1. Introduction
Dès 1865, soit peu après la Constitution du Royaume d’Italie (1861), un décret royal institua la prévalence du droit du sang sur le droit du sol en matière d’attribution de la nationalité : est donc Italien le fils d’un(e) citoyen(ne) italien(ne). Dans le contexte de la « Grande Émigration » (Bevilacqua, De Clementi, Franzina, 2001), qui toucha l’Italie des années 1870 jusqu’au début du XXe siècle, cette disposition législative avait pour objectif d’une part le maintien d’une ‘italianité’ à l’étranger, en conservant une tutelle sur les émigrés ; et, d’autre part, l’exportation d’une forme de soft power (démographique, politique, économique, linguistique, culturel...), pour affirmer le prestige de l’Italie tout en intégrant ces émigrés au projet de construction de la jeune nation italienne. Piémontais, Siciliens, Napolitains, Toscans et autres deviendraient alors tous des Italiens sans frontières, s’identifiant à une même entité nationale, urbi et orbi.
Aujourd’hui encore, comme nous avons pu le constater au cours d’entretiens réalisés entre février et mai 2012 avec des parlementaires et diplomates italiens1, l’opinion selon laquelle ces ‘Italiens à l’étranger’2 et leurs descendants représenteraient une ressource considérable règne encore parmi les élites dirigeantes, qui continuent de les considérer comme de véritables ressortissants, et de leur attribuer les mêmes droits qu’aux Italiens résidant en Italie : entre autres, le droit à la nationalité italienne (ce qui signifie également, en vertu du Traité de Maastricht sur l’Union Européenne, le droit à la citoyenneté européenne) et depuis 2001, le droit de vote aux élections italiennes (et donc européennes).
Or, des voix s’élèvent depuis quelque temps pour décrier et dénoncer cette disposition législative, avec divers arguments : d’abord, la lourdeur structurelle qu’elle impose à l’Italie, car les descendants d’Italiens pouvant prétendre à la nationalité italienne seraient au nombre de quatre-vingt millions environ, selon une estimation récente publiée par la Fondazione Migrantes3 ; ensuite, parce qu’elle serait totalement anachronique à l’heure où l’Italie n’est plus un pays d’émigration mais plutôt un pays d’immigration. Le recensement réalisé en 2011 par l’Istat4 a compté plus de quatre millions d’étrangers résidant en Italie pour qui les procédures d’obtention de la nationalité italienne sont longues et compliquées, qui peinent à obtenir les droits parfois les plus basiques, et ne peuvent voter aux élections italiennes. Il se produirait ainsi un système à deux poids et deux mesures, un déséquilibre en faveur des ‘Italiens à l’étranger’ et au détriment des ‘étrangers en Italie’, octroyant aux uns les droits dont les autres sont privés.
Qu’en est-il alors de ces prétendus ‘Italiens à l’étranger’ ? Sont-ils vraiment ces « paladins d’italianité »5 (Blengino, 1987 : 108), voués à faire office de têtes de pont de l’Italie à l’étranger ? Ont-ils vraiment construit, dans leurs pays de résidence, cette fameuse identité italienne, ce sentiment d’appartenance à une même nation italienne, cette identification à leurs compatriotes de la Péninsule ?
Rien n’est moins sûr. Pour le vérifier, nous avons choisi d’interroger, par le biais de questionnaires et d’entretiens semi-directifs, des Italo-descendants sur leur identité italienne, sur la manière dont elle se définit et s’exprime, et sur leur rapport à l’Italie et à la culture italienne. Ne pouvant toucher toutes les zones géographiques d’émigration (car cela aurait représenté un travail titanesque), nous avons décidé de nous concentrer sur l’Amérique Latine, et plus précisément sur l’Argentine et le Brésil : d’une part, parce que ce sont deux pays qui comptent plusieurs millions d’Italo-descendants et qu’ils sont nombreux à y avoir engagé des démarches pour la reconnaissance de leur nationalité italienne ; d’autre part, parce que ce sont deux pays qui ont, en même temps que l’Italie, dû affronter le problème de la construction de leur identité nationale – à cette différence près qu’il s’agissait cette fois d’un contexte non pas d’émigration, mais d’immigration. Face aux vagues d’immigrés venus, principalement d’Europe, peupler les vastes terres disponibles du continent sud-américain dans l’espoir d’une vie meilleure, les dirigeants politiques argentins et brésiliens de la seconde moitié du XIXe siècle s’appuyèrent sur les théories alors en vogue du ‘creuset de races’ (‘crisol de razas’ en espagnol) et du ‘mélange, métissage’ (‘miscigenação’ en portugais) pour créer des sociétés métissées, au sein desquelles l’élément européen allait être, selon eux, un vecteur de développement et de modernisation. Les campagnes de nationalisation successives, en particulier dans les années 1930, et le contexte de la Seconde Guerre mondiale, achevèrent de dissoudre les éléments d’identité ethnique et culturelle qui auraient pu subsister. Loin de développer ce sentiment d’appartenance à la communauté nationale italienne, les ‘Italiens’ d’Amérique Latine se sont au fur et à mesure intégrés à leurs sociétés d’accueil et le lien avec leur pays d’origine s’est progressivement distendu, jusqu’à parfois se rompre définitivement (Bertonha, 2004 ; Devoto, 2006).
Néanmoins, l’on constate depuis quelques années, voire des décennies, un « regain d’identité ethnique »6 (Schneider, 2000 : 271), accompagné d’un nouvel attrait des Italo-descendants pour l’Italie. Mais quelles sont leurs motivations et quels intérêts et enjeux se cachent derrière cette apparente quête des origines ? Pourquoi et comment se forme cette identité italienne ? Nous allons voir que beaucoup d’Italo-descendants s’identifient comme tels en vertu de la législation : la possession de la nationalité italienne ferait d’eux des Italiens et renforcerait à la fois leur lien avec l’Italie et leur italianité. En réalité, pour la grande majorité d’entre eux, l’identité italienne s’exprime par une identification non pas à l’Italie contemporaine, mais au modèle familial, confortant les Italo-descendants dans une vision nostalgique de l’Italie et dans la reproduction des traditions et valeurs héritées du passé, souvent encore caractérisées par des divisions régionalistes fortes ; enfin, cette identité italienne permet parfois aux Italo-descendants de marquer une distinction au sein de la société argentine ou brésilienne, et elle est alors instrumentalisée de manière stratégique au profit d’intérêts individuels.
2. Identification par législation
En droit, l’identification est l’action d’établir l’identité d’un individu au regard de l’état-civil. Depuis 1992, en vertu de la loi no 91 du 5 février, les descendants des Italiens émigrés à l’étranger peuvent engager des démarches pour la reconnaissance de leur nationalité italienne iure sanguinis (par droit du sang). Ces démarches peuvent s’avérer longues (prenant parfois jusqu’à dix, quinze, voire vingt ans), coûteuses, fastidieuses, au point qu’elles sont souvent assimilées par ceux qui les engagent à une « bataille », une « lutte » (Fusaro, 2012 : 216) acharnée avec l’État italien (en la personne des fonctionnaires du Ministère des Affaires Étrangères). Quand ce dernier les reconnaît enfin comme citoyens ou citoyennes italiens à part entière, en leur attribuant le document attestant leur nationalité, ainsi que leur passeport, il s’agit souvent pour eux d’un moment important, d’une sorte de consécration, qui suffit à faire d’eux des Italiens. Ces documents sont considérés, dans les témoignages rassemblés, comme des sésames, qui ouvriraient les portes d’un monde jusqu’alors inconnu. Nombreux sont ceux qui voient dans la possession de la nationalité italienne la conditio sine qua non de leur italianité, et qui affirment assez catégoriquement que cela renforce (quand ils l’ont) ou renforcerait (quand ils ne l’ont pas encore) leur lien avec l’Italie, comme l’illustre le tableau 1 ci-après :
Tableau 1 : Impact de la possession de la nationalité italienne sur l’intensité du lien avec l’Italie
Le fait de posséder la nationalité italienne... | |||
.... renforce(rait) mon lien avec l’Italie | ... ne change(rait) rien à mon lien avec l’Italie | Sans réponse | |
Italo-descendants ne possédant pas la nationalité italienne | 31,65% | 13,67% | 0,72% |
Italo-descendants possédant la nationalité italienne | 38,85% | 15,11% | 0,00% |
Total | 70,50% | 28,78% | 0,72% |
(Source : Enquête de terrain réalisée en Argentine et au Brésil entre mars et mai 2012, sur un échantillon aléatoire de 139 Italo-descendants7)
La possession de la nationalité les stimulerait ainsi à apprendre la langue italienne, à connaître la culture, à voyager en Italie, à créer des contacts...
3. Identification par perpétuation
Néanmoins, ces projets restent généralement de l’ordre du désir, de la velléité, voire du fantasme. Bien qu’officiellement Italiens, ces Italo-descendants affichent une italianité des plus faibles, si l’on tente, comme nous l’avons fait pour cette recherche, de concrétiser ce concept abstrait et générique par des indicateurs mesurables (même si subjectifs) : la fréquence des voyages en Italie, la consommation de produits et de culture italiens, la maîtrise de la langue, la participation civique (entre autres) sont, de leur propre aveu, plutôt réduites.
Pour la plupart des Italo-descendants que nous avons rencontrés, l’italianité consiste en fait en la perpétuation de quelques traditions et valeurs héritées de leurs ancêtres (la « nona », le « nono »8). Ces derniers, élevés au rang de héros pionniers par une mythologie familiale de l’épopée de l’émigration, font l’objet d’une sorte de culte révérenciel qui permet de réunir la famille autour d’une origine commune (Savoldi, 2008 : 20-42). Celle-ci apparaît, dans les récits des personnes interviewées, à travers l’insistance sur le nom de famille et la description de l’arbre généalogique : la perpétuation du nom est un élément d’identification fort, de même que la perpétuation du « sang » (dont l’image puissante revient souvent dans les témoignages (Fusaro, 2012 : 205)), à travers des stratégies matrimoniales qui tendent à l’endogamie. Il s’agit de rester ‘entre soi’, et de cultiver la ‘mêmeté’ : « mon grand-père, est né ici, à Colombo, mon père est né à Colombo, je suis né à Colombo, continuant la... la génération de ceux qui sont venus, dans la branche Maschio »9. La répétition presque à l’identique de la formule « né à Colombo » tel un leitmotiv, ou une litanie, scande les étapes de ces générations qui se perpétuent et se répètent au fil du temps.
Aussi l’identité italienne s’exprime-t-elle davantage dans un contexte familial et intime, et se vit-elle plutôt au passé, comme la mémoire d’une histoire d’immigration et comme un héritage transmis de génération en génération. La vision qui domine est une vision nostalgique, folklorique même, profondément décalée par rapport à la réalité contemporaine. Il s’agit donc pour les Italo-descendants, en s’identifiant à leurs ancêtres, de réaffirmer leur origine, leur inscription dans une lignée et leur appartenance à un groupe qui s’est illustré par son succès au sein des sociétés argentine et brésilienne.
4. Identification par distinction
Car, de paysans ou ouvriers analphabètes et dépourvus de tout, les ‘Italiens’ sont devenus en Argentine et au Brésil le symbole de l’’immigration réussie’ : cultivant les valeurs du travail, de l’épargne et de la solidarité, ils se sont hissés au sein des classes moyennes et hautes par le biais d’une ascension sociale parfois fulgurante, reposant sur l’éducation, l’esprit d’entreprise et l’investissement en patrimoine (Bertonha, 2004 ; Devoto, 2006). Ils représentent pour leurs descendants des modèles de persévérance, de sacrifice et de réussite qui ont contribué à la modernisation et à l’enrichissement des pays qui les ont accueillis : la croyance est ainsi répandue selon laquelle ce sont les Italiens qui auraient ‘fait’ l’Argentine, par exemple...
Par ailleurs, comme Jean-Charles Vegliante (1994) l’a montré pour la communauté italienne en France, le succès de l’Italie s’affirmant comme puissance suite au miracle économique des années 1960 et 1980, son rôle moteur au sein de la construction européenne, et la victoire de l’équipe d’Italie à la Coupe du Monde de Football de 1982, ont renversé un paradigme : de pays pauvre du sud de l’Europe, l’Italie est devenue synonyme d’un art de vivre caractérisé par son raffinement qui séduit les classes aisées du monde entier, et en particulier celles de ces pays dits émergents. Se définir comme Italien ou Italo-descendant en Argentine ou au Brésil devient donc part de l’affirmation d’un statut social, qui réaffirme l’appartenance à un groupe spécifique, caractérisé par son origine européenne, et opère ainsi comme marqueur de distinction, au sens bourdieusien du terme (Bourdieu, 1979) : par leurs habitudes de consommation, en particulier alimentaires, par leurs rites de sociabilité, par les valeurs qu’ils cultivent, les Italo-descendants se distinguent, explicitement ou implicitement, des autres populations qui composent les complexes sociétés argentine et brésilienne, comme en témoigne une Italo-descendante : « Je ne m’identifie pas aux indigènes, mes racines sont européennes. Écouter du folklore ne m’émeut pas, écouter de la musique italienne si. »10
La nationalité italienne, concrétisée par le passeport italien, n’est pas tant le signe de l’appartenance à la communauté nationale et civique italienne, mais plutôt un symbole social pour se différencier des autres. Elle sert aussi d’instrument, utilisé de manière pragmatique pour contourner les files d’attentes des aéroports, par exemple, et « faciliter » (ce verbe revient souvent dans la bouche des personnes interviewées) les déplacements à l’étranger : un Italo-descendant explique ainsi que la nationalité italienne lui sert « pour voyager » car « on [l]e considère autrement. »11
Loin de se traduire par une participation active aux urnes ou au sein des mouvements associatifs, dans l’exercice d’une citoyenneté consciente et responsable, la nationalité se vide de son sens pour se réduire au réceptacle d’intérêts individuels qui répondent à des logiques de consommation.
5. Identification par unification ?
Ce qui pose de nouveau la question initiale de l’identification par unification : ces ‘Italiens à l’étranger’ sont-ils vraiment devenus des Italiens tout court, comme le souhaitaient les têtes pensantes du Risorgimento, dépassant les clivages régionalistes qui ont longtemps caractérisé la Péninsule ? Ou bien Metternich, célèbre diplomate autrichien, aurait-il eu raison, lui qui réduisait l’Italie à une simple « expression géographique »12 sans daigner y voir une quelconque unité culturelle et politique ?
Il est vrai, comme certaines études l’ont montré13, que l’intégration au sein des sociétés argentine et brésilienne a pu permettre à nombre d’Italiens de se reconnaître, voire de se découvrir et de s’identifier comme tels dans le miroir que leur renvoyaient les autres communautés ethniques : Piémontais, Siciliens et Toscans se seraient ainsi unis sous la même bannière pour se ‘distinguer’ (de nouveau) des Allemands ou des Portugais.
Mais à l’occasion de notre recherche de terrain, nous avons pu constater que ces divisions localistes subsistent encore de manière prégnante, en particulier au sein du mouvement associatif, et qu’avant de se définir comme Italiens, nombre d’Italo-descendants se diront du Trentin ou de la Vénétie... L’unité nationale italienne ne serait peut-être qu’un vain rêve idéaliste dont les récentes célébrations à l’occasion des 150 ans de l’unification d’Italie en 2011 ont révélé les failles et l’inconsistance. Plus que des « Fratelli d’Italia » (« Frères d’Italie »), comme les célèbre l’hymne national italien, ces Italo-descendants pourraient bien ne plus être que des « Fardelli d’Italia » (« Fardeaux d’Italie »), pour reprendre le titre provocateur d’un ouvrage récent de Guido Tintori14... Plus qu’une ressource, en somme, ils seraient des gouffres exigeant des services consulaires et des financements que l’Italie de ces dernières années, plongée dans une crise sans précédent, n’est plus en mesure de leur fournir.
6. Conclusion
Ce cheminement à travers les diverses acceptions du concept d’identification nous a permis, en les appliquant au cas des Italo-descendants d’Argentine et du Brésil, de montrer combien l’identité nationale est complexe, mouvante, en perpétuelle évolution, selon le contexte dans lequel elle s’insère ; qu’elle peut avoir des revers, comme la distinction (non pas s’identifier à une nation, mais se différencier au sein d’une autre) ; et qu’elle ne cesse de se réinventer, à l’aune des bouleversements du monde contemporain. À l’Italie, donc, d’identifier désormais ce que veut dire être Italien aujourd’hui et d’adapter sa législation, devenue peut-être vétuste et obsolète, en fonction de ces transformations.