Fort de 24 contributions, Vigne, vin et éducation du xviiie siècle à nos jours est un ouvrage ambitieux. En effet, sur près de 300 pages, il embrasse des thématiques diverses et variées : liens entre les structures scolaires et la production vitivinicole ; diffusion des techniques et pratiques culturales ou de vinification ; formation des acteurs de la filière ; émergence de lieux centraux, siège du savoir viticole et de sa transmission ; construction et propagation des préceptes hygiénistes et de la prévention liée aux risques ; etc. À partir d’un questionnement multiple, il cherche à garder une cohérence d’ensemble, ce qui n’est pas chose évidente dans un ouvrage collectif, et à proposer une vision comparatiste, plaçant la focale sur le continent européen afin de permettre les mises en perspectives entre nations. Ce sont ces enjeux auxquels tentent de répondre les trente auteurs de cet ouvrage dont près de la moitié, comme il est indiqué en introduction, provient de pays à forte tradition viticole.
La première partie du livre, intitulée « Écoles d’œnologie, transmissions des savoirs techniques et théories éducatives », met en lumière les lieux d’apprentissage des techniques, pratiques et savoirs vitivinicoles en France et en Europe dans un contexte où la formation apparaît très clairement comme une étape nécessaire à la bonne insertion sur les marchés, mais également un outil de valorisation des productions collectives et individuelles. Le xviiie siècle voit les premiers balbutiements d’une science qui se codifie au siècle suivant et dont les lieux de formation s’avèrent à la fois des espaces de réflexion, de gestation, mais aussi de transmission des habitus vitivinicoles alors que les filières en Europe sont l’objet de nombreux soubresauts (guerres ou surtout maladies de la vigne qui se multiplient à l’échelle de l’Europe à compter des années 1850). On y lit le rôle fondamental des États dans cette dynamique de structuration, mais tout autant celui des élites ou des scientifiques.
Le second temps s’articule lui autour de « l’éducation des enfants ». Ici, c’est l’école qui joue un rôle essentiel, notamment bien évidemment par sa dimension éducative, et donc prescriptive, dans un contexte où les considérations hygiénistes sont de plus en plus diffusées à partir du xixe siècle. Les textes de cette partie s’évertuent donc à montrer comment, en Europe, l’institution scolaire définit de nouvelles bonnes pratiques en matière de consommation de boissons alcoolisées et particulièrement de vin. Cette évolution s’opère dans un cadre propice, telle la montée en puissance de l’école républicaine à compter des années 1880 en France, ou au contraire dans un cadre bien plus contraint, comme celui de la Première Guerre mondiale. L’imaginaire éducatif y est particulièrement bien étudié, tout comme tout l’arsenal réglementaire qui enchâsse le rôle des instituteurs et institutrices ou les lieux de consommation (l’excellente contribution sur les cantines scolaires pendant la Grande Guerre). On peut également noter les différences entre les pays, voire les régions ; ceux et celles où la vigne occupe une fonction sociale, culturelle et économique importante étant bien évidemment plus soucieuses de donner une place plus importante dans le temps scolaire.
La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « Patrimoine viticole et formation des viticulteurs ». Si elle se penche, de manière un peu hybride, sur le patrimoine bâti et végétal, elle met surtout en lumière les différentes manières dont la médiation culturelle (musées) ou scientifique (sociologie ou ethnographie) permet de saisir les modalités de diffusion de ce que de glorieux anciens ont appelé dans les années 1980 la « civilisation du vin ». Celle-ci se propage dans des lieux très distinctifs, notamment les châteaux viticoles devenus centres de formation, ou via des structures spécifiques dans des vignobles renommés où l’AOC règne en maître dès les années 1930 (la Bourgogne en l’occurrence). Dans une histoire connectée qui mériterait d’être approfondie, cette civilisation rayonne au-delà du cadre français ou européen, jusqu’en Australie où les modèles de développement s’adaptent logiquement aux singularités locales tout en valorisant l’identité originelle des techniques et savoirs.
Enfin, le volume se conclut sur un quatrième point où « trajectoires de formation et pratiques d’enseignement » sont analysées et interprétées dans un cadre très contemporain. À travers différents cas nationaux ou régionaux, tout comme dans différents contextes éducatifs, cette dernière partie fait l’état des lieux des différents dispositifs didactiques permettant de diffuser savoir, savoir-faire et techniques. Écoles hôtelières et lycées professionnels ou techniques offrent alors des points d’entrée en France pour comprendre comment une culture pluridisciplinaire se construit. Depuis le développement des sens jusqu’à un solide socle théorique, tout un arsenal pédagogique se déploie afin de permettre une meilleure connaissance de la filière et de ses produits, mais aussi de son histoire et de sa culture. Par les comparaisons internationales, on peut percevoir ici très nettement les différences notables, à la fois pédagogiques et culturelles entre les pays et régions, Pologne, Espagne ou Pays basque, offrant des contrepoints particulièrement instructifs et pertinents.
En conclusion, disons-le d’emblée, l’ouvrage est très agréable à lire. Sa conception et sa réalisation, à mi-chemin entre ouvrage scientifique et beau livre, en font un recueil très appréciable. La qualité des textes est également à souligner, tout comme le souci d’étudier une thématique novatrice et porteuse.
On peut toutefois regretter, mais c’est le cas de nombre d’ouvrages collectifs, le contenu disparate qui, s’il propose des études de cas très instructives, souffre d’un manque de cohérence globale. Une conclusion aurait peut-être permis de montrer des ruptures, des continuités, des logiques ou des dissemblances, à la fois chronologiques et spatiales. On peut également regretter que hormis dans la quatrième partie, très concrète car ancrée dans le très contemporain, rien n’est dit ou presque sur la diffusion des savoirs à l’échelle individuelle, ni sur les pratiques réelles. Et si la part belle est faite aux élites, aux scientifiques, aux prescripteurs, leurs relais sur le terrain tout comme la manière dont les préceptes théoriques sont reçus et intégrés par les viticulteurs ou les enfants, sont trop absents. À cet égard, les cadres coopératif ou associatif, tous deux oubliés, auraient pu être des entrées utiles. Certains textes enfin mériteraient peut-être une mise à jour historiographique, tant la littérature scientifique a évolué ces dernières années sur les questions de marché, de consommation, de diffusion du savoir ou de santé, et que les oublis sont parfois surprenants. Mais ce ne sont là que des détails qui, hormis très ponctuellement, ne gâchent en rien la qualité globale d’un ouvrage qui comble un angle mort historiographique et ouvre de très nombreuses perspectives.
Car, au total, comme l’indique la fin de l’introduction, il s’agit là avant tout du début d’une réflexion, vivifiante et riche de contributions très largement stimulantes, qui, incontestablement, ouvre de nombreuses pistes et interrogations pour de futurs travaux.