Angelo Mariani et l’artification du vin de coca (1860-1914)

DOI : 10.58335/crescentis.1111

Résumés

À la Belle Époque, l’industriel et pharmacien Angelo Mariani (1838-1914) bâtit sa fortune en exploitant un vin tonique conçu à base de coca, susceptible d’être consommé comme médicament et apéritif. La renommée de ce vin fut aussi orchestrée par le sens de la publicité de Mariani, dont la réputation fut bientôt internationale. En sollicitant les célébrités de son temps, et surtout les artistes de tous poils – chanteurs lyriques, peintres, dessinateurs, sculpteurs, compositeurs, écrivains… –, desquels il obtint leur portrait et quelques mots autographes, et auxquels il commanda des œuvres reproductibles et aux supports variés, Angelo Mariani élabora une stratégie d’artification de son breuvage, pour le distinguer nettement des préparations aussi miraculeuses que douteuses des charlatans contemporains qui s’étalaient dans les pages des journaux. En recourant à l’image de l’artiste, Mariani s’érigeait non seulement en mécène, mais aussi en créateur parmi les créateurs, transformant son vin en œuvre d’art.

During the Belle Époque, the industrialist and pharmacist Angelo Mariani (1838-1914) built his fortune by exploiting a tonic wine made from coca, which could be consumed as a medicine and aperitif. The renown of this wine was also due to Mariani's sense of advertising, which soon earned him an international reputation. By soliciting the celebrities of his time, and particularly artists as lyrical singers, painters, cartoonists, sculptors, composers, writers... Angelo Mariani developed a strategy enhancing the flavour of his drink, in order to distinguish it from the miraculous and doubtful preparations of the "charlatans" of his time, which were spread out in the pages of newspapers. Using the image of the artist, Mariani set himself up not only as a patron of the arts, but also as a creator transforming his wine into a work of art. [Traduction de Candice Médigue]

Plan

Texte

Article soumis le 18 décembre 2019, accepté le 12 juin 2020 et mis en ligne le 15 juillet 2020.

En 1911, le peintre Jules Grün exécute un immense tableau intitulé Un vendredi au Salon des Artistes français1 (figure 1), devenu une sorte d’illustration du Paris de la vie artistique et mondaine de la Belle Époque. Cette scène de genre qui, par son format monumental, flirte avec la peinture d’histoire, aspirait à montrer le Salon comme haut lieu et comme moment intense des institutions artistiques, à travers une galerie de portraits d’une centaine de personnalités rassemblées au milieu des sculptures, sous la verrière du Grand Palais, où des peintres éminents du moment sont représentés – tels Harpignies, Guillemet, Rochegrosse, Baschet, Cormon, Merson, Detaille, Bonnat ou Grün lui-même –, de même qu’Etienne Dujardin-Beaumetz, ancien peintre devenu sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts. Mais le plus intéressant ici est qu’y figure au premier plan du groupe d’hommes à gauche (figure 2), parfaitement identifiable par son portrait, Angelo Mariani (1838-1914), reconnaissable à son visage chenu et jovial, inventeur d’un vin de coca alors très en vogue et portant son nom.

Figure 1. Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

Figure 1. Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

Figure 2. Portrait d’Angelo Mariani, détail de Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

Figure 2. Portrait d’Angelo Mariani, détail de Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

Pourquoi cet industriel habile, pharmacien de formation, ayant rapidement bâti une imposante fortune grâce à son « vin Mariani » et à quelques produits dérivés de la coca, figure-t-il en si bonne place dans ce tableau qui, dès sa présentation au Salon des Artistes français de 1911, fut perçu comme un instantané quasi photographique du champ artistique parisien ? On pourrait y voir le signe de la notabilité ou de la mondanité de Mariani – ce qui ne serait pas faux, mais sans constituer une lecture suffisante. En effet, un autre angle d’interprétation est possible, qui renvoie à l’artification du « vin Mariani » à laquelle son créateur s’est adonné dès les années 1860, pour promouvoir, légitimer et vendre son produit, avec le renfort des artistes qu’il a enrôlés dans une publicité qui ne voulait pas directement apparaître comme telle. Au fond, si Mariani figure au premier plan de cette toile monumentale – à une place de choix –, c’est parce qu’il s’est associé depuis beau temps au monde de l’art, cherchant ainsi à estomper sa réputation d’industriel pour se forger l’image d’un artiste du vin.

L’histoire de l’invention de Mariani a été faite par Aymon de Lestrange (Lestrange 2016). On peut en rappeler les pages principales. À la fin du Second Empire, ce pharmacien d’origine corse s’intéresse à la plante andine qu’est la coca (Faux 2015), dont la feuille est douée de qualités aromatiques et médicinales (figure 3). Ses mérites sont réputés hygiéniques et tonifiants. Dans les articles qu’il publie dans des revues médicales, Mariani indique que la coca peut être employée contre « la grippe, l’influenza, les affections nerveuses, les maux d’estomac, l’anémie, les accès de fièvre, l’insomnie, les maladies de poitrine, le surmenage, la neurasthénie, les convalescences, les pertes de sang, l’impuissance, la mélancolie, les affections de la gorge et des poumons, les maladies épidémiques et contagieuses, la prostration nerveuse et enfin la débilité générale »2. À ce moment-là, en Europe et aux États-Unis, les médecins civils et militaires s’accordent à reconnaître le pouvoir de la coca qu’ils prescrivent sous des formes diverses pour toutes sortes d’affections. Dans ce contexte, Mariani met donc au point son breuvage, obtenu par le mélange d’un vin rouge de Bordeaux et de coca du Pérou. Il précise :

« Le vin contient […] la quantité d’alcool nécessaire pour dissoudre la cocaïne […]. Le vin de coca préparé par nous renferme la plus grande somme des parties solubles du végétal péruvien dans un Bordeaux généreux, toujours originaire du même vignoble, absolument pur. La combinaison de la coca avec le tanin et les légères traces de fer que renferme naturellement le vin de Bordeaux en fait le plus efficace des toniques »3.

Figure 3. Étiquette à bouteille de vin Mariani, s.d., coll. part.

Figure 3. Étiquette à bouteille de vin Mariani, s.d., coll. part.

L’art lyrique comme lieu fondateur

Le génie commercial de cet industriel – qui reprend sans doute certaines des recettes éprouvées par Dubonnet depuis les années 1840 – est de proposer son vin Mariani comme un stimulant, consommable à la fois comme médicament curatif et, à titre préventif, comme apéritif. Le rôle du docteur Charles Fauvel n’est pas anodin dans le succès du produit, puisque le père de la laryngologie moderne a repéré que les extraits de coca avaient un effet anesthésique sur le larynx et un effet tenseur sur les cordes vocales : en 1869, grâce à la prescription du vin Mariani, il aurait réussi à soigner une jeune artiste lyrique atteinte depuis plusieurs mois d’une pharyngite granuleuse avec hypertrophie des amygdales. Or, grâce au vin Mariani, elle aurait pu retrouver sa voix de cantatrice. C’est là l’épisode originel sur lequel Angelo Mariani va fonder sa publicité et son succès commercial ; c’est aussi là que se scellent les noces du « vin Mariani » et de l’art. Fort opportunément, en 1873, Mariani installe sa boutique parisienne au 41, boulevard Haussmann, à deux pas de l’Opéra et dans le quartier des théâtres, avec l’idée que chanteurs et acteurs viennent le consulter avant leurs prestations publiques (figure 4). Si Mariani n’est pas le découvreur des vertus thérapeutiques de la coca, plus ou moins nettement identifiées au xviiie siècle et réputées depuis les années 1830, il est en tout cas le premier à en orchestrer les vertus curatives, en publiant des articles dans des revues scientifiques et en lui dédiant une réclame sans précédent. Il devient ainsi le principal propagateur de la coca en France – une place qu’il occupera jusqu’à sa mort, à la veille de la Grande Guerre.

Figure 4. Publicité pour le vin Mariani, s.d., coll. part.

Figure 4. Publicité pour le vin Mariani, s.d., coll. part.

L’expansion industrielle et commerciale de Mariani est rapide. Son vin à la coca reçoit de nombreuses récompenses, diplômes d’honneur et médailles d’or ou d’argent dans des foires aux vins, des expositions hygiéniques et des manifestations nationales ou internationales. L’emblème de la maison devient une série de bouteilles de vin Mariani ceinturant le globe terrestre, tandis que le slogan indique : « Le vin Mariani fait le tour du monde ». En 1901, le magazine La Couturière dévoile à ses lectrices une robe pour dames intitulée Vigogne Mariani. Les chiffres disponibles de l’entreprise indiquent qu’en 1904, la maison Mariani produit 900 000 bouteilles par an et qu’en 1906, le total des ventes cumulées s’élève à 10 millions de bouteilles (Lestrange 2016, p. 48). Pour satisfaire à ce marché croissant qu’il dope à grand renfort de publicité, Mariani transfère son activité à Neuilly où, en 1884-1885, il a fait construire une usine de 3 000 m2. Son matériel publicitaire n’omet pas de montrer, par toute une série de gravures, la modernité industrielle de son outil de production et de mettre en scène la maîtrise technique des différentes opérations de fabrication du vin à la coca, par lesquelles il faut réduire en poudre les feuilles à la meule, la faire macérer dans le cognac grâce à un percolateur rotatif, l’incorporer au Bordeaux en y ajoutant de la glycérine et du sucre, avant la mise en bouteilles et l’étiquetage. Dans l’une de ces images, Angelo Mariani apparaît lui-même, en expert attentif, vérifiant l’une des étapes du processus d’élaboration de son vin (figure 5).

Figure 5. « Le rinçage des bouteilles », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

Figure 5. « Le rinçage des bouteilles », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

Industriel et amateur d’art

Ce n’est toutefois pas le seul genre d’images où Mariani se met en scène personnellement pour personnifier son breuvage. Ainsi le voit-on, dans une autre gravure dédiée à son domicile attenant à l’usine, installé dans un salon bourgeois, richement décoré de boiseries sculptées et de panneaux peints, assis à une imposante table d’apparat. Ici, Mariani se donne à apprécier en homme de goût et en amateur d’art. Mais il faut préciser – d’autant que nombre de ses contemporains y ont été attentifs dans leur évocation du lieu – que ce décor chargé est un hommage à la coca, « depuis les ornements du plancher jusqu’aux motifs des meubles, jusqu’aux tapisseries des murailles, jusqu’aux exquises peintures décoratives », selon Emile Gautier4. Cette unité de décor conçue par Saint-André de Lignereux, est organisée autour d’un plafond peint par Eugène Courboin, avec une scène allégorique – La déesse apportant la branche de coca à l’Europe – où les personnages ont les traits de quelques amis proches et soutiens fervents, tels l’homme de lettres Armand Silvestre, le compositeur Charles Gounod et quelques actrices et chanteuses en vue du Tout-Paris5. Reproduit dans une brochure publicitaire (figure 6), en une image qui sert à la fois d’environnement et de portrait à la personne de Mariani, ce salon dédié aux arts et à la coca confondus est un espace de célébration du « vin Mariani ». L’occupation même de l’industriel – selon toute vraisemblance, il feuillette un des Albums Mariani dont on aura à reparler – parachève cette multiple mise en abyme du breuvage sur laquelle repose l’image, qui en dit long, non pas seulement sur la réussite économique du personnage ou sur son statut social apparenté à la figure du mécène, mais aussi sur le rapport de Mariani à l’art comme mode de qualification et de légitimation de son vin, au moment où il est l’objet d’une stratégie particulièrement élaborée convoquant la valeur symbolique de l’art et l’imaginaire social de la grandeur des artistes comme créateurs de valeurs.

Figure 6. « Le Salon », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

Figure 6. « Le Salon », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

De son vivant même, on a beaucoup loué le talent de Mariani pour la publicité. Il est vrai qu’à cet égard, il s’est révélé en entrepreneur d’une incessante inventivité, multipliant les annonces dans les pages des journaux consacrées aux « petites annonces classées », les encarts publicitaires à la dernière page des périodiques populaires à petit prix et grands tirages, les articles historiques ou scientifiques dans des revues spécialisées, les affiches, les éphémères imprimés de toutes sortes…6 Il faut avoir en tête cet activisme éditorial, car il appartient à l’arrière-plan de l’artification de son vin à laquelle s’emploie Angelo Mariani. Pleinement conscient du pouvoir des médias et de ce que Marshall McLuhan théorisera dans les années 1960 – « le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire tout simplement les effets d’un médium sur l’individu ou la société » (McLuhan 2005, p. 25) –, Mariani est un industriel et un homme d’affaires qui a pris en compte que la spécificité des supports agit sur les destinataires du message, desquels elle conditionne pour une bonne part la perception. En outre, il semble que Mariani ait aussi identifié ce qu’un neveu de Freud, Edward Bernays, exposera bientôt dans son ouvrage Propaganda, publié aux États-Unis en 1928, et dont les principales théories seront relayées en France dans les années 1930, autour de la mise en réseaux de la propagande et de la publicité modernes, en conjuguant les moyens de l’imprimerie, des journaux, du chemin de fer, du téléphone, du télégraphe, de la radio… pour « enrégimenter l’opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats » (Bernays 2007, p. 43).

Le vin des artistes

En l’espèce, l’intéressant est l’inventivité que Mariani va déployer pour que son image et surtout celle de son vin ne soient pas confondues avec la mauvaise réputation des charlatans de tout poil annonçant dans la presse les bénéfices de leurs produits curatifs : onguents miraculeux, élixirs enchanteurs, poudres extraordinaires et lotions merveilleuses – ce que Marc Angenot a qualifié de « remugle de charlatanerie minable » (Angenot 1992, p. 26). C’est dans cet esprit visant à singulariser son vin en le promouvant comme produit pharmaceutique, pour le normaliser en le distinguant des préparations douteuses contemporaines, que Mariani a d’abord l’idée d’utiliser l’efficacité des témoignages de personnalités illustres ayant consommé son breuvage, en échange desquels il leur offre quelques bouteilles ou quelques caisses, selon leur degré de notoriété. Ce type de réclame n’est pas nouveau ; il a cours en Angleterre depuis le début de l’ère victorienne. Mais l’originalité de Mariani réside dans sa systématisation et dans sa mise en forme. Il s’agit invariablement (figure 7) d’un portrait gravé (au début d’après une photographie de Reutlinger), augmenté de quelques mots manuscrits en prose ou en vers et d’une signature autographe – le tout ayant valeur d’attestation –, formant une sorte de panthéon des célébrités (essentiellement masculines) du moment (Dufour 1997). Ce panthéon de papier, associant l’image et le texte, se double d’un recueil de mots d’esprit louant les vertus du vin Mariani, dans une sorte d’émulation entre personnalités désireuses de rivaliser, en brillant publiquement comme on brille dans les salons mondains. De ces planches qui paraissent initialement dans la presse, Mariani tirera rapidement des Albums Mariani, où chacun veut d’autant plus figurer que chaque livraison est assortie d’une biographie rédigée par Joseph Uzanne, le frère du polygraphe et bibliophile Octave Uzanne7.

De 1892 à 1914, Mariani publie treize albums intitulés Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani (figure 8), soit un ensemble de plus d’un millier de livraisons que, par une double stratégie d’artification et de patrimonialisation, il léguera en 1909 à la Bibliothèque nationale8, truffés de lettres, de dessins originaux et d’aquarelles, le tout relié par Charles Meunier « qui a prodigué sur les plats et les dos de ces volumes des petits chefs-d’œuvre de cuirs incisés, d’incrustations de médailles, de mosaïques harmonieuses »9. Le prototype de ces témoignages de contemporains fameux a vraisemblablement été fourni à Mariani par Charles Gounod (figure 9) avec un envoi autographe et quelques notes d’une composition musicale, c’est-à-dire un fragment d’œuvre d’art. Cette citation de l’œuvre apparaît aussi, par reproduction littérale de tableaux ou de sculptures, dans certains portraits comme un attribut de l’artiste (les sculpteurs Paul Gasq ou Ernest Nivet [figure 10]) ou comme un substitut parfait de celui-ci (le peintre militaire Eugène Chaperon [figure 11]), dont l’envoi autographe assure seul la présence physique.

Figure 7. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, vol. 10, Paris, Librairie Henri Floury, 1910.

Figure 7. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, vol. 10, Paris, Librairie Henri Floury, 1910.

Figure 8. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du compositeur Charles Gounod], vol. 1er, Paris, Ernest Flammarion, 1894.

Figure 8. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du compositeur Charles Gounod], vol. 1er, Paris, Ernest Flammarion, 1894.

Figure 9. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Ernest Nivet], vol. 11, Paris, Librairie Henri Floury, 1908.

Figure 9. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Ernest Nivet], vol. 11, Paris, Librairie Henri Floury, 1908.

Figure 10. Eugène Chaperon, peintre militaire, dessin pour l’Album Mariani, carte postale, s.d., coll. part.

Figure 10. Eugène Chaperon, peintre militaire, dessin pour l’Album Mariani, carte postale, s.d., coll. part.

Figure 11. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

Figure 11. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

Avec un enthousiasme et un lyrisme que facilitent sans doute les appointements de son frère, Octave Uzanne écrit dans sa préface à l’un des premiers volumes de l’Album Mariani :

« À une époque où la réclame s’américanise avec brutalité, où les millionnaires de l’industrie cherchent dans la vulgarité de l’annonce, dans la pitrerie de l’affiche, les moyens d’attirer l’attention, alors que les charlatans de la médication chimique […] jettent par le monde des sommes considérables pour recommander leurs panacées universelles et frapper l’esprit du public […], il est consolant de voir un gentleman d’affaires assez artiste, assez audacieux et assez sûr de ses relations dans les lettres, les sciences et les arts pour canaliser ses principales ressources vers une œuvre aussi élevée, aussi utile, aussi complète en tous points que celle de cette iconographie formidable qui, pour la postérité, sera certainement une si précieuse référence »10.

Si Angelo Mariani est ici évoqué comme un « gentleman d’affaires assez artiste », c’est bien parce que l’industriel qu’il est recourt massivement aux artistes dans ses Albums, avec 31 % d’artistes lyriques, peintres, sculpteurs, graveurs, dessinateurs et compositeurs, 24 % d’hommes de lettres et près de 10 % d’académiciens et membres de l’Institut, soit un total de 45 %, loin devant les 13 % de médecins (qui sont pourtant des relais majeurs dans la promotion d’un vin aux vertus médicinales) et loin devant les 13 % de personnalités politiques (dont le pouvoir de prescription n’est pas moindre).

Le sens des images

L’artification du vin Mariani s’opère donc, dans les Albums Mariani, en particulier par la convocation d’artistes célèbres appartenant à la vie parisienne – Rodin (figure 12), Forain, Bouguereau, Harpignies, Carolus Duran… – ou un peu plus secondaires, relevant de sociabilités provinciales qui permettent de toucher une clientèle plus large : Bartholdi (pour l’Alsace), Baffier ou Nivet (Berry), Charles Cottet (Bretagne) ou Thaulow (Normandie)… Mais Mariani ne s’est pas cantonné à cette construction aussi vaste qu’habile. En effet, parallèlement, il a eu recours à toutes sortes d’autres supports à caractère artistique pour promouvoir son vin à la coca : livres illustrés, cartes postales, affiches, menus, médailles et plaquettes gravées… De 1888 à 1904, en association avec l’éditeur d’art Henri Floury, Mariani publie une série de treize volumes de contes signés par des écrivains en vogue (Armand Silvestre, Paul Arène [figure 13], Jules Claretie, Frédéric Mistral, Octave Uzanne, Maurice Bouchor…), dont la moitié sera illustrée par Albert Robida. Comme pour ses Albums Mariani, l’industriel propose une édition courante à prix abordable et une édition de luxe à tirage limité. En 1894, il commande également à Jules Chéret (figure 14), l’affichiste par excellence de la Belle Époque, une affiche très conforme à la manière dynamique et colorée de ses « chérettes » aériennes (cat. exp. La Belle Époque de Jules Chéret 2010, p. 296-299 ; Vignon 2015), en étant certainement conscient qu’elle serait l’objet d’une forme de collectionnisme « chérolâtre », comme l’a montré Nicholas-Henri Zmelty (Zmelty 2014). Au moment de l’Exposition universelle de 1900, Mariani fait tirer une série de soixante cartes postales reprenant la structure et le sujet des planches précédemment parues dans ses Albums ou reproduisant des œuvres d’artistes déjà « panthéonisés » par ses soins : Eugène Grasset, Alfons Mucha, Leonetto Cappiello, Jossot, Léandre, Sem, Henri Le Sidaner, Lévy-Dhurmer ou Jules Chéret ont, par ce support, de nouveau loué les vertus du vin Mariani. Entre 1909 et 1912, sur le même principe, Mariani fait publier 150 nouvelles cartes, en cinq pochettes de trente, vendues à un prix modique, parce qu’il mise sur la vocation circulatoire de ces images de la culture de masse qui s’échangent et se collectionnent, et qu’on range dans des albums dédiés. Enfin, de 1898 à 1913, en pleine vogue des banquets et dîners de sociabilité, Mariani organise chez Ledoyen, à l’occasion du vernissage du Salon des Artistes français – c’est pourquoi il figure au premier plan du tableau de Grün –, un déjeuner annuel qui rassemblera vite une centaine de prestigieux convives, pour la plupart des célébrités contemporaines ; celles-là mêmes que collectent les livraisons des Albums Mariani. Les menus de ces déjeuners annuels sont, en majorité, dessinés et gravés par Robida. L’esprit de cette collaboration attitrée du dessinateur de presse et illustrateur se retrouve dans la manière dont Mariani demande aussi au médailliste et graveur Oscar Roty – l’auteur de la Semeuse républicaine mise en service pour les pièces de monnaie en 1897-1898 et pour les timbres-poste en 1903 – de lui graver de nombreux objets en argent, bijoux et bibelots destinés à promouvoir le vin Mariani : boîte d’allumettes, boîtier à pilules, boutons de manchettes, broches, épingles à cravate, tampons à cacheter, médailles et plaquettes honorifiques… (figure 15)

Figure 12. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

Figure 12. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

Figure 13. Paul Arène, Le Secret de Polichinelle, enluminé par A. Robida, Paris, Henry Floury éditeur, 1897.

Figure 13. Paul Arène, Le Secret de Polichinelle, enluminé par A. Robida, Paris, Henry Floury éditeur, 1897.

Figure 14. Jules Chéret, affiche publicitaire pour le Vin Mariani, lithographie polychrome, 1894, coll. part.

Figure 14. Jules Chéret, affiche publicitaire pour le Vin Mariani, lithographie polychrome, 1894, coll. part.

Figure 15. Louis-Eugène Mouchon, Angelo Mariani vulgarisateur de la coca, plaquette honorifique, bronze, 1906, coll. part.

Figure 15. Louis-Eugène Mouchon, Angelo Mariani vulgarisateur de la coca, plaquette honorifique, bronze, 1906, coll. part.

On l’aura compris, si Mariani enrôle le Tout-Paris de la Belle Époque dans la promotion publicitaire de son vin, il accorde une place éminente, dans son dispositif publicitaire, aux artistes de son temps, parce que leur pouvoir de légitimation tend à faire de son vin à la coca plus qu’un vin apéritif ou un médicament : c’est-à-dire une œuvre d’art (figure 16). À l’imaginaire et aux valeurs de celle-ci, il emprunte son caractère d’invention, afin que son produit se distingue nettement des procédés scientifiques et industriels pharmaceutiques de son temps dont, simultanément, il revendique pourtant le sérieux, pour mieux le dissocier de l’alchimie douteuse des préparations vantées par les charlatans contemporains. À cette fin, Mariani apporte à sa propre création un autre répertoire symbolique – celui de l’alchimie respectable de l’art qui renvoie au génie d’invention des artistes –, lui permettant d’artifier son vin et les modes de consommation qui lui sont associés. C’est pourquoi Mariani s’adresse exclusivement à des artistes dont la réputation est alors solidement établie – ou tout au moins naissante –, au détriment d’une bohème qui serait plus sulfureuse et le renverrait aux brasseries et cabarets de la vie montmartroise où la bourgeoisie vient parfois s’encanailler en se confrontant au Paris du plaisir et du crime (Chevalier 1980). Les artistes dont Mariani recherche la caution appartiennent donc moins aux avant-gardes qu’au champ social de ceux que les institutions et la critique ont déjà légitimés, et dont la notabilité doit bénéficier à la réputation artistique de son produit.

Figure 16. Albert Robida, Ex-libris Angelo Mariani, eau-forte, ca. 1900, coll. part.

Figure 16. Albert Robida, Ex-libris Angelo Mariani, eau-forte, ca. 1900, coll. part.

Si, après la Grande Guerre, le vin Mariani connaîtra un fort déclin dû à la mort de son inventeur et à la lutte anti-cocaïne et aux amalgames dont le coca sera alors l’objet (Domic 1992), Mariani aura réussi, à la flexion des xixe et xxe siècles, à s’imposer comme un créateur, voire un artiste et à valoriser son vin comme son œuvre, au sens le plus fort du terme. Mariani chercha à utiliser à son profit ce que Nathalie Heinich a défini comme le « régime de singularité » de l’artiste célébré en être social d’exception (Heinich 2005, p. 295). Comme l’a démontré Pierre Bourdieu, l’artiste est socialement considéré comme un « producteur d’objets sacrés [et] de fétiches » issus d’« un acte magique » à l’origine duquel le public trouve son « plaisir esthétique » dans l’authenticité (Bourdieu 2002, p. 219-220). Il semble bien que ce soit dans ce nœud de croyances et de valeurs qu’Angelo Mariani avait entrepris d’artifier son vin.

Bibliographie

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Lestrange A. de, 2016, Angelo Mariani, 1838-1914, Le vin de coca et la naissance de la publicité moderne, Paris, Éditions Intervalles, 190 p.

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Zmelty N.-H., 2014, L’Affiche illustrée au temps de l’affichomanie, 1889-1905, Paris, Mare & Martin, 281 p.

Notes

1 Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts. Retour au texte

2 Angelo Mariani, « La coca du Pérou », Revue de thérapeutique médico-chirurgicale, 1872, p. 148-152. Retour au texte

3 Angelo Mariani, La coca et ses applications thérapeutiques, Paris, Lecrosnier et Babé, 1895, p. 60. Retour au texte

4 Emile Gautier, « La coca considérée au point de vue scientifique et au point de vue industriel », La Science française, 24 juin 1898, p. 321-324. Retour au texte

5 Voir la liste donnée par Georges Régnal, « Angelo Mariani », La Nouvelle Revue, 15 mai 1914, p. 225-226. Retour au texte

6 Sur tous ces points, on renvoie à Lestrange 2016, qui reproduit une abondante iconographie. Retour au texte

7 Voir le site web que lui a dédié Bertrand Hugonnard-Roche : http://www.octaveuzanne.com [consulté le 28 novembre 2019]. Retour au texte

8 Les Albums Mariani ont été mis en ligne sur Gallica. Retour au texte

9 Octave Uzanne, « Un don à la Bibliothèque nationale », Le Figaro, 25 novembre 1909, p. 2-3. Retour au texte

10 Octave Uzanne, « Prélude iconographique », In : Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, Paris, Flammarion, 1894, p. IV. Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1. Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

    Figure 1. Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

  • Figure 2. Portrait d’Angelo Mariani, détail de Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

    Figure 2. Portrait d’Angelo Mariani, détail de Jules Grün, Un vendredi au Salon des Artistes français, huile sur toile, H. 3,60 x L. 6,16 m., Salon de 1911, Rouen, Musée des beaux-arts.

  • Figure 3. Étiquette à bouteille de vin Mariani, s.d., coll. part.

    Figure 3. Étiquette à bouteille de vin Mariani, s.d., coll. part.

  • Figure 4. Publicité pour le vin Mariani, s.d., coll. part.

    Figure 4. Publicité pour le vin Mariani, s.d., coll. part.

  • Figure 5. « Le rinçage des bouteilles », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

    Figure 5. « Le rinçage des bouteilles », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

  • Figure 6. « Le Salon », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

    Figure 6. « Le Salon », image publicitaire de la maison Mariani, s.d., coll. part.

  • Figure 7. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, vol. 10, Paris, Librairie Henri Floury, 1910.

    Figure 7. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, vol. 10, Paris, Librairie Henri Floury, 1910.

  • Figure 8. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du compositeur Charles Gounod], vol. 1er, Paris, Ernest Flammarion, 1894.

    Figure 8. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du compositeur Charles Gounod], vol. 1er, Paris, Ernest Flammarion, 1894.

  • Figure 9. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Ernest Nivet], vol. 11, Paris, Librairie Henri Floury, 1908.

    Figure 9. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Ernest Nivet], vol. 11, Paris, Librairie Henri Floury, 1908.

  • Figure 10. Eugène Chaperon, peintre militaire, dessin pour l’Album Mariani, carte postale, s.d., coll. part.

    Figure 10. Eugène Chaperon, peintre militaire, dessin pour l’Album Mariani, carte postale, s.d., coll. part.

  • Figure 11. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

    Figure 11. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

  • Figure 12. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

    Figure 12. Joseph Uzanne, Figures contemporaines tirées de l’Album Mariani, [biographie du sculpteur Auguste Rodin], vol. 2, Paris, Ernest Flammarion, 1895.

  • Figure 13. Paul Arène, Le Secret de Polichinelle, enluminé par A. Robida, Paris, Henry Floury éditeur, 1897.

    Figure 13. Paul Arène, Le Secret de Polichinelle, enluminé par A. Robida, Paris, Henry Floury éditeur, 1897.

  • Figure 14. Jules Chéret, affiche publicitaire pour le Vin Mariani, lithographie polychrome, 1894, coll. part.

    Figure 14. Jules Chéret, affiche publicitaire pour le Vin Mariani, lithographie polychrome, 1894, coll. part.

  • Figure 15. Louis-Eugène Mouchon, Angelo Mariani vulgarisateur de la coca, plaquette honorifique, bronze, 1906, coll. part.

    Figure 15. Louis-Eugène Mouchon, Angelo Mariani vulgarisateur de la coca, plaquette honorifique, bronze, 1906, coll. part.

  • Figure 16. Albert Robida, Ex-libris Angelo Mariani, eau-forte, ca. 1900, coll. part.

    Figure 16. Albert Robida, Ex-libris Angelo Mariani, eau-forte, ca. 1900, coll. part.

Citer cet article

Référence électronique

Bertrand Tillier, « Angelo Mariani et l’artification du vin de coca (1860-1914) », Crescentis [En ligne], 3 | 2020, publié le 15 juillet 2020 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.1111. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1111

Auteur

Bertrand Tillier

UMR8533 IDHES (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société)

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0