Fasciné par la Grèce antique, Hölderlin n’a jamais pu s’y rendre de sa vie pour plusieurs raisons, notamment économiques et politiques. En revanche, ce grand poète n’en fut pas moins un grand voyageur qui parcourut à pied la France et l’Allemagne, de Francfort à Bordeaux en passant par Stuttgart. Cette expérience du voyage l’amena à développer dans sa poésie tout un réseau d’images liées à son admiration pour la Grèce antique. Pérégrinations littéraires, artistiques et philosophiques, ses errances imaginaires l’amenèrent à élaborer une véritable allégorie du voyage qui structure l’ensemble de sa pensée et de sa poésie. Destinée à dire les choses autrement, l’allégorie véhicule une pensée à partir d’un jeu de correspondances métaphoriques. Riche dans le cas de Hölderlin, cette pensée repose sur une tension entre un point de départ et une destination qui, modulée à partir d’une échelle de grandeurs, suggère le cheminement spirituel du poète. Dans le cadre de ce colloque consacré à la circulation prise au sens large, il conviendrait ainsi de s’interroger sur la force lyrique et philosophique de cette pérégrination allégorisée tant dans sa poésie que sa prose et d’envisager son originalité dans l’histoire littéraire et philosophique en Allemagne et en Europe.1
1. Fonctionnement lyrique et philosophique de la pérégrination allégorisée
1.1. Présence de l’allégorie du voyage dans la poésie de Hölderlin
Tout d’abord, nous pouvons entreprendre de définir cette allégorie du voyage chez Hölderlin. Dans son œuvre, Hölderlin met régulièrement en scène le poète dont émanent l’élan et la pensée lyriques et autour duquel s’articulent les mouvements du poème. Le poète est alors souvent présenté comme un voyageur. Le terme qui revient le plus souvent est „Wanderer“, que, dans l’édition de la Pléiade, François Fédier (Jaccottet 1967 : 799) traduit par l’« errant ». La traduction proposée par François Garrigue (2005 : 349) « le voyageur » semble toutefois plus satisfaisante dans la mesure où, comme le mot allemand, elle ne suggère pas un cheminement hasardeux, contrairement à celle de Jaccottet. Cette distinction s’avère importante car il existe par ailleurs dans l’œuvre de Hölderlin une pérégrination davantage fortuite qui doit également retenir notre attention. Ce terme comprend de nombreuses occurrences dans son œuvre. Il correspond à trois titres éponymes : « Le Voyageur » („der Wanderer“), « Le Marcheur nocturne »2 (Garrigue 2005 : 57), « Chemins du voyageur »3 (Garrigue 2005 : 875). et apparaît souvent aussi sous la forme d’un mot issu de la même base lexicale, soit du groupe verbal „wandern“ (faire de la randonnée, de la marche) à l’infinitif ou au participe, passé comme présent, soit sous la forme d’un substantif très proche comme „Wandersmann“ (Hölderlin 1992 a : 365) – ce terme fut également traduit par « voyageur » sous la plume de François Garrigue (2005 : 805) – ou comme celui qui désigne l’action elle-même „Wanderung“ (Hölderlin 1992 a : 331), c’est-à-dire les « Chemins courus » (Garrigue 2005 : 649). Par ailleurs, Hölderlin n’hésite pas à jouer sur l’image du voyageur et à lui donner une fonction, notamment commerciale comme dans l’« Archipel » où le voyageur est un commerçant : „der fernhinsinnende Kaufmann“ (Hölderlin 1992 a : 255), ici un « marchand pensant au long cours » (Garrigue 2005 : 563), expression rapportée au poète par le prisme d’une comparaison :
Vois ! d’ici lançait ses vaisseaux le marchand pensant au long cours,
Joyeux que la brise ailée soufflât aussi pour lui, et les dieux
L’aimaient ainsi, tout comme le poète, en ce que les bons fruits
De la Terre il échangeait, liant le proche au lointain.4
(Garrigue 2005 : 563)
Le poète-voyageur est donc vu ici comme celui qui rapproche les lointains horizons.
1.2. Les différents sens de l’allégorie
Par ailleurs, la pérégrination suppose, quelle qu’elle soit, un va-et-vient entre deux lieux, un point de départ et un point d’arrivée. Comme Hölderlin opte pour une écriture allégorique, il est possible d’établir différentes échelles dans ses voyages et d’y distinguer, au niveau de l’allégorie, un microcosme et un macrocosme.
1.2.1. Lecture autobiographique
Le microcosme correspondrait à la lecture autobiographique que l’exégète pourrait faire de ses pérégrinations poétiques. Les élégies « Retour » („Heimkunft“), « Stuttgart », « La Promenade à la campagne » („Der Gang aufs Land“) ou encore « Le Voyageur » („Der Wanderer“) ont ainsi un arrière-plan clairement autobiographique. « Retour » („Heimkunft“) évoque le retour de Hölderlin en Souabe qu’il avait quittée pour Hauptwill en Suisse, d’où il rentre après avoir été congédié d’un emploi de précepteur. « Stuttgart » a ainsi vu le jour dans la capitale badoise où le poète attendait la visite de son ami Siegfried Schmid, auquel il dédie l’élégie et à la venue duquel il fait allusion :
Mais, de crainte qu’ainsi qu’aux trop prudents, ne nous échappe
Cette saison qui décline, je la devance
Jusqu’aux frontières du pays où baignent des eaux bleues
L’île du fleuve et, bien-aimé, le lieu natal.5
(Jaccottet 1967 : 805-806)
Inachevée et dédiée à son ami Landauer qui le loge, « La Promenade à la campagne » („Der Gang aufs Land“) évoque une promenade destinée à découvrir une maison d’hôtes : « Viens dans l’Ouvert »6 (Jaccottet 1967 : 803). Enfin, « Le Voyageur » („Der Wanderer“) dépeint son voyage de Homburg à Stuttgart. Ces retours sont alors pour l’auteur l’occasion de célébrer la patrie d’origine, ses charmes et les souvenirs qui lui sont attachés.
1.2.2. Une lecture métaphysique et religieuse
Hölderlin utilise les deux termes de la langue allemande pour évoquer sa patrie : „das Vaterland“ et „die Heimat“. Les deux termes apparaissent dans « Le Voyageur » („Der Wanderer“) (Hölderlin 1992 a : 273-274). Il en va de même dans « Retour » („Heimkunft“) (Hölderlin 1992 a : 292-293) et dans « Stuttgart » (Hölderlin 1992 a : 284). Par ailleurs, le poète consacre plusieurs poèmes à ces concepts : « Patrie » („Heimat“), « La Patrie » („Die Heimat“), « La Mort pour la patrie » („Der Tod fürs Vaterland“).
Quelle différence Hölderlin établit-il alors entre les deux termes ? Si la Heimat, mot féminin, évoque l’aspect sécurisant et maternel des origines, comme le suggère le poème « La Patrie » („Die Heimat“), où le terme est explicitement rapproché de la figure maternelle : « de mon pays/ Frontière respectée, maison de ma mère/ Et l’étreinte de mes frère et sœur aimants,/ Je vais vous fêter, »7(Garrigue 2005 : 611), le terme Vaterland, quoique signifiant neutre selon la gramQuerellemaire allemande, renvoie au père et à ses significations symboliques. Outre un sens épique, il recouvre un signifié religieux et renvoie au père céleste. Lorsque dans « Le Voyageur » („Der Wanderer“) il écrit « Père de la patrie ! puissant Ếther ! »8 (Fédier, in Jaccottet 1967 : 802), il semble avoir à l’esprit l’expression latine pater patriae qui confère à la tournure allemande un souffle épique digne des prières antiques, comme le corrobore l’évocation de l’éther, principe de vie, assimilé au divin dans la civilisation antique. De même, dans « Stuttgart », les « anges de la patrie » („Engel des Vaterlands“) évoquent la divinisation des ancêtres sur le modèle romain. Nous voyons donc à travers cette distinction lexicale se profiler un premier sens allégorique, en l’occurrence religieux, sinon métaphysique, de la pérégrination. Il s’agit pour le poète, à une échelle symbolique, de se rapprocher du divin et de prêcher sa venue prochaine. Si, dans la représentation métaphysique et spirituelle de Hölderlin, les dieux se sont retirés de l’univers des mortels, comme le suggèrent les vers : « Mais nous venons trop tard, ami. Oui, les dieux vivent,/ Mais là-haut sur nos fronts, au cœur d’un autre monde. »9 (Roud, in Jaccottet 1967 : 809-813), il revient au poète d’entretenir, tel un prêtre, la mémoire du divin en arpentant le monde des mortels, plongé dans la nuit, pour tenir ces derniers éveillés et prêts dans l’attente du retour des dieux. C’est tout le sens des fameux vers de « Pain et vin » („Brot und Wein“) qui répondent à la si célèbre question portant sur l’utilité des poètes : « Mais ils sont, nous dis-tu, pareils aux saints prêtres du dieu des vignes,/ Vaguant de terre en terre au long de la nuit sainte. »10(Roud, in Jaccottet 1967 : 813). Ainsi, si les voyages poétiques de Hölderlin se distinguent par un premier caractère autobiographique, ils peuvent s’élever à un signifié métaphysique, sinon religieux et revêtir le sens d’un véritable culte divin.
De même, la période quasi pré-adamique qui précède le départ funeste des dieux et l’abandon des mortels se caractérise également par une pérégrination symbolique qui suggère la paix et l’idylle et peut concerner tant les mortels que les dieux. Un verbe désigne parfaitement ce mouvement idéal. Il s’agit du verbe wandeln que l’on peut traduire par « déambuler ». Dans un geste tout élégiaque, Hölderlin écrit ainsi dans un poème dépourvu de titre « Des dieux jadis déambulaient ».11C’est le verbe utilisé également dans le poème « Chant du destin » („Schicksalslied“) inclus dans Hypérion : « Vous avancez là-haut dans la lumière/ Sur un sol tendre, bienheureux génies ».12 Ce verbe qui suggère le mouvement léger et libre des dieux, affranchis de contraintes et de soucis, mouvement caractérisé par une certaine sérénité, voire une joie réelle, semble inspiré d’Homère qui, dans L’Odyssée VI, 42-46, distingue, par leurs mouvements sereins les dieux des mortels. Se remémorant son idylle avec Diotima, Ménon emploie ce verbe pour désigner les promenades sereines et joyeuses de son couple : « Ainsi cheminions-nous sur la terre. »13(Jaccottet 1967 : 796). De même, lorsqu’il invoque le souvenir de Diotima et qu’il lui semble la voir revenir à lui, il recourt à nouveau à ce même verbe pour désigner sa démarche sereine : « C’est elle, tout elle encor ! Oui, planant encore en pied, / Muette, comme avant, passe à mes yeux l’Athénienne »14 (Garrigue 2005 : 567). À l’inverse, depuis la disparition funeste de Diotima, Ménon erre : « Chaque jour, je m’en vais, cherchant toujours une autre voie, / Et j’ai sondé depuis longtemps tous les chemins. »15 (Jaccottet 1967 : 795). Ainsi, comme dans toute allégorie, il existe bel et bien deux lectures possibles dans l’image de la promenade ou du voyage chez Hölderlin et le lecteur se doit d’y distinguer un microcosme et un macrocosme. Il est toutefois intéressant de constater qu’il existe un troisième niveau d’interprétation.
1.2.3. Une lecture de la translatio studiorum
Au-delà de la lecture autobiographique et du signifié métaphysique et religieux, il existe une étape en quelque sorte intermédiaire dans l’analyse du voyage chez le poète. Hölderlin peut suggérer à travers le voyage la translatio studiorum ou translatio artium opérée entre la Grèce antique et ce qu’il appelle l’Hespérie, soit l’Occident. Cette thématique traverse toute la poésie de Hölderlin. Le poète n’hésite pas à faire remonter à l’Indus le mouvement culturel qui va d’est en ouest en passant la Grèce. Dans « L’Ister » („Der Ister“), il écrit :
Mais nous chantons, nous de l’Indus
Au loin parvenus et de l’Alphée, avons longtemps
Cherché ce qu’il nous faut
[…]
Et passer de l’autre côté. Mais ici nous voulons bâtir.16
(Garrigue 2005 : 873)
Dans la même logique, le poète évoque la venue du dieu Bacchus depuis le Gange :
Les bords du Gange ont ouï du dieu de Joie
Le triomphe, quand de l’Indus, conquérant
Vint le jeune Bacchus, par le vin
Sacré du sommeil éveillant les peuples.17
(Garrigue 2005 : 383).
Cette volonté d’élargir le phénomène culturel de la translatio studiorum à l’Inde et d’attribuer l’origine de l’inspiration occidentale aux rives de l’Indus ou du Gange relève d’une particularité allemande et trouve son origine dans l’anthropologie et la philosophie d’outre-Rhin. Herder, puis Schelling et les Romantiques après lui situent en Inde l’origine des religions et de la culture. La Grèce antique, célébrée au XVIIe siècle par Winckelmann pour ses trésors artistiques, se présente ainsi comme le réceptacle et le conservatoire de la culture occidentale. L’allégorie du voyage présente in fine trois niveaux de signification : une première lecture autobiographique permet au lecteur de se figurer concrètement le mouvement de la pérégrination décrite. Une seconde lecture suggère en outre le déplacement d’est en ouest de l’inspiration culturelle et artistique, des lointaines et mythiques Indes à l’occident, notamment germanique, en passant par la Grèce antique. Enfin, une lecture plus métaphysique et spirituelle permet d’y distinguer une véritable confession de foi, tant en la venue prochaine du divin qu’en la poésie comprise comme un moyen de célébrer ce même divin et de maintenir un lien avec ce divin, soit un médium religieux au sens étymologique du terme. À partir de ces données, il convient de s’interroger sur la manière dont Hölderlin fait émerger cette allégorie de son texte poétique.
1.3. Comment Hölderlin fait émerger cette allégorie dans son texte poétique
1.3.1. Un contexte germanique
Tout d’abord, afin de suggérer une lecture autobiographique, Hölderlin ancre ses poèmes dans un contexte germanique, propre à évoquer les siens et ses origines, et ce faisant, il insiste sur une certaine couleur locale. Il consacre ainsi plusieurs de ses poèmes à des fleuves allemands : le Main, le Rhin, le Neckar, l’Ister, le Danube, à des villes allemandes : Heidelberg, Stuttgart, et il y insère des confessions autobiographiques, notamment par la référence à ses parents (« Père et mère […] Je leur semblais mort ; eux, à moi. »18(Fédier, in Jaccottet 1967 : 802).
1.3.2. Le personnage idéalisé de Diotima, situé aux confins de la lecture autobiographique et du sens religieux de l’allégorie
En outre, il est possible de deviner derrière le personnage idéalisé de Diotima Susanne Gontard, la célèbre muse du poète. Il est vrai que dans sa correspondance, Hölderlin reconnaît à Susette Gontard les qualités divines qu’il attribue à Diotima. Il écrit ainsi à son ami Neuffer en juin 1796 : « La grâce et la majesté, le calme et l’animation, l’esprit, l’âme et le corps font de cet être un Tout radieux. »19(Naville, in Jaccottet 1967 : 390) Cependant, l’idéalisation du personnage que nous retrouvons dans le roman épistolaire Hypérion participe à la lecture spirituelle des poèmes. Le prénom de Diotima, que le lecteur retrouve dans le roman Hypérion revêt quelque caractère symbolique. W. Binder insiste sur l’ambiguïté grammaticale du prénom, qui suggère de toute façon le caractère honorable du personnage : « Diotima » signifierait ainsi en grec soit « qui honore les dieux », soit « honorée des dieux ».20 L’élégie confirme cette analyse étymologique. Diotima n’est-elle pas honorée des dieux lorsque ceux-ci la bercent : « Et le Père lui-même, en la douce haleine des Muses, / Te dispense pour berceuses de tendres airs. »21(Jaccottet 1967 : 798) ? Cette citation rappelle malgré tout que Diotima n’est pas vraiment une Muse puisqu’elle bénéficie elle-même de leur inspiration. L’ambiguïté s’avère bel et bien confirmée. À l’origine, le prénom « Diotima » vient également d’un dialogue platonicien : Le Banquet où Diotima est une prêtresse de l’amour, dont Socrate rapporte les propos sur la question amoureuse – 201 d, 202 –. Prêtresse, elle communique directement avec les dieux.
1.3.3. Syncrétisme religieux entre paganisme et christianisme
Par ailleurs, afin de construire ses propres représentations mythologiques aux inspirations tant chrétiennes que païennes, le poète opère un véritable syncrétisme entre sa lecture de la Bible et la mythologie antique. Si le mythe s’appuie sur des allégories, il repose, comme ces dernières, sur toute une série de symboles. Si Hölderlin donne à ses mythes et allégories un sens qui n’appartient qu’à lui seul, il désigne les éléments mythologiques, voire allégoriques par une symbolique traditionnelle qui correspond à un code culturel et traditionnel et permet au lecteur d’identifier les éléments mythologiques. Il s’appuie sur toute une symbolique polysémique. Hölderlin écrit ainsi dans « Le Pain et le vin » („Brot und Wein“) : « Mais le fils du Très-Haut, durant la longue attente, le Syrien descend comme un porteur de torche parmi les ombres »22 (Roud, in Jaccottet : 814). Le terme Fackelschwinger, « celui qui brandit la torche » (« πυρφορος »), renverrait à Dionysos dont les fêtes nocturnes avaient lieu à la lumière de torches. D’ailleurs, Hölderlin emploie le terme dans sa traduction d’Œdipe Roi :
Lui aussi, auquel on donne le nom de ce pays,
Le Bacchus enivré, je l’appelle l’Ếvohé,
Lui qui vit retiré avec les Ménades ; que celui-ci vienne
Avec une torche flamboyante
Sur lui, le dieu à qui tout honneur est refusé face aux dieux !23
(Hölderlin 1992 a : 796)
Toutefois, il y a ici une ambiguïté car la périphrase « celui qui brandit la torche » peut également désigner le Christ, en raison de la métaphore christique du feu : « Je suis venu mettre un feu sur la terre ».24D’ailleurs, Hölderlin applique cette image du feu au divin dans le poème « Fête de paix » („Friedensfeier“) : « Alors fit, prompt à rallumer, le Père / Descendre ce qu’il avait de plus cher, / Faisant jaillir le feu, »25(Garrigue 2005 : 669). En outre, dans la Bible, le Christ incarne également la lumière, par opposition aux ténèbres.26De même, la notion de joie, attachée ici à Dionysos, revêt un caractère chrétien. Hölderlin n’appelle-t-il pas le Christ « le plus joyeux » („den Freudigsten“) dans le poème « Patmos » ?27Or la notion de joie joue un rôle primordial dans la croyance du chrétien. Elle apparaît à de nombreuses reprises dans la Bible.28Enfin, l’allusion à la descente aux Enfers de Dionysos n’est pas sans rappeler que Jésus est lui-même descendu en Enfer selon le dogme. Cette référence permet à nouveau de fondre les deux traditions, grecque d’une part, et chrétienne d’autre part. L’auteur opère ainsi une véritable synthèse du christianisme et du paganisme grec qui pourrait sans mal être illustrée à travers de nombreux autres exemples tirés de sa poésie. L’habileté de Hölderlin consiste à fusionner les deux aspects en une seule et même expression. Or c’est précisément la fonction de la poésie qui, par le jeu des symboles polysémiques, parvient, en un seul élément, à renvoyer à plusieurs réalités. De ces analyses de la symbolique, il ressort que Hölderlin recourt tant à des symboles convenus et traditionnels qu’à des allusions philosophiques à portée symbolique.
2. L’originalité littéraire et philosophique de la pérégrination allégorisée
2.1. La critique de la civilisation
Après avoir circonscrit les significations et logiques de cette allégorie, il convient d’en déterminer l’originalité littéraire et philosophique. La pérégrination, l’excursion ou encore le voyage apparaissent dans l’histoire de la littérature européenne, et en particulier allemande, comme des allégories, mais aussi des motifs ou des thèmes très récurrents. De Pétrarque à Wordsworth en passant par Rousseau, Goethe ou encore Hazlitt, la pérégrination, prise au sens large, se caractérise par une intense intériorisation, favorable à la réflexion et à la méditation. Axel Gelhaus, Christian Moser et Helmut J. Schneider opposent ainsi les expériences intimes et authentiques des Spaziergänge - que l’on pourrait appeler « pérégrinations bourgeoises » - aux promenades aristocratiques et courtoises – Promenaden – destinées à satisfaire un besoin de représentation sociale.29
L’originalité de la réflexion véhiculée par la pérégrination poétique de Hölderlin se situe dans sa critique de la civilisation. Le contenu spirituel de cette allégorie qui repose sur l’éloignement des dieux et la nécessité pour le poète de maintenir éveillés les mortels dans la nuit où les a plongés leur absence et de nourrir l’espoir en leur retour participe directement à la critique que Hölderlin fait de la civilisation. Dans la fameuse diatribe lancée par Hypérion contre les Allemands, à la suite de son voyage de Grèce en Allemagne, le personnage éponyme du roman fustige dans un geste satirique, la société allemande dans son organisation compartimentée qui réduit et aliène chaque citoyen à sa spécialité au détriment de son humanité :
C’est ainsi que j’arrivai en Allemagne. […] Des barbares de longue date, rendus plus barbares encore par leur zèle, leur science et leur religion même, profondément incapables de sentir le Divin […] on ne peut concevoir de peuple plus déchiré que les Allemands. Tu trouveras parmi eux des ouvriers, des penseurs, des prêtres, des maîtres et des serviteurs, des jeunes gens et des adultes certes : mais pas un homme. On croirait voir un champ de bataille couvert de bras, de mains, de membres pêle-mêle, où le sang de la vie se perd lentement dans les sables…30(Jaccottet 1967 : 267)
Le voyage permet d’observer et de critiquer. Cette critique de la civilisation s’inspire directement de Rousseau. Dans son Discours sur les sciences et les arts, le philosophe écrit : « Nous avons des physiciens, des Géomètres, des Chymistes, des Astronomes, des Poëtes, des musiciens, des Peintres : nous n’avons plus de citoyens. »31 Il s’agit alors d’une réflexion qui a le vent en poupe puisque Schiller la développe également dans son Éducation esthétique de l’homme, notamment dans la lettre six :
C’est la culture elle-même qui a infligé cette blessure à la nouvelle humanité. Dès que fut nécessitée d’une part une séparation plus nette des sciences par un élargissement de l’expérience et une précision de la pensée, et d’autre part une distinction plus stricte des professions et des activités par la complexité mécanique des États, se rompit également le lien interne de la nature humaine et une discorde délétère brouilla ses forces harmonieuses.32 (Schiller 2000 : 22)
Au fond, ce qui constitue l’originalité de cette réflexion, ce n’est pas tant la critique, partagée dans son ensemble par les trois auteurs, que la solution envisagée. Si pour Rousseau, le salut se trouve dans le retour à une vie simple éloignée des sciences et des arts corrupteurs et rythmée par des tâches utiles et formatrices, Schiller voit une solution à cette situation délétère dans la recherche de l’esthétique :
Il doit être donc faux de dire que la formation des forces individuelles exige le sacrifice de leur intégrité, ou si malgré tout la loi de la nature tendait dans cette direction, il nous appartiendrait nécessairement de reconstituer par un art supérieur cette intégrité inhérente à notre nature que l’art a détruite.33(Schiller 2000 : 28)
Dans une logique néo-platonicienne, Schiller part du principe que la contemplation du Beau doit mener l’homme au Bien et qu’il permet de rétablir l’unité originelle de l’homme perdue selon lui lors de la séparation des deux instincts dits primitifs, l’« instinct sensible » et l’« instinct formel », comme il le précise dans sa vingt-cinquième lettre :
Nous ne devons donc plus éprouver de gêne à établir une transition entre la dépendance des sens et la liberté morale, dès lors que la beauté a permis que celle-ci puisse parfaitement coexister avec celle-là et que l’homme, pour s’affirmer comme esprit, n’ait pas besoin d’échapper à la matière.34 (Schiller 2000 : 106)
Quant à Hölderlin, s’il demeure très proche de Schiller dans la solution envisagée, il est intéressant de constater que c’est le voyage ou la pérégrination elle-même qui offre la solution. Dans la lettre suivante, Hypérion décrit la symbiose dans laquelle il entre avec la beauté de la nature allemande et qui lui permet de redécouvrir l’unité de l’humanité :
Ô sources de la terre ! O fleurs ! aigles, forêts, et toi, lumière fraternelle, notre amour est en même temps ancien et nouveau ! […] Mais tous nous aimons l’Éther, et nos ressemblances profondes sont à l’intérieur. […] Nous sommes des notes vivantes, accordées dans ton concert, ô Nature ! Qui le romprait ? Qui diviserait les amants ? Ô âme, âme ! Beauté du monde ! Toi l’indestructible, la fascinante […] Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants. La réconciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble.35 (Jaccottet 1967 : 273)
Dans une autre épître, située au début du roman, Hypérion explique à Bellarmin : « Savez-vous son nom ? Le nom de ce qui constitue l’Un et le Tout ? »36 (Jaccottet 1967 : 177) Hölderlin renoue ici avec le précepte spinoziste inspiré d’Héraclite de l’« Un dans le Tout » (Ειν και παν). La beauté permet en effet, selon Hölderlin, de réconcilier les dieux avec les mortels, comme le déclare Hypérion au milieu des ruines d’Athènes :
Au début, en effet quand régnait la Beauté éternelle, à soi-même inconnue, l’homme et ses dieux ne faisaient qu’un. […] L’art est le premier enfant de la beauté divine. […] Le second enfant de la beauté est la religion. La religion est l’amour de la beauté.37(Jaccottet 1967 : 201)
Dans une lettre adressée à Niethammer le 24 février 1796, Hölderlin insiste sur l’apport de l’esthétique :
Dans les lettres philosophiques, je voudrais trouver le principe qui m’explique les divisions dans lesquelles nous pensons et existons, mais qui possède aussi le pouvoir de faire disparaître l’opposition, l’opposition entre le sujet et l’objet, entre notre moi et le monde, voire entre raison et révélation – sur le plan théorique, par l’intuition intellectuelle, sans notre recours à notre raison pratique. Pour cela nous avons besoin du sens esthétique et j’appellerai mes lettres philosophiques « Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ».38(Naville, in Jaccottet 1967 : 381)
Ce choix de titre s’inscrit directement dans le contexte de cette lettre adressée à Niethammer et révèle ainsi sa volonté de concurrencer le maître. Pour rendre justice à la pensée complexe de Hölderlin, il conviendrait d’expliciter le rôle dévolu à l’amour et au jugement qui participent aussi largement à la reconstitution de l’« Un dans le Tout », du sujet et de l’objet pour reprendre les catégories de l’auteur, du divin et des mortels. Cependant, le développement de cette question nous éloignerait du sujet de la pérégrination allégorique. La solution envisagée au problème soulevé par la critique de la civilisation, occasionnée par la pérégrination ou le voyage, se trouve ainsi bel et bien dans la pérégrination elle-même : tout d’abord, le voyage d’Hypérion en Allemagne, quoique décevant, ne l’empêche pas de goûter la beauté de la nature allemande et de retrouver ce faisant l’unité originelle de l’« Un dans le tout ». En outre, Hypérion, héros éponyme et narrateur intra-diégétique en tant qu’auteur de la quasi-totalité des lettres qui constituent ce roman épistolaire, apparaît comme une figure du poète, et le poète, c’est la seconde réponse de la pérégrination, se doit d’arpenter le monde pour maintenir éveillés et attentifs les mortels et les préparer au retour des dieux sur terre. La lettre occupe cette fonction pédagogique.
2.2. Originalité de cette allégorie dans la Querelle des Anciens et des Modernes39
Enfin, le motif hölderlinien de la pérégrination peut, à un second niveau de l’allégorie, témoigner de son originalité dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes. Nous nous rappelons en effet que le voyage ou l’excursion mène le sujet des poèmes de l’Inde vers l’Allemagne en passant par la Grèce, et que la Grèce constitue l’étape majeure de cette translatio studiorum. Hölderlin situe ainsi sa poésie directement dans la tradition de la Querelle, reconnaissant aux Grecs anciens une réelle supériorité. De Herder et Lessing à Goethe, en passant par Kant, les contemporains de Hölderlin ont vu la nécessité de prendre de la hauteur et de s’émanciper de la Querelle en prônant une attitude qui consisterait à imiter, non pas tant les Anciens que leur élan créateur. Le poème suivant de Klopstock illustre bien ce raisonnement :
Imiter m’est interdit, et pourtant me nomme-t-elle
Ta sonore louange toujours et encore la Grèce ?
Si le génie consume ton âme,
Alors imite le Grec. Le Grec inventait.40
(Klopstock 1771 : 12)
Hölderlin a toutefois poussé la réflexion un peu plus loin. Dans une lettre fameuse, adressée à son ami Casimir Ulrich Böhlendorff et rédigée le 4 décembre 1801, il approfondit et précise sa pensée :
Rien n’est pour nous plus difficile à apprendre que de savoir user librement du nationel. Et je crois que la clarté de l’exposé nous est à l’origine aussi naturelle que le feu du ciel aux Grecs. C’est aussi pour cette raison qu’il doit être plus facile de les surpasser par la belle passion, que tu as d’ailleurs su conserver aussi, que par leur homérique présence d’esprit et leur don d’exposition. […] à travers le progrès de la culture, l’élément proprement nationel sera toujours le moindre avantage. Voilà pourquoi les Grecs sont moins maîtres du pathétisme sacré, car celui-ci leur était inné, par contre ils excellent à partir d’Homère dans le don d’exposition, car cet homme extraordinaire avait assez d’âme pour ravir, au profit de son royaume apollinien, la sobriété junonienne de l’Occident, et s’approprier ainsi véritablement l’élément étranger. Chez nous c’est l’inverse. Voilà pourquoi il est si dangereux de déduire nos lois esthétiques de la seule et unique perfection grecque. J’ai longuement réfléchi à cette question, et je sais maintenant que […] nous ne pouvons probablement rien avoir de commun avec eux. Mais ce qui nous est propre, il faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger. C’est en cela que les Grecs nous sont indispensables. Pourtant c’est justement en ce qui nous est essentiel, nationel, que nous n’atteindrons jamais leur niveau, car, répétons-le, le plus difficile c’est le libre usage de ce qui nous est propre.41(Naville, in Jaccottet 1967 : 1003-1004)
En réalité, le poète conçoit la différence qu’il observe entre les Grecs et les Allemands comme un chassé-croisé : si les Grecs héritent de leur climat fort ensoleillé un style ardent, les Allemands disposent d’un style naturellement sobre. Or Hölderlin estime que l’on ne maîtrise véritablement que ce que l’on acquiert et non ce que l’on hérite de sa propre nature. Les Grecs se seraient approprié la sobriété occidentale42 dès Homère, tandis que les Occidentaux auraient acquis leur passion enflammée. Il juge le modèle grec indispensable car il fournirait aux Occidentaux un repère, à l’aune duquel ils pourraient mesurer leur évolution. Il comprend ainsi ce modèle comme le reflet d’un miroir : il renvoie l’image inversée de l’Occident. Le modèle grec se voit alors instrumentalisé comme régulateur de l’Occident. De modèle quasiment divinisé, la Grèce antique devient instrument. Dans ses Remarques sur Antigone (Anmerkungen zur Antigonä), Hölderlin emploie ainsi l’expression „vaterländische Umkehr“ (« renversement patriotique ») qui a fait couler beaucoup d’encre.43 Nous pouvons dès lors nous interroger sur l’éventualité d’une nostalgie romantique à l’égard de la Grèce chez Hölderlin. Au fond, comme le souligne Beda Allemann44, cette hypothèse se voit annulée par ce même raisonnement : la Grèce ne tend aux Allemands qu’un reflet inversé de leur nature et de leur identité littéraire. Il ne s’agit pas de revenir à la Grèce antique, il convient au contraire de développer son originalité littéraire en se distinguant des Grecs après les avoir, dans ce but, suffisamment contemplés et étudiés. C’est la raison pour laquelle Hölderlin écrit à Böhlendorff : « [je] sais maintenant que […] nous ne pouvons probablement rien avoir de commun avec eux. »45À partir de ce postulat, Hölderlin entend observer de très près la littérature grecque et propose une traduction allemande des tragédies de Sophocle. Le poète juge en effet formateur l’exercice de la traduction. C’est ainsi qu’il entend accentuer dans la sienne la particularité hellénique qu’il désigne comme un orientalisme :
Par conformisme national et par certains défauts dont il a toujours su s’arranger, l’art grec nous est étranger ; j’espère en donner au public une idée plus vivante qu’à l’ordinaire, en accentuant le caractère oriental qu’il a toujours renié et en rectifiant, quand il y a lieu, ses défauts esthétiques.46 (Naville, in Jaccottet 1967 : 1011)
De même, il commente sa traduction en ces termes :
Je crois avoir écrit tout à fait contre l’enthousiasme excentrique et avoir ainsi atteint la simplicité grecque ; j’espère demeurer toujours fidèle à ce principe, dussé-je être amené à exposer plus hardiment ce qui est interdit au poète, contre l’enthousiasme excentrique.47 (Naville, in Jaccottet 1967 : 1016)
Hölderlin aurait ainsi mis l’accent dans sa traduction sur la simplicité grecque, tant louée par Winckelmann, en s’opposant au premier « enthousiasme excentrique » des Grecs. La réflexion de Hölderlin aboutit de ce fait à une forme bien particulière. La traduction lui permet de visiter en profondeur la culture grecque et ainsi de mieux en appréhender l’essence. Passeur de culture, le traducteur peut prétendre distinguer mieux que quiconque l’esprit des cultures qu’il entend rapprocher. Le lecteur est en droit de conclure que Hölderlin cherche dès lors, en particulier à travers la pérégrination poétique, la voie allemande dans une certaine forme d’enthousiasme, caractéristique selon lui de la culture germanique et contraire à la civilisation hellénique. C’est le sens de la translatio studiorum.
La position de Hölderlin dans ce débat a été fréquemment abordée par la recherche, mais elle n’a pas encore véritablement abordé la question de l’orient indien. Si Hölderlin s’intéresse essentiellement à la Grèce et intègre ainsi sa réflexion dans le contexte de la Querelle, il n’élargit pas moins pour autant à l’Inde sa conception de la translatio studiorum. Cette particularité demeure spécifique à la pensée allemande de la fin du XVIIIe au XIXe siècle, soucieuse de s’émanciper de la raison dont la pesante et tyrannique tutelle fut imposée par l’Aufklärung pour se tourner vers l’irrationnel. Hölderlin s’inspire manifestement de son aîné Herder, le premier penseur allemand selon Veena Kade-Luthra à s’intéresser à l’Inde et à présenter ce pays comme un paradis perdu, une terre de l’âge d’or :
C’est au sein même des montagnes les plus élevées que se situe le royaume du Cachemire, dissimulé tel un paradis sur terre. De belles et fécondes collines sont entourées de montages de plus en plus élevées dont les dernières, couvertes de neige éternelle, s’élèvent vers les nuages. Il y coule de jolis ruisseaux et fleuves : la terre est ornée d’herbes et de fruits sains : les îles et les jardins se distinguent par une verdure rafraîchissante, tout est recouvert de pâturages ; les animaux venimeux et sauvages sont bannis de ce paradis.48 (Herder, in Kade-Luthra 1991 : 221)
Dans sa préface à la traduction qu’il réalisa au printemps 1791 du drame indien Sakontala de Kalidasa et qui enthousiasma tant ses contemporains, en particulier Herder et Goethe, mais aussi les Romantiques, Georg Forster envisage dans son sillage le rapprochement de la culture indienne et de la culture occidentale, via notamment la culture grecque :
Peut-être serait-il même nécessaire de prévenir très sérieusement contre une comparaison trop hâtive de nos produits culturels avec ceux d’un peuple si lointain, si distinct des mœurs européennes, de prévenir contre l’application de nos règles à quelque chose né sans la moindre idée de ces mêmes règles. Par équité, il conviendrait sans doute de réfléchir clairement à la manière dont la différence entre d’une part la mythologie, l’histoire et les mœurs indiennes et d’autre part leur pendant grec par exemple confère nécessairement aux œuvres artistiques de ce pays une forme et un fonctionnement qui nous sont inhabituels, mais aussi de réfléchir à l’intérêt d’une œuvre de ce genre qui ne dépend nullement de savoir si elle contient cinq ou sept actes, mais du fait que les sensations les plus délicates dont soit capable le cœur humain puissent se manifester aussi bien sur le Gange et auprès d’hommes de couleur foncée que sur le Rhin, le Tibre, l’Ilissos, et auprès d’une race blanche.49(Forster, in Kade Luthra 1991 : 52)
Hegel quant à lui confirme une parenté entre l’Inde et le monde occidental :
L’Inde est en outre le point de départ de tout le monde occidental, mais ce rapport extérieur lié à l’histoire du monde est plus qu’un déploiement naturel des peuples depuis cette terre. Même si en Inde on pouvait trouver les éléments d’évolutions ultérieures et si on avait également des traces de leur passage à l’ouest, cette émigration est pourtant si abstraite que ce qui peut nous intéresser chez des peuples plus tardifs, ce n’est plus ce qu’ils ont hérité de l’Inde, mais plutôt ce qu’ils se sont constitué concrètement, tout en oubliant pour le mieux les éléments indiens.50(Hegel, in Kade-Luthra 1991 : 105-106)
L’originalité de Hölderlin consiste alors à clairement affirmer une filiation entre l’Inde et le monde occidental, incarné par l’Allemagne avec la Grèce comme étape intermédiaire, et à intégrer cette réflexion dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes. Lorsque Forster constate une égalité des émotions entre l’Inde, la Grèce et l’Allemagne, Hölderlin insiste sur la priorité historique des Indiens et des Grecs, faisant implicitement de ceux-ci les élèves, sinon les enfants de ceux-là et véhiculant cette idée par l’esthétique poétique, et non par l’écriture sèche et aride de l’essai.
En conclusion, l’allégorie de la pérégrination se distingue chez Hölderlin par l’existence de plusieurs niveaux de signification – biographique, littéraire et philosophique, voire religieuse – qu’elle n’hésite pas à fondre les uns dans les autres au profit d’une réflexion raffinée dont l’expression variée – poétique, romancée, épistolaire, voire essayiste dans certains cas – n’en paraît pas pour autant absconse et permet d’opposer à sa société une critique sévère, mais pas nécessairement désespérée. Proche des débats philosophiques et littéraires, le sens de cette allégorie se voit renforcé par une esthétique littéraire déclinée à l’envi qui lui confère sans doute une plus grande portée que la simple écriture essayiste de ses homologues philosophes. Par ce choix esthétique, Hölderlin se montre ainsi fidèle au Plus Ancien Programme systématique de l’idéalisme allemand (Das älteste Systemprogramm des deutschen Idealismus), texte très vraisemblablement co-rédigé par Hegel, Hölderlin et Schelling et destiné en particulier à fondre la réflexion philosophique et l’expression poétique dans une nouvelle mythologie.51