Article soumis le 9 avril 2020, accepté le 12 juin 2020 et mis en ligne le 15 juillet 2020.
Introduction : Moissac, la vigne et le vin
À Moissac, la présence de la vigne est ancienne. Elle est bien antérieure au développement de la culture du chasselas de Moissac, AOP depuis 1971, dont la production débute dans la seconde moitié du xixe s., avant de connaître un très grand succès dans la première moitié du siècle suivant. Signe de l’importance de la production du raisin, Moissac devient dans les années trente, la première « cité uvale » de France qui, à l’instar des villes thermales, est dotée d’infrastructures destinées à accueillir des cures basées sur la consommation du raisin (Calauzènes 2001).
Toutefois, dès l’Antiquité, c’est-à-dire avant même la formation de l’agglomération autour de l’abbaye, la rive nord du Tarn accueille des établissements ruraux, des villae, dont certains sont tournés vers la production vitivinicole. La fouille préventive conduite au lieu-dit Pignol-Bas en 2008 a en effet permis de mettre au jour un complexe domanial aménagé à la charnière du Ier et du IIe s. apr. J.-C., dont la pars rustica comprenait un édifice dédié à la production de vin. Dans celui-ci se trouvaient des installations de foulage et de pressurage et, à proximité, un vaste chai d’environ 270 m2 (Ollivier 2016).
La fondation du monastère Saint-Pierre au haut Moyen Âge entraîne le développement d’une agglomération dont les premiers temps sont très mal connus : la ville n’apparaît pas dans les textes avant le xie s. (Fayolle-Bouillon 2011). Le vin tient alors une place importante dans l’économie moissagaise, notamment le commerce, bien attesté par les sources écrites dès la fin du XIIe s. En 1284, le roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine, publie d’ailleurs, à la demande des consuls de Toulouse, Rabastens, Montauban, Gaillac, L’Isle-sur-Tarn, Villemur et Moissac, un règlement sur ce trafic par voie fluviale, sur le Tarn et sur la Garonne (La Haye 1999, p. 14). Plus tard, en 1480, le premier cadastre de la ville montre une agglomération entourée de vignes1. Et, sur le Pourtraict de la ville de Moissac dessiné par Belleforest et publié en 1575, des montaignes au vignoble sont même représentées sur tout le coteau qui s’étend au nord de la ville, là où se trouvent aujourd’hui des terrains boisés (Münster et Belleforest 1575) (figure 1).
Si au Moyen Âge la culture de la vigne jouxte la ville, la production du vin se fait aussi, au moins pour partie, autour de l’agglomération. L’étude des textes relatifs à l’enquête royale conduite sur les acquisitions de l’abbaye entre 1275 et 1319 montre que celle-ci était devenue récemment propriétaire de plusieurs pressoirs, tous localisés aux portes de la ville, avec l’un au quartier Saint-Michel, l’un près de Porte Saint-Ansbert et deux à la Porte Saint-Jacques (Peña 2011, p. 51). À la fin du xve s., la production de vin se fait à l’intérieur même des murs : le compoix de 1480 permet d’identifier des pressoirs autour de la rue Sainte-Catherine, dans la partie sud-ouest de la ville (Fayolle-Bouillon 2010, annexe 48), tandis que le compoix de 1610 localise ailleurs un pressoir (truelh) et des chais, dans des parcelles contigües donnant sur l’ancienne rue au nom évocateur de carriera del vignasse, située dans l’espace aujourd’hui occupé par la Halle de Paris2.
Récemment, l’archéologie a permis de mettre au jour d’importants restes de vinification associés pour partie aux vestiges d’un pressoir daté de la fin du xiiie s., ce qui confirme que la ville fut bien un lieu de production vinicole dès cette époque. Si l’analyse des vestiges recueillis autorise la restitution d’un pressoir d’un type relativement bien connu pour la fin du Moyen Âge et l’Époque moderne, de tels vestiges restent rares pour le Moyen Âge central et demandent à être étudiés en détail. De surcroît, au regard du contexte et de la place de cet aménagement dans la ville, ce sont aussi son statut et son usage qui interrogent.
Le site, le contexte de la découverte
La fouille du parking de la rue des Mazels3
Situé à une centaine de mètres au sud de l’abbaye Saint-Pierre, le parking de la rue des Mazels conserve dans son sous-sol une importante stratification et de nombreuses structures médiévales et modernes (figure 2). La fouille programmée réalisée dans son emprise en plusieurs tranches, entre 2015 et 2018, a non seulement permis de recueillir des informations sur une zone humide antérieure à l’agglomération, mais aussi sur les occupations domestiques qui se sont succédé dans ce secteur depuis le xiie s. et jusqu’à la démolition des maisons et l’aménagement de l’aire de stationnement en 2001. Le site, relativement riche en mobilier, témoigne d’une occupation modeste, mais se singularise par des niveaux gorgés d’eau et une conservation exceptionnelle des éléments organiques : bois, cuir, fibres végétales, carporestes.
La fouille a permis de reconnaître que la zone humide anthropisée qui précède l’agglomération a été scellée, au cours du xiie s., par un important remblai de l’ordre de 80 cm qui pourrait s’expliquer par une volonté de mise en valeur du site. La nature de ce dernier reste toutefois difficile à déterminer avec précision compte tenu de l’étroitesse des zones fouillées. Il est cependant établi qu’à partir de la fin du xiie s. ou du début du xiiie s., les espaces accueillent de nombreux aménagements en bois et d’importants niveaux de rejets. Deux occupations se distinguent : au nord, une zone ouverte et, au sud, un bâtiment dont seuls les niveaux de sols constitués de copeaux de bois ont pu être partiellement fouillés. L’installation, au xiiie s., d’un bâtiment maçonné ou sur solins de brique (bât. A) constitue un changement important dans la partie méridionale du site. Bien qu’incomplète, la fouille de ce bâtiment distant de plusieurs mètres de la rue n’a toutefois pas conduit à reconnaître des équipements spécifiques qui auraient permis d’en restituer l’usage. En revanche, à la fin du xiiie s., l’installation d’un grand pressoir dans l’espace septentrional est bien documentée (figure 3), d’autant qu’il est associé à des résidus en lien avec une production vinicole.
Un secteur lié à la production du vin
Les analyses carpologiques menées par Charlotte Hallavant lors des différentes campagnes de fouille4 ont mis en évidence la présence de restes de raisin gorgés d’eau dès les plus anciens niveaux appréhendés5, à savoir ceux appartenant à l’occupation de la zone humide. Ces dépôts n’ont pu être examinés que très partiellement, mais la quantité de restes de raisin (plusieurs centaines par litre de terre) et la nature des éléments (pépins, baies entières et dilacérées, pédicelles, rafles) qu’ils contiennent permettent toutefois de mettre en doute le rejet de déchets d’une seule consommation de raisin de table. Bien que ces vestiges soient le plus souvent mêlés à d’autres déchets alimentaires (des restes de fruits en particulier), les proportions de raisin sont telles (entre la moitié et les trois-quarts des carporestes identifiés) qu’il faut plutôt retenir qu’avant même l’urbanisation de ce secteur de la ville, le site accueille sans doute déjà des activités de transformation du raisin et/ou est un lieu de rejet pour de telles activités dont le lieu, voire les lieux, d’exécution demeure inconnu.
Par ailleurs, exception faite des niveaux de sols intérieurs qui ne présentent pas ce type de restes, la plupart des séquences et des dépôts compris entre le xiie et le xive s. conservent des pépins de raisin en proportion variable, avec parfois des pédicelles ou des fragments de rafles, qu’il s’agisse de remblais ou de niveaux de rejets. Toutefois, compte tenu des autres espèces végétales présentes dans certains assemblages, et au regard du mobilier qu’ils contenaient (tessons de poterie, fragments d’objets en cuir, en métal, restes d’animaux consommés, etc.), tous les niveaux de rejets rencontrés ne doivent pas être associés à des activités liées à la transformation du raisin. Les nombreuses études qui ont été menées sur leur composition et leur constitution montrent qu’ils correspondent à des rebuts d’activités domestiques variées, modestes, incluant la fabrication du vin (Lefebvre sous presse).
Un niveau se dégage toutefois nettement des autres puisqu’il conserve de manière quasi exclusive des restes de raisin (Unité Stratigraphique [US] 1056 et 2054-2062) (figure 4). Sa mise en relation chronologique et topographique avec des structures en bois interprétées comme formant les fondations d’un pressoir offre ainsi un rare exemple d’association entre une structure liée à la production vinicole et un résidu de vinification, dont l’interprétation n’est toutefois pas si évidente (cf. infra).
Un grand pressoir à levier de la fin du xiiie s.
La campagne de fouille menée durant l’été 2018 a permis d’interpréter avec un degré de fiabilité élevé les structures STR610, FOS608 et FOS609 comme formant la fondation quasi complète d’un pressoir à levier, à taissons enterrés, long d’environ 7 m (figure 3).
La structure STR610, identifiée lors de campagne conduite en 2017, a été fouillée l’année suivante, à la faveur de l’ouverture d’un nouveau secteur permettant de l’appréhender plus largement et surtout dans de meilleures conditions (secteur 6). Cependant, malgré les efforts déployés, il ne fut pas possible d’observer l’aménagement dans son intégralité : plusieurs pièces de bois se prolongeaient trop au nord, au-delà des limites de la fouille imposées par la nécessité de maintenir un accès au parking.
L’opération a toutefois mis au jour deux autres importantes fosses (FOS608 et FOS609) à l’est de la structure STR610 (figure 5). Si, pour des raisons identiques, celles-ci n’ont pas pu être fouillées intégralement, la stratigraphie permet néanmoins de les rapprocher de la structure STR610, tandis que leur relevé montre des creusements alignés sur un même axe est-ouest, ce qui permet de les associer (figure 6). Enfin, le résultat des datations dendrochronologiques6 effectuées sur les bois de la structure STR610 et sur le poteau (US 6033) contenu dans la fosse FOS608, renforce l’hypothèse qu’il s’agit de structures contemporaines.
La structure générale du pressoir
Confrontés aux travaux de synthèse réalisés sur les pressoirs médiévaux et modernes (Beck et alii 1999 ; Lauvergeon 2004), les données recueillies suggèrent tout d’abord d’interpréter la structure STR610 comme les taissons d’un pressoir et leur système de fondation. Cet aménagement correspond en effet à un ensemble de plus d’une cinquantaine de pièces de bois, assemblées ou superposées les unes aux autres qui ne constituent pas un aménagement de surface, ni une structure plantée dans le sol, mais une construction installée dans une fosse de fondation (figure 7).
À 1,35 m à l’est du bord oriental de la structure STR610, un autre important creusement a été mis au jour (FOS608). Celui-ci contenait un poteau de très forte section que l’on peut interpréter comme l’une des fausses-jumelles du pressoir. Enfin, à une distance de seulement 1,55 m à l’est du bord oriental de cette fosse, un troisième creusement a été dégagé (FOS609). A priori formellement très proche de la précédente, cette fosse devait certainement accueillir les jumelles. En retenant cette interprétation, l’espace compris entre les poteaux des fosses FOS608 et FOS609, correspondrait à l’emplacement des chantiers, et donc de la maie du pressoir (figure 8).
Le platelage de fondation des taissons
La fosse qui accueille la STR610 correspond à un creusement (US 6064) aux bords rectilignes et aux angles légèrement arrondis d’environ 2,20 m de large (sens est-ouest) pour une longueur inconnue, sans doute supérieure au 1,70 m visible (sens nord-sud), mais que l’on peut estimer à 2,30 m, si on considère que les bois .9-.10 et .11-.12 étaient disposés au centre ; ceci ferait alors un creusement dont l’emprise serait proche d’un carré. Le fond du creusement est plan. Il accueille un ensemble de planches de bois qui constitue un platelage de fondation (figure 9 ; figure 10).
Les premières planches qui ont été installées au fond de la fosse, l’ont été dans la partie orientale et sont disposées selon un axe est-ouest, c’est-à-dire dans la largeur (pièces .44 à .53). Il s’agit de planches bouvetées, réalisées par débitage sur quartier dans du bois de chêne, à l’exception de la planche .52 réalisée en hêtre. À l’évidence, ces pièces sont en remploi. Si certaines étaient encastrées les unes aux autres, le bouvetage ne se justifie pas dans ce contexte.
Plusieurs pièces de bois recouvrent les précédentes. Elles ont été disposées dans un axe perpendiculaire. Parmi ces pièces on trouve de nouvelles planches bouvetées, mais aussi des poutres de section plus importante et une répartition plus homogène entre le chêne et le hêtre. L’étude de ces pièces de bois indique qu’elles appartiennent manifestement à une structure démontée, peut-être un bâtiment (Labbas 2019).
Les taissons
Deux poteaux ont été posés sur ce platelage (.9-.10 et .11-12) (figure 11). Celui disposé le plus au sud a été placé sur l’empilement formé par les pièces .38, .41, .42, tandis que celui situé le plus au nord a été installé à cheval sur .39 et .56. Il s’agit de deux poteaux identiques en chêne, taillés en fourche.
Chacun dispose d’une base rectangulaire, de 24 cm par 41 cm pour le poteau .9-.10 et de 26 cm par 45 cm pour celui enregistré en tant que .11-.12. À une trentaine de centimètres de leur base, chaque poteau présente une division en deux parties distantes d’une quinzaine de centimètres, ce qui permet leur assemblage.
Ces deux poteaux, qu’il est possible d’interpréter comme les taissons du pressoir, ont été placés à une petite trentaine de centimètres l’un de l’autre, soit relativement proches, puis ont été assemblés entre eux par une traverse en chêne (.18) placée dans la fourche et tenue par des cales installées de force depuis l’extérieur de la structure (figure 12).
Si aucun indice ne suggère que ces poteaux sont des pièces en remploi, il est certain que c’est le cas des cales puisque celles-ci présentent des trous de cheville.
L’assemblage de madriers destiné à tenir les taissons
Une fois la pièce .18 installée de manière à relier les deux taissons, le creusement a été rempli par un sédiment présentant des tessons de céramiques, des fragments de briques et de tuiles et de nombreux restes organiques, principalement des éclats de bois et de carporestes, où dominent très largement les restes de raisin sous la forme de pépins, de baies ou de pédicelles (US6064) (Lefebvre 2019).
D’autres pièces de bois appartenant à la fondation des taissons ont été installées sur ce sédiment qui participe donc pleinement à la construction de la structure, et non pas à son abandon (figure 13). Il s’agit en particulier des poutres .13 et .20 directement posées sur le remplissage (US 6107) dans le sens est-ouest. Ces pièces de bois correspondent manifestement à des éléments en remploi : au moins .13 qui présente une mortaise traversante. Sur ces pièces repose une série de madriers non assemblés, placés plus ou moins jointivement, mais inégalement, au sein de la structure. Les premières reposent sur .13 et .20 et sur le sédiment US 6107 dans le sens est-ouest et se localisent au sud de la fosse (.14 à .17). Elles ont été recouvertes par une autre série de madriers disposés perpendiculairement (.1 à .8 et .26) (figure 14 ; figure 15).
Ces différentes pièces de bois placées dans la fosse FOS610 et mêlées au remplissage doivent être interprétées comme destinées à ancrer solidement les bois .9-.10 et .11-.12.
Le rôle assigné aux madriers et au remplissage (US 6107) consiste donc à éviter l’arrachement des taissons (par traction au moment du relevage du levier), alors que les planches disposées au fond de la fosse doivent permettre d’asseoir la fondation de ces taissons, ou, en d’autres termes, à éviter qu’ils ne s’enfoncent dans l’encaissant (compression, au moment du pressurage). L’ensemble participe à assurer le maintien d’une structure qui travaille selon un axe vertical.
Les jumelles et fausses jumelles
Comme la précédente, la fosse FOS608 correspond à un profond creusement (US 6038) réalisé à partir du même niveau de sol (US 6030) (figure 7). La fouille n’a pas permis d’appréhender entièrement cet aménagement dont seule la partie méridionale a été fouillée. Aussi doit-on se contenter de noter qu’il s’agit d’un creusement de plus d’1,86 m dans le sens est-ouest et supérieur à 1,15 m dans le sens nord-sud. Comme la structure STR610, la fosse FOS608 présente des parois verticales et rectilignes : par ailleurs, leurs bords méridionaux sont alignés. Au fond de la fosse, des cales de bois ont été disposées afin, sans doute, de permettre une installation optimale du poteau (US 6033) (figure 6). Ce dernier correspond à une pièce massive en chêne, faite en bois de brin, de section quasiment carrée d’environ 60 cm de côté (figure 16). Des encoches ont été repérées à la base de cette pièce de bois : elles ont certainement servi à maintenir les cordes utilisées pour le levage ou le calage de cet important poteau. Le remplissage de cette fosse est constitué d’un niveau hétérogène (US 6037) qui contenait du mobilier archéologique (monnaie, tessons de céramique, cuir, fragments de brique, éléments de quincaillerie) et encore de très nombreux restes carpologiques, pour l’essentiel des pépins de raisin.
Mise au jour plus à l’est, la fosse FOS609 partage de nombreux points communs avec celles précédemment décrites. On retrouve un creusement (US 6043) aux parois verticales et rectilignes, tandis que le seul angle visible suggère une fosse quadrangulaire ou carrée, comme celles présentées supra. Le remplissage enregistré en tant qu’US 6042 et 6046 est d’ailleurs très proche de celui de la fosse FOS608. Enfin, il convient de noter que le bord méridional de la fosse FOS609 et celui de la structure STR610 et de la fosse FOS608 sont alignés, ce qui plaide à nouveau pour leur rapprochement. Aucune structure en bois n’a été découverte dans la partie fouillée de la fosse FOS609 : il est néanmoins probable que la fosse accueillait des poteaux, à l’instar de celui de la fosse FOS608, et sans doute celui-ci se trouve-t-il un peu plus à l’est, sous la banquette.
Les descriptions des fosses FOS608 et FOS609 suggèrent donc de les rapprocher et d’y voir même des aménagements identiques. Les similitudes observées, en termes de formes et de positionnement stratigraphique, autorisent aussi de les associer à la structure STR610, et de retenir que l’ensemble appartient à un même aménagement, celui d’un pressoir. En effet, il n’est pas possible d’envisager que les fosses FOS608 et FOS609 fussent destinées à accueillir les poteaux d’un bâtiment en bois : non seulement les fosses paraissent disproportionnées pour être considérées comme des trous de poteaux dont les sections sont en général proches d’une vingtaine de centimètres, mais leur entraxe semble assez faible (3 m) au regard de leur section et de leur fondation, ce qui exclut d’imaginer qu’il pouvait s’agir de fosses de fondation pour poteaux corniers. Par ailleurs, il serait bien difficile de restituer un bâtiment à partir des fosses FOS608 et FOS609 en laissant de côté la STR610, à moins d’imaginer une construction se développant au nord-est.
Ces deux grandes fosses sont en revanche plus simples à interpréter si on considère qu’elles appartiennent à la structure d’un pressoir : l’une aurait servi à accueillir les fausses-jumelles (FOS608), l’autre, les jumelles (FOS609). Ceci impliquerait que chaque fosse ne contenait pas un seul poteau, comme ce qui a été découvert lors de la fouille (poteau US 6033 dans la fosse FOS608), mais deux, écartés afin d’assurer la course du levier. La restitution de cette disposition apparaît tout à fait possible au regard des éléments observés.
Ainsi, le chantier de ce pressoir devait se trouver dans l’espace compris entre les fosses FOS608 et FOS609. Toutefois, aucun vestige participant à l’élévation du pressoir n’a été conservé, y compris ceux potentiellement disposés au sol, tel que le chantier, justement. La position de la vis, des fausses-jumelles et des jumelles permet néanmoins de restituer un ouvrage fonctionnant à l’aide d’un levier de près de 7 m de long, ce qui est très important, mais moins que ceux d’un type similaire conservés au Clos de Vougeot en Bourgogne7 (Lauvergeon 2004, p. 5).
La datation du pressoir
Parmi les pièces de bois citées supra, 28 provenant de la STR610 ont été analysées pour datation dendrochronologique8, mais seules 17 ont donné un résultat (figure 10 ; figure 13 ; figure 15). À ces datations s’ajoute celle de poteau (US 6033) prélevé dans la fosse FOS608.
La difficulté de dater la structure du pressoir vient du fait que beaucoup des bois mobilisés sont en remploi (cf. supra), tandis que les bois de forte section, taillés de manière singulière comme les taissons (.9-.10 et .11-.12), et la fausse-jumelle (US 6033), ont été trop équarris et ne conservent pas de cambium. Aussi, malgré les efforts déployés, il n’est possible de proposer qu’une date approximative à l’installation de cet aménagement, un terminus post quem.
On retiendra alors qu’à l’exception de la planche de calage de la fausse jumelle (US 6037) réalisée dans un bois abattu après 1172, toutes les autres pièces proviennent de bois abattus assurément au xiiie s. La synthèse des dates obtenues par dendrochronologie montre que le terminus post quem pour cet aménagement est donné par la mesure effectuée sur le bois .13, qui propose un abattage en 1276. Or, comme ce bois est en position de remploi, puisqu’il présente une mortaise traversante sans lien avec la position de la poutre, il faut envisager une mise en œuvre plus tardive. Bien que les estimations données pour l’abattage des pièces qui ne sont manifestement pas en remploi (.9-.10, .11-.12 et US 6033) soient à utiliser avec prudence, dans la mesure où les derniers cernes de croissance manquent pour ceux-ci (cf. supra), il est toutefois possible de proposer que le taisson .9-.10 a été réalisé dans un bois abattu au plus tard, en 1281 (Dendrotech 2019).
L’étude du mobilier céramique contenu dans le remplissage de la STR610 (US 6107), comme dans celui des fosses FOS608 (US 6037) et FOS609 (US 6042), livre une datation proche, à la charnière des xiiie-xive s., ou du premier tiers du xive s. (Catalo 2019).
Ainsi, tout concorde pour dater l’aménagement du pressoir d’entre les années 1280 et les années 1320. L’abandon, lui, serait intervenu vers le milieu du xive s. : le pressoir a sans doute été démantelé et les pièces de bois récupérées, à l’exception des parties enterrées. Les données archéologiques montrent que l’emprise de la structure a été remblayée et manifestement transformée en cour (Lefebvre 2019, p. 142-146).
L’usage et le fonctionnement du pressoir
En somme, les observations archéologiques permettent de restituer, à travers les structures STR610, FOS608 et FOS609, la fondation quasi complète d’un pressoir à levier, à taissons enterrés, construit à la fin du xiiie s. ou au début du xive s. La mise au jour d’un tel ouvrage est peu fréquente, voire exceptionnelle en contexte archéologique (cf. infra) ; elle l’est d’autant plus qu’il est possible de l’associer à des rejets de vinification parfaitement préservés à la faveur des conditions humides du sous-sol.
Un pressoir et ses rejets de pressurage ?
Aucun rejet de vinification n’a pu directement être mis en relation avec le pressoir au cours de la fouille de ce dernier. Les grandes quantités de restes de raisin observées dans les remplissages des fosses FOS608 ou FOS609, et surtout dans le comblement de la structure STR610 sont, de fait, antérieures aux épisodes de pressurage, puisqu’associées à l’aménagement du pressoir (cf. supra).
En revanche, il est possible de mettre en relation avec le pressoir un niveau tout à fait singulier rencontré à quelques mètres seulement. Mis au jour un peu plus à l’ouest dans la parcelle, ce niveau a été fouillé en 2015 et 2016 (US 1056 et US 2054-2062) sur plus d’une vingtaine de mètres carrés, sans que son extension maximale ne soit connue (figure 3 ; figure 17)9. Le dépôt, très sombre et relativement compact, était épais de 7 à 8 cm et présentait une surface relativement régulière avec un faible pendage en direction de l’ouest et une cote d’apparition moyenne autour de 71,90 m NGF (Lefebvre 2016, p. 71). Malgré la découverte sporadique de mobilier archéologique, la principale caractéristique de ce niveau est de conserver de très nombreux restes de raisin, visibles dès son dégagement (figure 4). L’étude micromorphologique souligne que les éléments qui le constituent sont distribués en amas organiques ou en lits plus ou moins interstratifiés avec des limons argileux carbonatés, de sorte que sa formation relève soit d’une accumulation progressive, soit d’épisodes d'apports massifs de pépins de raisin (Vissac 2016).
Même si les observations carpologiques ont permis de reconnaître la présence d’autres carporestes gorgés d’eau, comme des pépins de figue, de ronce et des noyaux de prunier, ceux-ci apparaissent en effet de manière anecdotique au regard de l’abondante quantité de pépins de raisin. Surtout, ces observations ont révélé l’absence totale d’autres types de restes tels que des baies, des pédicelles ou encore des rafles. Cette absence, étonnante au regard des concentrations par ailleurs mises au jour, n’a pu dans un premier temps trouver de réponse, si ce n’est qu’il ne pouvait certainement pas s’agir d’un résidu de pressurage (marc de presse). La mise en relation, dans un second temps, de ce niveau avec le pressoir, a nécessité d’approfondir son interprétation. La confrontation de ces données avec les travaux réalisés à partir d’expérimentations sur la chaîne opératoire de production du vin a permis de discuter d’une autre origine possible (Ros et alii 2016). Selon ces travaux qui visent à décrire la nature des produits et des sous-produits (ou produits secondaires) obtenus à chaque étape de la production, le seul moment où l’on observe une grande quantité de pépins, sans autres éléments de la grappe, se situe en toute fin de chaîne, lors de la préparation au stockage du jus après pressurage (Ros et alii 2016, fig. 8 et p. 277). La description des résidus de fond de cuve de récupération du jus (quantité importante de pépins sans résidus de chair de baie, présence éparse de pédicelles et de rafle) s’accorde relativement bien avec celle du niveau étudié. Il pourrait donc s’agir de résidus séparés du jus par filtration, avant la mise en fermentation. Toutefois, d’autres origines peuvent être envisagées selon le type de vinification suivi : en effet, il est possible que les restes observés proviennent du chapeau de marc ou marc de cuve, constitué des pellicules et des pépins qui remontent à la surface lors de la cuvaison, lorsque le moût n’est pas préalablement filtré.
Malgré l’absence de connexion stratigraphique entre ce niveau de rejet de vinification et les structures liées à l’aménagement du pressoir, un lien peut être établi entre les deux, non seulement d’un point de vue fonctionnel, mais aussi topographique, car le niveau de creusement des fosses de fondation des fausses jumelles et des jumelles (FOS608 et FOS609) est rigoureusement identique, lui aussi, à 71,90 m NGF. Par ailleurs, l’étude de la céramique propose de dater ce niveau du premier tiers du xive s. (Lefebvre 2016, p. 74), c’est-à-dire une attribution chronologique semblable à celle donnée au remplissage des fosses de fondation du pressoir (cf. supra).
Bien que rien ne puisse être établi avec certitude, il n’est pas trop risqué, compte tenu des remarques faites précédemment, de proposer de voir dans ce niveau des déchets, ou du moins un type de déchets bien particulier, issus d’une production vinicole à laquelle participait le pressoir construit plus à l’est, à proximité de la rue et du bâtiment fouillé (cf. supra). Toutefois, les données recueillies ne permettent pas de mesurer le temps d’accumulation de ces déchets et de reconnaître s’ils correspondent aux rejets d’un ou plusieurs pressurages, ni de comprendre les raisons prévalant à l’entreposage de ce type de résidus. En effet, rien ne permet de dire s’il s’agissait d’un simple épandage de déchets sans valeur, ou de la mise en réserve d’une matière réutilisable, pour un autre usage.
Les pressoirs, des structures rarement documentées par l’archéologie médiévale
Le pressoir découvert à Moissac se rapproche de certains modèles connus dès l’Antiquité. Ces dernières années, plusieurs opérations archéologiques ont en effet permis de mettre au jour, dans des établissements ruraux, des vestiges de pressoirs à levier, que ce soit en Gaule narbonnaise ou dans des régions plus septentrionales. Parmi les structures les mieux documentées, on peut citer celle fouillée en 2006 à Parville (Eure), qu’il est possible de dater du iiie s. (Hervé-Monteil et alii 2011), ou celle mise au jour au lieu-dit Le Bosquet à Luzarches (Val-d'Oise) qui est attribuée à l’Antiquité tardive (Couturier 2005)10. Ces deux sites présentent des ouvrages de dimensions voisines de celles du pressoir mis au jour à Moissac et surtout un dispositif structurel relativement proche, avec un levier tenu par des supports fondés dans le sol. En revanche, à Parville, les taissons n’étaient pas enterrés comme à Moissac mais lestés par un contrepoids mobile, alors qu’à Luzarche la presse devait être actionnée par un treuil monté sur un contrepoids.
Les exemples de pressoirs médiévaux ou modernes documentés par l’archéologie sont nettement moins nombreux ou moins bien connus11 : celui fouillé par Jacky Koch à Chatenois (Bas-Rhin) fait toutefois exception (Koch 2014). Néanmoins, cet ouvrage, qui date du xvie s., fonctionnait à l’aide d’un puissant contrepoids. Il appartenait donc à un modèle à balancier, sensiblement différent de celui de Moissac.
Toutefois, le pressoir mis au jour à Moissac appartient à un type relativement bien attesté et documenté pour la fin du Moyen Âge et l’Époque moderne, même si les exemples conservés sont relativement peu nombreux : sur les quatre pressoirs du cellier du Clos de Vougeot, deux ont été datés par dendrochronologie de la fin du xve s. (Chauvin et Perrault 2006) (figure 18), tandis que celui du manoir de La Perrière, à Fixin, pourrait dater de la fin du xvie s. Selon Bernard Lauvergeon (2004, p. 3), il s’agit de la forme considérée comme la plus ancienne des pressoirs à levier, des structures fortement consommatrices de bois, et que l’on trouve « dès le Moyen Âge dans les châteaux, abbayes et les grands domaines ».
Si ces comparaisons sont tentantes, il faut rester prudent : celui de Moissac est plus ancien de deux siècles par rapport à ceux du Clos de Vougeot (fin xve s.), et il n’est connu que par ses fondations, ce qui limite son appréhension. Au vrai, tout rapprochement avec des structures complètes reste difficile, car ce sont davantage les superstructures des pressoirs qui sont décrites dans les traités anciens (comme dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) ou les études patrimoniales (Lauvergeon 2004), plutôt que leurs fondations et ce, même en contexte archéologique (Gerber et alii 2005).
Malgré ces lacunes et la difficulté de confronter cette structure à d’autres, plusieurs observations peuvent néanmoins être formulées au sujet de l’architecture du pressoir découvert à Moissac, principalement au sujet de la mise en œuvre de ses fondations. Il est d’abord possible de noter que les taissons ont été installés et scellés dans une fosse, maintenus à l’aide de pièces de bois et grâce au comblement de la structure. Pour les cas connus et comparables, lorsque les taissons sont enterrés, ceux-ci sont bien plus puissamment fondés ; ils peuvent être noyés dans une maçonnerie, comme c’est le cas au Clos de Vougeot (Lauvergeon 2004, p. 5). Ensuite, il faut reconnaître que c’est parce que les taissons reposent sur un platelage aménagé au fond de leur fosse de fondation, qu’il est possible d’éviter qu’ils ne s’enfoncent au moment du pressurage ; à l’inverse, c’est la traverse, reliant ces pièces de bois et l’ensemble des madriers pris dans le remplissage de la fosse, qui permet d’empêcher que les taissons ne soient arrachés, lors du relevage du levier. Ce type de fondation est cohérent avec l’usage mais n’est a priori pas documenté. Enfin, force est de constater que les jumelles et fausses-jumelles ont été installées dans une importante fosse, c’est-à-dire qu’elles étaient en partie enterrées, et disposaient de fondations, à l’instar des exemples antiques cités précédemment : ceci semble un peu atypique au regard des exemples connus pour le Moyen Âge, car, le plus souvent, les montants verticaux sont assemblés au faux chantier (Beck et alii 1999, p. 29). Toutefois, il ne pourrait s’agir là que d’un effet de source, car comme cela a déjà été souligné, rares sont les pressoirs médiévaux documentés par l’archéologie à l’instar de celui de Moissac12.
Une découverte qui interroge
Si, à l’échelle de la structure, l’interprétation de ces vestiges ne semble pas poser de problèmes majeurs, en d’autres termes, si les données archéologiques s’accordent relativement bien avec ce que l’on sait des pressoirs médiévaux, la mise au jour d’une telle structure soulève en revanche des questions plus délicates à l’échelle du site.
Les interrogations portent notamment sur le contexte d’installation du pressoir, et plus précisément sur le ou les bâtiments qui fonctionnaient avec. Alors qu’il est acquis que la construction du pressoir est venue sceller des niveaux d’occupation extérieurs (cf. supra), il semble très peu probable que celui-ci ait été construit dans un espace non couvert13. Toutefois, rien dans les données de fouille recueillies ne permet de restituer une éventuelle protection du pressoir, qu’il s’agisse d’un bâtiment fermé ou d’une structure ouverte sur poteaux : l’occupation au nord et à l’est de la structure est inconnue, car située hors emprise et n’a donc pas pu être appréhendée, tandis que les espaces fouillés au sud et surtout à l’ouest ne conservent aucun support d’une construction (Lefebvre 2019) (figure 3). Le pressoir ne fonctionnait pourtant certainement pas seul ; il devait appartenir à un cellier, constitué d’un ou plusieurs bâtiments, et être accompagné de cuves et de différents espaces utiles à la production vinaire qui n’ont pas plus été repérés14. À ce sujet, il convient de rappeler que la relation entretenue entre le pressoir et le bâtiment en brique situé plus au sud n’est pas non plus connue. Si ce dernier existait assurément avant l’aménagement de la structure de pressurage, et durant son utilisation, aucun indice archéologique ne permet d’affirmer ou d’infirmer que les deux appartenaient à un même ensemble, ni même qu’ils s’inscrivaient dans une même propriété.
D’autres interrogations concernent la destination même du pressoir. Avec la restitution d’un levier estimé à 7 m de long, la structure identifiée à Moissac présente une taille qui, sans être extraordinaire, est assez importante. Les données manquent pour être affirmatif, mais compte tenu de ses dimensions, il ne semble pas qu’il s’agissait d’un pressoir à usage domestique : ces derniers, bien que mal connus pour cette époque, sont en effet plus petits et plus souvent à « casse-cou » (Lauvergeon 2004, p. 46). Les fouilles conduites en 2002 place Jean Jaurès à Bordeaux ont, par exemple, permis de mettre au jour plusieurs pièces de bois déposées, interprétées comme appartenant à un pressoir de ce type construit au XVe s. (Gerber et alii 2005). L’étude des bois permet de restituer une structure relativement originale, à double casse-cou, longue de seulement 3,40 m. À Moissac, les dimensions observées s’accordent en réalité mieux avec celle d’un pressoir lié à une production importante, sinon spécialisée. Ainsi, malgré le décalage chronologique, et à titre d’exemple, on constate que la taille de l’ouvrage de Moissac est relativement proche de celle du pressoir de l’établissement rural tardo-antique de Luzarches15, déjà mentionné. En termes de dimension, la comparaison est également possible avec le pressoir seigneurial de Combles-en-Barrois, à Bar-le-Duc, construit sur un type différent de celui de Moissac, ou ceux du domaine monastique du Clos de Vougeot, au sujet desquels un rapprochement typologique a déjà été effectué. Le pressoir de Moissac est toutefois plus ancien que ces exemples et plus petit : le levier ne devait pas atteindre les 9,50 m, comme pour celui du pressoir situé dans l’angle antérieur droit de la cuverie du Clos de Vougeot. Néanmoins, les dimensions observées à Moissac s’accordent davantage pour reconnaître un pressoir destiné à un usage collectif, plutôt qu’une structure domestique. Si cette hypothèse est juste, rien ne permet cependant de savoir qui fut à l’initiative de la construction de cette infrastructure, et à qui en était réservé l’usage. Les moines peut-être ? L’hypothèse ne peut pas vraiment être écartée, même si force est de constater qu’aucun document ne permet d’associer la structure ou les terrains qui l’accueillaient à l’abbaye voisine16. Il ne faut pas non plus exclure l’idée d’un investissement seigneurial, en d’autres termes, d’y voir un pressoir banal. Mais là encore les sources écrites manquent. On se contentera toutefois de noter que la parcelle immédiatement au sud de la zone fouillée conserve les vestiges d’une grande demeure seigneuriale, peut-être celle d’un chevalier, composée d’une tour et d’un logis dont l’étage dispose encore d’une partie de son décor représentant une scène de tournoi. La datation de ces peintures, comme celle de la demeure, est attribuée à la fin du xiiie s. (Czerniak 2002), c’est-à-dire qu’elle est similaire à celle du pressoir. L’ensemble formait-il une seule et même vaste propriété urbaine ? L’hypothèse est séduisante, mais loin d’être étayée.
D’autres questions restent sans réponse, à commencer par l’identification du ou des produits fabriqués à partir de ce pressoir. Était-ce du vin rouge ou du vin blanc17 ? Et quel type de vin ? En somme, c’est la place même de ce pressoir dans la chaîne de production vinicole qui interroge et reste difficile à restituer, faute de données, textuelles en particulier.
Conclusion
La mise au jour d’un pressoir médiéval en contexte archéologique est relativement rare, voire exceptionnelle en France. Bien que partielles, les données recueillies à Moissac permettent de comprendre le fonctionnement de la presse et de restituer une puissante structure à levier à taissons enterrés, construite selon un modèle bien connu pour la fin du Moyen Âge, mais qu’il est possible ici d’attribuer à la fin du xiiie s. ou au début du xive s.
L’originalité de la découverte tient aussi au fait que des déchets produits lors de la production vinicole peuvent être associés à cette structure. Manifestement, il ne s’agit pas de résidus de pressurage (marc de presse), mais d’un résidu prélevé dans les cuves après pressurage. La mise en évidence, par l’étude des carporestes d’assemblages pouvant suggérer une production vinicole sur un site, n’est pas exceptionnelle, mais rares sont ceux pour lesquels on dispose d’une structure associée, en particulier pour la période médiévale. De même, dans de nombreux cas, il s’agit de résidus en position de remploi, comme combustible ou comme préparation fourragère, par exemple. Le cas de Moissac pose également la question de l’impact de la taphonomie particulière du site sur cette (sur)représentation et sur les activités à l’origine de ces restes. On peut en effet se demander ce qu’il en aurait été si le contexte avait été différent, c’est-à-dire si le sous-sol n’avait pas permis la conservation des restes organiques, comme sur la plupart des sites archéologiques. Sans les nombreux vestiges de raisin, et sans la préservation des différentes pièces de bois dans les fosses de fondation des taissons ou des fausses jumelles, l’identification du pressoir aurait assurément été plus délicate, et rien ne garantit même qu’une telle structure aurait été in fine reconnue à cet emplacement.
Outre la découverte d’un pressoir, la singularité du site repose sur l’observation d’une production vinicole sur un temps relativement long, de la seconde moitié du xiie s. à la première moitié du xive s.18. En effet, des restes de raisin, parfois dans de grosses proportions et dont la composition renvoie à n’en pas douter à des rejets de vinification, s’observent dès les premiers niveaux fouillés, alors même que les aménagements sont rares et la nature de l’occupation délicate à cerner. Le mélange de ces déchets avec d’autres types de carporestes considérés comme des rebuts de consommation et des déchets agricoles, des restes de faune et la présence d’un mobilier archéologique parfois important et diversifié, semble indiquer la présence d’une zone dépotoir. Se pose alors la question de la possible utilisation de ces déchets, vinicoles en particulier : les usages des sous-produits engendrés par la production de jus/vin sont en effet nombreux (combustible, fertilisant, fourrage, matériaux de construction, etc.), et on peut donc légitimement se demander si de tels déchets n’ont pas ici été entreposés dans un but précis19.
La découverte de restes de raisin en quantité ne semble toutefois pas être un cas isolé à l’échelle de la ville, puisqu’à l’occasion d’un sondage réalisé en 1914 dans une maison située au 14 rue Caillavet, Armand Viré notait lui aussi la découverte « d’une quantité innombrable de pépins de raisin, avec parfois quelques baies assez bien conservées » (Viré et alii 1915, p. 151) (figure 2). Reste à savoir si de tels rejets de vinifications étaient omniprésents dans la ville, comme un important « bruit de fond » qui témoignerait d’une production de vin répartie dans l’espace urbain, ou si le hasard fait que ces opérations ont chacune été menées dans ou à proximité de lieux de production vinaire. Seule la multiplication des opérations dans la ville pourrait répondre à cette question, les fouilles ayant été jusqu’à présent peu nombreuses (figure 2). Le diagnostic mené au 18 rue de la République, à seulement quelques dizaines de mètres du parking de la rue des Mazels, n’a visiblement pas permis de rencontrer une telle proportion de résidus de raisin (Georges 2013)20. Le sondage réalisé en juillet 2019 dans un autre secteur de la ville21, à proximité de l’ancien château comtal puis royal, a lui aussi mis au jour une importante séquence stratigraphique documentant la succession de plusieurs états d’une maison depuis le xiie s. L’étude carpologique, en cours, témoigne de la présence de restes de raisin sur la presque totalité de l’emprise, en faible proportion, exception faite de deux niveaux de sol et d’une zone de rejet où des indices de résidus de vinification semblent toutefois apparaître.
Ces indices sont-ils à mettre en relation avec la « fièvre viticole » qui a touché la région au xiiie s. (Lavaud 2013) ? La chose est possible, d’autant qu’il est certain, qu’à l’instar d’autres villes du bassin aquitain, Moissac a joué un rôle important dans la production et le commerce du vin destiné au marché anglais via Bordeaux, entre la fin du xiie s. et le moment où, au xive s., fut mise en place une « police des vins » destinée à favoriser la production bordelaise, et que se firent sentir les conséquences de la guerre de Cent ans (Dion 1959, p. 384-385). De ce fait, l’aménagement d’un grand pressoir, dans le centre de Moissac, illustre peut-être précisément ce « beau xiiie siècle » qui, selon Sandrine Lavaud, caractérise l’essor conjoint du vignoble et des agglomérations en amont de Bordeaux (Lavaud 2013). En d’autres termes, cette découverte conduit à s’interroger sur l’incidence matérielle de l’économie de la viniculture dans le Moissac médiéval, tout autant que sur la place de la ville ou des villes du Sud-Ouest, dans la production du vin au Moyen Âge22.