Dans le poème de 1841 Le chercheur de trésors,1 Eichendorff (1980 : 176-179) dépeint le mineur comme un fou creusant inlassablement les entrailles de la terre. Son esprit mercantile et sa soif absolue de possession l’ont aliéné : sa quête perpétuelle, que l’on peut assimiler métaphoriquement à un viol, se solde par une mort tragique, sorte de punition divine faisant de lui un être ridicule ne s’intéressant qu’à la vanité terrestre. Merveilleuse, fantastique, magique voire mystique, la mine – motif qui a passionné bon nombre d’écrivains tels que Hölderlin, Tieck, Novalis, Hoffmann, Arnim, Brentano, Hofmannsthal, Kafka, Hesse ou encore Grass – constitue un lieu de rencontres fortuites et/ou fantasmées, de rêves et de cauchemars où l’individu se trouve en proie à ses démons intérieurs. Descendre dans la mine revient à se retrouver face à ses propres interrogations et à ses blessures. La mine conduit éventuellement à une perte du sens de la réalité, à une fracture, à une dissociation voire à une dislocation de l’identité. Attirant et dangereux, le voyage au cœur de la mine correspond à la fois à une tentative d’introspection et à une mort potentielle. À l’époque romantique, l’exploration de l’univers anorganique et souterrain de la mine répond à une fascination pour la nature comme puissance mystérieuse et obscure.2 De plus, dans un contexte d’industrialisation et donc de modernisation, l’exploitation des trésors miniers trouve une place accrue, ce que souligne une grande partie des récits. Nous proposons d’étudier chez Ludwig Tieck (La montagne aux runes3), Novalis (Heinrich von Ofterdingen4) et Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (Les mines de Falun5) la symbolique de la mine sous trois angles : la mine comme voyage de découvertes essentiellement scientifiques, un lieu riche d’interactions entre soi et les autres, puis la mine comme voyage introspectif, identitaire et narcissique, et enfin la mine comme voyage esthétique entre la poésie et soi.
1. Interaction entre soi et les autres : ‚Entdeckungsreise’
Vers la fin du XVIIIe siècle, au cours de la révolution industrielle, le statut de mineur est revalorisé. La mine représente un lieu d’explorations rendues possibles grâce à des techniques de plus en plus perfectionnées facilitant ainsi le travail souterrain et l’exploitation des métaux. Perçu comme une source non négligeable de revenus et d’enrichissements, l’univers minier devient un enjeu économique et social, un symbole de modernisme et de reconnaissance sociale. C’est contre l’émergence d’un esprit mercantile toujours plus affirmé que s’élève Jean-Jacques Rousseau dans ses Rêveries6en 1782. En effet, l’objectif lucratif du travail de mineur, le pouvoir destructeur de l’argent et le capitalisme naissant font l’objet de nombreuses critiques qui attestent une forme d’inquiétude et de désillusion face au genre humain. Le romantisme allemand est alors partagé entre la fascination à l’égard d’une société qui se modernise et la crainte de voir l’esprit humain corrompu par cette nouvelle ère et les changements qui l’accompagnent.
Dans les trois récits sur lesquels nous proposons de nous pencher, il existe un rapport plus ou moins problématique à l’argent, même si dans Les mines de Falun, par exemple, Elis n’est nullement poussé par un élan d’avidité en voulant apprendre le métier de mineur et explorer les secrets de la mine. Doté d’une âme et d’un cœur généreux, il cherche dans un premier temps à faire le deuil de sa mère qu’il aidait financièrement lorsqu’il travaillait comme marin. De plus, il refuse les avances d’une prostituée et lui propose son aide désintéressée, contrairement à ses collègues qui savourent chaque instant de la fête de manière bruyante et désordonnée. Hoffmann critique dans son récit l’aspect vénal du capitalisme. Aussi l’argent et la sexualité – ici la prostitution – se font-ils ici écho. Dans la société corrompue et corruptible, le sens poétique a disparu et échappe aux marchands dans Heinrich von Ofterdingen. Ces derniers ne pensent qu’au commerce et à ses aspects bénéfiques et lucratifs. Chez Hoffmann, la soif d’Elis à explorer la mine se trouve ailleurs que dans un simple élan cupide, même si le mystérieux Torbern lui vante les « fabuleuses richesses en minerais précieux que la mine recèle » (Hoffmann 1981-1982 : 253).7 En effet, Elis n’est pas tenté par l’appât du gain, mais par les mystères non élucidés que la terre renferme. En revanche, ce voyage de découvertes dans les méandres souterrains d’une terre jusque-là inconnue finit par le faire basculer dans une démence schizophrénique irréversible et incontrôlable (Hoffmann 2001 : 234).
Dans La montagne aux runes, Christian apprend comme Elis le métier de mineur. Il s’agit là d’un objectif purement professionnel qui s’apparente à une envie de liberté, d’autonomie financière et sociale et d’indépendance vis-à-vis d’un environnement familial devenu trop pesant. Les activités de mineur du personnage créent finalement une dépendance malsaine à l’argent et un besoin constant de s’enrichir, malgré les mises en garde paternelles récurrentes (Tieck 1996 : 41). Le seul moyen pour sauver son âme consisterait de ce fait à opter pour un comportement pieux, pour le recueillement et la pratique régulière de la foi. Descendre dans la mine équivaut ici à un péché d’orgueil et d’avarice, à une arrogance funeste (‘hybris’) comparable à celle de Prométhée (Tieck 1996 : 44). Christian se retrouve en quelque sorte prisonnier de la mine et des trésors qu’elle possède (Tieck 1996 : 43) et s’intéresse essentiellement au bonheur terrestre sans se soucier d’une quelconque forme de spiritualité salvatrice (Tieck 1996 : 45).
Lors de son voyage au cœur de la mine, Heinrich apprécie la beauté des minerais et des pierres. La terre, qui lui renvoie une image poétique du macrocosme, lui procure une source d’inspiration créatrice. Le mineur qu’il rencontre, qualifié de ‘chercheur de trésors’ (‘Schatzgräber’) (Novalis 1987 : 61), diverge de celui du poème d’Eichendorff. Curieux de nouvelles explorations, il convainc Heinrich d’apprendre le métier de mineur (Novalis 1987 : 61-62) en toute modestie et simplicité dans le respect de la pierre, même si cette profession a contribué en grande partie à l’essor économique et à l’enrichissement de la région (Novalis 1987 : 66-67). Le voyage dans la mine révèle ici une véritable fascination pour les sciences (naturelles), la géognosie et la géologie – aspect que les romantiques souhaitent mettre en exergue. Le monde terrestre et la civilisation soulèvent maints questionnements anthropologiques, car l’homme éprouve dès lors le besoin de saisir le langage des pierres pour mieux appréhender son histoire. La mine offre un intérêt à la fois sociologique, ethnologique et civilisationnel, et elle ne peut manquer de piquer la curiosité scientifique (Novalis 1987 : 77-78).
Le royaume de la Nature est étroitement lié au royaume de l’Histoire, ce que perçoit le lecteur à la fin du récit de Hoffmann lorsque le corps d’Elis, préservé intact dans la mine, tombe en poussière au contact de l’air. Dans la mine, le Temps semble comme suspendu dans une éternité minérale : « Plantes, animaux, pierres, éléments etc. […]. Ce sont des êtres historiques, des êtres du passé. La nature est une cité magique pétrifiée ».8 En dehors de la mine, la temporalité et l’altération vont de pair, et l’homme prend conscience de sa fragilité corporelle. L’étude de l’univers minier et de ce qu’il renferme permet ainsi de comprendre plus aisément la nature et l’évolution humaines. La curiosité scientifique pour les fonds souterrains dépasse alors le goût du luxe. Dans Heinrich von Ofterdingen, le mineur respecte la terre et ses secrets, il parvient à associer harmonieusement l’art et la science.9
Le mineur, par goût et/ou par vocation, semble à la recherche de ses origines et de ses racines au sens propre de ‚Wurzel’, motif que l’on retrouve dans La montagne aux runes lorsque Christian arrache un cri à la mandragore (Tieck 1996 : 27). La philosophie de la nature et l’histoire naturelle se côtoient, et la recherche scientifique prend une dimension métaphysique non négligeable, mais proche de la superstition (Hoffmann 2001 : 236). Chez Novalis, la pierre s’apparente à un bijou, à un talisman qui évoque le souvenir, le lien avec l’identité et la mémoire individuelles et collectives. Elle ne possède pas de valeur marchande à proprement parler, mais une valeur sentimentale et symbolique qui lui confère une richesse spirituelle. L’univers minéral et anorganique combine l’historicité, le temps et l’espace ; il pousse l’homme à tenter de saisir son rôle dans le macrocosme : inclus dans un Tout, dans une globalité qu’il est incapable de maîtriser totalement, l’être humain aspire à chercher et à trouver sa place. Le voyage à la découverte du centre de la terre s’apparente donc à un voyage de formation10 où la terre se présente comme un gigantesque palimpseste, comme un vaste ensemble de strates superposées, sur un plan tant géologique qu’intellectuel. L’entreprise s’avère d’autant plus noble que la mine devient un espace où l’Histoire de l’Homme et celle de la Terre convergent. Lieu privilégié de villégiature à travers l’espace-temps, la mine porte les traces voire les stigmates et les blessures d’une histoire où le passé peut être déchiffré et lu, et l’avenir appréhendé. Le mineur apprivoise ainsi le temps et l’espace. Est-il pour autant une sorte de Prométhée souhaitant se mesurer à un esprit supérieur ? Si cela semble être le cas chez Hoffmann et chez Tieck, cela ne l’est nullement chez Novalis. En effet, la science (‚Wissen’), la connaissance (‚Kenntnis’) et la reconnaissance (‚Erkenntnis’) forment une triade indissociable dans laquelle la démesure et l’arrogance humaines n’ont pas leur place. La mine détient un secret enfoui que le mineur souhaite déchiffrer afin de comprendre sa véritable identité. Plus que de la curiosité intellectuelle ou scientifique, le voyage dans la mine représente une authentique quête introspective et identitaire comme le souligne le personnage de l’ermite dont le mineur et Heinrich von Ofterdingen font connaissance.11
2. Interaction entre soi et soi : ‚Introspektionsreise’
Le voyage dans la mine est, par conséquent, motivé par une fascination pour la beauté des métaux qui renvoie à une forme de spiritualité faisant pendant à la religion chrétienne et qui ressemble à une croyance rejoignant le motif de la superstition chez Tieck et chez Hoffmann. Blasphématoire, elle s’expose potentiellement à une punition divine ou, du moins, s’avère incompatible avec la pratique religieuse classique et se trouve confrontée à l’incompréhension humaine.
La nature et la philosophie de la nature s’apparentent à une forme de religiosité. L’expérience viatique revient à s’élever spirituellement : l’obscurité terrestre symbolise de ce fait une ascension, un lieu de villégiature certes dangereux, mais authentique, où l’être humain part à la rencontre de son esprit, de son Moi intérieur et méconnu.12 Le récit Heinrich von Ofterdingen propose deux modes d’accès à la Connaissance : la voie empirique, sensible et laborieuse d’une part, celle de la contemplation intérieure, intelligible et intuitive d’autre part, à laquelle l’homme accède par l’introspection. Il s’agit d’une forme de sécularisation, de religiosité empreinte d’érotisme et de sensualité. En effet, le ventre de la terre, qui porte les traces de l’Histoire de l’humanité et les stigmates du temps passé, invite celui qui l’explore à chercher l’explication des mystères en lui-même. Le travail du mineur équivaut à celui de l’archéologue s’appliquant à comprendre les origines de l’univers et les événements terrestres, à émettre des hypothèses, des conjectures sur l’avenir de la terre. Selon Fichte, le Moi absolu correspond à une quête idéale et vaine étant donné que le sujet se réalise dans l’action et par l’expérience. Dans la mine, lieu privilégié de l’expérience, l’homme expérimente et explore le passé collectif et, par là même, son propre inconscient, sa propre histoire.
Si les récits de Novalis, Tieck et Hoffmann mettent en scène des personnages plus ou moins à la recherche de leur identité, ils ne commencent nullement de manière identique. De fait, Heinrich est présenté comme un rêveur à l’âme d’enfant, bercé d’images oniriques et d’illusions, ce qui crée d’emblée une accointance avec la démarche introspective. Elis, lui, ne surmonte pas le décès brutal de sa mère. Il recherche alors un exutoire, une voie professionnelle différente dans laquelle il parviendrait à s’épanouir, à refouler ses pensées mélancoliques ou, peut-être, à retrouver l’être cher qu’il a perdu. La mine devient pour lui un lieu initiatique et métaphysique. Quant à Christian, il décide de partir à la découverte de l’inconnu afin de fuir son quotidien. La quiétude et la liberté constituent ainsi sa principale motivation. La mine s’avère pour lui un univers mêlant le merveilleux, l’étrangeté et l’occulte. Il fait de la nature et de la femme mystérieuse qu’il entend chanter puis voit se dévêtir dans la mine son obsession, sa seule raison de vivre. Le macrocosme lui offre sa part de mystère, la nature détenant un pouvoir quasi magique auquel il ne peut résister et qui l’amène à renoncer à ses convictions chrétiennes. La découverte du cœur de la terre battant comme celui d’un être vivant se substitue à un voyage mythique, mystique et mystificateur, empreint de dualité dangereuse. Chez Tieck, la dualité diffère de celle d’E.T.A. Hoffmann. En effet, il n’existe pas chez Tieck de principe sérapiontique, de tiraillement entre les vies extérieure et intérieure. Tieck propose un tableau plus manichéen, puisqu’au merveilleux – avec ce qu’il a d’inquiétant et de nocturne – s’oppose la ‘banalité’ de la vie de tout un chacun. Pour Hoffmann, le tableau est plus nuancé et marqué d’ambivalences et de mystères. Ainsi, les deux récits s’achèvent différemment : Christian retourne à sa vie d’ermite et disparaît comme ne faisant qu’un avec le macrocosme. Son élan de liberté et d’accomplissement personnel a été mené à l’extrême et jusqu’au bout, et son épouse récolte pour finir les misères de sa vie terrestre telle une malédiction (Tieck 1996 : 48). Elis, quant à lui, est victime de l’attachement qu’il voue aux trésors de la mine, où il périt. Le lien qu’il tisse avec elle est fantastique et inquiétant. Chez Tieck, le lien relève plus du merveilleux, un merveilleux qui va de soi et ne suscite pas l’angoisse, contrairement au fantastique hoffmannien. Christian apparaît donc davantage responsable de son destin et n’est pas confronté comme Elis à des forces maléfiques qui le transforment en un pantin, aliéné et déconnecté du monde extérieur. Selon le père de Christian, la piété paraît être le meilleur refuge pour pallier aux conséquences probablement tragiques du merveilleux, mais la situation est en réalité plus complexe, car la religion chrétienne ne peut constituer la seule source d’épanouissement et d’élévation intérieure. L’homme a en effet besoin d’un médiateur le poussant à comprendre qui il est véritablement. Cet Autre qui renvoie une image de soi, équivalant à un miroir, est incarné par le mineur. Si, chez Hoffmann, le mineur Torbern apparaît sous les traits d’un magicien inquiétant, d’un être de l’ombre sorti des entrailles de la terre, il correspond chez Novalis à un passeur, à un mentor facilitant le passage du savoir (‚Wissen’), de la connaissance (‚Kenntnis’) à la reconnaissance (‚Erkenntnis’/ ‚Anerkennung’/ ‚Dankbarkeit’). Il possède donc une triple fonction : pédagogique, didactique et spirituelle (Bollnow 1953).
Les rêves ne sont pas de simples illusions ou des mensonges, ils révèlent nos désirs profonds et mettent à nu nos craintes les plus enfouies. Descendre dans la mine revient à accepter d’être placé face à ses démons intérieurs et, par conséquent, face à soi-même (Bollnow 1953 : 189-190).
Comparer le corps humain à l’enveloppe terrestre et l’âme à ses entrailles signale que l’homme, dans la mine, se trouve dépouillé de tout artifice et apparaît aussi fragile que le nourrisson. La mine symbolise ainsi le giron maternel, la terre nourricière (Ziolowski 1990 : 42). Dans Les mines de Falun, la descente dans la mine, si l’on se réfère au raisonnement freudien13, rappelle la pénétration dans le vagin de l’amante et, avant tout, dans celui de la mère : il s’agirait de se retrouver dans un état fœtal, dans une forme freudienne de ‘préconscience’. Elis désire ardemment retrouver celle qui l’a mis au monde, et sa recherche engendre une quête sexuelle et identitaire. Sa rencontre avec Torbern et la relation psychique et quasi magnétique que le mineur établit avec lui font du récit un voyage initiatique (Hoffmann 2001 : 215). Elis accède à son inconscient, à son passé. Suite au récit de Torbern, les rêves mélangent les univers maritime (liquidité et horizontalité) et minier (solidité et verticalité) que tout a priori oppose.14 L’eau, en se métamorphosant en roche, symbolise de manière organique et naturelle le passage d’un monde à un autre.
Le rêve relève à la fois de la réminiscence et de la prémonition. Rêver, c’est retrouver ce qui avait été oublié ou refoulé, se redécouvrir et, dans le même temps, aller vers ce qui était resté jusque-là encore inexploré. Les images mentales provoquées par l’écoute du récit de Torbern correspondent à ce que Freud nomme les ‘rêves diurnes’ [‘Tagträume’], étant donné qu’elles surgissent pendant l’état de veille. Elles donnent à Elis l’accès à ce monde inconnu qu’il avait déjà pressenti auparavant. Il s’agit d’un retour aux sources, aux origines de l’humanité et, avant tout, d’un retour à soi. Chez Tieck, Christian recherche apparemment dans ce voyage initiatique (pourtant fatal) une sorte de profondeur, d’épaisseur psychologique. Son existence terrestre ne lui convient pas – ou plus. Il a pour ainsi dire besoin d’éprouver ses limites, de découvrir son Moi et ce que sa personnalité renferme. Par opposition aux croyances chrétiennes, la découverte du monde merveilleux de la montagne et de la mine s’avère concret et palpable. Dans la démarche à la fois poétique et mystique adoptée par les personnages de Tieck, les croyances philosophiques et la rencontre avec la Nature ont supplanté les croyances et les pratiques chrétiennes.
Contrairement à Elis, Christian ne supporte pas la solitude. Il aspire aux rencontres et aux contacts humains et n’est pas en deuil ; il se lance en quête d’un autre (univers), d’une spiritualité différente. Cela ne correspond pas à un suicide programmé, mais à un acte de curiosité poétique et spirituelle. Dans son ouvrage Das Amt des Poeten, Ziolowski indique que la mine dépeinte par le romantisme allemand constitue une forme allégorique de l’âme (Ziolowski 1990 : 41). Tieck et Novalis ont toutefois souligné que l’aspect financier n’était absolument pas négligeable, même s’ils l’ont critiqué et fustigé. Si la mine symbolise un univers fascinant et une allégorie de l’être humain et de ses ambivalences, elle subit l’émergence de l’industrie, des perfectionnements techniques et se trouve ainsi à la merci des esprits pilleurs et mercantiles. Toutefois, le rapport quasi charnel que l’Histoire, la religion et la sexualité entretiennent avec le monde minéral font de ce dernier un vaste ensemble de contrées inexplorées, propice aux visions, à l’onirisme et aux fantasmes. Dans le cinquième chapitre de Heinrich von Ofterdingen, le mineur associe de manière poétique la fleur – appartenant à la vie organique – à la vie minérale lorsqu’il évoque les trésors souterrains.15 La conception organique appliquée à l’anorganique rejoint les théories alchimistes des décennies et des siècles antérieurs. Le va-et-vient entre l’organique et le minéral est réaffirmé au début du XIXe siècle par Gotthilf Heinrich Schubert (1808)16. Le lien métaphorique entre l’organique et l’anorganique reflète ensuite l’aspiration des premiers romantiques à tenter de réinventer l’harmonie originelle et d’atteindre à un nouvel Âge d’or où l’amour et le génie seraient encore universels. Cet idéal utopique pourrait se réaliser en déchiffrant le langage des pierres et leurs secrets, et c’est du reste ce que révèle l’étymologie du mot ‘rune’.17 La mine ne représente pas un simple ‘trou dans le sol’, elle est dotée d’un élan vital, d’une énergie dans laquelle l’homme puise force et richesse intérieures (Ziolowski 1990 : 46-47).
La mine dissimule, en effet, un langage symbolique et secret, ce qui ne la rend que plus mystérieuse. Tentatrice, sensuelle, elle incarne à la fois la protection et l’érotisme. Métaphore de l’intériorisation et de l’introspection, symbole du ventre maternel et maternant, elle prend également les traits de l’amante que l’homme fragile ou fragilisé (Elis subissant le décès de sa mère ou Christian face aux affres de l’existence) serait susceptible de convoiter. Descendre dans la mine, chercher à en percer les secrets, équivaudrait dans le premier cas à un acte sexuel et, dans le second, à une mise à nu incestueuse (Elis) ou érotisée (Christian), comme le souligne Sigmund Freud dans son interprétation des rêves.18 La reprise, par Freud et par Jung, des topoi romantiques19 à l’appui de leurs raisonnements atteste la modernité du motif de la mine. Allégorie de l’inconscient et a fortiori de l’être humain et de sa conception, la mine, lieu de l’anorganique par excellence, représente néanmoins un univers charnel où se matérialise de façon fantasmée l’acte sexuel : tout individu qui s’y aventure, comme on le voit avec Christian ou Elis, peut donc s’y perdre personnellement et/ou physiquement. La perte géographique puis mentale des repères est marquée principalement par le jeu entre la verticalité en tant qu’ascension et élévation et la verticalité comme chute mortelle où le fait de ‘descendre’ (‚hinuntergehen’) correspond à une mort éventuelle (‚untergehen’/ ‘périr’). Ce phénomène est très marqué chez E.T.A. Hoffmann, où le narrateur compare ponctuellement cet univers à l’Inferno de Dante20 : « On se croirait à l’endroit même où Dante descendit dans l’Enfer et en contempla toute l’horreur et toutes les irrémissibles tortures » (Hoffmann 1981-1982 : 257).21 Le chant 5 de la première partie de la Divine Comédie décrit la rencontre de Dante avec Minos qui « s’y tient horriblement, et grogne ; il examine les fautes à l’entrée ; juge et bannit selon qu’il entortille ».22 L’Enfer possède les mêmes caractéristiques que celles de la mine : il est obscur et effrayant. L’absence de toute vie organique, l’aridité du paysage et son aspect de désolation rendent cette atmosphère morbide où la vie semble fossilisée (Hoffmann 2001 : 221). Les pierres possèdent des « formes étranges qui ressemblent tantôt à de gigantesques animaux pétrifiés, tantôt à des colosses humains » (Hoffmann 1981-1982 : 257).23Les roches ont l’apparence de démons, « des monstres horribles tendant vers [Elis] leurs bras immondes de polypes » (Hoffmann 1981-1982 : 258).24La roche offre, par conséquent, un spectacle de cauchemar et d’effroi. La verticalité, synonyme ici de descente et non d’ascension, renforce l’idée de profondeur. Chez Novalis, Heinrich découvre quant à lui la verticalité au sens d’ ‘élévation’ et d’enrichissement spirituel : le voyage dans la mine devient ici quête esthétique et rencontre avec un idéal poétique proche de la transcendance.
3. Interaction entre soi et la poésie : ‚Kunstreise’
Selon Friedrich Schlegel, « en philosophie le chemin qui mène à la science passe nécessairement par l’art, comme le poète, à l’opposé, ne devient artiste qu’à travers la science » (Schlegel 1996 : 181).25Ainsi, Heinrich von Ofterdingen parvient à se découvrir une âme de poète durant son voyage d’apprentissage lui permettant de découvrir l’univers minéral. Le récit de Novalis souligne le rapport entre le visible et l’invisible, la possibilité d’une union harmonieuse entre la nature et l’esprit, la transformation du fini en infini et la romantisation de la nature correspondant au programme esthétique des frères Schlegel dans leurs célèbres fragments de l’Athenäum. Par la philosophie et la science, Novalis vise à métamorphoser le sensible, le sensuel en spirituel, ce qui n’est réalisable que si le monde terrestre gagne en magie. Wanning présente la première partie de Heinrich von Ofterdingen, „Die Erwartung“, comme un « monde sensuel figé » (Wanning 1996 : 169)26libéré de toute contrainte et la seconde partie, non achevée, „Die Erfüllung“, comme l’union de l’amour et de l’esprit empli de poésie. Le roman serait « à la fois une anticipation de l’Âge d’or et l’accomplissement esthétique d’une conception historico-philosophique ».27
Le voyage dans la mine, empreint chez Novalis d’historicité et de spiritualité scientifique et esthétique, donne accès à un monde supérieur via un passeur qui, sous les traits d’un mineur et d’un ermite, fait le lien entre le monde extérieur et le monde souterrain. Le passeur, circulant librement entre l’organique et l’anorganique, se trouve dans un état d’oscillation permanente. Messager ou guide spirituel, il devient chez Hoffmann un être relevant de l’au-delà, un revenant menaçant, chez Tieck un tentateur quasi diabolique. Cet aspect négatif est renforcé par la présence fantastique (Les mines de Falun) ou merveilleuse (La montagne aux runes) de la reine ou, plus exactement, de la gardienne de la mine. Chez Novalis, le seul individu qui garde et habite la mine est un ermite. Ce dernier joue le rôle de médiateur et aide Heinrich à trouver son « centre en lui-même » (Schlegel 1996 : 229).28 La mine, chez Novalis, représente un lieu de poétisation et d’inspiration où la vie contemplative29 s’oppose à la vie active des marchands et au monde des affaires des philistins. L’ironie vient du fait que ce sont d’abord les marchands qui devinent l’âme poétique et le génie créatif d’Heinrich, étant donné les nombreuses manifestations de sa sensibilité et son penchant pour le merveilleux (Novalis 1987 : 25). Ce génie ne s’épanouit que dans une relation simple, innocente et quasi naïve avec soi-même. Il appartient donc au poète de garder son âme d’enfant pour être en mesure de (re)découvrir son Moi oublié et de se dépasser.
L’enfance est perçue par les romantiques comme une période clé de la vie, nimbée de rêves et d’illusions poétiques où le temps paraît figé. Chez Tieck et Hoffmann, le passage à l’âge adulte s’accomplit par une rupture brusque : Christian prend le chemin de l’émancipation en quittant ses parents et Elis décide de devenir mineur après l’éloignement définitif d’avec sa mère. Dans les deux cas, la mélancolie et la nostalgie accompagnent la séparation physique entre l’homme et ses racines. Le cri que Christian arrache à la mandragore symbolise au sens propre la perte de l’enfance (Tieck 1996 : 27). Dans une solitude méditative et contemplative, seul face à la nature, Christian se remémore les souvenirs palpables de son enfance (Tieck 1996 : 26). Ces souvenirs sont encore davantage accentués lorsque les enfants jouent sous ses yeux. En devenant mineur, il éprouve le besoin de rejoindre un stade qui précède l’enfance et souhaite ainsi comprendre ses origines. Puis, lorsqu’il devient père, son envie de retrouver ses parents et, en particulier, son propre père se manifeste : l’amour paternel rejoint l’amour filial. Toutefois, sa quête identitaire est vouée à l’échec et se meut en une aliénation irréversible, dès lors que Christian ne pense plus qu’à sa rencontre avec la fée de la mine et au travail sans relâche qui lui donne satisfaction. Son père le met en garde sur ses motivations véritables et souligne que son arrogance, son sentiment de toute puissance lui font oublier son âme d’enfant et donc ses racines. Chez Hoffmann, la rencontre avec la reine de la mine contraint Elis à s’éloigner des hommes, elle le plonge dans un univers fantastique duquel sa mère est absente, malgré tous les espoirs qu’il avait pu placer dans sa démarche. Heinrich, quant à lui, part en villégiature avec sa mère. Il ne connaît pas, dans ce cas, de séparation brutale et/ ou définitive. Pourtant conscient de la vanité terrestre, il ne se trouve jamais plongé dans un état mélancolique, mais préserve pendant tout le récit son âme d’enfant et de poète. Dans la mine, il est confronté à sa vie terrestre et à son bonheur d’ici-bas. Ses souvenirs d’enfance sont ravivés et son existence s’inscrit concrètement pour l’éternité dans un livre que détient un ermite rencontré au cours de son voyage dans le ventre de la terre. Il y découvre, dans une langue qu’il ne connaît pas (le provençal), le chemin qu’il a jusque-là parcouru sans que la suite lui soit dévoilée, dans la mesure où il lui semble non achevé. La mine symbolise donc un patrimoine et un héritage à la fois universels et individuels portant les ‘souffrances de l’enfantement’ (‘Geburtswehen’, Novalis : 87) et conduisant tout homme qui y descend30 à s’interroger sur sa condition d’homme ou de poète, comme Heinrich.
Seule la reine de la mine, figée dans une éternité minérale, garde son pouvoir de séduction. Erotisée chez Tieck et Hoffmann, elle ressemble à une déesse qui s’oppose à l’épouse, dont la vieillesse efface progressivement le pouvoir de séduction. Les charmes de l’univers minéral plongent Christian dans une ivresse qui lui fait perdre les sens et la raison (Tieck 1996 : 31), car le chemin qui y conduit est dangereux (« der gefährliche Weg », Tieck : 31). Ce danger, mêlé de magie et de mystère, éveille toutefois sa curiosité et le guide vers une « grande forme féminine » (Tieck 1996 : 32)31 à l’allure surnaturelle (Tieck 1996 : 32), belle et puissante, qui le touche au plus profond de lui-même. La perte des sens s’accompagne alors d’une perte identitaire où des sentiments contradictoires – joie, mélancolie et nostalgie – envahissent Christian (Tieck 1996 : 34). Comme dans Les mines de Falun, la figure féminine de La montagne aux runes obsède le personnage principal et traque son inconscient. Symbole de la montagne elle-même (Castein 1987 : 53)32, elle apparaît comme un être ambigu, mêlant l’anorganique à la chaleur du feu – érotisme magnétique – et le minéral à l’eau – attraction et pouvoir des esprits élémentaires tels que les ondines (Tieck 1996 : 32-33). Le narrateur omniscient a ensuite recours à la ligne serpentine et à la métaphore aquatique pour décrire les cheveux noirs bouclés et ondulés qu’elle dévoile en faisant glisser un voile d’or. Son physique contraste avec celui d’Elisabeth, blonde et mince, dont la beauté éphémère ne ravit qu’un temps Christian (Tieck 1996 : 36). Le voyage dans la mine, la rencontre avec la mystérieuse créature et ses trésors créent la magie minérale et la folie naissante qui s’enracine dans le Moi de Christian et d’Elis et les aveugle (Tieck 1996 : 43).
Ces aspects sont absents du récit de Novalis où Heinrich ne détourne jamais son âme de la fameuse fleur bleue, symbole d’amour et de poésie, et parvient à rendre éternelle la beauté de la nature terrestre. Chez Novalis, Tieck et Hoffmann, il existe toutefois bien une relation sensuelle et charnelle avec la terre et ses profondeurs. La mine, allégorie d’un idéal féminin dangereux (Tieck, Hoffmann) ou poétique (Novalis), constitue un lieu de méditation, de liberté et d’émancipation, un chemin à la fois initiatique et esthétique.
Dans Heinrich von Ofterdingen, l’érotisme et la poésie passent par la musique, comme le mineur le souligne dans le cinquième chapitre de la première partie (Novalis 1987 : 70). Dans le premier chant, la mine est dépeinte comme la fiancée du mineur (Novalis 1987 : 70). Le mineur entretient avec elle une relation d’amour privilégiée, charnelle et intime. Il a, de ce fait, la tâche de déceler ses mystères et, tel un amant, de s’y abandonner.33 Ainsi personnifié et érotisé, l’univers minéral fascine Heinrich qui puise dans les chants du mineur l’inspiration poétique (Novalis 1987 : 74).
Outre la sexualité et l’érotisme esthétique, la terre possède un langage qui lui est propre, mystérieux et hiéroglyphique, qui s’apparente à une langue secrète. Seul le poète véritable, grâce à son statut privilégié, semble pouvoir trouver accès à cette insaisissable ‘nature parlante’. Selon Torbern, le mineur possède un don de clairvoyance qui lui permet, dans les profondeurs, de « reconnaître […] ce qui se cache là-haut, par delà les nuages » (Hoffmann 1981-1982 : 257).34 La descente dans la mine correspond ici à une ascension mystique et spirituelle rejoignant les pensées de Novalis et de Rimbaud sur le caractère omniscient et divinatoire du poète qui « a pour nom le voyant ».35 Novalis perçoit le poète comme un être doué de raison et dont la démarche reste inscrite dans un processus qu’il ne saurait expliquer, puisque son génie est naturel36. Chez Hoffmann, et plus particulièrement dans « Les Frères de Saint-Sérapion » d’où le récit Les mines de Falun est issu, le processus de création, naissant de la sensibilité du poète, reste toujours lié à une démarche consciente. Le poète sérapiontique peut être qualifié de ‘voyant’, dans la mesure où c’est à lui qu’incombe la recherche de la Vérité. Le substantif ‘voyant’ possède une origine biblique antérieure au fait que le mot exprime « la fonction du poète ou plutôt la nature spécifique du génie poétique, déterminé par la puissance de la vision, qu’elle soit orientée vers la pénétration du passé ou vers l’exploration de l’avenir » (Rimbaud 1975 : 27).
À partir du XVIIIe siècle, le don médiumnique est désacralisé. Le voyant devient un être hors du commun et perd son statut de prophète. Le qualificatif de ‘voyant’ renvoie à l’ésotérisme et à la mystique. Le romantisme allemand, avec le terme de ‚Seher’, alimentera le glissement de la sphère biblique vers l’univers poétique. Dans une lettre à Georges Izambard de mai 1871, Rimbaud affirme qu’il « veu[t] être poète, et […] travaille à [se] rendre voyant » (Rimbaud 1975 : 113). Le 15 mai 1871, il ajoute, dans une lettre à Paul Demeny, que le travail de voyance est de longue haleine et suppose une mobilisation de presque tous les sens. Devenir voyant présuppose donc un travail de virtuose, d’introspection et de réflexion auquel la raison vient prêter main forte. Néanmoins, une part de folie et de créativité demeure, pour Rimbaud, nécessaire au travail du poète : « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (Rimbaud 1975 : 137). Il doit recueillir l’essence même de ses amours et de ses passions. Cela implique donc qu’il lui faut apprendre à se connaître soi-même et à s’élever à un rang divin. Le poète est, tel Prométhée, un « voleur de feu » (Rimbaud 1975 : 140) et un devin, au même titre que le Tiresias de Sophocle. Il possède le don de la vision spirituelle et d’ouverture du regard intérieur. Le poète perçoit l’invisible et accède à la connaissance du monde des esprits, il représente en ce sens une sorte de médiateur entre le céleste et le terrestre. Chez Hoffmann, le don de voyance se distingue de la sphère purement religieuse et mystique, comme ce fut le cas pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour se tourner vers une spiritualité plus panthéiste. Si, dans Les Hymnes à la nuit par exemple, Novalis place l’homme au plus près de la nature et du cosmos, Hoffmann, dans Les Frères de Saint- Sérapion, insiste en revanche sur les rapports qu’il entretient avec les autres. Il intègre l’homme dans une sphère sociale, non détachée de l’existence terrestre, mettant davantage l’accent sur ses dons artistiques que sur un environnement purement idéaliste. Le principe hoffmannien sérapiontique constitue l’alliance entre la création poétique et la voyance et ne résulte pas d’une invention arbitraire, mais d’une vision aiguë du réel. L’imagination, le génie et le réel (authentique) coexistent ; le poète doit réellement voir l’objet de sa création, il est indispensable qu’il se le représente concrètement à l’aide d’images, avant de le concrétiser sur une toile, une feuille ou une partition. La vision préexiste à la fixation artistique. Le don de voyance n’est pas donné à tous les individus, il nécessite de la maturité et un travail d’apprentissage. L’artiste doit apprendre à voir, et Torbern applique la même conception au travail minier. Le mineur devient dès lors un artiste à part entière, un voyant qui n’accède à la Vérité qu’après une période d’apprentissage du métier et de la perception en général. Cet apprentissage, qui ne relève pas d’une attitude contemplative, apparaît déterminant pour extérioriser le ‘dedans’, le monde intérieur. Dans La montagne aux runes, le mineur souligne que Christian n’est pas encore prêt à saisir les mystères souterrains (Tieck 1996 : 30), même s’il essaie d’attirer son attention sur la magie et les secrets que les roches renferment. Les pierres, selon lui, rappellent des êtres vivants qui se meuvent et lui tiennent compagnie (Tieck 1996 : 30). Dans un premier temps, elles livrent à Christian des sons et des intonations non articulés (Tieck 1996 : 31), puis prennent corps sous les traits d’une tentatrice. Le même phénomène se retrouve également chez Hoffmann. Le mineur, tout comme le poète, est invité à apprendre à déchiffrer la langue secrète de l’intériorité. La mine, lieu de révélations et de chute ascensionnelle, attire celui qui l’explore dans le tréfonds de son inconscient et dans les blessures de son passé, ce qui s’avère fatal pour Elis et le plonge dans une folie incurable. Heinrich von Ofterdingen, lui, éprouve le besoin de comprendre le langage de la nature (Novalis 1987 : 9). Chez Tieck, le père de Christian s’était rapproché de cet idéal sans jamais l’atteindre, mais il s’agissait du langage végétal et non minéral (Tieck 1996 : 28). L’accès à une forme de connaissance supérieure s’effectue dans un premier temps par le biais des rêves, du langage onirique (Novalis 1987 : 10-11/ Tieck 1996 : 28). Chez Novalis, le motif romantique de la fleur bleue mêle à la fois le rêve, l’amour, l’enfance, la spiritualité et le langage de la nature. De plus, il associe le monde végétal, organique (‘fleur’) et le monde minéral (‘bleue’, adjectif évoquant non seulement l’eau, mais aussi le métal et sa froideur). Si Heinrich parvient à s’émerveiller sans arrière-pensées de l’univers anorganique de la mine, cela est dû à sa prédisposition poétique. Le poète, en effet, comprend la nature, sa magie et son langage. La poésie représente le seul moyen de retourner aux sources profondes du Moi et à ses origines (Novalis 1987 : 45). Si Elis et Christian sont persuadés de décrypter le langage du macrocosme, Heinrich éprouve plus modestement le besoin de le comprendre. L’accès au sens se mérite et s’apprend. Dans la mine, Heinrich découvre la poésie et ses secrets (Novalis 1987 : 75) : il rencontre un ermite qui possède un ouvrage étrange et apparemment inachevé auquel Heinrich a accès. Le livre constitue le miroir de son Moi poétique, les mots y prennent vie (Novalis 1987 : 90). Ce n’est pas un ouvrage prophétique, étant donné que c’est à Heinrich d’écrire la suite de son histoire, mais il possède un caractère cathartique, un moment de révélation intense qui confère au poète un statut privilégié doté d’une clairvoyance évidente et innée (Novalis 1975 : 94).37 Dans la mine, où les mémoires collective, universelle et individuelle se reflètent, s’inscrivent l’Histoire et la poésie, raison pour laquelle Novalis a recours à la métaphore minérale pour décrire le poète (Novalis 1987 : 110).38
Le langage secret et symbolique de la mine fait sombrer Elis dans la folie, comme si l’accès aux mystères de la mine ne pouvait se transmettre. Elis dévoile ce qui aurait dû rester ancré dans la sphère de l’intime, car le chemin de la Connaissance, le chemin de l’identité appartient à chacun. Chaque individu doit résoudre seul l’énigme, sortir du labyrinthe de son inconscient, de ses méandres et de ses dédales. Seul Heinrich semble sensible au langage poétique et onirique. La mine n’a, ainsi, pas les mêmes effets sur sa personnalité que sur celle d’Elis et de Christian. Si le rêve s’assimile au cauchemar ou à la folie chez les deux derniers personnages, il s’avère enrichissant chez Heinrich, ce qui rejoint la théorie de Schubert percevant le langage du rêve comme un ensemble symbolique d’« abréviations » et de « hiéroglyphes » plus « approprié à la nature […] que notre langage de mots » (Schubert 1982 : 61)39et révélant le « poète caché en nous » (Schubert 1982 : 94).40
Le rêve, chez Novalis, correspond à une phase cruciale de créativité. Il constitue un passage nécessaire à la construction identitaire et artistique. Chez Hoffmann, en revanche, le rêve s’apparente souvent à la prémonition, à la relation magnétique ou au cauchemar et vient dans ce cas perturber le sujet et le pousser parfois dans ses derniers retranchements. Chez Novalis, la transcendance, le dépassement du Moi via le rêve et le génie poétique dépassent la volonté de mettre en avant une quelconque unité ou harmonie cosmique. La démarche s’avère plus spirituelle que mystique, contrairement aux pensées et valeurs chrétiennes qui sous-tendent le récit de Tieck. En apprenant le langage de la Nature et en cherchant ses propres racines, Heinrich ne s’éloigne pas pour autant de la civilisation, il s’y plonge et part en quête de son histoire. Christian et Elis, quant à eux, s’isolent de plus en plus et se laissent aveugler par leur aliénation. Contrairement à l’ermite dans Heinrich von Ofterdingen, Christian et Elis deviennent à leur tour prisonniers de la mine. En effet, à la différence de Novalis, Hoffmann dépeint le monde anorganique comme dangereux. Dans Les mines de Falun, il n’existe pas véritablement de glorification41 de la mine, mais plutôt une mise en garde, car la descente correspond à une perte des repères géographiques et des repères du Moi. Chez Tieck et Hoffmann, l’introspection se transforme en attitude contemplative pétrificatrice et non en créativité artistique tandis que, chez Novalis, le poète comprend les hiéroglyphes de la mine et se forge une conception individuelle de l’infini empreinte d’universalité.
L’univers minier décrit dans ces trois récits atteste donc de manière antinomique à la fois une forme de ‘lithophilie’ et une forme de ‘lithophobie’ où la frontière entre les deux s’avère ténue. Les motifs romantiques de la mine comme le symbole érotique de la femme, de l’enfantement ou de l’accouchement de la terre ont été dans ce cas réutilisés.
Le minéral doit-il fasciner ou effrayer ? Doit-il être seulement contemplé ? L’exploitation minière à des fins économiques n’est-elle pas une erreur ? Ces interrogations n’ont rien perdu de leur actualité dans le cadre des débats qui ont lieu actuellement autour de l’abandon de l’énergie nucléaire au détriment des ressources fossiles et de l’impact d’une exploitation potentielle du gaz de schiste. Christian Enzensberger, dans son ouvrage inachevé Nicht Eins und Doch. Geschichte der Natur publié en 2013, souligne d’ailleurs à travers son personnage principal – qui n’est autre que lui-même – que le minéral devrait rester à l’état pur, intact et non transformé en quelque forme que ce soit ou pour telle ou telle fin, quelle soit économique ou artistique.