale sera sans pitié pour le conseil de ville et pour les vignerons, dont l’un d’entre eux, Antoine Changenet, un vigneron modeste, est tenu pour responsable des faits. Le roi décide de réduire le conseil de ville de 20 à 6 membres, dont le collège électoral se limitera désormais à un conseil de 24 anciens maires et échevins. Quant aux vignerons, ils sont sommés de quitter la ville et de s’installer dans les villages périphériques. Au final, on reviendra rapidement à un conseil de 20 échevins et la Bourgogne ne sera jamais transformée en état d’élection. Les vignerons, qui ont pu regagner la ville, ont gagné sur ce point. Mais ils sont dorénavant totalement exclus du droit de vote et ne joueront plus qu’un rôle politique mineur jusqu’à la Révolution.

Que retenir pour l’histoire viticole de cette remarquable synthèse d’histoire politique, qui brasse, ajoutons-le pour tous les lecteurs intéressés par l’histoire de la ville, des aspects bien plus larges et précis que les quelques éléments que j’ai sélectionnés dans ces lignes ? Tout simplement, à mon avis, des clés de compréhensions inédites à des phénomènes que l’on a saisis jusque-là seulement en surface, sans la nécessaire connaissance précise des intrications existant entre le politique et l’économique. Je donnerais deux exemples rapides pour illustrer ce propos. À partir de 1563, l’échevinage de la ville de Dijon réfléchit à la mise en place d’une institution nouvelle, celle des courtiers-gourmets qui, armés de la marque à feu de la ville et recrutés chez les tonneliers et les vignerons, a le pouvoir de déterminer ce qu’est le vin authentique du cru et donc de contrôler tout le marché de gros. En 1608 et en 1609, cette institution a acquis assez de pouvoir pour interdire à la ville voisine de Talant d’utiliser sa propre marque et pour la priver de sa souveraineté commerciale. On sait maintenant avec le livre de Mack P. Holt que ces évolutions ont en fait eu lieu au moment précis où l’influence politique des vignerons a été la plus forte auprès du conseil de ville, et qu’il a donc dû s’agir de tractations notamment acquises par des négociations en échange de voix. Autre exemple : le phénomène bien connu d’achats massifs de vignes par la noblesse et la bourgeoisie parlementaire à partir des années 1630, qui aboutira à la formation des vignobles de vins fins qui seront à la base des climats de Bourgogne. La thèse la plus souvent avancée, d’ordre culturel, est celle de la naissance d’une société de distinction qui a eu besoin de se démarquer par l’élaboration d’un produit personnalisé et de luxe. Le livre de Mack P. Holt permet d’entrevoir le problème sous une tout autre perspective. Les vignerons, ruinés par les crises économiques successives et chassés de la sphère du pouvoir politique ont dû, pour survivre, vendre leurs terres à des parlementaires au service de l’État royal qui, eux, prenaient le pouvoir et établissaient de nouveaux équilibres de domination-négociation, en établissant de nouveaux droits qu’il faudrait étudier plus avant. Voilà des phénomènes de l’histoire viticole, entre d’autres, que ce livre inspirant et vivifiant invite à relire à l’aune d’une histoire politique qui fait souvent défaut aux spécialistes du vin du Moyen Âge et de l’Ancien Régime. Ce beau livre comble dans ce domaine un vide historiographique béant et montre tout à la fois, on ne le dira jamais assez, tout l’intérêt du pas de côté.

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Thomas Labbé, « Mack P. Holt, Des vignerons dans la ville. Vin, religion et culture politique à Dijon (1477-1630) », Crescentis [Online], 7 | 2024, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1648

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Thomas Labbé

Université de Bourgogne, UMR 6298 ARTEHIS (Archéologie, Terre, Histoire, Société)

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