Publié dans la série « Archives, histoire et société » de la collection « Histoire » des PUR, L’Image d’archives est issu d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Libre de Bruxelles en 2012. Les dix-sept articles de l’ouvrage, les deux entretiens de la sixième partie et la postface concourent à définir ce qui confère à l’image d’archives son statut et abordent des questions connexes de mémorialisation, patrimonialisation et migration des images. L’ouvrage s’adresse aux historiens, aux spécialistes de l’image, des études cinématographiques et de l’archivistique ainsi qu’aux documentaristes et réalisateurs de films historiques. Le titre de l’introduction énonce une idée majeure du recueil : « On ne naît pas image d’archives, on le devient ». Les auteurs font le constat d’un engouement pour l’archive lié à la vague mémorielle née dans les années 1980, retracent la fortune de l’expression « image d’archives » et balaient les problématiques générales de la vocation de ces images, de leur conservation et de leur devenir.
La première partie (« Définir/Devenir une image d’archives ») approfondit la définition de l’image d’archives de trois manières : dans « L’Ordre des images », Gil Bartholeyns aborde des questions propres à l’économie des images et dessine une définition en creux. Il retrace l’évolution lexicale du terme « images d’archives », souligne que leur devenir-archive dépend de la liberté de toute entrave ou de cadre préalable, et invite à prendre en compte leur médialité et à s’éloigner du modèle de l’œuvre d’art. L’article suivant, « Que documentent les images d’archives ? », porte sur la prise de vue cinématographique. François Niney élabore une série de dix propositions illustrées par des références aux œuvres d’Alain Resnais, Chris Marker, Janine Bazin et André Labarthe. L’archive n’a de sens que lorsqu’elle est questionnée comme telle et lorsque la « reprise de vue » crée une modalisation des prises antérieures et un nouveau montage (au sens où l’on « re-monte » le temps, p. 46). Enfin, dans « Images archivées, images d’archives : fortunes terminologiques », Patrice Marcilloux détaille l’évolution de l’expression « image d’archives » et de la législation linguistique depuis 1983. Il conclut que l’archivage d’une image ne « suffit pas à en faire une ‘image d’archives’ » et que cette mutation d’ordre symbolique est « affaire d’usage, de devenir social et de regard porté » (p. 64).
L’archivage est donc une condition nécessaire mais pas suffisante, comme le montrent les trois cas d’étude de la deuxième partie du volume (« Le Devenir versus le non-devenir de l’image d’archives »). Dans « La fabrique des Archives photo-cinématographiques (1894-1914) », Éléonore Challine et Laureline Meizel décrivent trois projets précurseurs : le musée des Photographies documentaires de Paris pensé par Léon Vidal (1894-1907), le projet de dépôt cinématographique du photographe Boleslas Matuszewski (1898) et les Archives de la planète du banquier et mécène Albert Kahn (1912-1931). Ils sont replacés dans le contexte du mouvement documentaire lié au développement de la photographie puis du cinéma comme médiums de reproduction du réel dont la nature archivistique est sous-tendue par une utopie d’« enregistrement fidèle du monde » (p. 71). On retrouve la nécessité de saisir ce qui va disparaître dans « Le devenir-archive d’un film d’après-guerre » où Christa Blümlinger analyse le court-métrage Aubervilliers d’Eli Lotar (1946) qui donne à voir la misère dans les friches industrielles de la commune avant sa reconstruction. Son esthétique influencée par le Surréalisme, la Nouvelle Vision et les expérimentations de l’après-guerre est caractérisée par la conscience que le montage fait naître un dissensus, dans les termes de Jacques Rancière. Enfin, Nathan Réra, dans « Rwanda, de l’espace médiatique au dispositif artistique. Les métamorphoses de la photographie » touche aux limites de la constitution des archives. Il rend compte du manque d’autorité et de lisibilité des images dans le « ‘non-événement’ médiatique » (p. 104) que fut le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, et souligne la nécessité de créer un dispositif « à rebours du temps des médias » (p. 108) permettant de réinvestir les images.
La troisième partie (« Révéler l’image d’archives ») s’ouvre sur « Archives et imagerie ou l’invention de la tradition », un court article de Michèle Lagny et Sylvie Rollet qui porte sur Morning Sun (2003) de Carma Hinton, un documentaire qui intègre entre autres des séquences de la comédie musicale chinoise L’Orient est rouge (1965). Les auteurs analysent le caractère performatif de l’image d’archives et montrent comment la Révolution chinoise institue son propre récit de fondation, faisant fusionner acte et spectacle en un événement où « l’archê [au sens derridien] et l’archive se confondent » (p. 125). Dans l’article suivant, « La Preuve de mémoire. Images d’archives et/au ralenti », Chris Wahl revient également sur une question de montage originale en présentant une brève histoire du ralenti, générateur d’effets de mémorisation et de révélation de l’invisible. En convoquant de multiples exemples de films des années 1920 à l’époque contemporaine, il détaille le procédé discursif qui s’élabore entre montage réflexif et manipulation de l’image. C’est à la réception des images d’un point de vue anthropologique qu’est consacré l’article « Une deuxième rencontre ethnographique : les photographies de Paul Rivet sur les Kichwas d’Équateur » de Maria Fernanda Troya qui retrace le devenir de photographies réalisées en 1901-1906 pour une étude anthropométrique constitutive d’une archive coloniale, en s’appuyant sur la notion de biographie culturelle des choses d’Igor Kopytoff. L’auteur décrit leur reclassement dans les collections muséales ou lors de leur « sortie de l’archive » (p. 142) dans une exposition qui révèle leur fonction identitaire dans la communauté Kichwa. Enfin dans « Les images après-coup : des artistes cinéastes face à l’archive coloniale portugaise », Teresa Castro s’intéresse à la démarche ethnographique et historienne du cinéaste. Elle compare l’ouverture de l’archive coloniale à un retour du refoulé, lorsque l’archive comme arkhè est confrontée aux archives produites après-coup. Elle confirme que c’est la réinscription dans l’Histoire qui leur confère leur statut d’images d’archives.
La quatrième partie (« Le Quotidien de l’image d’archives »), la moins homogène, questionne la valeur documentaire, patrimoniale et commerciale de ces images. Elle s’ouvre par un article de Jean-Stéphane Carnel, « Ces images d’archives qui font l’actualité dans les journaux télévisés », sur les politiques de conservation et d’utilisation des stock-shots en France depuis les années 1950. L’image d’archives y est définie par son « potentiel d’usage » (p. 169) selon une conception ancillaire de l’image d’illustration, selon sa capacité à être décontextualisée et selon quatre fonctions principales qui orientent l’interprétation des spectateurs. Dans « Vers une archéologie des images-archives. L’exemple de la grande grève en Belgique (1960-1961) », Anne Roekens recontextualise les images de cet événement dans les médias en retraçant le stemma imagorum (sur le modèle philologique du stemma codimum), c’est-à-dire la généalogie de la production et du réemploi d’images. Remonter cette « voie des images » (selon le titre de Sylvie Lindeperg) lui permet d’analyser la mémoire médiatique d’un événement crucial et « l’essorage sémantique » (p. 187, citation d’Éric Hazan) que subissent les images au gré des reprises. Bénédicte Grailles, dans « Images du quotidien et patrimoines sociaux : la mise en image d’archives », met en regard deux types d’usage : la décoration de restaurants à thèmes (La Pataterie, Le Bistrot du Boucher et Les Trois Brasseurs) et les pratiques d’archivage numérique sur les réseaux sociaux. L’image d’archives y acquiert son statut grâce à des dispositifs de conservation, de monstration et de médiatisation lui permettant de s’inscrire dans un patrimoine mémoriel personnel et collectif. Franziska Heller s’attache ensuite à « L’image d’archives à l’ère du numérique, entre fantasme populaire et fonction commerciale ». Prenant l’exemple de la bande-annonce de Peter Pan (1953, DVD de 2007) et du documentaire Le Voyage extraordinaire (2012) de Serge Bromberg et Eric Lange (bonus de l’édition DVD et Blue-ray du Voyage dans la Lune de George Méliès, 1902), elle montre que l’image remasterisée exhibe des qualités féériques et performatives qui trouvent leur source dans ces films évoquant une utopie technologique. Dans les deux cas, il se produit un « désarchivage » (p. 227) de l’image rééditée qu’une « historiographie (film)esthétique » (p. 229) se doit de prendre en compte.
La cinquième partie (« Autour d’images (d’archives) : expérimentation et performance ») débute par « L’Archive photographique de la performance : mise en boîte, mise en œuvre » de Nathalie Boulouch. Si la photographie semble contredire la nature éphémère de la performance, son usage est pensé dans l’optique de sa construction documentaire et sa postérité publique et institutionnelle. L’auteur analyse les protocoles mis en place par les artistes Gina Pane et Chris Burden afin de construire une « mémoire perceptive et spectatorielle de l’action » (p. 240), et souligne le caractère ambigu de la photographie, entre trace, documentation et œuvre constituée. Dans « L’Expérience SPEAP : l’image (d’archives) entre arts et sciences sociales », Valérie Pihet part du postulat que l’image d’archives est en devenir et qu’elle a une fonction pragmatique au cœur de protocoles d’enquêtes menées au croisement de l’art et des sciences sociales. À partir d’exemples tirés d’expérimentations en linguistique interactionnelle, urbanisme, ethno-cinématographie, et engageant pour certaines les étudiants de Sciences Po École des Arts Politiques (qu’elle a co-fondée avec Bruno Latour) elle montre que l’image interagit avec les expériences en cours et contribue à produire une « fabulation », discours spéculatif ayant force de proposition. L’un de ces cas d’étude fait l’objet du dernier article du volume, « Save as Draft : collecter, référencer et commenter des représentations du changement climatique » de Joffrey Becker, Aurélien Gamboni, Axel Meunier, Simon Ripoll-Hurier et Sandrine Teixido. Le collectif Save as Draft a documenté « le cours des événements » (p. 265) lors du jeu de rôle mené à l’Institut de Sciences Politiques en 2011 qui consistait à rejouer le sommet international sur le climat de Copenhague (2009). Une série de documents assortis de commentaires met en lumière l’aspect performatif de leur travail plutôt qu’une réflexion aboutie sur l’archive.
La sixième et dernière partie de l’ouvrage (« L’Image d’archives et l’historien : du cinéma à l’histoire ») contient deux entretiens menés par les auteurs qui invitent leurs interlocuteurs à évoquer leurs itinéraires intellectuels, théoriques et pratiques respectifs. Tout d’abord, les pionniers qu’ont été Marc Ferro et Pierre Sorlin confrontent leurs conceptions de l’utilisation des archives cinématographiques par l’historien, qui diffèrent entre une approche historique pour le premier et sémiologique pour le second. Ils abordent les questions de montage et de commentaire, de frontière entre fait, fiction et historiographie. Puis les historiens Sylvie Lindeperg et Laurent Véray mesurent l’évolution du statut de l’image cinématographique, notamment lors des deux guerres mondiales, et l’ouverture à des perspectives transdisciplinaires alors que le cinéma est devenu un « objet d’histoire » légitime (p. 302). Ils mettent en avant la migration et la force spectrale des images, l’importance du temps long de la recherche ainsi que le risque de « maltraitance » (p. 318) des images d’archives non historicisées.
L’ouvrage se conclut par une postface (« À la recherche d’une définition pragmatique ») où les auteurs, devant « l’impossibilité d’établir une définition commune et opérante à l’ensemble des disciplines qui travaillent sur et avec les images d’archives » (p. 321), proposent un modèle reposant sur trois niveaux, discursif (l’image comme preuve), institutionnel (le fonds d’archives) et pratique (le réemploi d’images) qui sert de socle commun aux articles du recueil. Ils concluent sur le « mythe » de l’archive (la croyance en un accès direct au passé) pour mieux souligner le travail de déconstruction effectué tout au long du recueil. Cette brève synthèse est suivie d’une bibliographie sélective, de la liste des auteurs et de la table des matières.
Si la conclusion semble un peu courte, elle ne dessert en rien cette somme d’articles riche d’enseignement, au croisement de plusieurs disciplines. Il faut saluer la manière dont l’ensemble est charpenté, avec des regroupements généralement homogènes et révélateurs, des liens fréquents d’un article à l’autre, de même qu’un appareil de notes et un état des lieux bibliographique conséquent et très utile.