Et si je trouve plutôt flatteur que vous me voliez mon bien ? Le vol est le meilleur compliment que l’on puisse faire à une chose. Et savez-vous le plus amusant ? Je suppose que, ayant pris la décision d’effectuer cet agréable brigandage, vous supprimerez les lignes compromettantes, les lignes mêmes que je suis en train d’écrire, et, de plus, que vous façonnerez à votre goût certains passages (ce qui est une moins agréable pensée), tout comme un voleur d’autos repeint la voiture qu’il a dérobée.
Vladimir Nabokov, La Méprise.
Poser la question de l’identité d’une œuvre, de ce qui la constitue en tant qu’œuvre autonome et originale, notamment lorsque celle-ci se construit sur la base d’une réécriture1 de la création d’autrui, n’est pas une tâche aisée. Entre le risque d’accusation de plagiat, susceptible de déboucher sur des débats d’ordre juridique, et les efforts pour acquérir un statut littéraire propre par rapport à l’œuvre qui l’inspire, le projet El hacedor (de Borges). Remake (Fernández Mallo 2011a) se retrouve, dès sa parution, dans une position controversée et se voit condamné à une existence commerciale courte. En revanche, les interrogations soulevées par ses propositions esthétiques perdurent et méritent d’être traitées plus attentivement. L’objectif de cet article est d’établir dans quelle mesure le remake, en tant que nouvelle version d’une œuvre, remet en cause l’identité poétique de la création à l’âge de la dématérialisation de l’objet-livre.
Travail d’appropriation du recueil de récits publié par Jorge Luis Borges en 19602, El hacedor de l’écrivain espagnol Agustín Fernández Mallo interroge le procédé d’appropriation non pas en termes d’imitation d’un modèle ou d’une création littéraire, mais en termes de construction d’une identité propre. Le remake acquiert sa propre autonomie esthétique à travers un processus d’actualisation et de recontextualisation du texte littéraire, puisqu’il s’inscrit dans une temporalité synchronique, non linéaire de l’histoire de la littérature.
Malgré la présence de la notion de remake dans le titre, c’est à travers le concept d’appropriation, emprunté aux arts, qu’Agustín Fernández Mallo décide de désigner son ouvrage. D’après Juan Martín Prada (2001 : 7-8), il s’agit d’un procédé de recontextualisation qui surgit dans les années soixante-dix. On distingue généralement entre l’appropriation comme stratégie du langage, qui suppose une radicalisation des outils tels que la citation, l’allusion ou le plagiat, et l’appropriation comme stratégie critique, qui consiste à réviser, relire et prendre conscience de l’influence des systèmes de commercialisation ou de médiatisation sur l’œuvre, voire de la dépendance de l’œuvre du contexte institutionnel et historique dans lequel elle se situe.
Pour ce qui est de l’appropriation strictement littéraire, dans le cas du Remake d’Agustín Fernández Mallo, il est possible d’identifier, à partir des observations de Martín Prada, les deux stratégies d’appropriation artistique transposées au texte. D’une part, l’auteur applique des techniques appropriationnistes sur l’écriture même, lors du processus de création de l’œuvre. Celles-ci consistent à respecter aussi bien la structure, les titres des chapitres, le contenu du prologue et de l’épilogue, que les idées ou les thèmes borgésiens, source d’inspiration pour la plupart des récits de l’auteur espagnol. D’autre part, il se sert de différents moyens visant la recontextualisation et l’actualisation de El hacedor borgésien aux conditions de la création artistique et littéraire au XXIe siècle. Dès lors, l’appropriation de certains récits dépasse le cadre textuel et se manifeste à travers le recours à d’autres langages –multimédias3– prolongeant l’ouvrage au-delà de la page imprimée, afin de mettre en exergue les modalités de création externes ou pratiques. À cet égard, Vicente Luis Mora préfère parler de conditions objectives –en plus des conditions esthétiques– du processus d’écriture, puisque, comme le fait remarquer l’auteur, la numérisation de l’information et sa compression en bytes et pixels facilitent le déplacement, la transmission et la reconfiguration des données4 (Mora 2011 : 263).
Le Remake d’Agustín Fernández Mallo opère donc des modifications sur ces deux axes : le contenu –soit comment l’auteur s’approprie effectivement les récits de Borges– et les outils non textuels –soit comment l’auteur espagnol s’approprie les instruments multimédias dans ses efforts pour actualiser l’œuvre de Borges à une nouvelle réalité médiatique. Ces deux axes d’analyse convergent vers un troisième point, qui vise la question de la construction d’une identité du remake littéraire par rapport à l’œuvre d’origine, une identité mutante s’appuyant sur une nouvelle esthétique du texte palimpseste5. Au XXIe siècle, l’œuvre palimpseste réinvestit non pas seulement l’écriture, mais encore le support matériel, puisque, d’une part, elle conserve les traces du texte qui l’inspire et, de l’autre, elle intègre d’autres langages médiatiques. Ainsi, le parchemin numérique permet la superposition aussi bien de textes que de médias différents.
1. L’appropriation textuelle
Dans sa réécriture du livre de Borges, Agustín Fernández Mallo se soumet à un nombre assez restreint de contraintes simples : pour les récits, il emploie généralement l’idée communiquée à la fin du texte borgésien et, à partir de celle-ci, il crée un texte nouveau qui rend compte du même thème dans une optique différente. Pour les poèmes, il se laisse inspirer, toujours en règle générale, par leur titre et non plus par le contenu (respectant néanmoins la contrainte générique). D’autres fragments, comme le Prologue et l’Épilogue, sont des variations sur l’original.
Bien que peu de récits de Borges soient repris dans leur intégralité et quasiment tels quels par Fernández Mallo, certains textes contiennent néanmoins des références sous forme citationnelle à El hacedor borgésien, dans des récits comme « Dreamtigers », « Parábola del palacio », « Borges y yo », ou encore dans « El simulacro », fragment qui sera étudié par la suite. Le peu de variations apportées à l’hypotexte6 –qui se résument à quelques mots à peine– est souvent imposé par le fait que le récit d’origine doit intégrer le tissu littéraire d’accueil. En d’autres termes, l’œuvre borgésienne passe par un processus de recontextualisation, afin que l’hypotexte puisse être inséré dans le nouveau cadre diégétique (noms des personnages, équations mathématiques, etc.) et temporel (références à Google ou à Internet, ou encore à certains événements historiques qui ont eu lieu après que Borges a écrit son ouvrage). L’œuvre source, soumise inévitablement à ces mutations requises par le nouveau cadre, acquiert une valeur citationnelle qui entraîne des changements aussi bien dans la compréhension du texte d’origine que dans l’ouvrage d’accueil.
Afin de mieux discerner cette technique d’appropriation du point de vue du travail d’écriture, il convient de fournir l’exemple de « El simulacro » (Fernández Mallo 2011a : 35-36). À partir du récit borgésien, focalisé sur le contexte historique de l’Argentine des années 1950, Agustín Fernández Mallo opère une première mutation, dans le processus d’appropriation diégétique, optant pour le monde artistique du début du XXe siècle. Si le simulacre borgésien visait les funérailles d’Eva Perón, chez l’écrivain espagnol l’on assiste à l’enterrement de la peinture dite ‘classique’, lors de l’exposition du tableau « Carré noir » par le peintre Kasimir Malevitch.
Pour Fernández Mallo, le récit borgésien sur le simulacre s’inscrit dans une histoire plus large, constituée aussi bien de ce qui précède l’essor de ce concept, que de ce qui suit, et l’écrivain souhaite intégrer le texte –celui de Borges, ainsi que le sien– dans cette dynamique régie par un changement de système de référence temporelle. Pour cela, il fait également intervenir un élément extratextuel –une vidéo réalisée par l’auteur et disponible en ligne–, qui ajoute la théorisation a posteriori menée par Baudrillard (1981) à la notion de simulacre. Fernández Mallo réécrit, ainsi, le récit borgésien en actualisant le concept même. Le simulacre de Malevitch, réécriture textuelle du spectacle des funérailles d’Eva Perón décrit par Borges, et le simulacre de Baudrillard, réécriture médiatique à travers la vidéo référentielle, invitent à reconsidérer le terme dans une perspective temporelle.
La conception qu’Agustín Fernández Mallo a de la dimension temporelle est manifeste dans ce récit qui rend compte de l’abolition de la vision chronologique sur l’Histoire et, implicitement, sur la pensée et sur la littérature. L’auteur s’efforce de rendre ce nouveau système de référence le plus évident possible, lorsqu’il décrit l’artiste Malevitch vêtu d’un tee-shirt sur lequel est imprimée une image du film de David Lynch, Eraserhead (1977). La suspension du temps chronologique se fait écho de la vision de l’auteur lui-même sur ce qu’il désigne comme « temps topologique », qu’il définit en tant qu’association d’objets, d’idées et d’êtres qui ont une existence simultanée dans le temps présent, indépendamment du moment de leur origine dans l’Histoire7 (Fernández Mallo 2012a : 167).
Pour Agustín Fernández Mallo, les concepts, les objets, ou encore les œuvres littéraires ne peuvent être considérés ou étudiés que depuis la perspective donnée par l’époque présente, contemporaine, d’une façon synchronique et non pas diachronique. Le créateur fait une lecture topologique de l’Histoire, qui lui permet de passer d’un événement à l’autre sans se soucier de leur succession strictement chronologique, mais en cherchant, en échange, leur continuité ou complémentarité et ainsi en dégager un sens nouveau.
À cet égard, le travail d’appropriation ou de réécriture rend compte non pas uniquement de la reconnaissance d’un héritage culturel ou littéraire, mais encore d’une forme de dialogue ou d’interaction synchronique entre les œuvres. Cette reconfiguration de la vision linéaire sur l’histoire de la littérature peut être mise en relation avec deux concepts analysés par Eloy Fernández Porta : l’échantillonnage, ou sampling, et la boucle, ou loop. Les deux techniques sont, en réalité, complémentaires et, ensemble, elles illustrent bien la manière dont l’écrivain conçoit le temps aujourd’hui. Explicitement dissocié du plagiat, le sampling est, pour Fernández Porta (2008 : 161-162), la stratégie que l’artiste emploie afin de se saisir de la temporalité préfabriquée par le monde actuel (et qu’il désigne en tant que TempsTM) et la transformer en Temps Réel (« RealTime »), un temps qu’il fabrique à sa guise. Plus qu’une appropriation de la création artistique d’autrui, l’échantillonnage implique l’ancrage dans son propre temps, à travers l’emploi de matériaux et d’outils technologiques actuels.
Lorsque l’échantillonneur jette un regard sur l’Histoire depuis la contemporanéité, il la perçoit comme un mouvement temporel non pas chronologique, mais en boucle. Il se saisit de la technique du loop en détournant sa fonction afin que la récurrence et la circularité transforment l’événement répété en une expérience qui ne cesse pas de s’enrichir de sens nouveaux (Fernández Porta 2008 : 199). Ou, selon les dires de Fernández Mallo (2012b), la boucle qui accomplit son mouvement circulaire ajoute ou s’approprie, à la fin de son trajet, des données actuelles (ou actualisées). Lorsqu’il est repris par Agustín Fernández Mallo, le texte de Borges, considéré sous l’angle actuel de l’homo sampler, est ainsi chargé d’un sens nouveau.
Cette double opération d’échantillonnage et de mouvement en boucle est mieux illustrée à la fin de « El simulacro ». Bien qu’il ait écrit un récit complètement différent par rapport à Borges, Fernández Mallo décide de conclure son texte en s’appropriant le dernier paragraphe du récit borgésien. Afin d’assurer l’unité de son propre texte, l’auteur du Remake opère de légers changements, la plupart d’ordre lexical : l’emploi du temps présent au lieu du passé, l’ajout, la suppression, voire le remplacement de certains mots8, dont quelques modifications entraînées par le besoin de maintenir la cohérence de l’hypertexte : les noms personnifiés « Art » et « Peinture » se substituent aux noms propres « Perón » et « Eva Duarte ».
Pourtant, au-delà des changements d’ordre lexical, la technique de la reprise en boucle sert à actualiser, d’une part, le récit d’accueil et, de l’autre, celui d’origine. De cette manière, le texte de Fernández Mallo apparaît comme une répétition enrichie, un loop qui s’inscrit dans la dynamique plus ample de la littérature. L’hypotexte borgésien est, à son tour, chargé de toute une symbolique des œuvres précédentes et postérieures.
Lorsqu’il s’approprie le recueil de récits de Borges, l’auteur espagnol découpe le texte avec ses outils d’échantillonneur, il met de côté certaines pièces, modifie d’autres et les assemble avec divers éléments dans une création nouvelle. En résulte une œuvre qui met à jour l’écriture borgésienne à travers des concepts et des procédés actuels.
2. L’appropriation médiatique
Le remake d’Agustín Fernández Mallo n’est pas uniquement une réécriture de mots, il est également une récréation au sens plus large du terme, adoptant divers moyens d’expression artistique et plusieurs langages médiatiques. À travers des outils aussi bien intratextuels, notamment sous forme d’images, qu’extratextuels –le matériau audiovisuel accessible en ligne– l’œuvre palimpseste au XXIe siècle opère des mutations sur le support même.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une technique novatrice, la présence de l’image dans la création littéraire contemporaine est soumise à des conditions d’actualité. On explique cette prolifération du contenu visuel dans l’écriture littéraire par le fait que la culture même, de nos jours, est essentiellement visuelle, ainsi que le fait remarquer l’écrivain Vicente Luis Mora (2012 : 17). Au XXIe siècle, le texte ne peut pas se dispenser de l’image, s’il veut rendre compte de la réalité dont il émerge. Pourtant, son emploi est plus qu’une simple stratégie de renforcement ou de traduction en un autre langage. Le visuel crée plutôt une tension avec l’écriture, faisant écho à la réalité médiatique dans laquelle se situe le lecteur.
Dans la première séquence de « Mutaciones » (Fernández Mallo 2011a : 58-99), un autre récit du recueil El hacedor, plusieurs mutations sont à l’œuvre dans le remake : littéraire –ayant à la base le texte borgésien–, artistique –axée sur le mouvement Land Art– et technologique –s’appuyant sur l’outil Google Maps pour créer une expérience poétique nouvelle. Le narrateur se sert de la cartographie numérique afin de mettre en relation l’œuvre de l’artiste Robert Smithson, « Les Monuments de Passaic » et son propre parcours –virtuel– de cette ville du New Jersey. Rendue à travers des prises photographiques de l’écran de l’ordinateur du narrateur, l’optique sur ce trajet change d’une image à l’autre, soit en fonction du degré d’éloignement ou de rapprochement du plan de la ville –emploi donc du zoom–, soit moyennant le type de vue sélectionné –carte, image satellite ou vue au niveau de la rue.
La présence de ces images dans le récit, témoignant du recours à Google Maps, ainsi que du changement constant de point de vue, atteste que le parcours effectué par le narrateur de Fernández Mallo est une expérience qui ne souhaite pas tout simplement se dresser en reproduction ou copie des propositions artistiques de Smithson. L’écrivain argentin Sergio Chejfec (2014) qualifie cette reconstruction de parcours smithsonien par la médiation de Google Maps de travail de simulation et il attire l’attention sur le fait que la simulation ne cherche pas la reproduction ou l’imitation, mais l’émulation. Dans son sens usuel, le terme émulation évoque le désir de surpasser un modèle. En informatique, le concept renvoie à la capacité d’un ordinateur de simuler le fonctionnement d’une autre machine. À ce titre, force est de constater que, chez Agustín Fernández Mallo, l’émulation créative surgit de la rivalité ou tension qui s’installe entre l’écrit et l’image. Les photographies ne facilitent pas tout simplement l’écriture ou sa compréhension : elles sont complémentaires de celle-ci, engendrant une expérience poétique par rapport au tissu littéraire qui incite à chercher une nouvelle cadence de la lecture, entre paroles et images, entre une image et l’autre.
Cette lecture poétique de l’image dans le texte littéraire contemporain peut être complétée par une perspective critique, telle qu’elle est suggérée par James Bridle, à travers ses observations sur ce qu’il désigne en tant que « Nouvelle Esthétique » (Bridle 2013). Dans ses efforts pour développer une conscience critique à l’égard de l’usage qu’on peut faire de la technologie (perçue par la plupart des utilisateurs uniquement à la surface, soit à travers l’interface), l’auteur attire l’attention sur le fait qu’une carte numérique comme Google Maps est, en réalité, une animation en mode ‘pause’, voire une série d’images congelées. Cette prise de conscience du fonctionnement de l’application Google est épaulée par une lecture politique : toute carte, construite par l’image satellite, invite à une réflexion sur la question du point de vue et des relations de pouvoir, étant donné qu’elle privilégie la perspective panoramique, depuis le haut, et le monopole de l’agence technologique qui la produit (Bridle 2013).
À partir des remarques de James Bridle, les photographies d’Agustín Fernández Mallo acquièrent une signification nouvelle. D’une part, les prises d’écran créent un effet de mise en abyme de la technologie même : depuis l’extérieur de l’outil informatique, le narrateur congèle des images qui à leur tour ont été congelées afin de pouvoir intégrer le média numérique. En intégrant des images photographiques de Google Maps, l’œuvre littéraire détourne l’emploi de la technologie et dénonce ce qui se cache derrière l’interface de l’outil informatique : le contrôle politique et économique de ce qui est rendu visible sur la carte numérique.
D’autre part, Fernández Mallo propose un changement esthétique de point de vue, lorsqu’il remplace la perspective photographique de Smithson, qui se positionnait sur un plan horizontal par rapport aux monuments de Passaic, par le point de vue vertical des images satellites fournies par Google Maps. Cette nouvelle position reflète, à son tour, le besoin de l’artiste ou de l’écrivain contemporain d’actualiser ses techniques créatives.
La présence des outils numériques, auxquels le lecteur est aujourd’hui tellement habitué, se manifeste, dans d’autres récits, par l’insertion du matériau audiovisuel extratextuel (un exemple a déjà été fourni lors de l’analyse de « El simulacro »). Il s’agit d’une série de vidéos réalisées par l’auteur lui-même, disponibles en ligne (notamment sur YouTube), prolongeant l’œuvre d’inspiration borgésienne au-delà des pages du livre. La notion même de remake rejoint, à travers ces vidéos, son acception cinématographique : la réécriture de Fernández Mallo n’est pas uniquement textuelle, elle est médiatique, voire transmédiale9, dans la mesure où elle s’appuie, en plus de l’écriture, sur d’autres langages, outils et plateformes non analogiques et requiert une lecture migratoire et interactive, entre l’objet-livre comme support de base et le matériau complémentaire en format numérique. Vicente Luis Mora (2012) propose la notion de « lectospectateur »10 afin de décrire ce nouveau récepteur d’une forme artistique qui est constituée de texte et d’image, qu’elle soit photographique ou audiovisuelle. Le lectospectateur du Remake de Fernández Mallo doit parcourir une œuvre palimpseste soumise à une double mutation : de l’écriture et du support, des mots et du parchemin.
3. Le Remake polémique et la question de l’identité de l’œuvre
Le statut du remake littéraire au XXIe siècle est remis en cause lorsque, peu de temps après la parution du livre d’Agustín Fernández Mallo, les héritiers de Jorge Luis Borges demandent aux éditions Alfaguara de retirer l’ouvrage des librairies pour des raisons de non-respect du droit d’auteur. La sollicitation suscite des réactions véhémentes de la part de nombre d’écrivains et de critiques espagnols. Le débat s’avère d’autant plus acharné que la réécriture des textes d’autrui est une pratique courante chez Borges lui-même. Ainsi que le fait remarquer Antoine Compagnon, « [l]’oeuvre de Borges représente sans doute l’exploration la plus poussée du champ de la récriture, son exténuation », à travers le recours à diverses techniques, telles la traduction ou la citation (Compagnon 1979 : 35). D’après Annick Louis (1997), le narrateur de Borges, dans la plupart des cas, est quelqu’un qui copie, qui traduit et qui cite des sources, remettant constamment en cause le concept traditionnel d’auteur. Celui-ci s’approprie l’histoire d’autrui en la soumettant à des transformations afin de fournir au lecteur un « équivalent culturel » d’un récit « étranger ». En ce sens, les textes de Borges contiennent une invitation au « braconnage » : ils « incitent à l’appropriation, au plagiat, à l’utilisation de tout ce qui est susceptible de déclencher la narration » (Louis 1997 : 161-162).
Le débat sur le droit d’auteur suscité par le livre d’Agustín Fernández Mallo attire l’attention sur les changements dans la perception de l’œuvre littéraire ou artistique aujourd’hui. Une explication envisageable –concernant les mutations du statut de l’œuvre– émerge lors du survol de l’évolution historique de l’objet-livre, évolution qui culminerait avec la dématérialisation du texte à l’âge du numérique. Une seconde réponse, qui, de fait, dérive de la première, met l’accent sur l’évolution esthétique qui a déterminé certaines mutations, au XXIe siècle, notamment grâce à la technique de l’appropriation, qui a déjà été évoquée dans cet article. Cela suppose qu’une œuvre ne cherche plus à se définir en fonction de son degré d’originalité ou d’autonomie, mais plutôt en fonction de son héritage littéraire, qu’elle accepte et qu’elle intègre dans le processus de création.
Pour ce qui est de l’évolution historique de la problématique du droit d’auteur, dans son ouvrage sur le procédé de la citation, Antoine Compagnon dessine le contexte dans lequel s’est développée l’idée de l’autorité de l’écrivain sur son texte. Selon le théoricien, l’exigence d’une reconnaissance –et d’une défense– de la paternité du texte a comme point de départ le XVIIe siècle et l’apparition de ce qu’il appelle la « périgraphie » (et que Gérard Genette désignera en tant que « péritexte »), cette « zone intermédiaire entre le hors-texte et le texte » (Compagnon 1979 : 328). Compagnon fait remarquer que la périgraphie détermine une transformation dans la conception du processus d’écriture lui-même : « l’écriture n’est plus réputée procéder d’une lignée ou d’une tradition, mais d’un sujet singulier » (Compagnon 1979 : 349)11. Petit à petit, on commence à donner plus d’importance au rapport entre l’auteur et le livre, ce qui conduit, d’après Compagnon, à la réification de l’œuvre en tant que marchandise.
Au XXIe siècle, l’avènement de l’époque numérique et d’Internet –en tant que mode de diffusion du nouveau format dématérialisé– produit un autre bouleversement dans les rapports entre l’auteur et l’objet-livre. Le phénomène de la numérisation de l’information rend les cloisons autour d’une œuvre plus faciles à franchir. Il importe de souligner le fait que le numérique ne facilite pas uniquement la diffusion des informations, mais encore leur manipulation. À travers les techniques numériques, les possibilités de modification ou de permutation du texte sont quasiment illimitées.
Pourtant, au lieu de regarder le phénomène comme une menace qui plane sur le statut de l’œuvre, il convient de considérer la composante technologique comme une occasion de renouvellement poétique de la création littéraire. L’écriture commence à faire écho aux changements qui l’affectent, aux nouveaux supports et moyens de diffusion. Dématérialisée par des logiciels comme le traitement de texte, elle se réincarne en tant qu’œuvre palimpseste. D’ailleurs, toujours d’après Vicente Luis Mora (2006 : 127-130), le format numérique est le palimpseste par excellence, puisqu’il peut être facilement effacé et réécrit12.
Avec le numérique, ce n’est pas que l’acte d’écrire, mais l’objet-livre en tant que marchandise, dont parlait Antoine Compagnon, qui perd de sa matérialité et échappe au contrôle de son auteur. L’écrivain échantillonneur, conscient de ces dangers, ne cherche pas à les combattre, mais il les explore en tant que techniques créatives. L’auteur du texte palimpseste reconnaît donc leur potentiel poétique, quitte à fragiliser sa propre autorité sur l’œuvre littéraire.
Agustín Fernández Mallo est l’un des écrivains qui assument ces risques comme choix poétique. Lorsqu’il motive son recours à l’appropriation du texte d’autrui, l’auteur explique que cela est dû à l’ampleur qu’ont prise les technologies ces dernières années, ce qui a entraîné un foisonnement des données dans nos sociétés (Fernández Mallo 2012b). Cette surproduction d’information peut être contrebalancée précisément à travers l’appropriation : au lieu de contribuer à cette profusion de l’écrit, faire plutôt usage de ce qui a déjà été créé. Comme le note Gérard Genette, « l’humanité, qui découvre sans cesse du sens, ne peut toujours inventer de nouvelles formes, et il lui faut bien parfois investir de sens nouveaux des formes anciennes » (Genette 1982 : 453). Pour Fernández Mallo (2012b : 155-156), l’écrivain se doit de recycler, d’intégrer les textes d’autrui à son œuvre. Dans ce processus d’appropriation, l’identité de l’œuvre ne se définit plus en relation avec son auteur, ni avec les créations dont l’écrivain se saisit, mais en rapport à l’époque à laquelle elle appartient. Ou, pour paraphraser Eloy Fernández Porta, le texte palimpseste abolit le concept d’autorité littéraire, en tant que production du marché, et acquiert une identité nouvelle une fois inscrite dans le « Temps Réel ». Intégré dans la synchronie du « Temps Réel », le texte palimpseste se définit comme réécriture, voire comme distorsion, comme actualisation de l’écriture à l’époque actuelle. En d’autres termes, l’œuvre cherche à explorer les possibilités de mutation, de déviation du texte d’autrui. Et n’est-ce pas aussi le projet littéraire de Pierre Ménard (Borges 2002 [1944]), qui, malgré l’identification parfaite du point de vue textuel, réécrit le Quichotte grâce à la mutation temporelle, à la recontextualisation du texte dans sa propre époque ?13 Avec El hacedor (de Borges). Remake, la proposition esthétique d’Agustín Fernández Mallo se dessine comme un processus d’appropriation qui rend compte de ce changement d’identité de l’œuvre. C’est le parchemin qui permet de parcourir le texte palimpseste et d’entrevoir, à la fois, l’écriture qui le fonde.
Le remake littéraire réfute ainsi le débat posé en termes d’identification ou de paternité des œuvres. Au XXIe siècle, le texte palimpseste acquiert une identité qui lui est propre. Cette nouvelle identité se définit, d’une part, par une conception différente du travail de création, qui suppose souvent l’appropriation du matériau d’autrui. D’autre part, cette nouvelle construction identitaire repose sur de nouveaux outils. L’auteur a recours à différents médias, poussant ainsi les frontières de l’œuvre au-delà de la page imprimée. Pour Agustín Fernández Mallo, la réécriture de l’ouvrage borgésien est une occasion de construire une nouvelle poétique, qui s’appuie sur l’appropriation aussi bien d’autres textes que d’autres langages. Au XXIe siècle, l’œuvre palimpseste s’actualise, se réécrit avec les outils de son temps afin de refléter son époque.
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