Une plaquette, une maison de négoce, au défaut du terroir

La maison Ponnelle en 1925

DOI : 10.58335/crescentis.1098

Résumés

Les plaquettes promotionnelles n’ont pas retenu l’attention des historiens du vin. Cet article se propose de faire une étude de cas de cet éphémère, à partir d’une plaquette de la maison Ponnelle. Ce support publicitaire, décliné aux échelles de l’histoire sociale, économique et culturelle, se révèle d’une grande richesse. Au-delà d’une stratégie de communication, il permet l’analyse d’un capitalisme dynastique dans le monde du négoce, qui manifeste une culture originale des apparences au début des années 1920.

The promotional brochures have not caught the attention of wine historians. This article proposes a case study, based on a Maison Ponelle brochure. This advertising support, declined on the scales of social, economic and cultural history proves to be of great richness. Beyond a communication strategy it allows the analysis of a dynastic capitalism in the world of trade, which manifests an original culture of appearances at the beginning of the 1920s. [Traduction de Candice Médigue]

Plan

Notes de la rédaction

La plaquette Ponnelle étudiée ici est reproduite en intégralité en annexe.

Texte

Article soumis le 16 décembre 2019, accepté le 15 juin 2020 et mis en ligne le 15 juillet 2020.

L’histoire des plaquettes de vin comme genre demeure encore largement en friche. Elles sont pourtant, comme d’autres supports, le lieu où s’exhibe une maison, un nom, une marque, un produit (Lucand 2011). Éphémères imprimés, les plaquettes souffraient de surcroît d’une faible attention des instances de conservation jusqu’à il y a peu, hors de rares centres d’archives1. Sous la cote 88 Z 5 les archives municipales de Beaune conservent une plaquette, Pierre Ponnelle 1875-1925. Éditée en 1925, cette plaquette donne à voir l’histoire d’une maison de négoce fondée en 1875. Son intérêt tient à sa composition : entièrement constituée de clichés, très légèrement légendés, elle se présente sous la forme, moderne en 1925 d’un publireportage ou d’un reportage photographique dont l’intention est moins publicitaire qu’identitaire (Lucand 2011, p 222-228). Il s’agit de communiquer. Telle quelle, la plaquette campe une maison de négoce, un capitalisme dynastique. Elle procède d’une politique de l’image dont les ressorts participent de la mise en scène d’une identité sociale fondée sur le commerce du vin. Elle est ainsi une prise de position dans les débats en cours entre le négoce et les petits propriétaires. Elle autorise une courte incursion dans le domaine peu défriché des éphémères du vin, des habitus sociaux sur la côte beaunoise, qui se donnent à voir autour de la commercialisation d’un produit.

Une politique de l’image

Les fonds sur la Maison Ponnelle sont encore en cours de constitution2, compliquant l’analyse. Pour autant, la structure de la plaquette indique une véritable politique de l’image pratiquée par Ponnelle, dont témoignent également d’autres vues photographiques des activités de la maison, ainsi qu’une carte postale dédiée à son laboratoire d’œnologie, éditée par Charles Chambon à Bordeaux. La plaquette s’ouvre par une série de photographies du fondateur de la maison, de son fils et de ses petits-fils, des fondés de pouvoir. Des prises de vues de l’abbaye Saint-Martin, de son parc, de son mobilier, suivent. Leur succède ensuite une série sur l’activité de la maison Ponnelle. La plaquette s’achève sur l’évocation des bureaux londoniens. Le principe d’un capitalisme dynastique (une famille, une maison de négoce) structure la succession d’images (Lucand 2011, p 222). Le texte se réduit à de courtes légendes, semblables à celles qui ornent les cartes postales contemporaines (indication de noms, de lieux). Ces premières observations supposent que seule l’image vaut récit, ou plus exactement que l’image vaut mieux que les mots. Elle n’illustre pas, mais donne à voir ce qu’est la maison Ponnelle. Elle expose un statut. La modernité de la plaquette tient à ce jeu d’où les mots sont quasi absents, s’éloignant ainsi d’autres modes de communications contemporains et proches, comme l’usage du tiré à part par la maison Patriarche (Chambarlhac 2019). Devant l’opacité temporaire du fonds3, la plaquette se donne comme seul moyen d’accès à cette politique de l’image développée par la maison Pierre Ponnelle.

Elle est imprimée à Chalon-sur-Saône par Bourgeois et De Rennes. Le silence des archives ici est troué de quelques lueurs : Paul Bourgeois, en 1925, est un phototypiste, ou tout du moins est-ce ainsi qu’il apparaît comme membre de la Société d’histoire et d’archéologie de Chalon-sur-Saône4. L’imprimerie semble spécialisée dans la phototypie, active sur le front des cartes postales ; elle édite notamment une série sur les châteaux de Bourgogne5. Une première ligne se dessine ici puisque la plaquette comporte de nombreuses vues de l’intérieur et de l’extérieur de l’abbaye Saint-Martin, siège de la maison Ponnelle. Un savoir-faire des prises de vues de demeures illustres serait ainsi sollicité. Une politique d’écriture d’une situation socio-économique par l’image affleure, la plaquette empruntant autant au mode de la carte postale dans la forme des reproductions qu’au photojournalisme à vocation publicitaire dans leur succession. Si on la situe dans l’horizon de ce dernier, sa modernité, en regard des productions beaunoises, emprunte sans doute au monde germanique. La presse allemande est la première en Europe, autour de 1880, à user du photoreportage (par le Berliner Illustrierte Zeitung initialement), lequel induit rapidement des développements publicitaires, ne se bornant pas à la stricte information (Bacot 2008). Pierre Ponnelle, fondateur de la maison, dont la stature irrigue la plaquette éditée deux ans après sa disparition, se distingue par sa germanophilie. Il fait ses études à l’université d’Heidelberg, rédige parfois en allemand avant de fonder la maison en 1875. On peut supposer sa familiarité avec le photoreportage à vocation publicitaire. Cette familiarité se redouble de son intérêt pour les formations commerciales au sens large où, dès l’avant-guerre, l’enseignement de la publicité émerge timidement (Chessel 2004).

Ces quelques indices ouvrent une seconde ligne de fuite pour l’analyse de la facture de la plaquette. Il y a là le pari moderne d’une image simplement légendée comme moyen de communication qui emprunte aux registres mêlés de la carte postale, du reportage et, dans l’évocation de la famille et des fondés de pouvoirs, au modèle de la galerie des ancêtres. En soi, cette facture composite participe d’un bricolage, d’un art de faire communicant qui se cherche, dont l’horizon est moins une publicité directe pour les produits de la maison que l’identité sociale même de cette dernière. Les temps mêmes des images unies dans cette finalité sont discordants, certains dénotant, sur la côte beaunoise, la persistance sociale des modes d’identification à l’Ancien Régime quand d’autres signifient la modernité entrepreneuriale d’un capitalisme dynastique qui emprunte aux premiers l’expression de sa légitimité sociale. Derrière la culture photographique des apparences dynastiques, la maison est le lieu de cet alliage spécifique du monde du négoce beaunois au mitan des années 1920, quand une part des petits propriétaires excipent toujours plus du terroir contre la marque du négoce. Ici, il est question de marque donc, et cette marque tient au lieu également : un lieu de pouvoir (la maison) contre le lieu géographique qu’est l’enclos, délimité, cardinal, pour la question des appellations dans l’opposition au négoce. Peut-on alors considérer la plaquette comme une prise de position affirmée dans les débats structurants autour des appellations ? Rentrant dans la logique iconique de la plaquette, l’analyse peut enfin déboucher sur la logique même de l’exposition du produit.

La maison comme marque

Trois lignes structurent la succession de clichés dans la plaquette, organisant ainsi l’exposition du statut même de la maison Ponnelle. Toutes trois convoquent une iconicité héritée et/ou en cours de construction. La première tient à un principe dynastique s’étirant ensuite au champ de la maîtrise dans l’entreprise Ponnelle. La deuxième procède d’une logique du lieu marquée par la culture des apparences. Son avers dialectique constitue la troisième ligne de fuite de la plaquette, celle de l’exhibition d’une modernité technique.

Un principe dynastique

La plaquette s’ouvre sur un portrait photographique de Pierre Ponnelle, légendé par ses titres de fondateur de la maison, membre de la chambre de commerce dont il est le président honoraire, décédé en 1923. La pose participe du portrait classique du notable républicain d’avant-guerre : assis, légèrement de ¾. Lazare Ponnelle, héritier et « seul propriétaire de la maison » lui succède. La pose est un tantinet plus moderne : l’homme est debout, pris de ¾. Les deux clichés suivants assemblent systématiquement deux portraits : les enfants de Pierre Ponnelle (Pierre et Albert) dont le droit d’aînesse est affirmé, puis MM. Bailly et Favelier, fondés de pouvoir de la maison. Dix-sept clichés plus tard, après la présentation de la maison comme lieu, on observe sur une page le retour de trois hommes en situation : le premier et le second maître de chai entourent le médaillon d’E. P. Changarnier, doyen des courtiers. Toutes ces photographies sont sur un fond uniforme à l’exception des maîtres de chai : tous deux devant la porte de la cave, le premier tenant un verre, le second lisant une fiche, accoudé à un tonneau. L’absence de fond indique que l’identité sociale de la famille, comme des fondés de pouvoir, repose autant sur la pose que sur la légende des clichés ; a contrario les maîtres de chai s’identifient également par deux accessoires de leur métier : le verre et le tonneau. Ils sont assujettis à l’ordre de la production.

Ces images convoquent un horizon iconique hérité, celui de la galerie des ancêtres où s’affirme la filiation d’un pouvoir, mais également celui, non du paternalisme comme mode de gestion, mais de l’agrégation de la maîtrise au principe dynastique, suggérant ici, au-delà de la notabilisation propre au xixe s, les liens englobant du capitalisme familial. Si la plaquette fixe la mémoire et la postérité visuelle d’une dynastie en construction, son économie dépasse le cercle familial. La représentation des membres les plus éminents de l’encadrement professionnel dans une forme de continuité à la famille souligne autant une hiérarchie que l’appartenance à une maison. Une logique de fief se dessine ici, qu’affirme la séquence de dix-sept clichés intercalés entre ces portraits. Il importe alors de se rappeler que le portrait du fondateur, qui préside à l’organisation même de la plaquette, doit se lire sur le mode du legs : celui d’une maison, d’un pouvoir social et d’un lieu. La plaquette s’intitule sobrement Pierre Ponnelle. Elle peut de la sorte s’apparenter au livre du souvenir, et pourtant elle n’est ni un récit des origines de la maison, ni un hommage puisque les dates données sont liées à la genèse de la maison et non à la biographie de son fondateur. La plaquette n’est que le simple constat imagé d’une maison. Sa finalité tient à l’inscription de la famille dans l’histoire de la maison dont l’architecture et le mobilier convoquent l’écriture d’un soi entrepreneurial où les hommes sont subordonnés à l’activité de négoce. Le lieu seul vaut récit, ancrage dans un temps et des espaces.

Une culture des apparences par le lieu

Ce lieu où réside la maison est l’abbaye Saint-Martin, sise « au pied des grands crus, siège social de la maison Ponnelle ». Deux vues – extérieure puis intérieure – de la chapelle complètent la description du siège social. Cinq clichés (sur 3 pages) présentent ensuite des objets religieux : statue et bannière de Saint Martin, une cloche et une peinture ancienne de nativité, une estampe de la fontaine d’Aigues. Deux vues de la rivière d’Aigues suivent. Elles précèdent quatre clichés de l’intérieur de l’abbaye : la salle à manger, la bibliothèque, une chambre des visiteurs, le salon de dégustation. Ce sont ensuite les bureaux du faubourg Saint-Nicolas, et le grand escalier qui y mène, qui sont photographiés.

À nouveau, la succession des images fait sens. L’abbaye comme siège social implique l’historicité de la maison. Encore faut-il préciser que, si celle-ci est fondée au ive siècle, en 1791 le prieuré fut vendu à un négociant en vin, Christophe Véry, qui transforma la chapelle en buvette. Le monde du négoce est chez lui à l’abbaye quand Pierre Ponnelle la constitue siège de la maison. Précisément, la suite des images joue sur trois registres : celui de l’historicité – amplement dénoté par les vues et les objets –, celui de la propriété immobilière (le parc, la rivière), celui enfin d’une famille de négociants habitant un lieu historique. Au prestige de la propriété immobilière s’additionne alors, par les pièces et le mobilier photographiés, l’affirmation sociale d’une position professionnelle. La famille Ponnelle, comme la grande bourgeoisie du xixe siècle, a le goût du passé, gage d’authenticité (cf. les objets afférents à l’histoire de l’abbaye). Il s’agit pour elle de « s’aristocratiser ». En ce sens, ce jeu photographique participe d’une forme nouvelle de culture des apparences repérée par Manuel Charpy (Charpy 2007). La gradation des clichés de l’intérieur de l’abbaye l’établit : la salle à manger suppose l’hospitalité, la bibliothèque la culture, la chambre la réception, quand cette gradation se clôt sur le salon de dégustation, dénotant le négoce en vin. Le bâtiment, dans ce jeu, participe surtout de l’affirmation d’une identité socio-professionnelle.

La maison participe donc de l’affirmation d’un capitalisme dynastique dont la modernité industrielle se love dans les plis architecturaux et mobiliers d’un patrimoine historique. Le lieu, dans cette configuration, écrit moins une généalogie aristocratique qu’il ne manifeste une position sociale. L’abbaye Saint-Martin incarne le statut socio-économique de la maison de négoce. Elle manifeste une culture des apparences qu’il s’agit de sonder. Elle paraît peu l’effet hérité des us bourgeois du long xixe s., quoiqu’elle en reprenne les codes, et davantage l’effet idiosyncratique du monde du négoce beaunois, repéré par Christophe Lucand (Lucand 2011, p. 225 et suivantes). Le lieu se coule dans le moule aristocratique pour affirmer sa position dominante sur le monde viticole. Il y a ainsi l’apparence d’une persistance des modalités de l’Ancien Régime dans l’ordre social du pays beaunois, également attestée par d’autres sources6. Cette culture des apparences qui règle l’ordre social d’une part du monde viticole beaunois se complète dialectiquement dans la plaquette de l’illustration de la modernité technique de la maison Ponnelle, socle d’une réussite sociale qui s’exprime donc dans des termes hérités.

L’exposition d’une modernité technique

Cette modernité technique passe par une succession de vues que scandent deux séquences. La première s’ouvre sur une photographie somme toute classique de sortie des bureaux de l’entreprise. Le monde des affaires se dénote ici. Elle est suivie, après la représentation des maîtres de chai d’une vue d’expédition, de l’intérieur de la tonnellerie (2 clichés) puis de 9 vues des caves qui débouchent sur l’emballage et le caissage des vins. Surgit à nouveau un cliché du parc, puis les réserves en fûts, les caves du chapitre, un chai où une pipette dénote le caractère scientifique de l’élevage du vin, des caves à nouveau, des bouteilles et une vue de la cuverie moderne de Chorey au moment de la réception des raisins. Cette longue séquence se clôt sur un banquet, l’accueil des visiteurs. La seconde, plus resserrée (6 clichés), plus structurée, présente les bureaux de Londres. Elle se présente comme un ajout à la structure originelle de la plaquette, soit un appendice à la maison, où se récapitule rapidement l’ensemble des opérations du négoce du vin. La modernité entrepreneuriale se donne à voir, engage la logique du commerce international.

Ces deux séquences engagent finalement elles aussi une logique du lieu comme marque pour la maison. La première séquence, parfois trouée de références aux principes précédents du capitalisme dynastique et de la culture des apparences, accole systématiquement les opérations liées à l’élevage du vin à la maison dans une gradation qui inverse la logique naturaliste de la vinification (de la vigne au commerce via la cave). Ici, ce sont les bureaux, soit l’action même du négoce, qui ouvre la marche. Ils sont le cœur opérationnel de la maison Ponnelle (au faubourg Saint-Antoine) et expriment, dans leurs liens aux différents secteurs de production (des futailles, du vin aux caves), le pouvoir social exercé par la maison sur la filière viticole. Symboliquement nulle vue des vignes, des pampres, n’a de place dans cette plaquette. Ces vues se dénotent au moment de la réception des vins, et in fine la clôture sur le banquet noue d’un trait les bureaux, et la chaîne des opérations qu’ils contrôlent, à la consommation. Dans cette configuration, l’addenda que semble être la vue des bureaux londoniens n’est que l’extension symbolique de pouvoir exercé.

La maison Ponnelle ainsi exposée est d’abord et avant tout l’expression d’un pouvoir exercé par le négoce du vin. Un pouvoir social qui se marque par une culture des apparences, se lit par une modernité technique qui s’exerce sur une filière qui tait la question même de la récolte. Dans le jeu iconique de la plaquette, les représentations géographiques du terroir, en ce qu’elles pourraient localiser – et supposer la délimitation des crus – n’ont pas leur place. La plaquette est l’expression d’une maison et de ses marques. En son sein, quelles modalités d’exposition du produit qu’est le vin ?

Quelle mise en scène du produit ?

Fondée en 1875, la maison Ponnelle s’est construite dans un cadre législatif entamé avec la loi Roussel (1873), réprimant l’ivresse publique et les réclames en faveur de l’alcool, poursuivi également par la loi de 1919 sur les appellations. Il s’agit donc d’exposer le produit sans exactement dénoter l’ivresse, ni même l’alcool et ainsi donner à voir ce qu’est le vin d’un négociant. Sur l’ensemble de la plaquette (addenda londonien compris), vingt-six clichés et un panneau dénotent le vin, sous forme de bouteille, de tonneaux, de lieux et/ou scènes de dégustation. Tous convoquent un imaginaire du vin exposé.

L’étiquette sur la bouteille, affirmation de la chose possédée

La page 3 de la plaquette est la seule qui compte uniquement du texte, deux listes, présentées sous le format de deux colonnes : Mes vignobles, Mes monopoles. Il s’agit là de la seule occurrence d’une propriété terrienne et viticole, vite rabattue dans le sens de la lecture sur l’expression de marques. La maison possède des terres viticoles, celles-ci se déclinent en marques. Elles se retrouvent plus loin dans la plaquette, sous la forme de trois clichés successifs présentant d’une manière quasi anthropométrique une suite de bouteilles, toutes singulières, à l’étiquette prise de face (donc sans possibilité de saisie d’une hypothétique contre-étiquette davantage discursive), sur un fond blanc. S’égrènent ici un Musigny-Ponnelle, un Bonne-mare Ponnelle, un Chambolle-Ponnelle, etc. sur deux clichés titrés « Grands vins de mes récoltes personnelles ». Le dernier cliché présente « Quelques-uns de mes monopoles » : sur les étiquettes, au-delà du nom du vin, Pierre Ponnelle. Le refrain est entêtant, il souligne, au défaut du terroir (deux premiers clichés) ou de la marque, ce qui fait signe, ce qui s’exhibe soit, avant tout, le nom de Pierre Ponnelle. Une politique du nom donc, qui affirme la possession contre la localisation, contre le jeu convenu de la marque. Il y a là la réduction exemplaire de la trajectoire iconique de l’ensemble de la plaquette : du nom au nom, passant par la maison au moyen d’une politique de l’image. Une politique de l’image qui se décline uniquement par l’acte de nommer Pierre Ponnelle : nulle signature, nul visage reproduit. Pas d’artification graphique et/ou iconique par les moyens du portrait. Un nom propre désigne un même objet, quelle que soit sa spécification. Pierre Ponnelle est le nom commun d’une production, d’une référence qui se suffit à elle-même, marque dégondée finalement de son ancrage bourguignon (Jacquet 2019). La déclinaison ensuite, en attache terrienne, différencie ce qui relève de la logique en devenir du terroir et de ses particularismes de celle – héritée d’une configuration qui se désagrège peu à peu sous les coups de boutoirs de la tension vers l’appellation – de la marque. Pierre Ponnelle est le nom et le lieu où s’abolissent ces tensions. Un nom qui décline l’identité d’une maison, une maison qui se résume à un nom. Une production économique qui joue sur deux tableaux, deux configurations : la maison vaut appellation puisqu’elle localise (cf. supra politique du lieu) et nomme. Il faut ainsi entendre les images de la plaquette comme une prise de position (Didi-Huberman 2009) dans le champ de la viticulture et du négoce, bouleversé par la loi de 1919.

Le vin, un art de faire du négoce

Autour de la bouteille, plus discrètement, un autre imaginaire se dessine où s’entremêlent l’art de l’élevage du vin et la dégustation. Sept clichés constituent une suite discontinue qu’ordonnent deux pistes. La première tient à l’œnologie, la fabrication du vin. Son imaginaire est scientifique, participe sans doute des liens entretenus entre Pierre Ponnelle et Louis Pasteur – inventeur de l’œnologie moderne –, déjà illustré par la carte postale du laboratoire d’œnologie éditée par Charles Chambon. Dans ce jeu la recherche œnologique s’affirme par des vues du laboratoire, par l’instrument tenu par le maître de chai afin de mesurer le vin, par le verre également présent, supposant l’appréciation du vin en futailles. Ce qui s’affirme ici, dans l’exhibition implicite d’un protocole scientifique, est la modernité – au sens scientifique – de la production de la maison. Dans ces représentations, il y a sans doute, puisqu’aucun des clichés ne légende strictement un cru, la question du coupage, principe régulièrement affirmé devant la loi de 1919 par la chambre de commerce (Jacquet 2009) dont Pierre Ponnelle fut membre et président honoraire jusqu’à sa mort en 1923. De manière subliminale, le coupage comme science – et non fraude – se dit ici. Il faut ainsi à nouveau lire ces images comme une prise de position dans les débats en cours. Une prise de position pour l’art de faire du négociant qu’affirme ensuite la présentation des lieux et instants de dégustation : la salle, une visite d’étudiants, un banquet. Dans ce mouvement, nulle bouteille n’est présentée renversée, ouverte : la législation contre l’alcool l’interdit (Tsikounas 2004). La présentation s’arrête devant la représentation du buveur : le cliché saisit l’instant d’avant (les bouteilles sont encore cachetées), d’après (le verre vide à la main du maître de chai).

Il faut alors entendre la plaquette selon une seconde piste, dans une configuration plus englobante où, à l’affirmation d’une maison de négoce dans le paysage vitivinicole, s’accole une prise de position devant la loi de 1919 qui restructure, d’une manière ou d’une autre, les équilibres acquis. L’originalité et la modernité contemporaine de ce mouvement tiennent à son rapport à l’image. L’absence explicite de textes au profit d’une charge iconique suppose une cible, l’opinion publique. La plaquette est ainsi moins une arme dans le champ des débats de la profession qu’un moyen pour convaincre l’opinion publique. Un moyen dont la clé de voûte tient à la représentation, non des vignes mais des caves de la maison, lieu central de la production, lieu soumis dans les débats en cours à la suspicion inquiète des petits propriétaires persuadés que, dans le secret de la cave, le négociant coupe son vin (Jacquet 2009).

La cave, clé de voûte du dispositif iconographique

Treize clichés présentent les caves et caveaux sur un total de 57 reproductions. La cave représentée occupe donc 23 % de la surface de la plaquette, signifiant là son importance. Sa représentation est au cœur du dispositif iconographique de la plaquette. Elle se décline sous la forme de grande cave à voûte unique, de cave carrée, cave transversale… aux caves les tonneaux, aux caveaux les bouteilles. La production se donne à voir par la répétition étirée des lignes de fuites des futailles et des culs de bouteilles. Les prises de vue sont factuelles : les caves et caveaux soulignent l’ampleur de la production de la maison. Il n’y a pas véritablement d’imaginaire de la cave (Perrard, Perrot 2008) mobilisé ici, sinon l’inscription dans un passé multiséculaire par les voûtes médiévales des caves gothiques de la rue Maizières. La cave s’inscrit dans la question de la production, elle est le lieu où s’entreposent les futailles dont les réparations, l’entretien, sont également donnés à voir. Point de symbolique de la cave donc.

Cette absence de toute dimension symbolique de la cave est corrélée aux logiques précédentes. La culture des apparences participe du capitalisme dynastique et ce qu’il s’agit de montrer est la maison Ponnelle. La cave n’en est qu’une extension économique, tout comme les caveaux. Dans ce mouvement, la cave ne fait pas lieu du vin en tant qu’elle ne porte pas l’identité de la maison (Helmer 2019), signifiée par l’abbaye, signifiée par le nom. Elle ne fait pas lieu car, dans la distribution des pièces, salons de dégustation et laboratoire d’œnologie s’emparent des attributs symboliques de la cave. Comme telle, elle n’est l’objet d’aucunes pratiques du négoce : le coupage éventuel, la dégustation de prestige. Dans l’imaginaire d’une maison Ponnelle qui se donne à voir, la cave est l’exact contrepoint des valeurs du négoce. Sa minoration symbolique n’est que l’effet des stratégies aristocratiques déployées, comme du choix de la marque – du nom – qui invisibilise le terroir, excipé par une part des petits propriétaires dans la logique des appellations. La cave est ainsi le point d’équilibre du dispositif iconographique de la plaquette : lieu neutre, elle soutient une politique de l’image au prix du refus de son symbolisme.

Éphémère du vin, cette plaquette est une prise de position d’une maison de négoce dans les débats en cours nés de la loi de 1919. Sa singularité tient à un discours qui se donne à voir par l’image, mais ne s’énonce pas. Elle campe un point de vue, porte par l’image une politique du nom. Au terme de son analyse, l’absence d’éphémères semblables et contemporains dans les fonds copieux des archives de Beaune débouche sur une interrogation. Le savoir-faire déployé dans cette plaquette, qui entretient de nombreux liens avec l’économie communicationnelle de la carte postale, est-il l’expression d’une singularité – celle de la maison Ponnelle – ou procède-t-il d’autres opérations semblables, menées dans d’autres vignobles (Chambarlhac 2019) ?

Bibliographie

Bacot J.-P., 2008, La naissance du photo-journalisme. Le passage d'un modèle européen de magazine illustré à un modèle américain, Réseaux, vol. 151, n° 5, p. 9-36.

Chambarlhac V., 2019 [à paraître aux éditions de la FMSH], Images gigognes et hétérotopies imprimées. De quelques plaquettes de maison de vin, Colloque « Les éphémères et l’image (xvie-xxie siècles), Patrimeph, Archives Nationales, site de Peyrefitte, 14/09/2019.

Charpy M., 2007, L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne (1830-1914), Revue d’histoire du xixe siècle, n° 34, p. 105-128.

Chessel M.-E, 2004, L'enseignement de la publicité en France au xxe siècle, Le Temps des médias, vol. 2, n° 1, p. 137-149.

Didi-Huberman G., Quand les images prennent position, Paris, Minuit, 268 p.

Helmer E., 2019, Ici et là. Une philosophie des lieux, Paris, Verdier, 137 p.

Jacquet O., 2009, Les appellations d’origine et le débat sur la typicité dans la première moitié du XXème siècle : le rôle du syndicalisme vitivinicole bourguignon, Territoires du vin, [En ligne : http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=1441,1], (dernière consultation le 03 décembre 2019).

Lucand C., 2011, Les négociants en vins de Bourgogne. De la fin du xixe siècle à nos jours, Bordeaux, Ferret, 522 p.

Perard J. Perrot M. (dirs), 2008, Le vin et les rites, actes des « Rencontres du Clos-Vougeot 2007 », Château du Clos-Vougeot, 20, 21, 22 septembre 2007, Ed. Oenoplurimédia, Chaintré, 225 p.

Tsikounas M., 2004, Quand l'alcool fait sa pub. Les publicités en faveur de l'alcool dans la presse française, de la loi Roussel à la loi Évin (1873-1998), Le Temps des médias, vol. 2, no. 1, p 99-114.

Villard-Gilles J., Mon demi-siècle, Lausanne, Payot, 1954, 252 p.

Annexe

Plaquette Pierre Ponnelle 1875-1925

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Notes

1 Archives municipales de Beaune, Archives départementales de la Côte-d’or. Retour au texte

2 Outre cette plaquette qui figure dans le fonds « vigne et vin » des AM de Beaune (88 Z 5), il existe un autre fonds, dédié à la même maison, actuellement en cours de désinfection, puis d’indexation. Retour au texte

3 À ce jour, seul Christophe Lucand (Lucand 2011, p. 225 et suivantes) s’est intéressé à la figure du fondateur de la maison, Pierre Ponnelle. L’état actuel du fonds interdit – de manière heureusement temporaire – toute consultation. Retour au texte

4 Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Chalon-sur-Saône, 1925, (SER2,T13), Fonds régional Bourgogne, Bibliothèque municipale de Chalon sur Saône. Retour au texte

5 Nombre d’entre-elles sont conservées aux AD 71 et aux Archives municipales de Chalon-sur-Saône. Retour au texte

6 Lors de l’enquête de la commission parlementaire, les villageois des communes déshéritées évoquent « « la situation matérielle des humbles travailleurs qui vient troubler la quiétude et les combinaisons des opulents seigneurs de la Côte », In : Commission d’enquête parlementaire. Enquête sur la situation de la viticulture de France et d’Algérie. Rapport fait au nom de la Commission des boissons par M. Edouard Barthe, Annexes jointes au rapport, Chambre des députés, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1931, p 249. Autre témoignage, celui du Copiau Jean Villard-Gilles, résidant à Aloxe-Corton, « Un relent de féodalité trainait encore dans les villages, en harmonie d’ailleurs avec leur esprit moyenâgeux » (Villard-Gilles 1954, p. 128). Retour au texte

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Référence électronique

Vincent Chambarlhac, « Une plaquette, une maison de négoce, au défaut du terroir », Crescentis [En ligne], 3 | 2020, publié le 15 juillet 2020 et consulté le 19 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.1098. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1098

Auteur

Vincent Chambarlhac

UMR7366 LIR3S (Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin »)

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