Vers une approche jungienne du cinéma : l’expérience de Melancholia

Résumés

Encore peu répandue, l’approche jungienne du cinéma contribue au développement d’une réflexion sur les dimensions symbolique et émotionnelle des images. À travers l’analyse de Melancholia (Lars von Trier, 2011), cet article vise à explorer de nouvelles perspectives offertes aux études cinématographiques par la pensée jungienne combinée à d’autres approches. Le traitement esthétique de Melancholia semble relever d’une conjonction d’opposés révélant le potentiel symbolique des images qui forment l’inconscient de l’œuvre. La réflexion peut alors être orientée vers l’expérience spectatorielle, au sein de laquelle pourrait se manifester un phénomène de transfert émergeant de la rencontre entre la psyché du spectateur et les images émotionnellement chargées de l’inconscient de Melancholia.

Jungian film theory has contributed to the development of reflections on the symbolic and emotional dimensions of images. Through the analysis of Melancholia (Lars von Trier, 2011), this paper discusses new possibilities provided by Jungian and other approaches to film studies. The aesthetics of Melancholia hinges upon a conjunction of opposites unveiling the symbolic potential of images that form the film’s unconscious. This reflection may be extended to the experience of the spectator, who can be said to be undergoing a phenomenon of transference likely to occur during the encounter between his psyche and the emotionally charged images of Melancholia’s unconscious.

Plan

Texte

1. Introduction

Essentielles au cinéma, les images sont également fondamentales en psychologie analytique : selon Jung, elles composent la psyché et expriment sa situation. Pourtant, l’approche jungienne des études cinématographiques, principalement réduite au milieu anglophone, a été presque inexistante jusque dans les années 2000, et ce malgré les nombreuses études freudiennes et lacaniennes associant et confrontant la psychanalyse et le cinéma depuis le début du 20e siècle. Cet intérêt tardif de la pensée jungienne pour le cinéma semble s’expliquer par un rejet plus général de la dimension spirituelle des théories de psychologie analytique (Casement / Tacey 2006, Tacey 2007).

Pourtant, ces dernières pourraient permettre d’étudier la dimension symbolique des images cinématographiques. À travers l’exemple de Melancholia (Lars von Trier, 2011), nous tenterons de déterminer ce que l’approche jungienne, couplée notamment à l’approche freudienne, peut apporter aux études psychanalytiques du cinéma. À partir de possibles interprétations du film, nous analyserons le statut des images cinématographiques, puis les conséquences éventuelles de leur rencontre avec la psyché du spectateur.

2. La psyché mélancolique de Melancholia

Melancholia relate l’histoire de deux sœurs prénommées Justine (Kirsten Dunst) et Claire (Charlotte Gainsbourg). Après avoir saboté son mariage le jour de la cérémonie, Justine sombre dans une phase de mélancolie stuporeuse1. Pourtant, plus la planète Melancholia s’approche de la Terre, annonçant l’apocalypse imminente, plus la jeune femme semble se rétablir. À l’inverse, sa sœur Claire, effrayée par l’idée de l’extinction de l’humanité et particulièrement par l’inéluctabilité de la mort prochaine de son jeune fils, est de plus en plus paniquée.

Justine présente des caractéristiques mélancoliques dans l’acception freudienne du terme. Dès la première partie du film qui met en scène son mariage au cours duquel elle se force à sourire, ne parle à personne et délaisse son jeune époux, témoignant de la « perte de [s]a capacité d’aimer » (Freud [1915] 1986 : 146-147), elle fait preuve d’un manque d’« intérêt pour le monde extérieur » (Freud [1915] 1986 : 146-147). Lorsqu’elle abandonne son mari au moment de consommer leur union, lui préférant un jeune inconnu de la foule d’invités, elle semble en proie à une « diminution du sentiment d’estime [d’elle-même] » (Freud [1915] 1986 : 146-147). Enfin, elle est atteinte d’une « dépression profondément douloureuse » (Freud [1915] 1986 : 146-147), notamment au début de la seconde partie alors qu’elle a perdu tout goût à la vie.

Une interprétation du film consiste à considérer la « danse de la mort » entre la Terre et Melancholia comme une expression de la relation entre les deux sœur2. D’une part, en tant que personnage qui incarne la raison, le sens des réalités et la rigueur, notamment parce qu’elle est la femme d’un scientifique et qu’elle a participé à l’organisation millimétrée du mariage, Claire serait symbolisée par la Terre. D’autre part, Justine serait symbolisée par la planète Melancholia : dépressive à l’extrême au début de la deuxième partie, elle vit comme si elle était déjà morte. Ne supportant pas cette condition, elle cherche à échapper à la mort et à en protéger ceux qu’elle aime. Pour cela, elle désire “tuer la mort” à travers son propre désir de mort : Justine accepte l’apocalypse imminente tout en tentant de protéger sa sœur et son neveu, notamment en construisant avec lui une cabane magique. À l’instar de la planète Melancholia qui provoque la destruction de la Terre et l’extinction de l’humanité, mais pourrait également être à l’origine d’un recommencement, d’une renaissance survenant après l’apocalypse3, Justine, voulant protéger ses proches, pourrait être à l’origine de leur mort supposée mener à un renouveau.

À cette interprétation basée sur la notion freudienne de mélancolie, peut se juxtaposer l’idée de la théoricienne jungienne Pat Berry, selon qui les films témoignent de la psyché collective et de la conscience moderne (2001 : 71). Ainsi, Melancholia exprimerait la mélancolie de l’homme contemporain. Par ailleurs, le film peut être interprété en tant qu’instance psychique, suivant l’approche de David Hewison (2011). Les différents personnages sont alors considérés en tant qu’archétypes d’une même psyché que figure le film. Les événements et images, témoignant d’une conjonction d’opposés qui, selon Jung, est la voie de l’individuation, rendraient compte de ce processus par lequel un individu devient « une unité autonome et indivisible, une totalité » (Jung [1953] 1984 : 259) et qui consiste « à faire la synthèse du conscient et de l’inconscient » (Jung [1912] 1996 : 500). Dans Melancholia, la conjonction des opposés se traduit notamment par le traitement esthétique de l’œuvre, la mise en image des quatre éléments – c’est-à-dire l’eau, le feu, la terre et le vent –, le caractère de chacune des sœurs et la collision des deux planètes.

Les images de Melancholia présentent deux styles visuels très différents : la caméra portée et très mobile, en particulier durant la première partie, rappelle l’esthétique revendiquée par le manifeste du Dogme954, alors que certaines images très stylisées s’en éloignent, notamment par leurs couleurs saturées, le traitement lumineux en clair-obscur, les effets spéciaux, le ralentissement de la vitesse de défilement, etc.

Liés à un temps cosmogonique et projetant l’œuvre en dehors du temps tangible dans un temps pouvant faire référence à celui de l’inconscient collectif, les quatre éléments positionnent le spectateur en témoin d’événements qui ont lieu in illo tempore et sont perdus depuis longtemps. Par ailleurs, leur utilisation dans les processus alchimiques, sur lesquels se base Jung afin de mettre en place sa théorie du transfert et de l’individuation, encourage l’interprétation de leur présence dans les images du film précisément comme un signe d’individuation.

Se confrontant à maintes reprises et se contaminant l’une l’autre, les deux sœurs, dont le comportement évolue dans des directions opposées, peuvent être associées à des archétypes personnifiés de l’inconscient. Bien qu’il soit possible de les assimiler à nombre d’archétypes afin d’illustrer l’idée de la conjonction des opposés, les exemples les plus familiers que sont l’ombre et la persona semblent les plus intelligibles. Claire, plus proche des conventions, pourrait incarner la persona, c’est-à-dire le masque social (Jung [1933] 1986) de la « psyché de Melancholia ». À l’inverse, Justine, plus sombre et défaitiste, pourrait incarner l’ombre. À l’approche de l’apocalypse, la persona serait de plus en plus angoissée par l’appréhension de la fin de toute relation sociale, s’effaçant devant l’ombre qui pourrait alors s’exprimer. Ainsi, des archétypes opposés se confronteraient, témoignant une fois de plus du processus d’individuation à l’œuvre dans le film vu comme une psyché en projection.

Enfin, la conjonction des opposés a également lieu à travers la collision astrale dont l’impact peut être considéré comme la fusion de la Terre et de Melancholia (Beuvelet 2011). Le spectateur assiste non pas à une destruction mais à la fin d’une distinction. Cette fusion n’est pas sans rappeler les propos de Jung expliquant que le secret de l’art (arcanum artis) est la conjonction du soleil et de la lune, permettant alors la création d’une œuvre originale (Jung [1946] 1980). L’atmosphère de jour polaire qui règne dans Melancholia, donnant l’impression d’une éclipse infinie, ainsi que la conjonction des deux planètes par leur fusion, offrent la possibilité de l’apparition d’une création nouvelle, telle une totalité résultant de l’individuation alors considérée comme une renaissance.

Ainsi fait de conjonctions d’opposés, Melancholia peut être appréhendé comme une psyché en projection. Parce qu’elle trouve « son expression naturelle et spontanée dans les symboles » (Agnel 2011 : 70), l’individuation de la “psyché de Melancholia” accentue la dimension psychique de ses images. Cette dernière peut révéler un inconscient propre à l’œuvre, accessible à travers les images cinématographiques, à la fois en tant qu’archétypes objectivés et en tant que symboles.

3. Images symboliques

Certes, à travers le concept d’ego alter, les théories freudiennes de l’art ont déjà envisagé l’inconscient du film. Selon Murielle Gagnebin, quelque chose, qui ne relève pas de l’inconscient de l’artiste mais engendre un inconscient propre à l’œuvre, échappe inévitablement au créateur dans l’acte de création : considérée comme une « créature vivante dotée, tel un individu, d’une “structure psychique” particulière » (2011 : 3) et se comportant « à la façon d’une personne qui possède un destin » (1999 : 36), l’œuvre – aussi bien le film que tout événement artistique – aurait pour origine un conflit psychique sans lien direct avec la personnalité du ou des auteurs.

Dans une perspective jungienne, cet inconscient du film pourrait résulter du potentiel symbolique des images, c’est-à-dire qu’il ne dépendrait plus seulement de contenus spécifiques à l’œuvre mais relèverait également de contenus collectifs. En effet, selon les théories de psychologie analytique, l’inconscient est composé d’archétypes. Ces derniers, collectifs par nature, s’objectivent dans des symboles qu’ils unissent avec des émotions. Par ailleurs, les archétypes trouvent également leur forme signifiante dans les images de rêves et de création artistique (Waddell 2006). Par leur traitement esthétique, les images cinématographiques peuvent correspondre à des archétypes objectivés et ainsi comprendre un potentiel symbolique. Se formant au confluent du personnel et du collectif (Jung [1942] 1988), le symbole serait capable de relier l’inconscient au conscient (Guy-Gillet 1992), car l’objectivation d’un archétype nécessite une forme de subjectivité de manière à prendre une forme réelle.

Malgré leur propriété signifiante très forte trouvant son origine dans la captation de la réalité, les images cinématographiques, considérées comme « représentation psychique de ce que nous percevons » (Guy-Gillet 1992), renferment également un fort potentiel symbolique – autrement défini comme numineux5 (Jung [1942] 1988). Nicole Brenez parle du caractère eidétique des images de film, qui ne laissent apparaître que leur essence – c’est-à-dire la nature de ce qui a été filmé – en dépit de leur existence réelle – correspondant à un lieu et un temps donné (Brenez 1998 : 371-384). Dû à la nature lumineuse des images, ce caractère semble participer de leurs qualités archétypiques et donc psychiques. Ainsi, la projection lumineuse de l’image d’un objet, qui est autre chose que l’objet réel et que sa représentation, pourrait le rendre psychique6 (Beebe 2001 : 216), c’est-à-dire le placer en dehors de tout ce que nous pouvons connaître par l’expérience de l’objet accessible ou objectivé. Le symbole, vide et plein de sens à la fois, renvoyant « toujours à un contenu plus vaste que son sens immédiat et évident » (Jung [1946] 1980 : 86), serait ainsi créé dans la rencontre entre certains contenus individuels du spectateur et d’autres, collectifs, de la représentation visible. L’image pourrait alors relier le spectateur ou les créateurs à une part inconnue d’eux-mêmes (Meyer 2007).

Par leur nature artistique et la conjonction d’opposés qui les composent, les images de Melancholia possèdent un caractère archétypique et témoignent du processus d’individuation du film alors considéré comme une psyché en projection. La rencontre de l’inconscient de l’œuvre ainsi révélé avec celui du spectateur pourrait provoquer la formation de cryptes (Abraham et Torok [1976] 1999, Derrida [1976] 1999), spectatorielles autant que filmiques, ainsi que l’émergence d’une troisième image (Hockley 2011) résultant d’un phénomène de transfert.

4. Rencontre entre le film et le spectateur

La spectralité des images cinématographiques (Derrida 2001) qui sont créées par la captation de la réalité révèle leur lien avec le passé, puisque ce qui était là au moment du tournage n’existe plus. Lorsque ces images sont modifiées numériquement, comme c’est le cas par exemple des plans dans lesquels apparaît la planète Melancholia, leur spectralité est d’autant plus forte qu’elles ne font référence qu’à des images, qu’elles soient cinématographiques ou mentales. Selon Derrida, la structure de l’image cinématographique est spectrale de part en part et le cinéma est une « technique spectrale d’apparition » (2001 : 79) : le défilement du film accentue la spectralité des images car il provoque leur disparition inévitable de l’écran. Ainsi perdues, ces images n’ont pourtant jamais été possédées par le spectateur car leur perte est antérieure à leur projection. Si l’introjection7 est un mécanisme psychique se mettant en place lors de la perte de l’objet durant le processus de deuil, les images cinématographiques peuvent être introjectées par le spectateur. Néanmoins, leur perte intervient avant leur possession : leur deuil est donc impossible. Ainsi, manquée, la rencontre des images et du spectateur peut éveiller un sentiment mélancolique chez celui-ci qui absorbe alors l’objet de façon fantasmatique, c’est-à-dire non seulement par introjection mais aussi par incorporation8. En effet, selon Derrida, le fantasme d’incorporation n’exclut pas l’introjection qui, au contraire, lui est indispensable ([1976] 1999). La confrontation des images de la « psyché de Melancholia » avec le spectateur mélancolique pourrait ainsi donner lieu à une crypte : dans l’acception que lui donnent Nicolas Abraham et Marià Torok, cette dernière est une enclave qui se forme « à l’intérieur du Moi (ensemble des introjections) » (Derrida [1976] 1999 : 16), au moment de l’incorporation de l’objet. Elle serait alors le lieu de possession du spectateur par le film.

Par ailleurs, tout comme la crypte est, selon Derrida reprenant Abraham et Torok, « un lieu compris dans un autre mais rigoureusement séparé de lui, isolé de l’espace général par cloisons, clôture, enclave » ([1976] 1999 : 12-13), le huis clos diégétique de Melancholia, compris dans l’espace immense de la Terre qui va être détruite, est difficilement accessible : la limousine des mariés ne peut emprunter le chemin tortueux menant à la propriété dans laquelle ils doivent donc se rendre à pied, les chevaux refusent de passer le pont permettant d’en sortir et, une fois qu’ils l’ont pénétré, les personnages principaux ne quittent jamais cet espace.

Considéré comme une psyché en projection, Melancholia pourrait également encrypter l’autre-spectateur dont une partie spectrale prendrait alors place dans le film puisque la crypte, dans son acception derridienne, n’est pas un lieu pathologique mais se forme lors de toute rencontre avec autrui. À travers le concept de regard comme objet a, les théories post-lacaniennes du cinéma ont déjà envisagé la possibilité d’un espace compris dans les images cinématographiques, dans lequel le spectateur pourrait s’insérer. À ce propos, Todd McGowan propose de considérer la provenance du regard dans le film non plus du côté du spectateur. Le regard en tant qu’objet a, provoquant visuellement le désir (Lacan [1964] 1973) et correspondant à quelque chose que le sujet a perdu sans jamais l’avoir possédé, suggère la dimension mélancolique de l’expérience spectatorielle et est le fait d’une lacune dans le champ du visible. Le regard serait alors à considérer comme quelque chose que le spectateur trouve dans le film et correspondrait à un intervalle compris dans les images cinématographiques. Ainsi, Melancholia, mettant en scène un espace forclos, possédant un inconscient et offrant une place dans laquelle s’insérer, est en mesure d’encrypter le spectateur.

Les théories jungiennes du cinéma permettent également de considérer cet espace intermédiaire et enchevêtré entre l’inconscient du film et celui du spectateur. En effet, pour Luke Hockley, la coexistence du cinéma et de la psyché situe le spectateur « à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de [lui]-même […] dans l’espace extérieur de [son] moi intérieur »9 (2011 : 146), soit dans un espace cryptique. Ce dernier pourrait correspondre à une image symbolique émergeant au confluent de contenus collectifs compris dans les images cinématographiques constitutives de l’inconscient du film et de contenus personnels et collectifs appartenant aux images immatérielles de la psyché du spectateur. Réponse émotionnelle spontanée à l’activation de contenus inconscients, cette troisième image, comme la nomme Hockley (2011), témoignerait d’une situation psychique individuelle et serait différente pour chacun tout en comprenant des aspects collectifs. Elle pourrait ainsi correspondre à la manifestation de complexes. Selon Jung, ces derniers, affectivement chargés (2001), sont issus d’expériences personnelles et organisés par les archétypes, collectifs par nature. Par ailleurs, les complexes des deux partenaires sont impliqués dans la relation transférentielle (Jung [1963] 1987).

Apparaissant comme « le résultat de la relation largement inconsciente d’un individu avec le film »10 (Hockley 2011 : 132), la troisième image rappelle également le tiers émergeant dans le champ intersubjectif lors du transfert. Cependant, pour qu’elle puisse résulter d’un tel phénomène, le film doit être appréhendé comme une psyché car le transfert est un « mode de relation » (Jung [1946] 1980) qui se met en place entre deux inconscients. Permettant d’appréhender Melancholia comme une psyché possédant son propre inconscient au sein duquel a lieu une conjonction d’opposés, les théories jungiennes offrent la possibilité d’envisager l’émergence d’un phénomène de transfert dans l’expérience spectatorielle. L’accomplissement de celui-là dépendrait de l’existence de la “psyché de Melancholia” mais en serait également à l’origine. En effet, selon l’approche jungienne, l’inconscient du film résulte du potentiel symbolique des images. Or, la compréhension du symbole, qui correspond à un archétype objectivé, dépend de contenus collectifs et personnels projetés sur l’inconscient du spectateur par les images symboliques et réciproquement. Ainsi, le symbole engage un processus transférentiel dont la manifestation nécessite la rencontre de la psyché du spectateur avec celle de Melancholia. Pourtant, cette dernière n’acquiert son caractère psychique qu’au moment du transfert qui correspond à une projection de contenus inconscients entre deux psychés (Jung [1946] 1980).

5. Conclusion : une approche jungienne du cinéma

Michel Neyraut définit le transfert comme un « processus oscillant entre les identifications, des introjections, des projections, voire des états que l’on qualifie de fusionnels, sans jamais pouvoir s’assimiler à l’un d’entre eux » (1974 : 169). Bien qu’elles aient théorisé les mécanismes qui le constituent, les approches psychanalytiques du cinéma ont négligé la possibilité de l’existence d’un tel phénomène dans l’expérience spectatorielle. Pourtant, par sa conception archétypique et symbolique des images, l’approche jungienne du cinéma encourage l’étude théorique de la manifestation éventuelle d’un phénomène de transfert qui émergerait, mutatis mutandis, dans l’expérience spectatorielle.

En effet, les images cinématographiques peuvent être étudiées dans une perspective psychologique, bien que les images de la psyché soient immatérielles et non figuratives jusqu’à ce qu’elles atteignent la conscience. À l’instar du transfert et de l’individuation, les images émotionnellement chargées du cinéma semblent pouvoir engager le spectateur vers une nouvelle conscience de soi11, notamment, selon Luke Hockley, en dirigeant l’individu vers les profondeurs de sa psyché (2014). Parce que Melancholia peut être considéré comme une psyché en projection possédant un inconscient formé sur un modèle jungien, ses images, à travers l’exacerbation de la conjonction des opposés, pourraient être en mesure de révéler au spectateur des aspects de sa propre psyché. Ainsi, une relation transpersonnelle pourrait se mettre en place entre les inconscients du spectateur et du film aux prises avec son processus d’individuation. Lors d’une rencontre individuelle et privilégiée avec Melancholia, se confrontant à ses images et projetant sur elles des contenus personnels, le spectateur pourrait expérimenter un phénomène de transfert. Une troisième image pourrait alors émerger, bien qu’elle soit non systématique, à l’instar du phénomène de transfert dont elle semble résulter, car l’une comme l’autre dépendent de contenus personnels qui trouvent des résonances dans les images symboliques.

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Notes

1 Ce type de mélancolie se traduit principalement par un ralentissement idéo-moteur (Carvalho et Cohen 2003) : Justine peine à monter dans le taxi que lui envoie sa sœur, refuse de prendre des bains dont elle était pourtant friande auparavant, dort constamment et ne mange plus, trouvant même un goût de cendre à son ancien plat préféré. Retour au texte

2 À ce propos, Lars on Trier précise que symboliquement, Justine appelle la planète, notamment lorsqu’elle expose son corps nu au clair de Melancholia (2011). Selon Stéphane Delorme, « la planète vient figurer l’appétit de destruction de Justine » (2011). En effet, celle-ci a besoin d’aide pour mener à bien son projet d’anéantissement de la Terre qu’elle trouve mauvaise. Alors que Justine dit à sa sœur que parfois elle la hait, Claire pourrait représenter cette Terre qu’il faut détruire. Retour au texte

3 Les mythes de fin du monde peuvent correspondre à la fin d'une humanité et non à la fin de l’humanité : la fin d’un monde est alors suivie par l’apparition d’une nouvelle humanité. Eliade remarque que dans de nombreux mythes cosmogoniques primitifs, la naissance et la destruction du monde sont cycliques. Le cycle complet se termine par une destruction par le feu ou par l’eau, soit une dissolution (Eliade 1963 : 145). Par ailleurs, durant la première partie et vers la fin du film, Justine prend des bains, témoignant ainsi de sa propre destruction et de sa renaissance. Retour au texte

4 En mars 1995, Lars von Trier et Thomas Vinterberg créent le collectif Dogme95 qui vise à remettre en cause le langage cinématographique conventionnel : « DOGME 95 va à l’encontre du cinéma de l’illusion à travers l’ensemble des règles irrévocables qui forment le VŒU DE CHASTETE » (Björkman 2000 : 161-162, reproduction du manifeste Dogme95 publié à Copenhague le lundi 13 mars 1995, signé Lars von Trier et Thomas Vinterberg. Distribué lors du colloque “Le cinéma vers son deuxième siècle”). Dix règles sont alors à respecter par les cinéastes : tourner en extérieurs, sans décors ni accessoires ajoutés ; en prise de son directe et sans musique additionnelle ; en caméra portée à l’épaule ; en couleur et lumière naturelle ; sans effets spéciaux quels qu’ils soient ; sans actions superficielles ; sans disjonctions spatiotemporelles ; en 35 mm standard ; le réalisateur ne doit pas être crédité et les films de genre sont interdits. Retour au texte

5 Selon Jung, « luminositas correspond à numinositas » ([1954] 1995 : 515) et lorsqu’une image se charge d’affectivité, elle acquiert de la numinosité. Le numineux étant au cœur de l’archétype et du symbole (Agnel 2011 : 81-83), l’image cinématographique lumineuse et symbolique pourrait en être dotée. Retour au texte

6 Selon John Beebe, le cinéma ne révèle pas les acteurs mais leurs images. En effet, « les acteurs ne sont pas sur l’écran, leurs images y sont ; et cette transposition de la personne en image est d’une importance cruciale psychologiquement, car elle déplace le film au-delà du personnel et dans le domaine archétypique de l’expérience psychologique. » (Beebe 2001 : 216. « ...film, unlike the stage, is not a medium of actors, but of actor’s images. The actors are not up there on the screen, their images are; and this translation of person into image is crucially important psychologically, because it moves film past the personal and into the archetypal realm of psychological experience. » Je traduis). Retour au texte

7 Le mécanisme d’introjection, accompagnant toute relation objectale, consiste à « intégrer quelque chose […] à l’intérieur de soi » (Korff-Sausse 2013 : 18). Pour Abraham et Torok, l’introjection permet également l’aboutissement du travail de deuil ([1978] 1987). Retour au texte

8 L’incorporation, mimant l’introjection, consiste à absorber l’objet de façon fantasmatique, alors que la perte intervient avant la possession. (Derrida [1976] 1999 : 18). Abraham et Torok précisent que « [l]e fantasme d’incorporation trahit une lacune dans le psychisme, un manque à l’endroit précis où une introjection aurait dû avoir lieu » (Abraham et Torok [1978] 1987 : 261). Retour au texte

9 « We are both inside and outside ourselves as temporarily psyche and cinema exist side by side; this is the outer space of our inner selves. » (Hockley 2011 : 146. Je traduis). Retour au texte

10 « …the third image [...] comes [...] as the result of an individual’s largely unconscious relationship with a film » (Hockley 2011 : 132. Je traduis). Retour au texte

11 Selon Terrie Waddell, « la révélation progressive de ces structures [les modèles archétypiques inconscients] favorise le développement d’une plus grande conscience de soi » (Waddell 2006 : 1. « the gradual conscious unraveling of these structures [unconscious archetypal patterns] promotes the development of a more aware sense of self ». Je traduis). Christopher Hauke précise également que « le cinéma [...] est [...] le médium par excellence capable de nous rediriger vers la profondeur de la psyché de l’individu postmoderne » (Hauke 2011 : 2-3. « Cinema […] is […] the very medium that is able to direct us back towards depth in the psyche of postmodern individuals ». Je traduis). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Anaïs Cabart, « Vers une approche jungienne du cinéma : l’expérience de Melancholia », Textes et contextes [En ligne], 11 | 2016, publié le 05 décembre 2017 et consulté le 20 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=970

Auteur

Anaïs Cabart

Doctorante, Mica (EA 4426), Université Bordeaux Montaigne / UFR Humanités et Université de Montréal / faculté des arts et des sciences, département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques – a.cabart [at] gmail.com

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