1. Romano Màdera : Biographie et « Mythobiographie »
L’Analyse biographique à orientation philosophique (« Analisi biografica a orientamento filosofico »)1 proposée par Romano Màdera au début des années 2000, se caractérise par la place centrale occupée par la notion de biographie. Pour présenter cette nouvelle approche thérapeutique et théorique, à la frontière entre l’héritage de la psychologie des profondeurs et la tentative de renouvellement des pratiques philosophiques, il nous semble opportun de débuter par la biographie de son fondateur.
Romano Màdera naît à Varèse, en Lombardie, en 1948. Pendant son adolescence, il découvre la philosophie et l’histoire qui lui semblent, comme il l’écrit dans un petit texte autobiographique, les disciplines par lesquelles « on pourrait trouver les clés pour éclairer, enfin, les mystères du monde » (Màdera / Tarca 2003 : XXII).2 Cette conviction l’amène plus tard à entreprendre des études de philosophie à l’Université de Milan. Ces années sont caractérisées par sa participation active au mouvement du « 68 milanais 3 » et par son militantisme au sein du mouvement de la gauche radicale. En jouant sur l’étymologie du mot thérapie en grec ancien, cette période militante sera interprétée rétrospectivement par Màdera comme répondant à une « mission […] d’aide, de service, de cure et de culte », annonçant déjà une vocation pour le travail de thérapeute.4
Alors jeune étudiant, l’idée d’un lien entre philosophie et vie, pensée et monde, le pousse à se tourner vers les œuvres de Marx, de Freud et de Nietzsche5. L’abandon de son activisme politique en 1975, avec pour conséquence une remise en question de tout un paradigme de pensée et d’action d’inspiration marxiste6, qui avait caractérisé une grande partie de la jeunesse intellectuelle européenne de cette époque, fait écho chez le jeune Màdera à une importante crise personnelle déclenchée à la même période par la mort prématurée de son père et par l’apparition de symptômes névrotiques. Cette période de réflexion et de remise en question débouchera sur la publication de son premier livre, Identité et fétichisme en 1977. S’appuyant sur la pensée de Marx ainsi que celle de Nietzsche, il affirmera plus tard que, bien qu’écrit dans un langage encore « hégélo-marxiste » (Janigro 2015 : 122), ce texte constitue néanmoins la première esquisse d’une philosophie biographique se donnant pour ambition de repérer dans « la cellule biographique »7 (Màdera / Tarca 2003 : XXII) du sujet le point de départ, au croisement entre histoire et biographie, de toute forme de changement culturel et social.
C’est au même moment que mûrit en lui l’idée que la philosophie ne saurait se réduire ni à la philologie, ni à l’historiographie, ni même se borner à la tâche d’analyse critique du langage, selon les différentes déclinaisons que prend le savoir philosophique universitaire. Au contraire, Màdera commence à chercher une forme de savoir qui puisse maintenir vivant le lien entre théorie et biographie.
Devenu vers la fin des années quatre-vingt-dix professeur de « Philosophie des sciences sociales » à l’Université de Calabre, il éprouve une insatisfaction toujours plus grande à l’égard de la philosophie limitée au simple discours sans « passer au tamis des blessures de l’expérience » (Màdera / Tarca 2003 : XXIII),8 et c’est ainsi qu’il décide de passer d’une « infructueuse » autoanalyse à la psychanalyse (Màdera / Tarca 2003 : XXIV).9
Parmi les lectures marquantes de cette période, se distingue celle d’Ernst Bernhard (1896-1965), pionnier de la psychologie analytique en Italie dont le grand apport est la « mythobiographie ». Bernhard avait été amené à développer cette notion à partir de la question qui hantait Jung suite à la publication de Wandlungen und Symbole der Libido en 1912. En effet, si ce livre, motivé par la recherche d’un fondement phylogénétique aux pathologies nerveuses à partir de 1909, se présentait comme le résultat d’études et d’interprétations minutieuses des mythes et des civilisations du passé, il avait amené Jung à se poser la question décisive suivante : « Mais quel est ton mythe à toi, le mythe dans lequel tu vis ? » (Jung 1973a : 275)10.
Cette question fait déjà apparaître in nuce la problématique à laquelle s’est confronté Bernhard et que Màdera essaiera à son tour de développer. La réponse est à la fois individuelle et collective. Parmi les cahiers manuscrits recueillis après sa mort compilés dans le livre Mitobiografia, Bernhard définit l’idée de « mythobiographie » comme tentative de « faire émerger à la lumière le mythologème qui est à la base de la destinée de l’individu » (Bernhard 1969 : 189)11. Il s’agit pour le sujet de tracer un chemin qui tente de comprendre dans quel horizon de sens se déploie sa propre vie à l’intérieur des horizons de sens collectifs, c’est-à-dire de se repenser soi-même et repérer son propre mythe dans sa propre biographie, à partir de mythes culturels collectifs. Cette dimension possède une signification particulière pour l’auteur, puisqu’il s’agit pour Bernhard de redécouvrir le lien à ses racines judaïques et plus particulièrement à la tradition hassidique12.
C’est à partir du concept de mythobiographie chez Bernhard que commence à se profiler la démarche que Màdera essayera de développer dans les années suivantes. C’est justement la découverte de l’œuvre de Bernhard qui l’amène à s’orienter vers une psychanalyse d’orientation jungienne, qu’il commence à Rome en 1978 avec Paolo Aite, un élève direct de Bernhard. Parmi d’autres enseignements, Aite introduit Màdera à la pratique du « jeu de sable »13 qui, comme il l’affirmera plus tard, a représenté l’expérience « la plus vivifiante » de sa vie14. (Màdera / Tarca 2003 : XXIV)
Pendant ce temps, l’idée de concilier philosophie et biographie le conduit à une première tentative de pratique philosophique avec ses étudiants de l’Université de Calabre. Ainsi, à partir de 1979, il propose aux étudiants qui souhaitent écrire avec lui leur mémoire de maîtrise, de suspendre leur recherche et de le rencontrer de manière hebdomadaire ou bihebdomadaire dans le cadre d’entretiens personnalisés ayant pour finalité de parler de leur biographie et, le cas échéant, de leurs rêves. Sur la base du véritable « fil conducteur »15 (Màdera / Tarca 2003 : XXV) qui émergeait de leur biographie, les étudiants étaient amenés à centrer leur sujet de recherche sur certains concepts de l’histoire de la pensée en lien avec celui-ci. Il s’agissait de ramener la recherche théorique à la biographie et de lui redonner ainsi vie et puissance. Il raconte que sur sept des étudiants ayant réalisé cette expérience, six eurent des résultats brillants. Mais il y eut également le cas d’un étudiant qui renonça car « le fil conducteur qui apparaissait était trop douloureux à supporter » (Màdera / Tarca 2003 : XXV)16. Cette dernière expérience amène Màdera à comprendre les risques et les dangers de la psychanalyse sauvage. Il met donc fin à ces tentatives et, après avoir déménagé à Venise au cours des années 1980 pour enseigner « l’Anthropologie philosophique » à l’université Ca’ Foscari, il entreprend une formation de psychanalyste à orientation jungienne auprès de l’Association Italienne de Psychologie Analytique (A.I.P.A.)17.
À partir de 1987, il commence à expérimenter les règles de la communication biographique-solidaire (« biografico-solidale »)18 comme forme de pratique philosophique centrée sur le partage du récit de soi dans un esprit empathique, solidaire et collaboratif. Cette pratique a lieu d’abord au sein d’un cercle fermé d’amis et de collègues pour devenir, à partir de 1999, un séminaire universitaire ouvert, fruit d’une collaboration avec son collègue du département de philosophie de l’Université de Venise, Luigi Vero Tarca. En 2003, il publiera avec ce dernier le livre cité qui tire les conclusions de cette expérience : La filosofia come stile di vita. À la même période il découvre les écrits de Pierre Hadot (1922-2010), en particulier les Exercices spirituels et philosophie antique. Ceux-ci lui permettent de trouver des points de repère fondamentaux pour ses recherches sur la possibilité d’une philosophie biographique. Il découvre en effet dans la tradition des écoles philosophiques gréco-romaines de l’âge classique cette même vocation de transformation personnelle associée à la tradition des exercices spirituels.
En 1998, Màdera publie un livre d’introduction à l’œuvre de Jung qui s’intitule – cela n’est pas fortuit – Jung. Biografia e teoria (« Jung. Biographie et théorie »). Dédié à Paolo Aite, son premier analyste, le livre, comme il l’écrit dans l’introduction, n’avait ni la prétention d’expliquer la psychologie de Jung de manière objective, ni d’être une simple biographie intellectuelle du psychanalyste suisse, mais se donnait comme objet la mythobiographie propre à Jung, à savoir « la vie comprise comme un mythe qui se déploie et se révèle » (Màdera 1998 : 6)19 en lien étroit avec son œuvre. Dans le dernier chapitre, Màdera s’arrête aussi sur l’héritage de la psychologie de Jung et sur ce qu’il considère comme dépassé dans son œuvre. Nous reviendrons sur ce point. Mais il est nécessaire pour l’instant de signaler un passage de ce chapitre qui illustre l’approche personnelle de Màdera dans le contexte de la psychologie analytique :
Mais revenons à Jung : personne plus que lui, aussi bien pour sa théorie, que pour le sentiment solitaire de soi, n’a le droit d’être pris en considération indépendamment de ses disciples et de son école. Le cœur de son message – le processus d’individuation – invite constamment les associations jungiennes à la différentiation et à l’unicité des parcours singuliers. Et justement en cela, paradoxalement, on devrait reconnaître l’unique fidélité possible à l’héritage du maître (Màdera 1998 : 146)20.
C’est pendant ces années que la tentative de combiner la pratique analytique avec la tradition des exercices spirituels, telle qu’elle émergeait des écrits de Hadot, conduit Màdera à une nouvelle approche dans le « souci de soi » (au sens philosophique et analytique) qu’il nomme « Analyse biographique à orientation philosophique » (Analisi biografica ad orientamento filosofico). Par cette tentative de renouvellement de la philosophie, inspiré à la fois de l’héritage de la psychologie analytique et de la tradition des exercices spirituels, il participe en 2006 à la fondation, d’une école supérieure de pratiques philosophiques appelée Philo21 avec des amis et des collègues qui partagent les mêmes aspirations. L’école à son siège à Milan, ville dans laquelle Màdera occupe depuis une quinzaine d’années le poste de professeur de « Philosophie morale et pratiques philosophiques » au sein du département de sciences de l’éducation de l’Université Milano-Bicocca. Depuis, Philo propose une formation professionnalisante d’« Analyse biographique à orientation philosophique » qui donne accès au titre de « Analista biografico a orientamento filosofico » (« Analyste biographe à orientation philosophique »), position reconnue officiellement et récemment par la législation italienne22.
La même année Màdera publie Il nudo piacere di vivere, où l’on retrouve des bribes de sa biographie philosophique, notamment au sujet de son rapport à la pensée d’Épicure. La phrase suivante illustre parfaitement ces années de réflexions : « Vaine est toute philosophie qui n’est pas thérapie capable de guérir de tout trouble » (Màdera 2006 : 96)23; et elle fait écho au célèbre aphorisme d’Épicure : « Notre seule occupation doit être notre guérison 24 ». Voilà le fil rouge marquant la biographie intellectuelle de Màdera qui se tisse entre l’héritage de la tradition philosophique et celle de la psychologie des profondeurs, qui a donné vie à l’expérience de l’analyse biographique à orientation philosophique25.
2. L’analyse biographique à orientation philosophique
2.1. Qu’est-ce que l’analyse biographique à orientation philosophique ?
Comment l’analyse biographique à orientation philosophique se définit-elle et comment se déploient sa théorie et sa proposition dans le domaine thérapeutique ? Dans un essai intitulé « Che cos’è l’analisi biografica a orientamento filosofico? » publié une première fois en 2006 dans un ouvrage collectif26 et recueilli ensuite en 2013 dans Una filosofia per l’anima, Màdera propose une définition détaillée :
C’est une analyse qui a le savoir biographique, implicite et explicite, comme origine et méthode. Le savoir biographique est un ensemble de savoirs, naturels, implicites, quotidiens, spécialisés, indissolublement connotés par des vécus émotifs et affectifs, recueillis en récits de vie d’une personne. Le savoir biographique est matière et forme en mouvement, en construction ininterrompue, qui, dans l’analyse, est soumise à un examen attentif de tous ces aspects, point par point, lien par lien, destiné à dépister et à tisser les trames présentes, passées, possibles. On sait toujours quelque chose de la vie qu’on mène et on en sait toujours trop peu. Le peu est plus implicite qu’explicite, il est surtout un savoir présumé parce qu’il n’a pas été reconnu comme savoir par les autres et avec les autres. L’analyse biographique est ainsi le parcours qui tend à rendre explicite l’implicite avec l’aide d’un autre, d’un témoin privilégié avec lequel on partage l’expérience de la recherche et de la construction (Màdera 2013 : 249)27.
Cette définition montre dans quelle mesure « l’analyse biographique à orientation philosophique » s’inscrit dans la tradition psychanalytique, notamment par le recours à la notion d’« analyse ». Toutefois il ne s’agit pas ici d’une analyse « classique » se contentant de faire advenir au conscient ce qui est inconscient28, mais d’une analyse se donnant l’objectif de retranscrire son histoire personnelle afin d’en repérer le sens. Cette nouvelle approche se propose donc d’ajouter aux outils psychanalytiques traditionnels à partir de la dimension inconsciente de la psyché (tels que l’analyse des rêves, ou encore l’analyse de toute activité liée au monde de l’imaginaire), la dimension consciente des pensées et de tout discours figuré, symbolique et mythique, soit de tout signe autour duquel se construit la dimension de sens de la vie d’un individu. D’où l’importance donnée à la notion de « biographie », signifiant étymologiquement « signe » (gráphein) « de la vie » (bìos), comme le rappelle Màdera29.
Il s’agit alors d’un travail prenant en compte tout le matériel conscient et inconscient dans le but de repérer le noyau de sens qui se cache et se déploie dans le matériel biographique. Bien évidemment, Màdera puise abondamment dans l’héritage de la psychologie analytique. Cette approche doit beaucoup à l’enseignement jungien, à travers quatre points fondamentaux30. Premièrement, elle implique de traiter le matériel imaginatif, comme par exemple les rêves, les imaginations spontanées et les imaginations actives, les contes, les mythes, etc.31 Deuxièmement, elle est attentive aux dynamiques de « compensation » entre conscient et inconscient (surtout en relation avec l’analyse des dynamiques du transfert et du contre-transfert entre analyste et analysant). Troisièmement, le « processus d’individuation » y est central, comme processus de transformation personnelle qui se déploie entre connaissance de soi et devenir soi. Quatrièmement enfin, cette approche donne à la recherche du sens une force thérapeutique, sur laquelle nous reviendrons.
Si l’œuvre de Màdera s’inspire d’une part de certains des résultats fondamentaux de la tradition psychanalytique du 20e, cette entreprise s’inspire tout autant des travaux de Pierre Hadot mettant en valeur la conception prédominante dans l’antiquité, concevant la philosophie comme cure de l’âme et comme une « manière de vivre et de voir le monde, comme un effort de transformation de l’homme » (Hadot 2002 : 71)32.
Selon Hadot, cette idée de la philosophie avait la forme d’un discours qui ne tendait pas à « informer » mais plutôt à « former »33. Elle se caractérisait donc par l’aspiration à un savoir concernant l’individu dans sa totalité et dans toute sa dimension existentielle34 et par l’intime conviction que seule une vie dédiée à la sagesse est digne d’être vécue. Une manière de vivre qui, pour Hadot, trouve son commencement dans un mouvement de « conversion » (metastrophè) de l’âme du sujet35, dans une double déclinaison de « retour à soi » (epistrophè) et de « transformation de soi » (metànoia)36. Mais cette conversion, écrit Hadot (2002 : 65), « devait sans cesse être reconquise », d’où l’exigence de la pratique quotidienne des exercices spirituels.
2.2 Exercices spirituels et pratiques philosophiques
Si la manière d’entendre la « conversion » changeait selon les différentes écoles philosophiques, le but était toutefois commun : il s’agissait justement d’apprendre à vivre jour après jour le discours philosophique et de maintenir sa propre « conversion » toujours active. En effet : si seule une vie dédiée à la recherche de la sagesse est une vie heureuse, alors l’atteinte de ce but rend nécessaire de renouveler l’exercice quotidien permettant l’entretien de sa propre « conversion » philosophique pour atteindre la phronesis (la sagesse). Toutefois, toutes les écoles estimaient la phronesis impossible à atteindre pour les hommes, lesquels ne pouvaient que vivre au mieux en essayant de la poursuivre, en la recherchant en tant qu’idéal. C’est à ce titre qu’ils s’appelaient philo-sophos :
Grâce à ces exercices, on devrait accéder à la sagesse, c’est-à-dire à un état de libération totale des passions, de lucidité parfaite, de connaissance de soi et du monde. Cet idéal de la perfection humaine sert en fait, chez Platon, chez Aristote, chez les épicuriens et les stoïciens, à définir l’état propre de la perfection divine, donc une condition inaccessible à l’homme.
La sagesse est vraiment un idéal auquel on tend sans espérer y parvenir, sauf peut-être dans l’épicurisme. Le seul état normalement accessible à l’homme est la philo-sophie, c’est-à-dire l’amour de la sagesse, le progrès vers la sagesse. Les exercices spirituels devront donc toujours être repris, dans un effort toujours renouvelé (Hadot 2002 : 63).
Pour donner quelques exemples d’exercices spirituels soulevés dans les travaux d’Hadot, on peut citer l’exercice de confrontation avec la mort comme moyen d’être conscient de l’instant présent, ou bien les exercices ayant pour but le dépassement de la dimension égotique. Autre exemple : l’exercice du dialogue dont le but n’est pas de faire prévaloir l’opinion de l’un sur l’autre, mais bien le partage de la même aspiration vers la vérité (cela est particulièrement vrai pour l’école platonicienne), ou l’étude de la physique (cela est particulièrement vrai chez les aristotéliciens et chez les épicuriens) comme exercice de contemplation de la nature. De même, l’exercice fondamental de la maîtrise des passions, souvent considérées comme la source de toute souffrance (exercice présent dans toutes les écoles mais plus spécifiquement, avec des méthodes et des visions différentes, dans l’école stoïcienne et épicurienne), lequel comporte aussi un travail de maîtrise du corps. Ou encore (c’est particulièrement le cas des stoïciens), l’écriture d’un carnet personnel de pensées comme dispense de conseils de sagesse pour s’orienter dans la vie, sur le modèle des Pensées à soi-même de Marc Aurèle37. C’est également la lecture comme exercice d’interprétation d’un texte ou de méditation à partir d’un texte38.
Avec l’Analyse biographique à orientation philosophique, Màdera souhaite renouveler l’ancienne vocation thérapeutique de la philosophie en redonnant vie à la tradition des exercices spirituels de l’antiquité, sous une forme moderne, laïque et œcuménique. Ce renouvellement passe par une intégration de certains parmi les plus importants acquis théoriques et pratiques issus de la tradition de la psychologie des profondeurs39. Ainsi des exemples Parmi des exemples d’exercices spirituels renouvelés, on retrouve l’exercice du dialogue sous la forme de la « communication biographique-solidaire »40, l’exercice de la lecture sous la forme de la Lectio philosophica41, celui de la méditation philosophique (à travers les quatre moments : epoché, prosoché, parresìa et « arrière-plan »)42 comprenant l’exercice de la pleine conscience de l’instant présent et celui de la transcendance. Ce dernier, comme le souligne Màdera (2012 : 58), visant à apprendre à « mourir à sa propre prison égotique »43.
Mais dans ce renouvellement des exercices anciens, on trouve aussi la pratique consistant à revivre sa propre histoire personnelle à travers la confrontation émotive et affective avec l’autre, comme c’est le cas dans l’analyse. D’où la prise en compte de l’irrationnel qui nous habite, là où la tradition philosophique de l’antiquité était centrée et limitée à la sphère rationnelle de l’homme44, À ce propos, Màdera écrit (2012 : XI et ss.) que si Freud a le mérite d’avoir mis en valeur le monde de l’irrationnel, ce n’est qu’avec la psychologie de Jung qu’on trouve la reconnaissance définitive, à partir de l’œuvre Wandlungen und Symbole der Libido, de ce que le psychanalyste suisse appelait les « deux formes de la pensée » : la pensée dirigée (« gerichtetes Denken ») et la pensée non-dirigée (« ungerichtetes Denken »), que Jung appelle également rêve ou fantasme (« Träumen oder Phantasieren »)45.
L’un des objectifs de l’analyse biographique est donc aussi l’activation de l’imaginaire. Par le biais évidemment de l’analyse des rêves et de l’imagination active, en suivant plus particulièrement les traces de Jung, mais aussi via des outils tels que le jeu de sable, les récits, les contes, les mythes, ou d’autres formes d’expression artistique pouvant contribuer à faire émerger tout contenu symbolique latent ou inconscient susceptible de dessiner un horizon de sens pour chaque singularité. Ce travail correspond à ce que Màdera appelle, en se référant directement à l’œuvre de Bernhard, une « mythobiographie historique », qu’il définit comme « l’ensemble des influences, des actions, des formes de perception, des idées et des valeurs qui peuvent représenter les motifs soutenant la vie même d’un individu » (Màdera 2013 : 169-170). Ainsi il appelle « herméneutique symbolique » (Màdera 2012 : 245-254) l’exercice d’expression et d’interprétation des formes de la « pensée non-dirigée » apparaissant dans le travail analytique.
En insistant sur la dimension biographique, l’écriture du journal intime devient primordiale en tant que « voie royale à la surconscience à laquelle vise la philosophie biographique » (Màdera / Tarca 2003 : 80)46, laquelle prend en compte tant la vie diurne (faits et pensées conscientes) que la vie nocturne (rêves). De la même manière, l’écriture de sa propre autobiographie permet d’accomplir ce passage décisif qui va de la biographie jusqu’à la « mythobiographie », et que Màdera décrit ainsi :
- Après une première rédaction de l’autobiographie – ou après un premier travail d’analyse biographique ou psychologique – laisser déposer et enregistrer le matériel successif […] ;
- Commencer à l’analyser, en le comparant avec la première rédaction (ou avec le travail analytique qui a déjà été fait) ;
- Revenir de manière systématique au premier travail et en élucider les structures, à la fois narratives et psychologiques, avec les épisodes ou les figures qui pourraient être symboliques à l’intérieur du processus ;
- Repérer les parallèles dans les mythologies d’appartenance et dans les mythologèmes similaires, en les inscrivant dans l’histoire collective, regarder son propre récit comme s’il était parcouru par le filigrane d’un récit historico-mythique ;
- Essayer une synthèse narrative, imaginale et conceptuelle qui puisse présenter un sens capable de rendre compte du passé et d’être poursuivi au présent et au futur, en y repérant la courbe particulière des mythologèmes vécus (Màdera 2012 : 257-258)47.
Pour conclure, on peut citer un autre exercice fondamental dans la réactualisation des pratiques philosophiques que l’analyse biographique induit et qui est plutôt novateur par rapport à la tradition analytique classique48 : il s’agit du travail de perception et de conscience de son propre corps, car, comme l’écrit Màdera (2013 : 261) :
La biographie est écrite avant tout et en dernière analyse dans le langage du corps. L’analyse biographique doit être capable de savoir écouter le corps, le délivrant du rôle qui lui avait été attribué par la grande majorité des psychologies des profondeurs à une dimension juste interprétée et passive49.
Si la philosophie au 20e siècle s’est limitée à interpréter et catégoriser la psychanalyse, soit dans le but de la récuser, soit d’en mettre en valeur les découvertes, on retrouve a contrario dans le cas de Màdera la tentative d’émanciper le regard de la philosophie sur la psychanalyse d’une perspective strictement herméneutique, pour les faire enfin interagir, voire pour les fondre ensemble et à accomplir ainsi ce passage qui mène de la vérité du discours à la vérité de l’expérience :
Quant à l’analyse biographique, il s’agit ainsi d’un engagement et d’une transformation, en contact avec l’attitude philosophique, de toute technique, méthode, conceptualisation – qui proviennent du vaste champ des psychologies des profondeurs et des psychothérapies en général – considérées […] comme aptes à comprendre et approfondir les possibilités de la part de l’analysant à retrouver un récit biographique capable de tenir la barre du sens de la navigation de la vie (Màdera 2013 : 252)50.
Il est évident que l’analyste ne fait pas exception à cet « engagement » et à cet exercice de « transformation » ; par conséquent il est nécessaire qu’il reste toujours « philosophe » au sens originel du terme51. Il faut donc, comme les anciens philosophes, que sa « conversion » soit toujours renouvelée. C’est en ce sens que, écrit Màdera (2012 : XXI), l’analyse sera ainsi « un des exercices philosophiques de l’analyste. »
Cependant, le passage cité nous offre également un aperçu de l’approche œcuménique dont se charge l’analyse biographique et qui caractérise les activités de l’école Philo. En ce sens, Màdera synthétise avec l’expression d’« œcuménisme biographique »52 une approche ouverte à tout type d’orientation psychothérapique dont les théories et les techniques peuvent apporter des outils à l’individu dans sa quête personnelle. La mesure de l’« œcuménisme biographique » se trouve ainsi dans le caractère unique de l’individualité de chacun constituant le « concept » et le « but » au service duquel se place la méthode et non l’inverse (Màdera / Tarca 2003 : 36).
C’est pourquoi, le parcours de formation d’analyste biographe à orientation philosophique inclut dans les heures obligatoires d’analyse personnelle les analyses d’orientation freudienne, jungienne, adlérienne, reichienne, lacanienne, « Gestaltiste », psychosynthétique53 et transactionnelle. Cet esprit œcuménique vise ainsi également au dépassement des conflits entre écoles ayant caractérisé l’histoire du mouvement psychanalytique au cours du 20e siècle.
Cette approche syncrétique-œcuménique ne se limite pas aux bornes étroites des traditions psychothérapeutiques mais s’ouvre également à diverses traditions spirituelles en se faisant le porte-parole de la demande, toujours plus urgente à l’époque actuelle, d’une spiritualité laïque. Elle prône ainsi la rencontre avec des voies diverses, mais unies par la même aspiration vers la sagesse et l’évolution spirituelle54. Pour cela, l’Analyse biographique essaie d’intégrer et de renouveler aussi les pratiques méditatives et contemplatives des diverses traditions religieuses d’Occident et d’Orient. À ce propos on peut citer l’accent particulier qui est donné à certaines techniques de méditations proposées par le moine bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh (1926) (Màdera / Tarca 2003 : 91-92), prônant l’attention à l’instant présent et la pleine conscience. Dans ces pratiques héritées de la tradition du bouddhisme zen, Màdera reconnaît également une similitude, et presque une résurgence tout à fait fortuite, des exercices qui étaient proposés avec les mêmes finalités au sein de certaines des écoles philosophiques de l’antiquité, notamment l’école épicurienne :
Par l’intermédiaire de Thich Nhat Hanh, je découvre le sens très profond du jugement d’Epicure, dans cette mise en commun du soin des affaires domestiques et l’exercice continu de la vraie philosophie, comme exercice de gaîté, de joie. En se concentrant sur les gestes les plus simples, Epicure et Tich Nhat Hanh réalisent le pas décisif qui convertit les voies savantes d’Occident et d’Orient à la recomposition de l’existence, au-delà de toute scission (Màdera 2006 : 124-125)55.
Il est par ailleurs important de remarquer ici la distance entre l’attitude inclusive de l’approche de Màdera envers les pratiques orientales et la position de Jung qui considère celles-ci comme inadéquates pour la psyché occidentale56.
2.3. La question du sens et le problème de l’ouverture au monde
Revenons alors à la question du sens émergeant de façon essentielle dans la proposition de Màdera. En cela, encore une fois, il suit les traces de Jung.
Dans une conférence de 1929 (publiée deux ans plus tard) sur les « Moyens et les buts de la psychothérapie » (Seelenprobleme der Gegenwart ), Jung remarquait déjà qu’un tiers environ de ses patients ne souffrait « d’aucune névrose cliniquement assignable, mais seulement de l’inutilité, du vide et de l’absurdité de [leur] existence » (Jung 1970 : 114). D’où la nécessité pour le thérapeute de prendre en compte la manière avec laquelle les patients s’orientent dans le labyrinthe du monde, où il s’agit de prendre très au sérieux leur manière de trouver des repères dans leur vie à l’intérieur d’un horizon de sens, car, en définitive, souligne Jung, dans la plupart des cas, les questions qui se posent dans la clinique conduisent très souvent à ce qu’il appelle les « principes derniers » :
Ces sujets savent souvent que leurs conflits tournent autour du problème fondamental de l’attitude, et que celle-ci, en définitive, dépend de certains principes ou de certaines représentations générales, c’est-à-dire, en somme, et en dernière analyse, de certaines convictions religieuses, éthiques ou philosophiques. C’est grâce à des cas de cette nature que la psychothérapie s’étend et doit s’étendre bien au-delà du cadre de la médecine somatique et même de celui de la psychiatrie, atteignant des domaines dans lesquels, aux époques précédentes, s’affairaient les prêtres et les philosophes (Jung 1970 : 251)57.
Sur la base de cet argument, Jung dira plus tard que la confrontation avec les problèmes soulevés par la conception du monde est une tâche qui s’impose aux psychothérapeutes, lesquels, en ce sens, deviennent d’une certaine façon des « médecins philosophes » (Jung 1970 : 309)58. Voici le point fondamental où, selon Màdera, il est possible d’accomplir, à travers Jung, cette transformation de la psychanalyse de cure des névroses en cure du sens59. En outre, en s’appuyant sur les travaux du célèbre éthologue autrichien Irenäus Eibl-Eibesfeldt (1928), élève de Konrad Lorenz, Màdera met en relation l’attitude humaine consistant à se créer un horizon de sens dans l’existence avec la notion d’adaptation, envisagée d’un point de vue évolutionniste. Dans ses recherches60, Eibl-Eibesfeldt montre comment le découplage existant entre les actions et les instincts, rendu possible au cours de l’évolution à travers divers processus, tels que le développement cérébral, l’acquisition de la station debout et la libération des mains pour la construction et l’emploi des outils, et enfin l’usage du langage, « fournit la condition d’un comportement réflexif et donc capable d’alternative, c’est-à-dire d’un comportement véritablement culturel » (Màdera 2013 : 91). Pour cela Màdera affirme, en suivant I. Eibl-Eibesfeldt, que ce qui caractérise l’Homme par rapport au monde animal est donné justement par sa capacité de « penser autrement »61. Il s’ensuit que le trouble, écrit Màdera (2012 :144), « n’a pas son origine dans la nature instinctuelle et pulsionnelle, mais dans cette capacité de penser autrement »62.
À partir de ces prémisses, Màdera reste alors dans le sillage de l’une des critiques décisives de Jung adressée à la psychanalyse freudienne, mais en insistant toutefois sur la question du sens en tant que facteur thérapeutique fondamental, il va même jusqu’à en radicaliser la pensée. Car, à son avis, sans négliger l’importance du monde pulsionnel, il est toutefois réducteur de penser aux pathologies psychiques en tant que pathologies du désir, comme l’a fait toute la tradition psychanalytique. Ces présupposés amènent Màdera vers une autre critique qu’il adresse à Freud, mais également à Jung. Penser l’homme à partir de la sphère instinctuelle, au lieu de celle des horizons de sens, amène à circonscrire l’analyse à la sphère du singulier, restant ainsi fermé à l’égard du monde ; ce qui est très radical chez Freud, qui postule une phase de narcissisme premier dans le développement de la sexualité63, et de façon moins évidente chez Jung, dont la théorie des archétypes met néanmoins en évidence l’interrelation dans la vie psychique de l’expérience personnelle et des invariants comportementaux ou signifiants collectifs hérités.
La notion jungienne d’archétype est soumise à une importante critique de Màdera et réinterprétée à partir de la notion de relation par rapport aux caractéristiques phylogénétiques héritées64. Les archétypes restent les éléments porteurs de sens dans la vie psychique bien que Màdera critique la réduction jungienne des archétypes à la dimension instinctuelle65, au lieu de voir l’interrelation de l’instinct avec le monde de la culture et avec les invariants comportementaux hérités qu’il appelle, en puisant dans l’éthologie, des « constantes anthropiques ». Ainsi, Màdera (2013 : 100) propose de repenser la théorie jungienne des archétypes en lien entre les constantes anthropiques et les modèles culturels :
La dimension archétypique des images fait ainsi partie d’un ensemble de dimensions mythiques, historiques et biographiques. Ces dimensions articulent la co-implication des constantes anthropiques et des modèles culturels qui vivent et se transforment, ou périssent, dans un contexte historico-social66.
Si l’on trouve chez Freud une tendance générale de réduction du psychique au biologique et chez Jung la réduction du culturel au psychique, on pourrait résumer la position de Madéra sur ces deux penseurs comme tentative de situer le psychique entre le biologique et le culturel. La conclusion est que le monde historico-culturel et le psychique s’incluent réciproquement. L’analyste a donc comme tâche première la lecture des pathologies en lien avec les mutations culturelles, car, comme l’affirme Madéra, une grande partie du malaise des individus trouve son origine dans le contexte social, économique et politique dans lesquels leur vie se déploie :
Dans mon vocabulaire la psyché est une réalité intermédiaire : en elle se reproduisent les métaphores du lien indissoluble entre le vital (bio) et la culture, historiquement déterminée, d’une société. Le bio-graphique veut être ce composé tridimensionnel de corporéité naturelle, d’historicité sociale et d’élaboration psychique qui peut aspirer à devenir forme consciente de vie. (Màdera in Janigro, Ed. 2015 :109)67
Ainsi, Màdera essaie-t-il de penser la vie psychique à partir du contexte et tente de sortir du binôme désir-du-singulier/névrose caractérisant la psychanalyse classique. Ce changement de paradigme l’amène mettre en relation des nouvelles pathologies avec ce qu’il appelle la « civilisation de l’accumulation »68. Selon Màdera, cette civilisation porte encore en elle la marque du « deuil du père » liée à la fin du patriarcat. Ce dernier était caractérisé par la division déterminée du travail, des rôles sociaux et par un système déterminé de valeurs dont on retrouvait au sommet l’homme adulte, chef de famille et porteur de la loi. Avec la fin du patriarcat, on assiste à l’émergence d’une société où la loi du père est remplacée par la loi du marché où le principe de prestation et la capacité de consommation jouent le rôle de dominants culturels. Ce passage socio-historique conduit à la crise des cadres traditionnels et de la construction identitaire, ainsi qu’à celle des formes traditionnelles de contrôle des corps69. Cette crise rend alors urgente la question de la construction biographique dans un processus conduisant de la mort des mythes collectifs à la recherche de son propre mythe personnel :
Être capable de réaliser une mythobiographie […] entre en résonance avec les voix qui répondent et appellent, depuis le désert symbolique dans lequel ont été confinées les histoires du sens par la prévalence envahissante du seul récit aujourd’hui capable de faire l’histoire et de rendre fonctionnel à soi tout autre récit : Monsieur le Capital70, que j’aimerais bien traduire, avec une nuance religieuse, Le Seigneur, le Capital. » (Màdera in Mirabelli / Prandin 2015 : 25)71
Si toute modification sociale et culturelle produit des modifications psychiques que l’analyse doit prendre en compte, l’action de l’analyse produit également des effets sur le plan culturel, social et politique, car toute action produisant une modification spirituelle et psychologique possède également une importance sociale et politique.
D’où la critique adressée à la psychanalyse classique atteinte, selon Màdera (2012 : 115), d’« atomisme épistémologique » et d’« indolence politique », accusation qui s’adresse autant à Freud qu’à Jung. D’importants pionniers du mouvement psychanalytique, notamment Alfred Adler (1870-1937) et Wilhelm Reich (1897-1957) sont toutefois exclus de cette critique. Ce dernier en particulier est un auteur que Màdera a beaucoup lu, écrivant aussi une préface à l’édition italienne de The Fonction of Orgasm (1961)72. Outre qu’il a mis en évidence le lien entre pathologie du singulier et pathologie de la société, aux yeux de Màdera Reich a également joué un rôle important dans la mise en valeur de la corporéité dans la dimension analytique. Erich Fromm (1900-1980) mérite à son tour une place importante dans ce courant ayant mis en valeur le lien entre singulier et collectif. Enfin, surtout, dans le courant jungien, Erich Neumann (1905-1960) dont le texte écrit en Israël pendant la deuxième guerre mondiale et publié en 1948 sous le titre de Tiefenpsychologie und neue Ethik (Psychologie des profondeurs et nouvelle éthique), trace le chemin d’une psychologie du singulier à une psychologie ouverte vers le monde, en lien étroit avec la dimension éthique73. Dans son « Introduction » à l’édition italienne de Tiefenpsychologie und neue Ethik de Neumann, Màdera écrit (2005 : 9) qu’il s’agit « […] d’un livre essentiel pour notre temps qui devrait faire partie des biens de première nécessité pour affronter, avec un bon équipement psychologique et éthique, le grand chaos du monde. »
3. Conclusion
L’Analyse biographique à orientation philosophique se caractérise donc par son ouverture sur le monde, envers les autres et envers l’autre qui est en nous. À l’intérieur de cette dernière image, nous pouvons repérer le but ultime de cette approche, c’est-à-dire l’émergence du Soi. La notion du Soi, le grand héritage de la psychologie analytique, que Jung définissait comme le centre de la personnalité englobant le Moi et l’Inconscient, représente, à notre avis, le cœur du travail mythobiographique. Màdera ne pense pas le Soi comme une entité transcendantale, mais comme le résultat de la rencontre avec les autres et le monde. La cure biographique se donne ainsi pour objectif de « rapprocher les scissions entre soi et soi-même, entre soi-même et les autres, entre soi-même et le monde » (Màdera, 2012 :42)74.
La connaissance de soi, dans la rencontre avec l’autre et l’ouverture vers le monde, est peut-être le fil conducteur allant de la philosophie antique à la psychologie des profondeurs que Màdera essaie de repenser et de réactualiser. Malgré les critiques adressées à certains aspects de l’œuvre de Jung, ce concept représente un point sur lequel l’œuvre de Màdera s’inscrit profondément dans l’héritage de Jung, au cœur duquel se trouve le processus d’individuation. Màdera en renouvelle le langage et la forme, le retraduit, nourri de l’héritage d’autres traditions, à partir de la philosophie bien sûr, mais aussi de l’éthologie et de la sociologie. Cependant, il nous semble que l’essence reste la même : une thérapie pour l’âme visant à l’émergence du Soi et au pouvoir guérisseur et libérateur de la sagesse. Nous souhaitons alors conclure par la description que Màdera (2006 : 134-135) fait de la notion du Soi dans un passage où nous pouvons repérer la synthèse de toute une expérience de vie et de pensée :
Oui, le vrai Soi existe, même s’il n’est pas quelque chose ou quelqu’un, ou bien une instance psychique avec un contenu déterminé, le vrai Soi est le rapport de la perception et de l’autoréflexion avec les autres et avec le monde. C’est la réflexivité de l’interdépendance, de l’inter-intra-être.
Historiquement, biographiquement, temporellement et spatialement le Soi est toujours différent et pourtant toujours pareil dans cette forme de corrélation et de structure de ponctuation consciente, d’appartenance communautaire et d’élément de la biosphère.
Le rapport change continuellement, mais le rapport en tant que tel est éternel, et cette interrelation est la vérité. Prendre domicile et refuge dans cette conscience est le pur plaisir d’exister, c’est la bonne stabilité de l’âme qui connaît le plaisir bien pensé.
Cela semble être ma vraie maison, celle que j’avais recherchée durant toutes mes années : je dois me familiariser avec elle. Me lier d’amitié75.