Introduction
En 1911, à l’époque où Dijon était encore vigneronne, La Revue de Bourgogne publiait l’éloge de dom André Gentil, dernier prieur de l’abbaye de Fontenay (21), précurseur des sciences œnologiques. Le laudateur rappelait alors aux Dijonnais la contribution essentielle du religieux de Fontenay au développement de la vitiviniculture française (Simon 1911).
Ce moine originaire de Pesmes en Franche-Comté travailla pendant le demi-siècle que dura son ministère à l’amélioration des pratiques agricoles et viticoles des exploitations monacales dont il eut la charge. Les agriculteurs en ces temps se contentaient de répliquer les pratiques culturales ancestrales, ignorant les théories qui les fondent et ainsi, comme l’a étayé Zolla (Zolla 1894, p. 10-11), se condamnaient à la Routine1. Gentil s’émancipa des antiques coutumes et sur la base d’expérimentations physico-chimiques, utilisa les principes les plus certains de la Chymie pour amender les sols, témoignera le docteur Bouvier (Bouvier 1801). Encouragé par son neveu à communiquer le résultat de ses recherches, il publie un premier essai d’agrochimie en 1777 (Gentil 1777). Il est dès lors élu sociétaire de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-lettres de la capitale bourguignonne, que dirige le célèbre chimiste Guyton de Morveau (1737-1816). Dans la continuation de ses études agrochimiques, Gentil se spécialise alors en viniculture ; il explore particulièrement le processus de la fermentation éthylique. Des laboratoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-lettres de Dijon, et de celui dont il dispose en son abbaye de Fontenay, dom Gentil invente le moment optimum : « ni trop tôt ni trop tard », du terme idéal de la fermentation alcoolique, le dosage du sucre étant son étalon. Son mémoire est primé par l’Académie royale des Sciences de Montpellier en 1779 (Gentil 1802) – un autre complétant le premier le sera par l’Académie de Lyon en 17872 (Gentil 1787).
Cité par la presse nationale (Le Mercure de France, 1779), sa notoriété s’étend à tout le royaume. Ses principes œnologiques seront discutés et cités par la communauté scientifique jusqu’au début du xixe siècle. Puis son nom s’efface de la littérature scientifique. Dom Gentil ressurgit en 1988 sous la plume du professeur Émile Peynaud (Peynaud 1988). Pour le biochimiste bordelais, avant Chaptal (1756-1832) il ne pouvait y avoir d’œnologues : « les ébauches d’une science œnologique ne débutent qu’avec le baron de Chaptal au commencement du xixe siècle, à la suite des progrès de l’époque ». Il disqualifie ainsi le moine bourguignon-franc-comtois du titre d’œnologue que ses contemporains lui avaient pourtant attribué, pour le rétrograder en qualité de simple agronome éclairé « vinificateur expert parmi les vinificateurs des origines » (Peynaud 1988, p. 251). La convenance moderne octroie la paternité des sciences de l’œnologie à Louis Pasteur (1822-1895). Toutefois, Chaptal est régulièrement cité comme annonciateur de la discipline pastorienne. L’œnologie, « petite fille de la jeune chimie », trouve selon Ribéreau-Gayon, ses fondements en la description du processus chimique de la fermentation alcoolique établie par Lavoisier (1743-1794) ; le procédé d’enrichissement de la concentration éthylique du vin par l’adjonction de sucre dans le moût par Chaptal et l’identification de l’action des levures dans la métabolisation de sucre en alcool par Pasteur. Avant Chaptal et Lavoisier était l’ère des vinificateurs des origines, puis après eux vint le temps des œnologues, affirme le célèbre biochimiste bordelais (Ribéreau-Gayon 2011, p. 2).
Certes, il fallut du temps, beaucoup de temps, pour que des chercheurs fixent en principes pérennes, éprouvés scientifiquement, le signal ultime d’une fermentation alcoolique arrivée à son terme optimal. La liste est longue de ces érudits qui, sortis de l’obscurité des caves et des cuviers, ont éclairé de leurs découvertes les cabinets de physique et leur siècle. Dom André Gentil, ce cistercien du xviiie siècle ne fut-il qu’un simple découvreur d’évidence comme le qualifient les professeurs Peynaud et Ribéreau-Gayon (Ribéreau-Gayon 2011), ou un de ces savants fondateurs de l’œnologie ?
La construction d’une vocation : de laboureur à agrochimiste
André Gentil est né à Pesmes, Franche-Comté (Haute-Saône), le 20 janvier 1728. Orphelin, il a pour seule famille sa demi-sœur Suzanne (1744, Menotey-1808, Dole), qui épousera André-Marie Joseph Bouvier (1748, Dole -1827, Vaugirard)3. L’enfant Gentil est confié aux bons soins des frères cisterciens d’Acey (Haute-Saône). Là, nous dit Bouvier, « ses liaisons, pendant les vacances du collège, avec les moines d’Acey, déterminèrent sa vocation » (Bouvier 1801) 4. Après son cursus au collège des Jésuites de Dole, André Gentil postule au monastère de Longuay (Aubepierre-sur-Aube, Haute-Marne), et est admis novice à l’abbaye de Clairvaux (Aube) en juin 1744. Il prend l’habit le 14 août de cette même année et prononce ses vœux le 8 septembre 17455, pour être affecté profès au moutier de Longuay6.
Commence alors un parcours où, nous dit Bouvier :
Mobilisant les moyens d’études de la maison mère, l’intérêt qu’il portait à la conduite des métairies […], ses relations continuelles avec les fermiers, sa surveillance de leurs travaux, ses partages dans leur récolte […], ramenaient sans cesse son esprit vers un genre de connaissance qui l’intéressait et dont il voyait journellement la grande utilité (Bouvier 1801).
L’amélioration des rendements qu’il procure aux établissements amodiés ou de pleines possessions, dont il a la charge, le fait remarquer de ses supérieurs qui le nomment très tôt procureur cellérier. Il a 26 ans quand il assure la gestion de l’abbaye de Notre-Dame de la Bohéries (Vadencourt, Aisne) où il officie pendant 15 ans ; puis il est prieur de Boulancourt de 1769 à 1773 (Longueville-sur-Laines, Haute-Marne) ; il est promu à Fontenay (Côte-d’Or) en 1777 en qualité de prieur, jusqu’à la nationalisation des biens de l’Église. Entre Boulancourt et Fontenay, il a probablement été affecté à la maison-mère de Clairvaux, où il poursuivra longtemps des expériences sur la fermentation vineuse : « J’ai travaillé alors avec mon oncle sur cette fermentation vineuse […] les expériences faites, tant à l’abbaye de Fontenet qu’à l’abbaye de Clairvaux dont les vendanges suivent Fontenet (sic) », relate André Bouvier (Bouvier 1801).
À 45 ans le prieur publie son Premier essai d’agronomie ou diététique générale des végétaux, et application de la chymie à l’agriculture. Il indique avoir établi une « théorie lumineuse, fondée […] sur les principes les plus certains de la Chymie ». Il explique avoir opéré de multiples expériences, analysé les terres et leurs différentes compositions, « pour créer une nouvelle science et donner naissance à l’Agronomie […] et (en) faire l’application aux phénomènes de la fertilisation et de la stérilité. »
Le moine expose sa méthode :
Descendre des principes certains de la chymie aux expériences, remonter de ces expériences aux principes, et faire l’application du tout, aux phénomènes de la fertilisation et de la fertilité. Le résultat de mes observations n’est pas un vain système ; il est fondé sur les principes de la plus saine physique, et sur les expériences les mieux constatées en Chymie […]. J’ai jeté les fondements d’une science […] [qui] indique le moyen de fertiliser tous les ans les terres […] [qui] s’occupera d’abord de procurer la qualité et l’abondance des farineux et de tous les végétaux […] les vins exquis dont la France fait commerce seront perfectionnés (Gentil 1777).
Affirmation qui ne pourra que séduire Guyton de Morveau (1737-1816), lui-même ayant déclaré : « la chimie seule peut fonder la théorie de l’agriculture qui a besoin d’être guidée par les découvertes de ceux qui étudient les propriétés des corps » (Mocellin 2009, p. 171).
En 1777, le Cistercien prend la direction de l’abbaye de Fontenay (Côte-d’Or) à quelques lieues de Dijon, voisine de Montbard, lieu de résidence du comte de Buffon. Georges-Louis Leclerc est un savant aux compétences éclectiques. C’est en 1740 qu’il est admis sociétaire honoraire de la toute récente Académie royale des Sciences, Arts et Belles lettres de Dijon. De Morveau est un des familiers du comte chez qui les deux érudits pratiquent des expériences métallurgiques dans le laboratoire de Montbard (Bret 2017, p. 10). De Morveau ouvre en 1776 à Dijon un cours public de chimie. Sous sa direction cette discipline acquiert une place prépondérante parmi la diversité de celles enseignées à l’Académie dijonnaise qui gagne en réputation : « la production chimique de l’Académie de Dijon monte en puissance : quatre mémoires de chimie y ont été lus entre 1741 et 1758, puis quatorze de 1759 à 1770 et 226 entre 1771-1793. Guyton, à lui seul, en a donné 88 » (Mocellin 2009, p. 105). Pas de chimiste sans laboratoire, l’abbé Courtépée visitera celui de dom Gentil que le prieur a fait installer en sa maison de Fontenay (Courtépée 1848, p. 550).
Avec Daubenton (1716-1800) élu académicien dijonnais, André Bourde note que « la question de l’amendement des terres se discute alors de façon accrue, dom le (sic) Gentil y traite en 1779 de ce thème alors célèbre, de l’intérêt comparé des labours et de l’engraissement des sols » (Bourde 1967, p. 1539). L’Académie de la capitale bourguignonne est féconde à aborder des problèmes de chimie appliqués à l’agriculture, dom Gentil publie à ce sujet cinq contributions en quatre ans :
- mémoire sur cette question : les engrais peuvent-ils être suppléés par de fréquents labours ? Jusqu’à quel point les labours influent-ils sur la végétation ? et peuvent-ils suffire ? (Couronné par la Société d’agriculture d’Auch en 1779) ;
- mémoire indiquant les substances fossiles propres à remplacer la marne (couronné par Société d’agriculture de Limoges en 1779) ;
- quel est le meilleur moyen de cultiver les terres basses et nouvellement desséchées ? (Distingué à Amsterdam en 1779) ;
- les avantages et les désavantages de l’incinération simple, de celle de l’écobue et la fumigation aussi à l’écobue (couronné par la Société de Limoges en 1781) ;
- désigner les plantes inutiles et vénéneuses qui infestent souvent les prairies et diminuent leur fertilité, et indiquer les moyens de substituer de salubres et d’utiles, de manière que le bétail y trouve une nourriture saine et abondante ? (Distingué à l’Académie de Dijon en 1783).
Le premier manuel d’application de la chimie destiné à l’agriculture a été publié, nous dit le botaniste luxembourgeois Koltz (1827-1907), en 1777 par André Gentil à Dijon (Koltz 1862, p. 562), le naturaliste précisant que le prieur de Fontenay est l’inventeur du terme agrochimie : « la plupart des auteurs qui vinrent après lui continuèrent de se servir de cette dénomination ».
La lente fermentation d’une nouvelle discipline scientifique
La naissance d’un nouvel art
La transformation d’un jus de fruits en vin est longtemps restée un mystère jusqu’à ce que des savants s’émancipent de la spéculation créationniste : « tout est dans tout, Dieu pourvoit à tout ». Dès lors, s’émancipant de l’alchimie, des savants, souvent prêtres, avocats ou médecins, s’attelèrent à résoudre l’énigme multiséculaire de la transmutation de l’eau en vin mobilisant les découvertes expérimentales de la récente discipline scientifique : la chimie7.
Et si Lémery (1645-1715) croit toujours en 1675 que l’alcool préexiste dans le moût (Schützenberger 1879), il faudra que Boyle (1627-1691) établisse que « seule la vraie chimie permettra une connaissance intime de la doctrine de la fermentation » (Duclaux 1887, p. 456), pour que ce phénomène soit expertisé avec toute la rigueur de cette discipline naissante ; Becher (1635-1682) nous rappelle Schützenberger, établira le rôle de l’esprit vital – oxygène – dans le phénomène fermentatif telle l’ignition détruisant la cohésion d’un mixte et confirmera que les liquides sucrés sont les seuls corps capables d’entrer en fermentation (Schützenberger 1879, p. 13) ; Boerhaave (1668-1738) déterminera le vinaigre comme étant le produit d’une double fermentation : d’abord alcoolique puis acide (Boerhaave 1742, p. 166) ; le médecin Van Helmont (1579-1644) distinguera de ces substances vaporeuses contenues dans l’air : le gas vital ou esprit de vie de celui qui s’échappe de la combustion du bois qu’il nomme esprit sylvestre ou gaz méphitique, nous a rapporté le docteur Jean le Conte (Leconte 1770, p. 66-103) ; quant à l’anglais Hales (1677-1761), il révolutionnera la science par ses travaux sur la respiration du règne végétal et en démontrera que la plante transforme le gaz de l’air en bois ! (Hales 1735). « Aurait-on imaginé que l’air pût devenir un corps solide ? », s’exclamera admiratif Buffon (Buffon 1745, p. 5).
Le terme œnologie apparut en 1636 sous la plume de Meyssonnier (1611-1673) où le médecin vantait les vertus curatives de la dive boisson (Meyssonnier 1636). Cette nouvelle terminologie ne prendra son acception définitive qu’avec Edme Béguillet (1729-1786). Ce savant dijonnais établit un lien formel entre œnologie et compréhension des principes de la chimie : « on y réussit (l’art de faire le vin) rarement sans une théorie appuyée sur des connaissances chimiques » (Béguillet 1770, préface). Principes chimiques qui sont souvent absents de la littérature consacrée à cette discipline, notera en 1775 l’abbé Rozier (1734-1794). Telle est la critique qu’il porte à la : méthode pour faire le vin, que publie Maupin (1725-1793) ; il constate que l’œnologie n’est qu’un mot employé pour son étymologie – science du vin –, mais dénué de principes chimiques attestés :
L’œnologie est encore dans l’enfance et le sera longtemps, malgré les ouvrages qui en ont traité. Pour qu’un livre soit utile, il faut des principes démontrés, ou du moins expérimentés, ou du moins des principes de convention et des points de ralliement ; ici, il n’existe ni principes ni point de ralliement, mais seulement des expériences et des observations isolées. Il résulte de là qu’un ouvrage sur la vigne n’est, à quelques généralités près, avantageux que pour un petit canton, très inutile souvent pour le reste de la province. (Rozier 1775, p. 289)
Établir les principes universels, c’est à cette tâche que s’attellent les chimistes. En 1770, l’abbé Rozier en recense six :
- il existe dans les végétaux trois différentes classes de corps muqueux : le fade ou insipide, l’acide ou l’aigre, le doux ou sucré ;
- le corps muqueux doux, abondamment contenu dans le raisin, par le sucre qu’il contient, est le plus susceptible de donner un esprit ardent très actif ;
- plus la fermentation spiritueuse sera perfectionnée, plus le vin sera abondant en esprit ardent ;
- les autres classes : fades et acides, contenues en plus ou moins grandes quantités, se dégradent plus ou moins promptement et influent sur la qualité du vin produit ;
- la fermentation se décompose en deux phases : la tumultueuse et la tranquille ;
- la fermentation se poursuit après la tumultueuse jusqu’à un terme au-delà duquel elle périclite.
Le chimiste constatant la corrélation entre la concentration du sucre dans le moût et la force de l’alcool dans le vin, propose l’ajout de miel pour enrichir les distillats :
Le miel est le corps doux qui réussit toujours à perfectionner les vins […] il en résulte un vin supérieur à celui où cette addition n’aura pas été faite, soit pour l’agrément du goût et de la saveur, soit pour la quantité d’eau-de-vie (Rozier 1770, p. 31-32).
L’invention de dom Gentil
Le siècle des Lumières est celui des connaissances éprouvées et non plus révélées. Les scientifiques, par le réseau des Académies et autres Sociétés savantes auxquelles ils sont tous affiliés, échangent leurs découvertes ; les publications se multiplient ; la presse relaie leurs inventions ; il se crée des réputations. « Ils (les chimistes) ne forment tous qu’une seule même République, la république des sciences » clamera Guyton de Morveau (Bret 2008, p. 263-269), de son académie dijonnaise. Pourtant les citoyens de cette république n’utilisent pas un même langage. L’air est parfois méphitique ou acide aérien, il peut être aussi vital, les sels sont d’Alembroth ou de Pompolix, l’eau est parfois phagédénique, il est des huiles de vitriol, des beurres d’arsenic… Ce bredouillage babélien n’est plus compatible avec l’universalisme scientifique. Le chimiste dijonnais entreprend une nouvelle grammaire unificatrice : une méthode de nomenclature de la dénomination des éléments chimiques, compréhensible par tous les encyclopédistes.
En 1768, déjà Fermier général parisien, le jeune Lavoisier (1743-1794) est un familier des grands commis de l’État et serviteurs de la royauté. Il fréquente dans les salons que tient Madame Necker, les Daubenton, Buffon, Diderot et autres érudits. Il a 25 ans quand il est admis à l’Académie royale des sciences en qualité d’adjoint de la classe de chimie. Il s’y distingue par sa pratique expérimentale rigoureuse : il pèse, mesure, étalonne… Sa doctrine est purement algébrique : tous les éléments simples d’un corps mixte qui se décompose se retrouvent dans leur intégralité, recomposés dans un autre corps mixte différent. Cette mathématisation de la chimie dans une approche newtonienne, nous dit Patrice Bret (Bret 2008, p. 266), est l’œuvre de Guyton de Morveau qui prône une réforme des poids et mesures fondée sur « un absolu mathématique », celle de la nomenclature chimique qu’il initie dès 1782, et qui sera achevée en 1787 avec la contribution de Lavoisier, Bertholet et de Fourcroy : l’air déphlogistiqué ou air du feu ou encore air vital devient oxygène, l’air inflammable est dénommé hydrogène, l’air factice sera gaz carbonique, etc. C’est ainsi que tous les éléments composés connus sont identifiés à partir de leur composition en éléments simples (de Morveau et al., 1787). Les chimistes partagent le même vocabulaire et la même grammaire ; ils vont pouvoir se confronter entre pairs. C’est dans ce contexte de docte bouillonnement intellectuel que le moine de Clairvaux, prieur de Fontenay, arrive à Dijon.
Il est invité à répondre à un appel à concourir de la société savante de Montpellier. La question à traiter est : déterminer le moment optimum de la fermentation au-delà duquel le vin périclite8. Comme l’avait fait remarquer Rozier en 1770, les quelques lieux communs énoncés jusqu’alors en la matière par les œnologues n’étaient pas d’envergure universelle. Pour que sa théorie soit de portée générale, Gentil revisite et expertise les principaux principes jusque-là publiés et les confronte à ses propres résultats. Il cite Rozier, le Champenois Bidet (1709-1782), ou encore Bucquet (1746-1780), ce médecin chimiste qui travaille avec Lavoisier, et aussi Maupin. L’objectif du savant de Fontenay est de déterminer un signe universel du moment optimum de décuvage :
J’ai donné une méthode, un signe certain qui indique ce moment favorable, quelles que soient la nature des terrains, les différentes constitutions des années, quel que soit l’état de la masse des raisins en fermentation, quelles que soient enfin les qualités des vins et les autres considérations, et j’ai fait voir que ce moment arrive plus ou moins promptement à raison de ces différences. (Gentil 1802)
Pour déterminer ce signal, Gentil procède à vingt séries d’expériences du produit de ses vendanges. Variant les espèces de raisins, les terroirs : Champagne, Avesnois, Bourgogne, la température des cuveries, les différentes pratiques de foulage, l’ajout ou non des rafles… Il a mesuré à chaque étape de la fermentation les modifications et l’évolution des critères descriptifs tels que : la force alcoolique, les quantités et la qualité des effluents gazeux produits. Il capte les gaz pour analyse – piégé dans un couvercle de cuve de sa conception –, le caractère du chapeau – la croûte formée à la surface –, les constituants du marc. Il a observé la transformation chromatique des fluides, la sapidité des jus, moûts et liqueurs, etc. Pour établir son principe général, il a effectué une cinquantaine de prises de mesure pour chacune de ces séries, soit près de 1 000 analyses qui s’ajoutent à celles qu’il a éprouvées lors de ses années passées en Champagne-Ardenne.
Selon les pratiques locales de l’époque, certains recommandaient de déterminer le temps de décuvage en fonction de la diminution de la température de la vendange en fermentation. D’autres se fiaient à la non-extinction d’une bougie dans les gaz émis, tandis que d’autres encore se fondaient sur le niveau de bruit du bouillonnement. Gentil identifie comme élément fixe du pilotage de son principe, la concentration en corps muqueux doux contenu dans le jus en fermentation : le sucre. Il utilise pour cela l’aréomètre Baumé et corrobore ses résultats en pratiquant la dégustation olfactive et surtout gustative :
Le moût est une liqueur à la saveur douce et sucrée et qui est trouble, quand cette liqueur perd de sa saveur sucrée au profit d’une saveur plus ou moins vineuse, elle est devenue vin, mais un vin qui se forme, et qui n’est pas complètement vin. Le goût est le juge le plus certain, l’aréomètre9 n’est qu’un témoin. (Gentil 1802)
Son principe établit deux phases fermentatives distinctes : la « tumultueuse », dont les signes sont ébullition, chaleur, dégagement de gaz méphitique, changement de couleur du moût et disparition de la saveur sucrée. À son maximum de la première phase « la liqueur se transforme en une liqueur forte, odorante, spiritueuse qui a perdu sa saveur sucrée », écrit-il ; et « l’insensible », fermentation qui se poursuit sans l’expression de signes constatables autres que l’analyse du sucre résiduel, dont la saveur sucrée est masquée par celle plus forte de la saveur vinaire :
Cette fermentation spiritueuse insensible est nécessaire après la tumultueuse : c’est à elle que nous devons la conservation de notre liqueur […] il faut retrancher de la première pour fournir la seconde ! Ce qui ne peut se faire qu’en empêchant la décomposition entière du corps muqueux. Il suffit pour cela de stopper la fermentation par le décuvage, juste avant la disparition totale de la matière sucrée et stockée le vin à l’abri de l’air et au frais. C’est à elle seule qu’il appartient de former l’esprit et le gaz. Plus elle sera longue, plus la liqueur se conservera. (Gentil 1802)
Il évoque la possibilité d’ajouter du sucre dans la liqueur pour nourrir la réaction ou au contraire de l’eau-de-vie pour la ralentir : « Plus il y aura d’esprit ardent dans la liqueur en fermentation, moins la liqueur fermentera, et plus il restera du corps muqueux sucré dans cette liqueur plus il sera éloigné de sa décomposition » (Gentil 1802). Toutefois, à aucun moment, il ne sucra ni ne mouilla ses vins. Sa méthode consistait à tirer parti du maximum de la capacité fermentative de ses produits et préserver les qualités organoleptiques endogènes.
Je ne mets mon vin en bouteilles qu’au bout de quatre ans, quoique, dès la première année, et à Pâque même, il est fort agréable à boire […] Près de Dreux, près de Château-Porcien, entre Moûtier-en-Der et Brienne dans le diocèse de Troyes, près de Bar-sur-Aube, et enfin près de Montbard, j’ai toujours suivi la même méthode ; et partout, dans l’espace de vingt-deux ans, mes voisins, en louant mon vin, en le trouvant supérieur, très supérieur au leur, m’ont toujours témoigné la même surprise. (Gentil 1802)
Nous savons, par une correspondance de Gentil à son oncle, que Lavoisier eut connaissance en mars 1778 de l’essai que le prieur de Fontenay présentait à Montpellier10. Mais si nous ne connaissons pas l’opinion du jeune chimiste sur la qualité des travaux de son confrère bourguignon, nous connaissons celle de l’abbé Rozier :
Le mémoire sur le décuvage des vins de Dom le (sic) Gentil, prieur de Fontenet (sic) […] offre des observations importantes ; je ne pense pas qu’il ait encore paru un ouvrage plus parfait en ce genre ; il décèle le chimiste et le physicien le mieux instruit et le mieux éclairé, et l’observateur le plus exact […], mais je le répète, rien ne peut être comparé à l’ouvrage de Dom le Gentil (Rozier 1783, p. 509-513).
« C’est à l’Art (la chimie) seul qu’il appartient, à propos, d’arrêter la fermentation tumultueuse pour la faire passer à l’insensible », conclura Gentil (Gentil 1802).
La portée des travaux de Gentil
Le principe présenté par dom Gentil à Montpellier constitue une rupture dans les pratiques vinicoles jusque-là usitées. Sa méthode d’appréciation de la concentration en sucre, par un moyen simple à la portée de tout agriculteur, annonce la fin des routines locales. La chimie va pouvoir faire son entrée dans les cuviers.
André Gentil décrit le processus de la fermentation alcoolique en ces termes :
Le corps muqueux doux étendu dans une certaine quantité d’eau dans un vaisseau à 10 degrés du terme de glace commence à éprouver la fermentation. Par le bouillonnement (du moût), il se dégage une vapeur meurtrière plus pesante que l’air, appelée gaz méphitique […], se change en une liqueur forte, odorante et spiritueuse, qui n’a plus la saveur sucrée ». Il définit le postulat général de la fermentation ainsi : « La fermentation est un mouvement spontané dans toutes les substances végétales […] Ce mouvement détruit l’organisation des végétaux, sépare leur principe, et les recombine ensuite de manière à former des corps tout nouveaux, différents des premiers. (Gentil 1802)
Eau + corps muqueux sucré fermentescible = esprit ardent + air méphitique.
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, en somme.
Gentil, nous confie Bouvier, faisait continuellement des expériences de fermentation. En 1787, il concourt sur le sujet l’Académie royale de Lyon et emporte le premier prix. Il polémique avec l’abbé Bertholon (1741-1800) de l’utilité de son aréomètre dont il démontre l’inefficacité. Cette même année, il composa pour l’Académie de Dijon un mémoire portant sur le moyen de faire un excellent vinaigre avec le petit-lait. L’Académie fit imprimer le traité et le diffusa aux parlementaires des États de Bourgogne (Bouvier 1801). La révolution vient bouleverser l’ordre établi. L’abbaye de Fontenay nationalisée, dom Gentil est accueilli à Dijon chez le député Arnoult (1754-1796), où il poursuit ses expériences de fermentation notamment pour la production de vinaigres11.
Quand Gentil présente son essai aux savants montpelliérains en 1778, Jean-Antoine Chaptal est alors employé par l’académie en qualité de préparateur de laboratoire depuis une année – il sera promu professeur de chimie en 1782 (Bonnet et Thevenet). En 1793, l’abbé Rozier confirme une nouvelle fois l’utilité de l’ajout de sucre dans le moût pour enrichir la concentration éthylique du vin : « le moyen le plus assuré de donner du corps à la piquette, c’est de lui ajouter le principe qui lui manque et qui constitue le vin ; c’est le corps sucré » (Rozier 1793, p. 640).
C’est en 1801 que Chaptal publie son Art de faire, gouverner et perfectionner les vins. Ce précis de viniculture à vocation didactique présente aux praticiens de la vinification l’actualité des inventions en la matière. Il y expose notamment les théories de Macquer (1718-1784) – Chaptal était à cette époque son jeune assistant – qui en 1776, nous confie-t-il, a démontré le premier l’intérêt de l’adjonction d’une substance sucrée au moût pour corriger le défaut d’une maturité de raisin qui en manque (Chaptal 1801, p. 86). Il se réfère aussi à dom Gentil pour fixer le moment optimum de décuvage du vin par la mesure du taux en sucre et à sa découverte de la fermentation insensible : « comme il conste (sic) par les expériences très rigoureuses de D. Gentil. La décomposition ultérieure de cette substance (le corps muqueux résiduel) se fait à l’aide de la fermentation tranquille qui se continue dans les tonneaux » (Chaptal 1801, p. 84-85.) Quant au rôle de la levure, il s’interroge : « se forme-t-elle dans l’acte de fermentation, ou bien est-elle toute formée ? » (Chaptal 1801, p. 307). Pour confirmer la fonction exclusive du sucre, cet « oxyde végétal, un oxyde a deux bases ; composé d’hydrogène et de carbone » dans le processus de métabolisation alcoolique, il convoque son confrère Lavoisier et en déduit que la production d’alcool n’est « qu’une soustraction continue de charbon (carbone) et d’oxygène, qui produit d’un côté l’acide carbonique et de l’autre l’alcool » (Chaptal 1801, p. 145). Il détermine ainsi les justes proportions des éléments transformés. Il établit ainsi les proportions exactes des éléments transformés, qui consistent à : « séparer en deux portions le sucre qui est un oxyde ; à oxygéner l’une aux dépens de l’autre pour former l’acide carbonique ; à désoxygéner l’autre en faveur de la première, pour en former une substance combustible qui est l’alcool » (Chaptal 1801, p. 100). Il néglige l’explication du rôle de la levure. C’est logiquement par la pesée que Lavoisier confirme la loi de la conservation de la masse : le poids des corps simples (carbone, hydrogène, oxygène) composant les mixtes d’origine se retrouve en masses identiques, mais réagencés en de nouveaux produits à l’issue du processus réactif (Lavoisier 1789, p. 141-149).
Eau + sucre + levure = > alcool + gaz carbonique.
Gentil avait décrit cette équation en un langage suranné :
Eau + corps muqueux sucré fermentescible = > esprit ardent + air méphitique.
Rien ne se crée, rien ne se perd. Tout se copie.
Après sa dissolution révolutionnaire le 8 août 1793, l’Académie de Dijon renaît le 2 juin 1798 ; la Société des Sciences, Arts et Agriculture de Dijon est officiellement instituée. Le ministre Tourneur salue cette résurrection : « il n’est aucun des sociétaires dont vous avez formé le noyau et la base de la société, qui ne soient avantageusement connus par des travaux couronnés de succès » (Cival p. 205-207). Dom Gentil en est membre, et est avec Jean-Nicolas Vallot (1771-1860), professeur d’histoire naturelle à l’école centrale de la Côte-d’Or, nommé correspondant pour la Côte-d’Or de la Société d’Agriculture du département de la Seine. Cette ultime reconnaissance sera de courte durée. Valétudinaire et sans ressource, dom André Gentil sera retrouvé mort le 12 février 1800 dans la modeste chambre qu’il occupait rue Chancelier Lhôpital à Dijon.
Conclusion : Gentil, vinificateur éclairé ou œnologue des origines ?
Si l’œnologie est la science de l’application de la chimie destinée à la vitiviniculture, alors André Gentil est œnologue. Bouvier en est persuadé ; il dit de son oncle : « il appliqua, le premier, les principes de la chimie et plusieurs de ceux de la physique à l’agronomie, à l’art encore ignoré de faire le vin, le vinaigre et l’eau-de-vie » (Bouvier 1801). Avis que partage le baron Rougier de la Bergerie : « Dom Gentil, qui le premier a mieux raisonné la fermentation vineuse… » (Bergerie 1821, p. 34). L’abbé de Rozier en est convaincu pareillement (Rozier 1793). Les manuels didactiques traitant de vins et de vinification qui font flores au xixe siècle, mentionnent les expérimentations et les thèses du chimiste Gentil. C’est le cas dans L’abrégé théorique et pratique sur l’art de faire le vin dont l’auteur associe Gentil aux chimistes Chaptal et Fabroni : « La présence de l’air avait été jusqu’à présent nécessaire pour produire la fermentation vineuse ; mais des expériences exactes, faites par dom Gentil, Chaptal, Fabroni, et que j’ai répétées et variées de plusieurs manières, prouvent que cette opération se termine dans des vases bien clos. » (Roard 1806, p. 127) ; c’est aussi le libraire Cuchet (1750-1833) qui souligne l’influence que Gentil a eue sur Chaptal : « La déperdition d’alcool dans la fermentation vineuse est prouvée par les expériences de Dom Gentil, et par l’application heureuse qu’en a faite M. Chaptal à la fabrication du vinaigre. » (Cuchet 1810, p. 107) ; ou un Béchamp qui, dans ses Leçons sur la fermentation vineuse, note l’importance des travaux du Cistercien : « les expériences de dom Gentil sont encore plus concluantes » (Béchamp 1863, p.104-186). Nous lisons ce même intérêt chez le distillateur et liquoriste Duplais-Jeune dans le traité qu’il consacre à la fabrication de liqueurs : « Dom Gentil, dont le mémoire sur la fermentation des vins n’est pas assez prôné, conseille de mêler de la levure du verjus dans la cuve […] pour l’empêcher de devenir filant » (Duplais 1867, p. 194). Et si le prieur de Fontenay est instruit de la fonction exclusive de la matière sucrée comme élément fermentescible, il n’est pas adepte d’ajouter au moût de la matière exogène. Il privilégie sa méthode, celle qui consiste à optimiser les richesses intrinsèques.
Ce n’est qu’après la mise en œuvre industrielle de l’extraction du sucre de la betterave, facilitée par le décret impérial de 1812, nous disent Brançon et Viel, que le sucrage des vins va se généraliser sous la dénomination éponyme du chimiste Chaptal. Ils constatent par ailleurs que Chaptal doit sa notoriété à la publication de la compilation des travaux de ses confrères en 1823 : « on ne lui doit rien que d’avoir rassemblé et fait connaître les travaux de ces prédécesseurs » (Brançon et Viel 1999). Antoine Parmentier (1737-1813), qui mit au point diverses méthodes de sucrage, dénonce dès 1819 :
tous ces guérisseurs de vin malades ou dégénérés, qui ont la prétention de les rétablir dans leur premier état au moyen du sucre ne font absolument que les acheminer vers leurs dépérissements. Un vin ainsi raccommodé est un vin frelaté. (Parmentier 1810, p. 210)
Des négociants beaunois protestent eux aussi contre la chaptalisation qui a eu de « si fâcheux effets sur les produits justement réputés des coteaux de ce pays » (Simont-Carion 1856, p. 6). Les nuances gustatives qui permettent de distinguer un vin qui appartient à la Romanée ou à celui du Chambertin, alerte Pierre Larousse, sont difficiles à saisir ; mais il est très facile de les induire en erreur, surtout depuis l’introduction du procédé de chaptalisation (Larousse 1867, p. 1129). Le sucrage devint synonyme de frelatation.